mercredi 21 septembre 2016

La mouche de Wittgenstein, faite homme ?

" "Où en étions-nous ?
- ... un art qui enseigne aux hommes à se conduire dans la vie.
- Bon. Enchaînons. En titre : "Morale individuelle et morale sociale." Écrivez !"
Le dos voûté, les mains au fond des poches, il reprit sa dictée, d'une voix pleine de saccades et d'irritation, d'un ton qui réprouvait chacune de ses paroles. L'oeil mort derrière le lorgnon, cherchant la lumière comme un souvenir, il avait l'air d'une grosse mouche prisonnière, bourdonnant contre une vitre. Dans les silences de sa dictée, sa bouche se crispait, ses lèvres minces semblaient disparaître, avalées, et la pointe du menton remontait. Les plumes grinçaient. Il continuait : " "Une question se pose : celle de savoir si la morale individuelle doit être subordonnée à la morale sociale, ou au contraire la sociale à l'individuelle, ou si les deux morales doivent être juxtaposées et benéficier de droits égaux. Selon certains philosophes..."" (Louis Guilloux, Le sang noir, 1935, éd. Livre de Poche, 1969, p.249)
Si la mouche emprisonnée symbolise l'homme pris au piège des problèmes philosophiques, le professeur de philosophie du secondaire est on ne peut plus mouche parce qu'il doit faire connaître des problèmes philosophiques très divers, suggérer une multiplicité de solutions contradictoires et poser en plus comme problème philosophique l'identité du problème philosophique lui-même .
Peut-on dire de la mouche secondaire qu'elle est payée à passer sans fin d'un piège à l'autre alors que la mouche universitaire gagnerait sa vie à explorer un seul piège ?
Mais la mouche peut être comédienne, faisant comme si elle venait buter aux parois alors que, les voyant venir de loin et accoutumée à leur résistance, elle les effleure à peine. Elle se donne seulement en spectacle, jouant à vouloir sortir du labyrinthe mais, s'étant fait une raison, elle se sait condamnée à y rester.
Les spectateurs aiment bien voir les mouches passer leur temps à se débattre. Certains les prennent au sérieux et compatissent, la plupart les gaussent. Néanmoins quelques-uns, rarissimes, en vont jusqu'à se rêver mouches.

Commentaires

1. Le jeudi 22 septembre 2016, 18:04 par Elias
Une partie du numéro de la mouche comédienne consiste à essayer de convaincre les spectateurs qu'eux aussi sont des mouches dans la bouteille même s'ils ne s'en étaient jamais rendus compte jusque là.

dimanche 18 septembre 2016

Se contenter de sa part de sexe.

Épictète adresse des paroles très dures à l'homme adultère :
" Mais qui te fera confiance ? Ne veux-tu pas qu'en conséquence on te jette toi aussi sur un tas d'ordures, comme un ustensile inutile, comme une ordure (Bréhier disait "fumier") ?" (Entretiens, Livre II, 4, traduction R.Muller)
L'accusé se défend, prétendant respecter les normes de l'école stoïcienne :
" Mais quoi ? Les femmes ne sont-elles pas par nature communes ?"
C'est alors qu´Épictète compare la légitime non à un cochon de lait tout entier mais à une portion de cette même viande :
" Le cochon de lait lui aussi est commun aux invités ; mais les parts une fois faites, vas-y, si tu le juges bon, enlève la part de ton voisin de table, vole-la à son insu, ou tends la main et goberge-toi ; et si tu ne peux arracher un morceau de viande, plonge tes doigts dans la graisse et lèche-les. Joli convive, et commensal bien socratique !"
La femme, comme le cochon de lait, a une fonction naturelle, mais telle femme n'est pas par nature faite pour tel homme (on est loin du mythe aristophanesque du Banquet). C'est "l'homme de loi" qui répartit les conjointes. Ne pas séduire la femme d'un autre est donc un devoir social, un officium.
Mais l' homme adultère sermonné par Épictète ne comprend peut-être pas bien ce que veut dire "se conformer à la nature" ; il croit que c'est réduire la chose à sa fonction naturelle (le cochon de lait est fait pour être mangé) alors que, pour le stoïcien, c'est prendre au sérieux tout autant la fonction sociale de la chose (or, on mange le cochon de lait au cours d'un repas pris en commun).
Plus généralement le philosophe stoïcien joue le jeu social selon les règles mais sans aller jusqu'à penser que les règles en question sont autres que sociales précisément. Ainsi le cochon de lait, à la différence du melon de Bernardin de Saint-Pierre, n'est pas fait pour être mangé en parts mais, les parts une fois distribuées, c'est raisonnable de ne pas prendre celle du voisin.
Le stoïcisme d'Épictète a beau être un providentialisme (qui s'exprime ici par un sexisme cru), il ne tombe pas dans l'excès de voir dans tout usage social la réalisation d'une fonction naturelle.
Certes, mais comment pouvons-nous aujourd'hui nous convertir au stoïcisme, nous qui ne croyons pas plus dans les fonctions naturelles que dans l'évidence des fonctions sociales ?

vendredi 16 septembre 2016

Quand le bordel est le monde des Idées.

" Ah ! là ! là ! Que ne pouvait-il filer ! Rompre sa chaîne ! Mais depuis longtemps, il n'était plus, comme les autres, qu'un homme des fonds, garrotté. Peu probable qu'il ait jamais l'audace d'un acte de délivrance. Ici, rien ne poussait au joyeux courage libérateur : tout poussait à un courage désespéré, où la mort coïncidait avec la levée d'écrou. Monde fini. Usé jusqu'à la corde. Ah ! là ! là ! oui : filer. Foutre le camp aux Indes néerlandaises ou ailleurs.
Contempler ton azur ô mer équatoriale !
brûler la politesse à cette soi-disant civilisation dont... à laquelle... la guerre du Droit et tout le sacro-saint fourbi ! Filer, oublier et renaître !
D'autres qu'il admirait avaient eu ce courage. Du jour au lendemain, ils avaient rompu leur ban d'infamie, brisé l'amarre qui les enchaînait à un présent, à un passé, à un avenir également ignobles. Libres, ils avaient couru toute leur chance. Mais lui... " Mais moi ? Est-ce qu'on file ? Java est loin ! " Il ne filerait jamais que jusqu'à sa petite villa, au bord de la mer, et toute la journée il chasserait, pêcherait des coquillages, bouquinerait, si l'envie lui en revenait. Il se baignerait dans une solitude, mais pour combien de temps encore, inviolée ? La mer serait tiède...
Homme libre, toujours, tu chériras la mer... (Louis Guilloux, Le sang noir, 1935)
Le ciel du cygne baudelairien paraìt être devenu une destination exotique, inaccessible pour Cripure, petit professeur de philosophie.
En fait la réalité absolue des Idées, c'est en fonctionnaire que Cripure y a accès, une fois par an, à l'occasion du bac :
" Il écrivait à l'avance à la patronne pour qu'on lui retînt une chambre et passait là trois ou quatre jours dans la compagnie des filles qui, elles au moins, avaient, n'est-ce pas, sur les autres femmes et en général sur l'humanité soit-disant civilisée un avantage primordial : celui d'être absolument vraies (...) C'était pour lui comme une sorte de Java à portée de la main."
Que sont devenues les Idées ! On ne les trouve même pas dans les grandes idées de l'époque, toutes mystificatrices, toutes justificatrices de massacres.
Et ce n'est donc pas le cours de philo qui les apporte aux futurs bacheliers, "ces petits messieurs, pauvres gosses volés, dupés scandaleusement."
Non, elles se trouvent plutôt dans un avatar inattendu : la chair des filles, précieuse non pour le plaisir qu'elle donne ("Il couchait peu avec elles"), mais pour exhiber le fond sordide et sinistrement réel du monde.

Commentaires

1. Le samedi 17 septembre 2016, 19:06 par angela Cleps
Au moins Cripure n'avait pas besoin de séduire ses étudiantes, comme l'image courante du prof de philo au cinéma le laisse croire ( Bruno Kremer dans je ne sais plus quel film avec Vanessa Paradis, Catherine Deneuve dans Les Voleurs, etc.)
2. Le samedi 17 septembre 2016, 20:14 par Arnaud
Noce blanche (me semble-t-il) de Jean Claude Brisseau, tout à fait oubliable...
3. Le samedi 17 septembre 2016, 20:39 par Elias
Sur l'image du prof de philo qui couche avec ses élèves on peut aussi citer Terminale de Francis Girod (sur un scénario de Gérard Miller).
4. Le samedi 17 septembre 2016, 20:54 par Arnaud
Sans oublier L'homme irrationnel de Woody Allen (2015), mais, à la suite de la coucherie, le film s'achève sur la tentative de meurtre de l'étudiante... Mais nous sommes loin de Guilloux.
5. Le dimanche 18 septembre 2016, 19:27 par Philalèthe
J'explique dans le post de ce dimanche pourquoi  il ne faut pas coucher avec ses élèves, pas plus qu'avec ses disciples.

samedi 10 septembre 2016

Comment remettre les autres à leur place si l'Autre n'existe pas ?

Dans les Entretiens (I, 30), Épictète donne ce conseil à son disciple :
" Quand tu vas trouver un homme haut placé, garde à l'esprit qu'un autre regarde d'en haut ce qui arrive, et que tu dois lui plaire à lui plutôt qu'au premier." (Vrin, 2015)
Cet autre, plus haut que les puissants, c'est Zeus, dieu.
Dans le chapitre précédent, le disciple devait savoir qu'il est appelé par Dieu à témoigner :
" " Dans quel rôle montes-tu à présent sur scène ? " Dans celui d'un témoin cité par le dieu. " Avance-toi et témoigne pour moi : car tu es digne d'être produit par moi comme témoin (...) Quel témoignage rends-tu au dieu ? (...) Est-ce là le témoignage que tu t'apprêtes à donner ? Est-ce ainsi que tu vas déshonorer l'appel qu'il t'a adressé parce qu'à ses yeux tu méritais cet honneur, et parce qu'il t'a jugé digne de te convoquer pour un témoignage d'une telle importance ?"
Il faut prendre au sérieux cette manière de parler, ce n'est pas à la multitude, aux "petits enfants" qu' Épictète s'adresse. En toute rigueur à la foule, au "petit enfant" on ne s'adresse pas en lui disant la vérité : au choix, on les applaudit ou on se tait.
Ce qui revient à dire que l'éthique stoïcienne est fondée sur une croyance dans la réalité du divin. Le sage s'élève au niveau du dieu.
Mais alors, si la réalité n'est plus que nature, sans Dieu pour la justifier, on ne peut plus voir les rôles sociaux d'en haut avec la certitude que ce qui compte réellement pour bien vivre, est non pas le costume ("leurs masques, leurs cothurnes, leurs robes"), mais la voix qui témoigne en faveur de Dieu.
Pas moyen donc de promouvoir une éthique stoïcienne sur fond d'athéisme. Ce ne serait que singerie.

Commentaires

1. Le dimanche 18 septembre 2016, 11:45 par Elias
"Pas moyen donc de promouvoir une éthique stoïcienne sur fond d'athéisme. Ce ne serait que singerie."
Pourtant certains essayent sérieusement, en invoquant notamment des textes de Marc-Aurèle
https://howtobeastoic.wordpress.com...
2. Le dimanche 18 septembre 2016, 19:24 par Philalèthe
Certes c'est une question polémique car le problème est de savoir ce que veut dire rester fidèle à une philosophie. Or, certains pensent qu'on peut rester très fidèle en trahissant beaucoup. 
Il est question aussi de déterminer l'essence du stoïcisme, tout dépend alors si on le prend comme pratique ou si on le voit comme théorie justifiant une pratique. Je l'ai déjà dit, à mes yeux, le stoïcien prétend justifier sa morale par sa connaissance scientifique du monde (certes quelques-uns jugeront que du seul fait d'employer ici des concepts non stoïciens, je cesse d'être fidèle au stoïcisme au moment même où j'en identifie l'essence...)

vendredi 2 septembre 2016

Une farce d'inspiration stoïcienne.


C'est Sancho qui parle :
" - Ah ! On veut plaisanter avec moi ? Monsieur fait le bouffon ? Très bien ! Et là, maintenant, où alliez-vous ?
- Prendre l'air, seigneur.
- Et où prend-on l'air dans cette isle ?
- Là où il souffle.
- Bien, vous répondez fort à propos ! Vous avez beaucoup d'esprit, jeune homme, mais c'est moi, figurez-vous, qui suis l'air, et qui vous souffle en poupe droit vers la prison. Allez, qu'on l'arrête et qu'on l'emmène, je vais l'y faire dormir, et sans air, cette nuit !
- Par Dieu, dit le jeune homme, vous voudriez me faire dormir en prison ? Autant essayer de me faire roi !
- Et pourquoi donc ne pourrai-je pas te faire dormir en prison ? repartit Sancho. N'ai-je point le pouvoir de t'arrêter et de te relâcher tant qu'il me plaira ?
- Si grand que soit votre pouvoir, dit le jeune homme, il ne suffira pas à me faire dormir en prison.
- Ah, non ? Comment cela ? répliqua Sancho, emmenez-le sur-le-champ là où ses propres yeux le détromperont, même si le geôlier veut user avec toi de sa libéralité intéressée : je lui infligerai une amende de deux mille ducats s'il te laisse mettre un pied hors de la prison.
- Tout cela est plaisanterie, dit le garçon, et je défie quiconque au monde de me faire dormir en prison.
- Dis-moi, démon, s'écria Sancho, aurais-tu quelque ange gardien pour te sortir de là et t'enlever les fers que je compte te faire mettre ?
- Maintenant, monsieur le gouverneur, répondit le garçon d'un air enjoué, soyons raisonnables et venons-en au fait. Mettons que vous m'expédiiez en prison et qu'on m'y mette aux fers et aux chaînes, qu'on m'enferme dans un cachot et que, menacé d'une lourde peine s'il me laisse sortir, le geôlier exécute les ordres reçus : avec tout cela, si je ne veux pas dormir, mais rester toute la nuit sans fermer l'oeil, avec tout votre pouvoir, en aurez-vous assez, monsieur le gouverneur, pour me faire dormir si moi je ne veux pas ?
- Non, assurément ! s'écria le secrétaire, et cet homme a bien tiré son épingle du jeu.
- Ainsi, dit Sancho, si vous restez sans dormir ce sera uniquement de par votre volonté et non pour contrevenir à la mienne ?
- Non, monsieur, répondit le garçon, cette pensée ne m'a même pas effleuré.
- Bon, que Dieu vous garde, reprit Sancho, rentrez dormir chez vous, et Dieu vous donne un bon sommeil car je ne veux pas vous en priver ; mais, un bon conseil, ne plaisantez pas trop avec les gens de justice parce que vous pourriez en trouver un qui vous fasse rentrer la farce dans le gosier." (Don Quichotte, II, chapitre XLIX, La Pléiade, p.870-871)

Commentaires

1. Le lundi 5 septembre 2016, 11:58 par Celpas Nagel
Merci de cet excellent rappel. Le Quijote est bourré d'allusions philosophiques en effet, comme le fameux épisode où l'on présente à Sancho une version du paradoxe du pendu