Les couleurs du monde au pays des lémures.
Par Philalèthe le samedi 10 février 2018, 09:52 - Jünger Ernst - Lien permanent
Ernst Jünger dans son Premier Journal parisien alterne remarques
lucides sur l'horreur nazie et descriptions poético-naturalistes.
Voici un exemple des premières :
" Paris, 6 mars 1942.
À midi chez Prunier, avec Mossakowski, ancien collaborateur de Cellaris. Si je
dois l'en croire, il existe dans les grands abattoirs érigés dans les États
contigus aux frontières de l'Est certains bouchers qui ont tué de leur propre
main autant de personnes qu'une ville d'importance moyenne compte d'habitants.
De telles nouvelles éteignent toutes les couleurs du jour (...)"
Le 12 mars, les couleurs du jour restent éteintes, l'horreur est cette fois dans les deux camps :
" (...) Fêtes de lémures, avec massacre d'hommes, d'enfants, de femmes. On
enfouit l'effroyable butin. Viennent alors d'autres lémures, afin de le
déterrer ; ils filment avec une affreuse satisfaction, ces tronçons
déchiquetés et à demi décomposés. Puis, les uns montrent aux autres ces
films.
Quel étrange grouillement se développe dans la charogne ! "
Le 30 mars, de nouveau les infamies du nazisme sont notées, au plus près :
" Claus Valentiner est revenu de Berlin. Il nous a parlé d'un effroyable drôle, ancien professeur de dessin, qui s'était vanté d'avoir commandé en Lituanie et autres régions frontières un " commando de meurtre " qui avait massacré un nombre incalculable de gens. Après avoir rassemblé les victimes, on leur fait d'abord creuser les fosses communes, puis on leur ordonne de s'y étendre, et on les tue, à coup de feu, d'en haut, par couches successives. Auparavant, on les dépouille de tout ce qui leur reste, des haillons qu'ils ont sur le corps, y compris la chemise."
Le 4 avril, le monde retrouve ses couleurs :
" Promenade dans les jardins des Champs-Élysées où une première senteur balsamique de fleurs et de feuillage nouveau traversait l'obscurité. Elle émanait surtout des bourgeons de marronniers."
Mais le 6 avril, Jünger ne parle plus que des lémures, à nouveau :
" Entretien avec Kossmann, le nouveau chef de l'état-major. Il m'a communiqué des détails terrifiants, en provenance des forêts habitées par les lémures à l'Est. Nous sommes maintenant en plein dans cette bestialité que prévoyait Grillparzer."
Le 9 avril, à Mannheim, les couleurs du monde éclatent, sans que ne disparaisse pour autant la description analytique:
" À 7h du matin, départ de la gare de l'Est. Rehm m'avait accompagné au
train. Le ciel était d'un bleu plein de fraîcheur ; j'ai surtout trouvé
étonnante la magie des couleurs dans l'eau des rivières et des canaux. Souvent,
j'eus l'impression que j'apercevais des nuances qu'aucun peintre n'a encore
vues. Les miroirs d'eau, bleus, verts et gris avaient l'éclat de pierres
limpides et glacées. La couleur était plus que la couleur : empreinte et
sceau de cette profondeur mystérieuse, qui se révèle à nos yeux dans les jeux
changeants de la surface.
Après Coolus, un faucon couleur de rouille claire, qui s'est posé sur un
buisson d'aubépine. Champs couverts de hautes cloches de verre, sous lesquels
on cultive melons et concombres - cornues pour les plus délicates fermentations
de vie, au royaume de l'alchimie horticole (...)."
Moralement parlant, ces lignes, à la fois dénonçant l'horreur et montrant la beauté, seraient moins dérangeantes à lire si elles avaient été écrites par une victime. Et on n'a pas la ressource de penser que Jünger se range du côté des naufragés. Qu'on lise par exemple ce qui suit immédiatement les premières lignes citées plus haut :
" (...) On aimerait fermer les yeux sur elles (les nouvelles que l'auteur vient de mentionner), mais il importe de les considérer avec le regard du médecin qui examine une blessure. Elles sont les symptômes où se manifeste l'énorme foyer de maladie qu'il s'agit de guérir - et qui, je crois, est guérissable. Cette confiance, si je ne l'avais pas, j'irais immédiatement ad patres. Bien entendu, tout cela provient d'une couche plus profonde que la politique. Là, l'infamie est partout (...)"
Ou ces lignes encore plus claires du 12 mars, qui précèdent immédiatement la première notation sur les lémures :
" On dit que, depuis qu'on stérilise et tue les aliénés, le nombre de
nouveaux-nés atteints de maladies mentales s'est multiplié. De même, avec la
répression de la mendicité, la pauvreté est devenue générale, et la décimation
des Juifs entraîne la diffusion des caractères juifs dans le monde entier où se
répandent des traits qui rappellent l'Ancien Testament. Par l'extermination, on
n'efface pas les figures originelles ; on les libère plutôt.
Il semble que la pauvreté, et la maladie et tous les maux reposent sur des
hommes bien précis, qui les supportent comme des piliers, et ce sont pourtant
les hommes les plus faibles de ce monde. Ils ressemblent en cela aux enfants,
qu'il importe aussi de protéger tout particulièrement. Ces piliers détruits, le
poids de l'édifice s'affaisse sur la voûte. Puis l'effondrement écrase les
mauvais économes (...)"
Le nazisme comme pathologie d'un organisme sain, le judaïsme comme mal,
l'extermination comme mauvaise méthode pour s'en libérer, c'est dit :
Ernst Jünger n'est pas un humaniste à l'esprit cosmopolitique, c'est un
défenseur de la Grande Allemagne, qui se lamente des ratés de la réalisation du
projet nationaliste.
Mais, si l'attitude esthétisante de Jünger est à mes yeux moralement
supportable, c'est qu'en tant que combattant exposé et plusieurs fois blessé de
la guerre des tranchées, il a eu la même attitude : au coeur de la
boucherie, restant ouvert à la beauté du monde et à sa réalité étrangère à la
guerre, décrivant avec autant d'exactitude (mais sans froideur) les blessures,
voire les cadavres de ses compagnons que les fleurs ou les oiseaux. Le passage
suivant, tiré des pemières pages d' Orages d'acier (1920) donnera une
idée de la manière dont Ernst Jünger combine description clinique et métaphore
poétique dans un texte qui est à la fois compte-rendu militaire, observation
ornithologique et vision poétique :
" Vers midi, le tir prit la violence d'une danse frénétique. Sans cesse, des flammes jaillissaient autour de nous. Des nuées blanches, noires et jaunes se confondaient. Entre tous, les obus à fumée noire, que les vétérans surnommaient les "américains" ou les "caisses à charbon" déchiquetaient tout avec une force de percussion terrifiante. Cependant, les fusées lançaient par douzaines leur singulier gazouillement de canaris. Avec leurs échancrures dont l'air, en passant, tirait des arpèges, elles volaient comme des boîtes à musique en cuivre ou comme des sortes d'insectes mécaniques, au-dessus du ressac prolongé des explosions. L'étrange était que les petits oiseaux, dans la forêt, n'avaient pas l'air de se soucier le moins du monde de ces cent bruits divers ; ils restaient paisiblement perchés au-dessus des panaches de fumée, dans les ramures hachées par les obus. Dans les brefs intervalles de calme, on percevait leurs appels et leurs trilles insouciants ; ils semblaient même excités par les ondes de bruits qui déferlaient autour d'eux." (Journaux de guerre 1914-1918, La Pléiade, p.23)
N'eût été la dernière remarque, j'eus fait de ces petits oiseaux une métaphore du sage stoïcien !
Commentaires
La poésie de la nature était sûrement chez Jünger une forme suprême de résistance au bellicisme et au nazisme, à cet instinct de mort qui minait la civilisation occidentale, et qui le fascinait.
Il y avait comme une inspiration présocratique chez Jünger, avec le retour aux principes élémentaires qui façonnent toutes choses, comme le feu, ou la lutte intime entre l’harmonie et la discorde.
Comme Malaparte, Jünger était un compagnon de route très critique et embarrassant du nazisme et du fascisme, qu’ il voyait fonctionner de l'intérieur pour mieux montrer l’envers de leur décor. Mussolini et Hitler perdront patience avec Malaparte. Il sera relégué, puis assigné à résidence.
Quant à Jünger, la Gestapo était sûrement au courant de ses gestes publics de sympathie appuyée en direction des Français occupés, comme faire un salut prussien très respectueux, en claquant les talons, aux porteurs d’ étoiles jaunes dans la Rue Royale en plein jour.
Pour l’ héroïsme en 14-18, malgré ses médailles, on commence à dire que Malaparte n'était jamais allé au front. Et Jünger devait être très malin, pour avoir survécu à quatre ans de tranchées, sans amputations ni gueule cassée, et mourir centenaire. C’ est l’histoire de la bataille de Waterloo racontée par Stendhal au début de « La Chartreuse de Parme » : on ne sait rien, on ne voit rien, on ne sait plus où l’on est, mais on s'en tire, avec juste ce qu’ il faut de prudence et de courage.
Jünger utilisait la phraséologie nazie de l'époque, mais il en dénonçait bien les contradictions et les paradoxes. En poussant à l'extrême le « socialisme des imbéciles » de l'antisémitisme, en réalité le nazisme éliminait de diverses façons la pauvreté, tout en prolétarisant de nouvelles couches de la société allemande, qui devaient par exemple construire des autoroutes. Le nazisme avait l’obsession de l’ordre, mais il détruisait l’ordre social.
De même, sur le plan de l'eugénisme, la guerre était censée sélectionner les forts et éliminer les faibles. Or c’ était tout le contraire qui arrivait. Les forts étaient éliminés au front, tandis que les gens de l'arrière, moins favorisés par la nature, faisaient des enfants pour la future Allemagne.
Mais si Jünger était si sensible aux souffrances des autres, et aux souffrances infligées par les nazis ( et les gens de son pays en général) pourquoi respirait il l'air de Paris sans broncher ? D'autres , comme von Staufenberg résistèrent, et y perdirent la vie. S'il était si malin pour éviter les soupçons da la Gestapo, quels sont ses exploits, à part cet art de la dissimulation?
Jünger n’ était pas Brutus le conjuré, mais Cicéron le sage stoïcien, sans sa fin tragique. Il se tenait au-dessus de la « guerre civile européenne ». Cicéron n’ était pas au courant du complot contre César, et l’on se demande si Jünger savait vraiment ce qui se tramait contre Hitler. Si c’ était le cas, Jünger aurait eu le même sort que Rommel. Néanmoins, Jünger a brûlé des pages de son Journal après l’attentat du 20 juillet, tandis que son essai « La Paix » était peut-être le texte politique du complot contre Hitler. On a dit qu’ il était aussi intervenu pour sauver Paris, mais à l'État-major allemand personne ne voulait porter la responsabilité de sa destruction.
Le biographe de Jünger, Julien Hervier, rappelle qu’ il ne faut pas surévaluer chez lui le personnage du soldat et du héros. Jünger était avant tout un écrivain et un savant. C’ était sa forme de résistance à lui. On peut la trouver décevante et contester son efficacité.
EJ était en liaison avec von Staufenberg. Ce qui me frappe toujours est que des gens moins cultivés, moins sages, et surtout de moins bonne extraction ont été capables d'avoir des réactions de résistance. Sophie Scholl, Bertie Albrecht. Mais il est vrai qu'elles n'avaient pas d'oeuvre à écrire.
Ce qui reliait Sophie Scholl et Stauffenberg était le catholicisme. Avec le protestantisme, le catholicisme a été l'âme de la résistance allemande au nazisme, et ils ont eu leurs martyrs. Du côté catholique, les chercheurs, qui ont accès aux archives du Vatican, réévaluent le rôle du Pape Pie XII dans cette résistance. Cela heurte la légende d'un Pape silencieux, ou trop prudent, vis-à-vis du nazisme, que la pièce de Rolf Hochhuth, ou le film de Costa-Gavras qui s'en est inspiré, ont complaisamment répandue. Le livre récent de Mark Riebling, "Le Vatican des espions" est éclairant à cet égard. D'autres ouvrages, plus anciens, avaient déjà entamé cette légende. D'un point de vue très pratique, on se doutait que sous le cérémonial diplomatique il y avait eu une guerre secrète du Pape, avec cette secte païenne qu'était le nazisme, et qui lui faisait ouvertement concurrence.
Vous voyez, je vous l'avais bien dit, que le Pape est infaillible.
Il faudrait ajouter que le catholicisme autorise le tyrannicide, sous certaines conditions. Au XVème siècle, le Concile de Constance avait seulement condamné le tyrannicide commis par un individu n’ayant pas consulté les autorités. Il faut dire que la papauté s'était toujours réservée le droit d’autoriser le tyrannicide, s’il s'agissait de punir un hérétique qui troublait l'Église et l'État. La papauté se référait à la Bible, et à l’histoire de Judith et Holopherne. Il suffit encore au Pape de délier un membre de l'Église de son serment de fidélité au tyran, pour permettre le tyrannicide. Après l’attentat du 20 juillet 1944, il était clair que le Pape avait délié Stauffenberg, fervent catholique, de son serment de fidélité à Hitler. Celui-ci en fut très affecté, ce qui nécessita la prise de nombreux cocktails de drogues, avant de mener ses représailles.
À Gérard Grig : si on juge la conduite de EJ d'après ses journaux de guerre, il a eu surtout beaucoup de chance. Certes on peut en douter. En revanche c'est indubitable que le narrateur des journaux ne ressemble en rien à Fabrice à Waterloo. C'est étonnant de voir à quel point il conserve un regard clinico-poétique dans toutes les situations.
À Ange Scalpel : la résistance de EJ ressemble à celle des stoïciens, il fait son devoir d'officier de la Wehrmacht en condamnant dans son for intérieur les nazis. Certes la résistance intérieure n'a jamais sauvé, et encore, que celui qui la pratique.
En 14-18, si Jünger a eu beaucoup de chance, c’est parce qu’il était passé officier dans les troupes de choc, ces sections d’assaut qui étaient les ancêtres des commandos, et qui créaient des têtes de pont par surprise chez l'adversaire. Ces sections étaient constituées de soldats d’ élite, qui consacraient beaucoup de temps à instruire les autres troupes, et qui bénéficiaient d’armes comme des lance-flammes, des gaz, des boucliers et des arbalètes lance-grenades, et même d’une artillerie mobile. Il valait mieux jouer sa vie à pile ou face, au corps-à-corps dans des actions de commando initiales, plutôt que d'être exposé à la mitraille et aux éclats d’obus avec les autres vagues d'assaut, dans le no man’s land qui séparait les tranchées opposées. C'est alors qu’on avait la gueule cassée, la mutilation des membres ou l’agonie interminable.
Rommel commandait aussi une section d’ assaut en 14-18. Après un mois de front, Céline fit le choix de la mission-suicide, avec au retour ce qu’ on appelait « la bonne blessure » qui le fit réformer.
Le combat au corps-à-corps de commando rappelle le combat chevaleresque. Dans les airs se constituera également une véritable chevalerie du ciel, qui n'avait pas de parachutes !
C'est cette chevalerie des sections d’ assaut et des escadrilles qui inspirera l'agitation des conservateurs, au début de la République de Weimar. Pour Jünger, le nazisme sera la version dégradée et terriblement décevante de cet esprit de chevalerie. Il la transposera dans le pays imaginaire de la Maurétanie. Néanmoins, la chevalerie hantera le nazisme. Himmler enverra même chercher le Saint Graal dans les Pyrénées.
Dans les années 60, « Le Matin des magiciens » racontera bien cela.