lundi 25 septembre 2017

L. Susan Stebbing, fidèle platonicienne et indispensable contemporaine.

Quand un peuple se déchire, chacun des citoyens devrait se convaincre de la vérité de ces lignes publiées en 1939 par une philosophe logicienne dont j'ignorais malheureusement tout et même l'existence avant un certain billet de Pascal Engel :
" I agree, again, with Lord Baldwin that most electors are " only imperfectly prepared to follow a close argument." That being so, the politician who seeks to win an election must resort to persuasion. He " must " because , first, he seeks to get something done - to put a policy into effect ; secondly, in order to achieve his policy, his party must be returned to power ; thirdly, the victory of the party at the polls depend upon the votes of electors who are beset by hopes and fears and who have never been trained to think clearly. Consequently, rhetorical persuasion will in fact be substituted for rational argument and for reasonable consideration of the difficulties that confront any democratic government. This grim practical necessity is, however, no matter for congratulation. If the maintenance of democratic institutions is worth while, then the citizens of a democratic country must record their votes only after due deliberation. But " due deliberation " involves instruction with regard to the facts, ability to assess the evidence provided by such instruction and, further, the ability to discount, as far as may be, the effects of prejudice and to evade the distortion produced by unwarrantable fears and by unrealizable hopes. In other words, the citizens must be able to think relevantly, that is, to think to some purpose. Thus to think is difficult. Accordingly, it is not surprising, however saddening it may be, that many of our statesmen do not trust the citizens to think, but rely instead upon the arts of persuasion." (Thinking to some purpose, p.9, Pelican Books, 1945)
Certes, pour adhérer à ce propos, il ne faut pas croire avec les sirènes post-modernistes que les faits ne sont que des interprétations et que tout en fin de compte n'est qu'affaire de persuasion !

Commentaires

1. Le mardi 26 septembre 2017, 14:56 par Adrien
C'est pourtant la thèse de F. Lordon dans "Les affects de la Politique" au Seuil, qui suppose un déterminisme total inspiré de Spinoza et qui ne voit que des affects dans la politique...
La question n'est pas close.
2. Le mardi 26 septembre 2017, 16:11 par Philalèthe
La position rationaliste exposée par Stebbing est compatible avec un déterminisme intégral ; en revanche elle ne réduit pas la politique à des affects en effet. Elle prend en compte les raisons et distingue les argumentations solides (sound) et les argumentations fallacieuses. Cela dit, une argumentation solide peut coexister dans le même esprit avec des affects intenses et une argumentation fallacieuse peut elle faire bon ménage avec ce que Hume appelle des "passions calmes".
Si toutes les positions en politique ne sont que des rationalisations d'affects, on peut encore s'en sortir en distinguant avec des bonnes raisons les bons affects des mauvais. Si la distinction bons / mauvais affects n'était que relative à des interprétations, alors ce serait le scepticisme politique et l'impossibilité de juger rationnellement d'une politique.

lundi 11 septembre 2017

Deux moralistes à la cour.

" Ils se méprisent entre eux, et ils se flattent; ils veulent être supérieurs les uns aux autres, et ils se cèdent les meilleures places."
C'est une pensée de Marc-Aurèle mais elle me fait penser à du La Bruyère.

samedi 9 septembre 2017

Misanthropie naturelle et amour de la vérité ou comment se mettre à l'abri des importants.

Victor Goldschmidt dans Le système stoïcien et l'idée de temps (Vrin, 1985, p. 177) consacre une note à l'opposition entre la misanthropie ordinaire et la philanthropie stoïcienne, la misanthropie naissant non du " spectacle des méchants et des insensés " mais de " situations toutes banales où l'on se heurte à une promiscuité jugée insupportable ". L'auteur mentionne alors deux situations auxquelles s'est rapporté Épictète : " le bain public " et " la cohue aux fêtes d' Olympie ", puis, généralisant, il évoque " le comportement de nos semblables dont le spectacle quotidien nous est imposé " ; c'est alors qu'il cite la pensée suivante de Marc-Aurèle :
" Vois-les faire, quand ils mangent, qu'ils dorment, qu'ils s'accouplent, qu'ils s'accroupissent à l'écart et ainsi de suite ; puis quand ils se donnent de grands airs et se rengorgent, ou bien quand ils se fâchent et qu'ils vous accablent de leur supériorité. " (X, 19)
Victor Goldschmidt juge alors pertinent de rapprocher les lignes citées d'une pensée de Pascal :
" Ma fantaisie me fait haïr un croasseur et un qui souffle en mangeant ! "
Pascal manifestement dénonce ici le pouvoir de l'imagination qui engendre une haine irrationnelle et donc injustifiée ; la suite de la pensée, que ne donne pas Goldschmidt, est sur ce point sans ambiguïté :
" La fantaisie a grand poids. Que profiterons-nous de là ? Que nous suivrons ce poids à cause qu'il est naturel ? Non. Mais que nous y résisterons." (éd. Brunschvicg, II,86).
Mais est-ce bien aussi le sens du texte de Marc-Aurèle de condamner la réaction spontanée qu'on serait porté à avoir face aux conduites humaines parce qu'elles seraient et animales par certains côtés et méprisantes par d'autres ? Voyons d'abord la pensée en question dans son intégralité à travers la traduction qu'en a donnée Émile Bréhier :
" Comment sont-ils quand ils mangent, quand ils dorment, font l'amour ou vont à la selle, et caetera ? Et puis quand ils prennent un air viril, et imposant, ou bien quand ils se fâchent et blâment autrui avec excès ? Peu avant, de combien de maîtres étaient-ils esclaves et de combien de manières l'étaient-ils ? Et peu après ils en seront au même point." (La Pléiade, p.1226)
En fait Marc-Aurèle, à la différence de Pascal, ne présente pas une pensée qu'il a et de laquelle il devrait se défaire mais une pensée qu'il doit avoir en vue de devenir plus lucide et meilleur à la fois. En effet, il ne s'agit pas de misanthropie spontanée contre laquelle le philosophe devrait se prémunir mais d'une révision à la baisse volontaire de la valeur de ceux par lesquels il est tenté de se laisser impressionner. En réalité les donneurs de leçons ne sont rien de plus que des animaux humains et en outre, eux qui prêchent la vertu, sont bourrés de vices. Il s'agit de ce que Sandrine Alexandre a désigné sous le nom de " redescription dégradante " ou d'une claire vision de propriétés essentielles mais passant inaperçues. La pensée 13 renforce clairement cette interprétation :
" (...) Quant à ceux qui ont l'arrogance de louer ou de blâmer les autres, oublies-tu ce qu'ils sont au lit, ce qu'ils sont à table, ce qu'ils font, ce qu'ils évitent, ce qu'ils recherchent, ce qu'ils volent (...) ? "
À mes yeux donc, dans la pensée en question ici, Marc-Aurèle ne relève pas deux sources ordinaires de misanthropie mais engage à voir l'homme comme un simple animal soumis à ses besoins dans les moments où on est porté à se soumettre à tort aux condamnations qu'il profère contre nous autant que dans ceux où l'on se réjouit des compliments aveugles dont il pense nous honorer.

Commentaires

1. Le dimanche 8 octobre 2017, 14:42 par Elias
"En réalité les donneurs de leçons ne sont rien de plus que des animaux humains et en outre, eux qui prêchent la vertu, sont bourrés de vices"
Le problème pour le stoïcien c'est d'éviter de devenir lui-même un "important" et un donneur de leçon, tout en remplissant ses devoirs envers les autres. Peut-il se contenter de prêcher par l'exemple ?
2. Le vendredi 13 octobre 2017, 13:45 par Philalèthe
Marc-Aurèle n'a pas cherché à transformer les autres, je crois, mais Épictète et Sénèque sont su donner des leçons sans pour autant faire les importants. Être professeur de stoïcisme ne me paraît pas contradictoire. Une des manières qu'ont eue autant Sénèque qu'Épictète est de s'inclure dans les apprenants. L'idée qu'il suffit d'être ce qu'on est pour qu'on soit par cela même imité ne me paraît courante dans le stoïcisme. En revanche,oui, le professeur prend comme exemples des hommes ne se donnant pas en exemples.

dimanche 3 septembre 2017

Penser comme tout le monde pour se distinguer face à la mort.

Dans le livre IX des Pensées, Marc-Aurèle se donne un argument qu'il croit vrai en vue d'accepter sereinement sa mort :
" Sois content d'elle, puisqu'elle est une des choses que veut la nature. Tels sont l'adolescence, la vieillesse, la croissance, la maturité, la poussée de la barbe et des cheveux blancs, la fécondation, la grossesse, l'accouchement et tous les événements naturels qui marquent les heures de ta vie, telle est aussi la dissolution de son être." (3, La Pléiade, p.1213)
Mais cet argument tenu pour vrai n'a pas l'effet apaisant qu'il attend de lui, d'où le recours à un argument qui n'a rien de stoïcien, qui n'est donc pas un bon argument du point de vue du savoir mais qui est psychologiquement efficace :
" Si tu veux une maxime triviale qui touche le coeur, pour te rendre plus accommodant envers la mort, fixe ton attention sur les objets dont tu dois te séparer, sur les moeurs avec lesquelles ton âme ne sera plus troublée."
Pierre Vespérini, se référant à ce passage, écrit :
" (...) si Marc-Aurèle recourt aux discours stoïciens, c'est parce qu'il y a reconnu des outils d'une efficacité décisive pour " rester droit ". Il les a reconnus capables, plus que d'autres, de " toucher son coeur " (hapsikardion)." (Droiture et mélancolie, sur les écrits de Marc-Aurèle, 2016, p. 27)
Or, c'est tout le contraire : c'est parce que les discours stoïciens orthodoxes ne sont pas efficaces que Marc-Aurèle va adopter un point de vue non-stoïcien dans le but de se réconcilier avec la mort. Il va se centrer sur les moeurs de ses contemporains et va les voir comme des maux que la mort permet de fuir, alors qu'en toute rigueur stoïcienne ce sont des indifférents :
" Sans doute il ne faut pas s'en choquer, il faut y veiller et les supporter avec douceur. "
Marc-Aurèle rappelle ainsi la conduite prescrite par la philosophie stoïcienne, changer les hommes dans le bon sens ou les supporter, mais il découvre que la mort ne devient supportable qu'à condition de voir les autres hommes non-stoïciens comme insupportables :
" Mais il faut bien songer que les hommes que tu quitteras n'ont pas les mêmes principes que toi. Or, la seule chose s'il y en a une, qui pourrait s'y opposer et te retenir dans la vie, c'est qu'il te fût permis de vivre avec des gens qui gardent ces principes."
Marc-Aurèle envisage ici l'attrait d'une société d'amis, tous unifiés par les mêmes croyances. Pierre Vespérini, qui pense que Marc-Aurèle n'est pas un philosophe stoïcien, écrit à ce propos :
" Ainsi, lorsqu'il dit qu'il ne regrette pas la vie parce qu'il n'y a pas rencontré des hommes qui partagent ses dogmata, il ne désigne pas des hommes qui seraient, comme il le serait lui-même, des "adeptes" du stoïcisme. Je crois plutôt qu'il désigne des hommes ayant pris les mêmes résolutions que lui. C'est parce qu'il ne trouve pas de tels compagnons qu'il est fatigué de la vie et pressé de la quitter." (ibidem, p 117-118)
Mais peu importe que cette société de pairs soit unie par la philosophie stoïcienne ou par des "résolutions" identiques à des fins essentiellement pratiques ! Incontestablement c'est un argument épicurien et non stoïcien de soutenir que l'amitié est un des biens de la vie en mesure de la rendre attachante. Là encore Marc-Aurèle prêche une opinion pour arriver à ses fins pratiques. Il semble donc qu'il fait bien la différence entre ce qu'il tient pour vrai du point de vue de l'école mais qui n'a pas de portée pratique et ce qui est hétérodoxe du point de vue stoïcien, cru par les hommes ordinaires mais bénéfique moralement parlant. L'empereur termine ainsi :
" Mais tu vois maintenant combien tu es las de cette discordance dans la vie commune, assez pour dire : " Puisses-tu venir vite, ô mort, de peur que moi aussi je n'aille m'oublier moi-même ! ""
Cette fin explicite la raison de ce recours à des pensées non-conformes à l'école mais payantes psychologiquement : Marc-Aurèle, en échec sur le plan pratique, appelle la mort comme moyen de ne pas sombrer encore plus dans la folie ordinaire. Pour ne pas avoir peur de la mort, il faut non pas se penser comme citadelle, forteresse invincibles mais bien plutôt comme bastion sur le point d'être pris. La mort est alors accueillie comme refuge faisant l'économie de la défaite en acte.
Certes classiquement la mort volontaire est acceptée par le stoïcisme dans les situations extrêmes où la sage juge raisonnable d'echapper aux vivants pour garder sa hauteur. Mais il ne s'agit pas de cela ici car dans le suicide, le philosophie justifie son acte par une théorie qu'il tient pour vraie.
Or, dans le cas qui nous intéresse, c'est une pensée ordinaire (idiotîkon) qui permet au philosophe d'avoir la pratique extraordinaire que sa théorie extraordinaire échoue à lui fournir.