lundi 30 mai 2005

Solon et la reconnaissance des limites du droit .

Avant d’ « entrer dans l’opposition », Solon, en tant qu’archonte, légifère. S’il est difficile de déterminer dans le détail les lois qu’il a effectivement instituées, il semble aux yeux des historiens qu’on peut suivre Aristote dans la Constitution d’Athènes :
« (il rédigea) des lois égales pour le bon et pour le méchant, fixant pour chacun une justice droite » (XII, 4).
Son œuvre fait suite à celle de Dracon et reste très… draconienne. Qu’on en juge :
« Si quelqu’un crève l’œil d’un borgne, qu’on lui crève les deux yeux (ce qui ne manque pas de logique). Ce que tu n’as pas mis en dépôt, ne le reprends pas ; sinon, la peine est la mort. Pour l’archonte, s’il est surpris en état d’ivresse, la peine est la mort. » (I, 57).
Mais ce qui m’intéresse, c’est que Solon n’a pas surestimé le pouvoir du droit :
« Les lois sont pareilles à des toiles d’araignées : car si quelque chose de léger et faible tombe dedans, elles l’empêchent de passer, mais si c’est quelque chose de plus grand, cela rompt la toile et s’en va. »(58)
Je crois ne jamais avoir lu ailleurs cette comparaison, habile à mettre en relief à la fois l’ordre et la fragilité des règles juridiques. J’imagine que Solon se réfère au danger que la tyrannie risque de faire courir au droit, même si Pisistrate semble avoir effectivement respecté les institutions existantes, comme il l’assure dans la lettre apocryphe à Solon que Diogène lui attribue :
« Je ne commets aucune faute ni concernant les dieux, ni concernant les hommes : c’est selon les lois que tu as toi-même mises en place pour les Athéniens que je les laisse mener leur vie publique. » (53)
Et effectivement, en réponse à cette lettre, Solon accorde que « de tous les tyrans (il) est le meilleur » (ce qui ratifie la position aristotélicienne selon laquelle Pisistrate « gouverna plutôt en bon citoyen qu’en tyran » ibid. 14,3). Mais Pisistrate aurait pu bouleverser les institutions légales. Comment donc faire respecter les lois ?
« Ce serait, dit-il, si ceux qui ne sont pas lésés le supportaient aussi mal que ceux qui sont lésés » (59)
Le droit n’a des chances d’être appliqué que si tous les citoyens s’identifient aux victimes : ce n’est pas une condition juridique ni politique ( Solon ne fait pas dépendre l’effectivité du droit de la puissance du pouvoir exécutif ou judiciaire, même s’il soutient que « le roi est le plus fort par sa puissance » (58) ), mais psychologique. De cette indication, on peut tirer deux conclusions complémentaires : l’une que par définition le droit ne sera défendu que par ceux qui ont besoin hic et nunc de réparations ; l’autre qu’il s’agit de transformer les citoyens pour qu’ils dépassent les divisions familiales et affectives. Dans la République, Platon, en supprimant l’argent, le couple, la famille et en fin de compte la vie privée, a radicalement réglé le problème de la division des intérêts. Instituant comme une grande famille sur les ruines de la famille traditionnelle, il a dans une logique très volontariste créé un corps politique. Mais de Solon il n’y a que peu d’indications sur les remèdes à apporter à l’injustice. Je pourrais dire qu’il s’agit de constituer une cité où les hommes ne sont pas pareils à des … cailloux :
« Il disait que ceux qui ont du pouvoir aux côtés des tyrans sont pareils aux cailloux qu’on utilise pour compter : chacun de ceux-ci en effet vaut tantôt plus, tantôt moins ; et chacun de ceux-là, les tyrans le rendent tantôt grand et illustre, tantôt privé d’honneur. » (59)
Cette comparaison est originale : je fais l’hypothèse que le caillou vaut d’autant moins qu’on en a besoin de plus pour compter. Je retiens l’idée que le pouvoir dont on dispose est un instrument au service du pouvoir qui le confère et je me rappelle de ces lignes où J.J. Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes fait la généalogie de la noblesse :
« C’est ainsi qu’il dut venir un temps où les yeux du peuple furent fascinés à tel point , que ses conducteurs n’avaient qu’à dire au plus petit des hommes, sois grand toi et toute ta race, aussitôt il paraissait grand à tout le monde, ainsi qu’à ses propres yeux. »
Qu’on ne voie dans toutes ces lignes que mon penchant abusif à identifier Solon, anachroniquement (mais seulement par moments !), à un philosophe des Lumières ! Montaigne aura aujourd’hui le dernier mot :
« Telle peinture de police serait de mise en un nouveau monde, mais nous prenons les hommes obligez desjà et formez à certaines coutumes ; nous ne les engendrons pas, comme Pyrrha ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous ayons loy de les redresser et renger de nouveau, nous ne pouvons guieres les tordre de leur pli accoustumé que nous ne rompons tout. On demandait à Solon s’il avait établi les meilleures lois qu’il avait peu aux Athéniens : « Ouy bien, respondit-il, de celles qu’ils eussent receuës. » ( Essais Livre III chap.IX De la vanité)
Ah, j’oubliais :
« Le bois dont l’homme est fait est si noueux qu’on ne peut y tailler des poutres bien droites. » écrit Kant dans l'Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique ( 6ème proposition, trad. de S. Piobetta)

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