Dans son cours donné au Collège de France le 16 Juin 1982, Pierre Bourdieu dit :
" S'il y a une vérité, c'est que la vérité est un enjeu de luttes."
Moi, je me dis : " Non, il y a une vérité, elle est indépendante des luttes, mais il est possible que sa connaissance, elle, soit un enjeu de luttes."
Je découvre vite en poursuivant ma lecture que la lutte dont parle Bourdieu a comme but non de connaître la vérité mais de faire croire aux autres groupes que ce que le groupe tient pour vrai est vrai, dit autrement, de faire reconnaître comme étant des vérités des croyances :
" Cela découle de cette proposition selon laquelle chaque groupe a intérêt à sa propre vérité et qu'un groupe qui prend à son compte la vérité du groupe antagoniste se suicide en tant que groupe."
Je traduis avec mes mots : " chaque groupe a intérêt à faire passer ses croyances pour vraies et un groupe qui tient pour vrai ce que le groupe antagoniste tient pour vrai se suicide en tant que groupe." Ce qui devrait amener à conclure que les croyances sont multiples, mais, surpris, inquiet même, je lis :
" Autrement dit, la vérité n'est pas une, mais multiple et il n'y a guère de proposition universelle sur le monde social."
Béotien qui tenait la sociologie pour une science, désormais déçu, je pense alors que la sociologie n'est pas un savoir, mais seulement un ensemble de croyances ( d'un ou de plusieurs groupes ).
Avide de connaître la suite, allant même jusqu'à sauter quelques lignes, je reprends ma lecture :
" D'une certaine façon, la vérité étant un enjeu de luttes, il appartient à la science sociale, non pas de décider où est la vérité, mais de savoir que s'affrontent deux vérités qui ne sont pas pour elles-mêmes relativisables, "vérité" étant pris, je le répète, dans le sens nietzschéen de perspective fondée dans des intérêts vitaux."
Certes je partage l'idée que la vérité n'est pas quelque chose qui se décide mais je faisais confiance au sociologue pour qu'il me communiquât la vérité qu'il a découverte sur la société. Cela dit, Bourdieu reconnaît tout de même à la sociologie la fonction de savoir la vérité mais seulement sur les affrontements de vérités, non, mieux dit, sur les affrontements de "vérités", ah salvateurs guillemets, mais si tardifs !
Je vais donc quitter cette page un peu rassuré ; certes le sociologue a révisé à la baisse ses classiques prétentions gnoséologiques puisque, malgré son travail, de la société on ne saura rien. Néanmoins il ne renonce pas à la possibilité de me fournir un savoir vrai sur les luttes ; luttes qui ont lieu non entre des vérités (comment donc des vérités pourraient bien lutter entre elles ? Elles n'ont pas de passions !) mais entre des groupes tenant à tort pour vraies leurs croyances sur la société.
Au fond, ce que Bourdieu appelle ici vérité avec ou sans guillemets, n'est-ce pas, plus clairement dit, ce que les marxistes désignent du nom, vieilli aujourd'hui, d'idéologie ?
Dois-je ajouter que ce billet ne veut être rien plus que la communication d'une réflexion rendue perplexe par la lecture de la p.188 du cours de Sociologie générale (Seuil, 2015) ?