Avis aux stoïciens !
Par Philalèthe le vendredi 15 décembre 2017, 22:20 - Jünger Ernst - Lien permanent
Ernst Jünger a écrit à partir de ses carnets quatre ouvrages sur son expérience de guerrier dans les tranchées en 14-18 : Orages d'acier (1920), Le combat comme expérience intérieure (1922), Le Boqueteau 125 (1924) et, pour finir, Feu et sang (1925). De ces textes on tire l'idée d'un homme rare, aussi courageux que chanceux, aussi poète que lucide observateur. La plus factuelle des oeuvres est aussi la plus connue, Orages d'acier, les carnets y sont suivis de près et c'est toute la guerre vécue par l'auteur qui y apparaît. Le combat comme expérience intérieure est la plus philosophique ; Jünger n'y donne pourtant pas des leçons, pas plus qu'il n'y écrit une philosophie de l'histoire, non, il adopte plutôt une position de surplomb, mais doucement, sans hauteur ostentatoire. S'il fallait l'identifier avec des étiquettes d'école, je le dirais hésitant entre nietzschéisme et hegélianisme, avec quand même une préférence pour Hegel, mais tout cela discrètement, par touches, sans didactisme, mais peu importe. C'est du texte que j'appelle le plus philosophique que je voudrais partager quelques lignes assez désabusées sur le pouvoir de la raison, elles décrivent l'état d'esprit au moment crucial de l'assaut :
" À quoi sert donc de s'être blindé trois semaines de temps pour cette heure, jusqu'à se croire dur et sans faille ? À quoi sert-il de s'être dit : " La mort ? Et puis après ? De toute façon, il faut bien y passer." Rien n'y fait, car, tout d'un coup, d'être pensant, on redevient être d'émotions, le jouet de fantasmes contre lesquels l'arme de la raison la plus acérée reste impuissante. Ce sont des facteurs que nous nions d'ordinaire, faute de pouvoir les faire entrer dans nos calculs. Mais dans le vécu de l'instant, toute dénégation est vaine, ces profondeurs inconnues possèdent une réalité plus haute et plus convaincante que tout ce qui paraît familier dans la lumière du midi." (La Pléiade, p.587)
J'ai beaucoup consommé : du Marc-Aurèle, de l' Épictète ; il me fallait donc un antidote.
Commentaires
Plutôt que le Jünger de la guerre comme expérience intérieure, j'ai préféré celui de la résistance intellectuelle dans "Sur les falaises de marbre", publié en 1939. Il posait le problème de l'émigration intérieure comme moyen de lutte contre la tyrannie : avec le nazisme, fallait-il partir ou rester ? Si l'on restait, on devait avoir toutes les vertus d'un sage antique.
Intéressant. Dans les journaux de la guerre 14-18, Jünger, sauf à me tromper, ne parle pas du tout des sages antiques. Le conflit est évalué à la lumière de la philosophie de l'histoire, dans une optique nationalo-nietzchéo-hegélienne et quand Hitler a commencé à monter en puissance, Jünger a pris soin d'éliminer tous les passages "philosophiques" possiblement récupérables par les nazis. Mais ses textes et son courage pendant la guerre lui ont valu, semble-t-il, un certain respect de la part de Hitler qui a toujours dit " On laisse Jünger tranquille ".
Quant au sage, de quel type aurait-il dû être pour ne pas être inquiété sous le nazisme ? Épicurien, je pense, ou sceptique. Un stoïcien se serait opposé frontalement au nazisme, un cynique s'en serait moqué...
La passion de Jünger pour les sciences naturelles le rapprochait d'Aristote. Néanmoins, Jünger a toujours contesté un argument du Stagirite, celui de l'homme comme animal politique qui possède le logos. Pour Jünger, la question du pouvoir devait s'enraciner dans la biologie. Cette biopolitique de l'élémentaire, qui soutenait que l'homme ne crée pas spontanément un État, l'a amené à se rapprocher du mouvement "national-révolutionnaire", dans son livre "Le Travailleur", même si Jünger ne fut jamais nazi.
C'est une des choses qui frappent le plus quand on lit Orages d'acier : la capacité de l'auteur, au coeur de l'horreur de la guerre de tranchées, à être attentif aux plantes, précisément à la domination des plantes sauvages sur les plantes domestiques, ravagées, elles, et cela dans un cadre plus esthétique que savant, même si les plantes sont désignées précisément. Jünger est sensible aussi aux oiseaux, notant par exemple l'indifférence de l'alouette aux bombardements. Je ne crois pas que les notations sur la flore ou la faune aient une dimension allégorique, symbolique. À la rigueur, ça pourrait être une forme de vitalisme, quelque chose comme " au sein de la guerre qui est aussi la vie des hommes, continue de bouillonner la vie sous les formes les plus belles."