vendredi 8 mai 2020

Comment faire entrer un événement bouleversant dans l'ordre légal et réglementaire ?

Reprenant L'homme sans qualités et sans doute marqué par le confinement, j' interprète le trouble d'une passante au moment de l'accident de circulation comme ayant quelque chose du nôtre face à  la pandémie. Un homme vient de se faire écraser par un camion. Robert Musil écrit :

" La dame ressentit au creux de l'estomac  un malaise qu'elle était en droit  de prendre pour de la pitié ; c'était un sentiment d' irrésolution paralysant. Après être resté un instant sans parler, le monsieur lui dit :
" Les poids-lourds dont on se sert chez nous ont un chemin de freinage trop long."
La dame se sentit soulagée par cette phrase, et remercia d'un regard attentif. Sans doute avait-elle entendu le terme une ou deux fois, mais elle ne savait pas ce qu'était un chemin de freinage et d'ailleurs ne tenait pas à le savoir ; il lui suffisait que l'affreux accident pût être intégré ainsi dans un ordre quelconque, et devenir un problème technique qui ne la concernait plus directement. Du reste, on entendait déjà l'avertisseur strident d'une ambulance, et la rapidité de son intervention emplit d'aise tous ceux qui l'attendaient.  Ces institutions sociales sont admirables. On souleva l'accidenté pour l'étendre sur une civière et le pousser avec la civière dans la voiture. Des homme, vêtus d'une espèce d'uniforme, s'occupèrent de lui, et l'intérieur de la machine, qu'on entr'aperçut, avait l'air aussi propre et bien ordonné qu'une salle d'hôpital. On s'en alla, et c'était tout juste si l'on n'avait pas l'impression, justifiée, que venait de se produire un événement légal et réglementaire.
" D'après les statistiques américaines, remarqua le monsieur, il y aurait là-bas annuellement 190.000 personnes tuées et 450.000 blessées dans des accidents de circulation. " (Édition du Seuil, 1995, p. 13-14)

D'abord, le " malaise " : chacun le nomme à sa manière mais qui saurait le décrire avec la même exactitude  que le narrateur à propos de ce que ressent la passante ? Qui saurait plus modestement analyser en vérité ses diverses modalités ?
Ensuite le premier des trois éléments qui vont faire rentrer dans l'ordre des choses la réalité dérangeante : l' existence d'une explication. On  note que pour assurer son rôle apaisant, il n'est pas nécessaire qu'elle soit complète ni même qu'elle soit vraiment comprise mais juste qu'elle soit tenue pour indiscutable scientifiquement. Manifestement on échoue encore pour l'instant à produire une explication de ce type. Bien peu  de ce qui est dit est de l'ordre du savoir ou même est susceptible d'être pris pour du savoir : le malaise est d'abord relatif à l'incertitude des croyances contradictoires. La peur de la maladie s'ajoute à celle du danger d'un monde où les scientifiques ne savent plus ou du moins pas encore, pas assez vite.
En troisième lieu, viennent les institutions : appuyées sur des techniques efficaces, elles volent au secours. Le malaise grandit quand les institutions sont inefficaces ou trop peu et laissent certains insecourus ou mal secourus.
Enfin ce sont les statistiques qui semblent ici avoir deux fonctions, d'abord présenter l'inattendu comme prévisible mais surtout relativiser l'horrible vécu en rappelant l'universalité de l'horreur (ainsi tel philosophe bien connu fera le sage en comparant le nombre des morts du covid-19 avec ceux produits par la famine ou par le cancer).

Reste un dernier ingrédient, l'espérance :

" Croyez-vous qu'il soit mort ? demanda  sa compagne qui persistait dans le sentiment injustifié d'avoir vécu un sentiment exceptionnel.
- J'espère qu'il vit encore, répliqua le monsieur. Quand on l'a porté dans la voiture, ça en avait tout l'air."

Mais l'espérance peut-elle jouer son rôle apaisant si font défaut les trois éléments antérieurs ? Si oui, n'est-ce pas alors une espérance bête ? 

2 commentaires:

  1. Sans vouloir faire de catégorisation abusive des victimes des épidémies, on remarque que la grippe espagnole, ou influenza, a frappé massivement, de façon directe ou indirecte, les artistes et les écrivains. Il existe peut-être un gène de la philosophie qui immunise en général.

    RépondreSupprimer
  2. Qui ne sait pas que prendre les choses avec philosophie, c'est introduire entre les choses et nous une saine distance ?

    RépondreSupprimer