mercredi 21 mars 2018

Puritanisme ou cynisme : l'animal comme repoussoir ou comme modèle ?

" L' idée que la troisième dimension, la divinité, s'étend des animaux (en bas) aux dieux (en haut) avec les humains au milieu s'illustre parfaitement dans les paroles d'un puritain de la Nouvelle Angleterre, Cotton Mather qui, alors qu'il urinait, aperçut un chien réaliser la même activité. Submergé de dégoût par le caractère ignoble de l'évacuation du contenu de sa vessie, Mather écrivit la résolution suivante dans son journal : " Je serai cependant une créature plus noble ; et à l'instant précis où mes besoins naturels me rabaisseront à la condition d'animal, mon esprit jaillira (je dis bien, à ce moment précis) et s'élèvera." (Jonathan Haidt, L'hypothèse du bonheur, Mardaga, p.217)
" C'est parce qu'il avait , à en croire Théophraste dans son Mégarique, vu une souris qui courait de tous côtés, sans chercher de lieu de repos, sans avoir peur de l'obscurité ni rien désirer de ce qui passe pour des sources de jouissance, que Diogène découvrit un remède aux difficultés dans lesquelles il se trouvait. " (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres,VI, 22, éd. Goulet-Cazé, p.706)
Certes les cyniques utilisent aussi quelquefois l'animal comme exemplification de la bestialité mais le puritanisme l' a-t-il jamais pris comme exemple à suivre ?

Commentaires

1. Le jeudi 22 mars 2018, 13:38 par gerardgrig
Personnellement, j' ai été dégoûté de repasser l'agrégation de philo par la présence de toilettes dans la salle même du Centre d’Examens, immédiatement dans le dos du surveillant. J' étais près d’un candidat appelé à se faire un nom dans les médias. Il est possible que la proximité de sa cogitation avec un lieu d’aisance l’ait conduit à aller frapper plus tard à la porte des médias.
2. Le jeudi 22 mars 2018, 18:45 par Philalèthe
Cynique, vous auriez demandé à composer au plus près des toilettes ; puritain, vous auriez trouvé matière à penser haut et fort.

samedi 17 mars 2018

Faut-il se détacher du détachement ?

C'est l'avis de Jonathan Haidt qui dans The Happiness Hypothesis. Finding modern truth in ancient wisdom (2006) écrit :
" L'importance que le Bouddha accordait au détachement pourrait également être due aux turbulences de son époque : rois et cités guerroyaient, la vie et le destin des gens pouvaient être anéantis en un instant. Lorsque la vie est imprévisible et dangereuse (comme l'était celle des philosophes stoïciens à la merci des caprices de leurs empereurs romains), il est idiot de chercher à atteindre le bonheur en contrôlant le monde extérieur. Mais aujourd'hui, la situation est (en général) bien différente. Les gens vivent dans des démocraties assez riches, peuvent se fixer des buts à long terme et espérer les atteindre. Pour la première fois dans l' histoire de l'humanité, la plupart des gens (dans les pays riches) vivront au-delà de leurs 70 ans et n'enterreront pas leurs enfants. On est vacciné contre les maladies, à l'abri des tempêtes et assuré contre le feu, le vol et les accidents de voiture. Bien sûr on rencontre tous de mauvaises surprises, mais on peut s'adapter et faire face à la plupart d'entre elles. Et nous pensons tous que nous sortons plus forts de l'adversité. Ainsi, rompre tout attachement, éviter les plaisirs de la sensualité et parvenir à éviter la douleur de la perte et de la défaite me paraît maintenant une réponse inappropriée à la présence des instants de souffrance que comprend inévitablement toute vie." (Éditions Mardaga, 2010, p.128)
Oserait-on aller jusqu'à dire désormais que la valeur du stoïcisme est de permettre dans les époques troublées aux gènes du stoïcien de se reproduire ?

Commentaires

1. Le mardi 20 mars 2018, 15:24 par gerardgrig
On ne comprend pas le besoin contemporain de religion, étant donné que les progrès de la science nous en libèrent.
C'est le mystère de la foi, de l'assentiment.
D'ailleurs, il ne faudrait pas trop rêver de la spiritualité sans religion, de la religion sans Dieu.
Les moines bouddhistes disent qu'ils pratiquent bien une religion, et que Bouddha croyait en Brahma, le créateur du monde.
Le Bouddhisme le plus religieux est celui du Tibet. C'est le Bouddhisme tantrique du Dalaï-Lama, personnage stupéfiant par son nombre de fidèles et de sympathisants. Quant au Védanta, il est hyper-dévot.
Faut-il considérer le stoïcisme comme une religion ?
Prendre la voie dialectique du détachement du détachement serait peut-être aussi un dépassement hégélien nécessaire.
2. Le jeudi 22 mars 2018, 18:36 par Philalèthe
Les stoïciens contemporains comme Lawrence C. Becker dans A new stoicism (1998) sont déterministes, ont éliminé le finalisme et voient l'éthique comme l'ensemble des règles éclairées par la connaissance scientifique et permettant aux hommes de développer leurs meilleures potentialités. Leur construction n'est pas complètement fidèle au stoïcisme ancien qui était finaliste mais en tout cas elle n'a rien à voir avec une religion. Le problème que pose ce stoïcisme modernisé est de savoir si au fond il est encore stoïcien ; à mes yeux le prix à payer pour mettre en accord cette philosophie avec l'absence de finalisme des sciences modernes  la dénature profondément, mais ne la rapproche pas pour autant de la religion. Certes les vertus que Lawrence C.Becker promeut me paraissent être celles du stoïcisme originaire mais la question est alors de savoir si la confiance que cette morale place dans la volonté n'est pas largement excessive, c'est en tout cas la position du psychologue Haidt qui doute de la capacité à se modifier par simple volonté de le faire. Les trois moyens qu'il juge les plus efficaces à cette fin (la méditation, la thérapie cognitive et le Prozac) font l'économie de la confrontation guerrière avec les aspects refusés de soi. J'aurais tendance aujourd'hui à lui donner raison.
3. Le dimanche 25 mars 2018, 00:19 par Elias
L'argument historique de Haidt me paraît un peu naïf.
On pourrait faire valoir en sens inverse qu'avec les moyens modernes de communication notre vie affective est plus que jamais ballotée au gré de ce qui ne dépend pas de nous ...
4. Le samedi 21 avril 2018, 21:54 par Philalèthe
Oui, mais ce que vous dites n'est pas contradictoire avec l'idée de Haidt, que la vie est moins dangereuse et moins imprévisible qu'au temps des stoïciens. La technique a produit et le village planétaire et une meilleure espérance de vie.

mercredi 14 mars 2018

Horreur peinte, horreur rêvée, horreur réelle.


Le 24 décembre 1941, Ernst Jünger note le rêve suivant :
" Rêves nocturnes dans le style de Jérôme Bosch : une grande foule de personnes nues, parmi lesquelles il y avait des victimes et des bourreaux. Au premier plan, une femme d'une merveilleuse beauté, à qui l'un des bourreaux tranchait la tête d'un coup. Je voyais le torse debout un moment encore avant de s'effondrer - même décapité il semblait désirable.
D'autres spadassins traînaient leurs victimes sur le dos, afin de les abattre quelque part en toute tranquillité - je voyais qu'ils leur avaient lié les mâchoires avec un linge, pour que le menton ne gênât pas le coup de hache." (Premier journal parisien, La Pléiade, p.258)
Le 29 mai de la même année, chargé de " surveiller l'exécution d'un condamné à mort pour désertion ", Jünger avait écrit :
" Je voudrais détourner les yeux, mais je m'oblige à regarder, et je saisis l'nstant où, avec la salve, cinq petits trous noirs apparaissent sur le carton, comme s'il y tombait des gouttes de rosée. Le fusillé est encore debout contre l'arbre ; ses traits expriment une surprise inouïe. Je vois sa bouche s'ouvrir et se fermer comme s'il voulait former des voyelles et exprimer encore quelque chose à grand effort. Cette circonstance a quelque chose de confondant, et le temps, de nouveau, s'allonge. Il semble aussi que l'homme devienne maintenant très dangereux. Enfin, ses genoux cèdent." (ibid. p. 222)

Commentaires

1. Le vendredi 16 mars 2018, 16:25 par gerardgrig
En 1941, Ernst Jünger ne célébrait plus la grandeur du fascisme, qui résiderait dans l'enthousiasme et non dans la raison. Il regarde comme un spectacle les évènements qui surviennent, dans sa vie comme dans celle des autres, et avec le détachement de la sagesse antique. L'horreur réelle vaut l'horreur peinte ou l'horreur rêvée. Il y a chez lui une grande maîtrise de son imagination et de ses passions : il se force à voir la réalité crue. Le passage sur l'exécution du déserteur a marqué les lecteurs de Jünger, qui avouent être parfois hantés par lui. Voir quelqu'un mourir de mort violente permet peut-être d'anticiper sa propre fin, et de se préparer au pire. La mort sera un saut dans l'inconnu, une "surprise inouïe". Jünger recherchait toute occasion qui apprend à mourir.
2. Le samedi 17 mars 2018, 22:32 par Philalèthe
Ce qui m'a frappé ici est que Jünger n'approche ce que nous savons être les horreurs réelles du moment qu'à travers les images artistiques ou oniriques, la perception directe ne le mettant en rapport qu'avec des formes de violence relativement euphémisées (certes les récits qu'il tient de militaires venant de l'Est peuvent avoir nourri ces rêves).