mardi 11 août 2020

Des sérénités face aux incidents : de deux sortes d'objectivité.

 Dans ses " Notes d'un voyage en Bretagne " (1891), André Gide, qui a 22 ans, écrit :

" Parler des incidents m'est insupportable ; ils ne prennent pour moi de l'existence que lorsque leur impression sur moi influe de quelque façon sur mon âme ; sinon ils me semblent d'une fastidieuse contingence. Des impressions plutôt ! " (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, 1996, p. 90)
Gide se réfère ici à une réaction spontanée et idiosyncrasique. Le chercheur de sagesse pourrait la lui envier, même si, dans son cas, tous les incidents, il le dit, ne sont pas reçus avec la même équanimité. Il semble d'ailleurs que l'impact superficiel ou profond d'un incident sur son esprit ne dépende pas de lui. On verra plus loin pourquoi.
En revanche, si on est un apprenti stoïcien, on réalise que c'est tout un travail pour que l'impression reste à la surface de l'âme. Rappelons que la doctrine du Portique n'a jamais soutenu qu'on pût ne pas ressentir l'impact des incidents sur soi, le problème étant de savoir s'y prendre pour qu'ils ne génèrent pas en l'âme des passions. Dit en termes pompeux, comment faire pour que, de la ride sur l'eau de mon âme, ne naisse pas une tempête ?
Un des arguments destinés à éviter cette bouleversante genèse est que ces incidents sont, non d'une fastidieuse contingence, mais d'une merveilleuse nécessité : ils ne pouvaient pas ne pas arriver et leur apparition est indispensable au développement de la Nature (ou de Dieu ou de la Raison).
Si on les supportait en se disant qu'ils sont aléatoires et sans intérêt, on serait peut-être simplement résigné à vivre dans un monde absurde. Rien à voir avec le stoïcisme.

En janvier 1890, André Gide éclairait sur son type de tranquillité d'âme. L'occasion en est l'enterrement d'une tante. Le texte commence par une remarque générale sur l'émotion et le langage :

" Je ne dirais point ces choses, car l'émotion perdrait sa fleur de spontanéité sincère, à être analysée pour l'écrire." (ibidem, p. 113)

C'est prudent en effet de ne pas confondre l'effet que ça faisait d'avoir une émotion avec l'ensemble des jugements portés par soi sur elle, plus tard. En fait, dans la situation qui nous intéresse, il s'agirait de l'effet que ça faisait de ne presque pas avoir d'émotion :

" L'impression au reste n'a pas été très forte. Cela est encore resté très objectif. Mon esprit me dictait trop les impressions à avoir : elles ne me saisissaient pas."

On pourrait concevoir une maîtrise de soi qui fasse barrière au saisissement. Mais ici le narrateur paraît obéir aux ordres de son esprit, condamné en somme par ce dernier à rester le spectateur d'une scène généralement émouvante pour les autres, contraint à voir la scène d'une certaine manière neutre et objective. Mais pourquoi ? Gide va donner une explication mais d'abord il enregistre une exception :

" Pourtant une émotion très douloureuse, à voir ma tante Charles pleurer. Ses larmes me faisaient plus de mal que si je les pleurais. Je l'aurais voulue respectée par la tristesse ; et toujours un joli sourire pensif sur les lèvres."

Puis le narrateur laisse de côté l'exception et se lance dans une explication de sa faible sensibilité ordinaire :

" Je pense maintenant que ce qui m'empêche d'avoir l'impression vive, c'est de ne pas me sentir seul. Je m'occupe trop de ceux qui m'entourent."

C'est l'occasion de comparer à nouveau la conduite décrite par le narrateur à la conduite stoîcienne. À un enterrement, le stoïcien se conduirait comme on doit se conduire selon des règles dictées par la cérémonie, la relation avec la personne décédée, etc. Si par exemple il soutenait un parent du défunt, ce ne serait pas par pitié, passion déraisonnable, mais par souci de jouer comme il faut le rôle particulier qui lui est échu. Une chose est sûre : ce n'est pas l'attention portée aux autres qui le détournerait de ses propres émotions. En effet c'est d'un même mouvement raisonnable qu'il serait, à la fois et en même temps, attentif comme il se doit à autrui et sans passion. En revanche, pour parler en termes kantiens, le souci du narrateur pour ceux qui l'entourent est pathologique, c'est en ce sens qu'il n'est pas, comme on l'a dit, maître de lui. Aussi parce qu'il n'est en rien maître de son souci d'autrui, ce dernier ne peut-il disparaître qu'à une seule condition : la disparition des autres.

" Ainsi, j'aurais voulu, tout seul, voir le beau cadavre (ce mot est hideux) de ma tante. Le premier mort que j'aurais vu. Alors j'aurais laissé mes larmes, et la pensée aurait erré."

On se rappelle que les stoïciens face aux réalités impressionnantes se fixent pour but de les réduire à ce qu'elles sont, matériellement parlant, en les détachant de toutes leurs connotations sociales et habituelles (par exemple, " La Légion d'honneur, ce n'est qu'un petit morceau de tissu rouge ", " Un cancer, ce n'est qu'un ensemble de cellules qui se développent à leur manière ", etc.). La perception du cadavre devrait alors avoir un air de famille avec celles du médecin légiste ou du croque-mort. Donc qualifier le cadavre de beau serait, comme le qualifier de laid, une atteinte à cette sorte de neutralité descriptive dont la fonction est précisément d'empêcher la genèse dans l'esprit de passions incontrôlables.

Manifestement le narrateur gidien, à la différence du stoïcien, souffre de sa froideur. Dans sa conduite, il ne diffère peut-être guère d'un apprenti stoïcien. Mais son flegme n'est que l'effet de la victoire de certaines passions sur d'autres. Les humiens pensent d'ailleurs que la maîtrise de soi ne peut jamais avoir d'autre origine !

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