lundi 7 mars 2005

Cratès (2) : la lecture cynique des classiques.

Il y a un point commun entre Cratès et les brahmanes, alias les gymnosophistes : de même que ces derniers, selon les dires d’Onésicrite, pénétraient partout sans gêne, de même Cratès a reçu le surnom d’Ouvreur-de-Portes « en raison de sa manie d’entrer partout pour admonester les gens. » (D.L. VI, 86) On dirait aujourd’hui qu’il viole l’espace privé de chacun et ce philosophe-moraliste voyeur nous paraîtrait un indiscret fort indésirable. Mais si Cratès fait ce singulier porte-à-porte, c’est qu’aux yeux de l’orthodoxie cynique, comme aux siens, tous les lieux se valent : le périmètre du temple vaut l’espace de la rue qui vaut l’intérieur du logement. Les distinctions qui les séparent ne sont que de l’ordre de la coutume, de la loi, du nomos. Ce qui les unit tous, c’est ce que commande la nature. La pensée cynique, loin d’être relativiste, n’est même pas contextualiste : le sage doit partout et toujours faire la même chose. Ce qui se fait ici peut aussi bien se faire là, si c' est légitime. Ce qui ne doit pas se faire ici ne doit se faire nulle part. C’est ainsi que Cratès et Hipparchia, le Sartre et la Beauvoir du cynisme, font l’amour en public. Uriner, déféquer, se masturber, faire l’amour, manger : ce qui est naturel est digne d’être public ; ce qui ne l’est pas ne doit tout simplement pas exister. Ceci dit, ce qu’on sait de Cratès n’a rien de bien scandaleux. Il semble s’être beaucoup livré à des travaux d’écriture dans lesquels dominent la parodie et le jeu de mots ; c’est par exemple des vers d’Homère dont il détourne le sens en remplaçant certains mots par d’autres qui leur ressemblent. Alors qu’on lit dans l’Odyssée (XIX, 172) : « Au milieu de la mer (« pontô ») couleur de vin est une terre, la Crète (« Krété »), jolie, opulente, entourée d’eau (« périrrytos ») », Cratès écrit : « Il est une cité au milieu d’une fumée («typho » qui signifie aussi l’orgueil, la vanité) couleur de vin, Péra (« Péré »), la jolie, l’opulente, entourée de saletés (« périrrypos ») » (D.L. VI, 85). Ainsi le cynique n’est pas si loin du sophiste, il est comme lui un virtuose de la langue, même s’il met son talent au service de la dérision. Car par cette pratique, Cratès ridiculise autant Homère que ses contemporains. Si je compare avec la manière dont Platon se référait au texte homérique, je repère une différence notable : l’œuvre platonicienne prélève dans l’Iliade et l’Odyssée ce qu’elle juge conforme à la vérité et rejette au rang de contes bons pour des vieilles femmes ce qui ne s’accorde pas avec la philosophie. Homère sert à la fois mais à des moments différents de repoussoir et de garant ancestral. En revanche, ce que Cratès semble opérer, c’est une disqualification radicale du texte fondateur qui n’est plus que prétexte à calembours rabaissant les contemporains. Il n’est plus une lumière qui vient de loin, c’est un papier qu’on allume pour griller les moustaches de ceux qu’on tourne en ridicule. Homère pétard et non plus Homère comète !

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