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jeudi 13 septembre 2012

Le sot, une fois mort, n'est plus sot ou le dualisme substantiel sauve les sots de la sottise essentielle.

Dans Les Caractères, précisément dans De l'homme, La Bruyère écrit à propos du sot :
" Le sot est automate, il est machine, il est ressort, le poids l'emporte, le fait mouvoir, le fait tourner, et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité ; il est uniforme, il ne se dément point : qui l'a vu une fois, l'a vu dans tous les instants et dans toutes les périodes de sa vie ; c'est tout au plus le boeuf qui meugle, ou le merle qui siffle, il est fixé et déterminé par sa nature, et j'ose dire par son espèce : ce qui paraît le moins en lui, c'est son âme, elle n'agit point, elle ne s'exerce point, elle se repose." (142)
Ces lignes, je crois vite les comprendre, elles me font vaguement songer à Bergson : si, comme ce dernier l'affirme dans Le rire, le comique est "du mécanique plaqué sur du vivant", le sot doit fait rire et en effet on rit souvent de lui. Dans son Bréviaire de la bêtise(2008), Alain Roger mentionne ce texte de La Bruyère, en passant, le résumant ainsi en note : "Identité incarnée, à peine ambulante" (p.109)
Il ne dit rien en revanche du passage qui le suit et qui porte encore sur le sot. Mais alors ce que j'y découvre me stupéfie dans un premier temps:
" Le sot ne meurt point ; ou si cela lui arrive selon notre manière de parler, il est vrai de dire qu'il gagne à mourir, et que dans ce moment où les autres meurent, il commence à vivre : son âme alors pense, raisonne, infère, conclut, juge, prévoit, fait précisément tout ce qu'elle ne faisait point ; elle se trouve dégagée d'une masse de chair où elle était comme ensevelie sans fonction, sans mouvement, sans aucun du moins qui fût digne d'elle : je dirais presque qu' elle rougit de son propre corps et des organes bruts et imparfaits auxquels elle s'est vue attachée si longtemps, et dont elle n'a pu faire qu'un sot ou qu'un stupide ; elle va d'égal avec les grandes âmes, avec celles qui font les bonnes têtes ou les hommes d'esprit. L'âme d' Alain (sic) ne se démêle plus d'avec celle du grand Condé, de Richelieu, de Pascal et de Lingendes." (La Pléiade, éd.1941, p.358).
Il y a désormais quelque chose de platonicien. Précisément c'est au Phédon que je pense. Socrate fait parler ainsi les philosophes :
" Peut-être bien y a-t-il comme un raccourci capable de nous mener droit au but, dès lors que le raisonnement suivant nous guide quand nous sommes au milieu d'une recherche : tant que nous aurons le corps, et qu'un mal de cette sorte restera mêlé à la pâte de notre âme, il est impossible que nous possédions jamais en suffisance ce à quoi nous aspirons ; et, nous l'affirmons, ce à quoi nous aspirons, c'est le vrai (...) Pour nous, réellement la preuve est faite : si nous devons jamais savoir purement quelque chose, il faut que nous nous séparions de lui et que nous considérions avec l'âme elle-même les choses elles-mêmes (...) Alors, oui, nous serons purs, étant séparés de cette chose insensée qu'est le corps. Nous serons, c'est vraisemblable, en compagnie d'êtres semblables à nous, et, par ce qui est vraiment nous-mêmes, nous connaîtrons tout ce qui est sans mélange - et sans doute est-cela le vrai" (66b-67a, éd. Brisson, p.1182)
Le deuxième texte éclaire le premier mais en même temps, le contextualisant, en affaiblit la vérité, si tant est qu'il ait en lui quelque chose de vrai. On comprend désormais que le sot est prisonnier de son corps : il n'est au fond qu'accidentellement sot. Est-on loin de Descartes qui, dans la lettre à Hyperaspites, attribue à l'âme du foetus des idées métaphysiques que l'état de son corps ne lui permet pas d'actualiser ?
" Ce n'est pas que je me persuade que l'esprit d'un enfant médite dans la ventre de sa mère sur les choses métaphysiques (...) Il n'y a rien de plus conforme à la raison que de croire que l'esprit nouvellement uni au corps d'un enfant n'est occupé qu'à sentir ou à apercevoir confusément les idées de la douleur, du chatouillement, du chaud, du froid, et semblables qui naissent de l'union ou pour ainsi dire du mélange de l'esprit avec le corps. Et toutefois, en cet état même, l'esprit n'a pas moins en soi les idées de Dieu, de lui-même, et de toutes ces vérités qui de soi sont connues, que les personnes adultes les ont lorsqu'elles n'y font pas attention : car il ne les acquiert point après avec l'âge. Et je ne doute point que s'il était dès lors délivré des liens du corps, il ne les dût trouver en soi." (août 1641)
Le sot : en somme, un adulte contraint par l'imperfection de son corps à conserver son âme de foetus. Ainsi la mort va-t-elle produire en lui ce qu'aucune éducation ne pouvait réussir : la connaissance du vrai.

dimanche 18 octobre 2009

Une défense du principe du tiers-exclu contre l'accusation d'un possible usage totalitaire de la logique.

Dans Bréviaire de la bêtise (2008), Alain Roger identifie la bêtise à "un usage excessif" du principe d'identité; plus généralement il pense que "l'extension et la dilatation totalitaire dans le champ linguistique " des deux principes de logique, le principe de contradiction et le principe du tiers-exclu, produisent non plus bêtise, mais stupidité (principe de contradiction) et naïveté (principe du tiers-exclu).
Il s'attache d'abord à justifier que le principe du tiers-exclu ( il n'y a pas de milieu entre une proposition et sa contradictoire, autrement dit p ou non-p, sans troisième possibilité) ne vaut pas toujours et que la naïveté consisterait précisément à l'appliquer systématiquement. À cette fin, il mobilise un livre de Russell, Signification et vérité (1940), duquel il tire trois types de proposition à propos desquels ne s'appliquerait pas le principe du tiers-exclu: le premier type est celui des énoncés dépourvus de sens, comme "quadruplicité boit temporisation". Roger cite et reprend à son compte la position de Russell: le principe du tiers-exclu ne s'applique qu'aux énoncés dotés de sens; le deuxième type est censé (sic) permettre de défendre la thèse qu'il y a des énoncés dotés de sens auxquels pourtant le principe en question ne s'applique pas: Roger cite les deux énoncés suivants: " un lapin est plus petit qu'un rat" et "un lapin est plus gros qu'un rat"; il explique alors que chacun de ces deux énoncés n'est ni vrai ni faux, car dans le premier cas, il est possible qu'existe un lapin plus petit qu'un rat (par exemple un très jeune lapin) et dans le deuxième cas il est possible qu'existe un rat plus gros qu'un lapin (suit un développement sceptique concernant la vérité des lois naturelles). Le troisième type d'énoncé est illustré par "le son du trombone est bleu" (exemple de Russell) mis en rapport par Roger avec deux vers d'Eluard "La terre est bleue comme une orange" et "Les guêpes fleurissent vert": Roger tient à distinguer ce type d'énoncés de celui représenté par "Quadruplicité boit temporisation" en leur attribuant une vérité poétique, accessible, dit-il, seulement si on congédie le principe du tiers-exclu (son idée est que si on applique le principe du tiers-exclu à une vérité poétique - mais non identifiée comme poétique par celui qui applique le principe en question -, on est scandaleusement conduit à la rejeter comme fausse, vu que manière non métaphorique elle n'est pas vraie.
Or cette argumentation me paraît discutable dans le sens où elle ne me semble pas justifier l'idée que le principe du tiers-exclu ne s'applique pas à toutes les propositions.
Mais tout d'abord revenons sur la distinction faite entre le type 1 et le type 3 car elle n'est pas solide. En effet on peut imaginer un contexte rendant poétique l'énoncé présenté comme essentiellement dépourvu de sens (par exemple quadruplicité est un pseudo et temporisation est mis pour les paroles temporisatrices) ; inversement, "les guêpes fleurissent vert" - l'exemple est intéressant car il présente une incorrection grammaticale que présente aussi l'énoncé précédent - n'est qualifiable de poétique que si on dispose de l'information qu'il est tiré du recueil de vers L'amour la poésie. Il n'y aurait donc plus que deux types: les énoncés prima facie inintelligibles analytiquement (toujours convertibles en énoncés métaphoriques pourvu que l'incorrection grammaticale ne fasse pas mettre en doute qu'il s'agisse bel et bien d'un jugement) et les énoncés empiriques présentant soit des exceptions soit des généralités.
En premier lieu, peut-on soutenir qu'un énoncé du type " quadruplicité boit temporisation " n'entre pas dans le champ d'application du principe du tiers exclu ? Oui, si on entend le principe comme voulant dire: tout énoncé est conforme ou non à la réalité sans une troisième possibilité car alors, comme on ne comprend pas l'énoncé, on ne peut pas savoir s'il est vrai ou faux. Mais si on entend le principe comme signifiant: si on pose un énoncé comme vrai, il n'y a pas d'autre possibilité intelligible que de poser comme fausse sa contradictoire (précisément, si je soutiens que p est vrai, la seule autre possibilité concernant p est non-p), le principe s'applique aussi bien aux énoncés en question: il est exclu qu'existe une troisième possibilité entre "quadruplicité boit temporisation" et "quadruplicité ne boit pas temporisation" (si le principe du tiers exclu ne s'appliquait qu'aux énoncés dotés de sens - au sens de possiblement conformes à la réalité et non au sens de bien faits, valides, cohérents -, il ne pourrait être d'aucun usage dans la logique formelle).
Identiquement, le principe du tiers-exclu s'applique à tout énoncé poétique (ainsi qu'à toute vérité empirique exceptionnelle ou générale). Entre "la terre est bleue comme une orange" et "la terre n'est pas bleue comme une orange", il n'y a pas de troisième possibilité logique. On peut en plus se demander si l'idée qu'on n'a accès à la poésie que si on relativise la logique ne vient pas d'un préjugé (partagé généralement par les littéraires ?). En fait ce qui fait obstacle à l'accès aux métaphores, c'est l'ignorance de la connaissance de la possibilité des métaphores: ce qui m'empêche de comprendre la vérité poétique, c'est qu'on ne m'a pas expliqué qu'on peut identifier les propriétés de quelque chose en identifiant cette chose à une autre chose qui partage avec la première quelques-une de ses propriétés.
On peut se demander alors si accuser le principe de tiers-exclu de conduire à la naïveté ne témoigne pas d'une compréhension elle-même naïve de la logique. Mais si on est toujours le naïf de quelqu'un, je m'attends à ce qu'un logicien mette en relief la naïveté de ce que je viens d´écrire...
Le dernier post aurait pu alors s'intituler: critique bête d'une critique de la bêtise et celui-ci: critique naïve d'une critique de la naíveté...Mais à trop jouer à ce jeu, on court le risque du relativisme !

Commentaires

1. Le dimanche 18 octobre 2009, 21:58 par Elias
"Roger cite les deux énoncés suivants: " un lapin est plus petit qu'un rat" et "un lapin est plus gros qu'un rat"; il explique alors que chacun de ces deux énoncés n'est ni vrai ni faux, car dans le premier cas, il est possible qu'existe un lapin plus petit qu'un rat (par exemple un très jeune lapin) et dans le deuxième cas il est possible qu'existe un rat plus gros qu'un lapin "
Je serai curieux d'avoir le détail de l'argument car comme vous le présentez on a l'impression que l'auteur fait une confusion entre contraires (auxquels en effet le tiers-exclus ne s'applique pas) et contradictoires (auxquels le tiers exclus s'applique).
Comment les propositions sont elles formalisées?
Soit A : "un lapin est plus petit qu'un rat" et B : "un lapin est plus gros qu'un rat"
D'après moi il faut comprendre A ainsi:
"quelque soit x et quelque soit y si X est un lapin et y est un rat alors X est plus petit que Y"
et B ainsi : "quelque soit x et quelque soit y si X est un lapin et y est un rat alors X est plus grand que Y"
Certes le tiers exclus ne s'applique pas à A et B mais parce que A et B ne sont pas contradictoires.
la négation de A ne donne pas B mais:
non-A : "il existe x et il existe y tel que x est un lapin, y est un rat et X n'est pas plus petit que Y (ou X est plus grand que Y)
Entre A et non-A il me semble que le tiers exclus s'applique tout à fait.
Ceci sous réserve que j'ai bien compris l'argument et qu'un logicien vérifie que je n'écris pas de bêtise (si l'argument est lui aussi repris à Russell je ne voudrais pas donner l'impression de lui donner des leçons de logique!!).
Parmi les gens sérieux qui rejettent le tiers-exclus il y a les mathématiciens intuitionnistes, votre auteur y fait référence?
2. Le lundi 19 octobre 2009, 13:48 par philalèthe
Roger n'oppose pas les 2 énoncés (qui sont en effet contraires et non contradictoires), il les traite chacun séparément en faisant valoir que pour chacun le principe du tiers-exclu ne s'applique pas. Son argument est: le principe du tiers exclu commande de considérer que tout énoncé est ou vrai ou faux; or on ne peut pas décider si cet énoncé est vrai ou faux (car celui qui est généralement faux peut être vrai et réciproquement). Or le principe du tiers exclu peut s'appliquer quand même: même si je ne sais pas si p est vrai ou faux, je sais qu'il n'y a pas une 3ème possibilité que celle pour p d'être vrai ou faux (ou de manière plus modeste, si je tiens p pour vrai, j'exclus une autre possibilité que celle de le tenir pour faux et réciproquement). cette dernière réserve permet d'appliquer le principe à des énoncés fictifs comme "Madame Bovary se suicide". Face à quelqu'un qui dirait: ça n'a pas de sens de dire qu'elle se suicide ni qu'elle ne se suicide pas vu qu'elle n'existe pas, on peut mettre en évidence que si on tient pour vrai qu'elle se suicide, la seule autre option est de tenir pour vrai qu'elle ne se suicide pas. Pas de 3ème option. On peut aussi dire que dans le cadre du roman, il est conforme au texte ou non que Madame Bovary se suicide.
3. Le mardi 20 octobre 2009, 01:32 par Cédric Eyssette
Le principe du tiers-exclu s'applique, stricto sensu, aux propositions et non pas aux énoncés (c'est même pour Wittgenstein un critère de ce qu'est une proposition).
À la limite on peut appliquer le principe du tiers exclu à un énoncé dans la mesure où il exprime une proposition.
Cette distinction entre énoncé et proposition me semble permettre de mieux comprendre les cas proposés par Alain Roger.
— "quadruplicité boit temporisation" : on a un énoncé dépourvu de sens, c'est-à-dire un énoncé qui ne communique aucune proposition. Il n'y a donc pas de sens à appliquer le principe du tiers-exclu.
— "un lapin est plus gros qu'un rat" : j'ai du mal à comprendre ici l'argument d'Alain Roger. Si l'énoncé est interprété comme l'indique justement Elias, alors l'énoncé est tout simplement faux s'il existe un lapin qui est plus petit qu'un rat.
J'ai en fait l'impression qu'on a ici plutôt un cas d'ambiguïté. L'énoncé peut en effet communiquer deux propositions différentes : soit la proposition "quel que soit x, quel que soit y, si x est un lapin et y un rat, alors x est plus gros que y", soit la proposition "généralement : si x est un lapin et y un rat, alors x est plus gros que y". Si cette interprétation est la bonne, on peut comprendre le fait que l'énoncé soit ni vrai (un lapin très jeune est plus petit qu'un rat), ni faux (si le terme "lapin" est restreint à la classe des lapins qui correspondent à une sorte de stéréotype, de prototype de ce que nous appelons lapin, alors le cas du lapin très jeune est exclu et la phrase reste vraie).
— "Les guêpes fleurissent vert", "La terre est bleue comme une orange" : là encore il me semble qu'il y a ambiguïté dans la position d'Alain Roger. Si j'ai bien compris, Alain Roger affirme que ce type d'énoncé n'est ni vrai (le premier n'a pas de sens littéral et ne peut donc être vrai, tandis que le deuxième a un sens littéral qui n'est pas vrai), ni faux (ces énoncés communiquent en fait une vérité poétique). Mais le problème est toujours le même : ou bien on retombe dans le cas d'un énoncé qui ne communique pas une proposition ("les guêpes fleurissent vert" si on en reste à l'analyse syntaxique ordinaire), ou bien on a un énoncé qui communique une proposition qui est soit fausse (si l'énoncé est interprété dans son sens littéral), soit vraie (si on cherche à comprendre la "vérité poétique" communiquée par l'énoncé).
En définitive, Alain Roger n'a pas montré que le principe du tiers exclu ne s'applique pas à toutes les propositions, car son argumentation en reste au niveau des énoncés.
Mais si son argumentation en reste à ce niveau-là, elle est triviale : c'est une évidence que le principe du tiers-exclu ne s'applique pas à tous les énoncés. Si on ne précise pas le sens d'un énoncé (c'est-à-dire la proposition qu'il communique), on ne peut pas parler de sa vérité ou de sa fausseté, et par conséquent, on ne peut pas parler d'application ou de non application du principe du tiers exclu.
De plus, je ne vois pas du tout le lien entre les exemples donnés par Alain Roger et la question de la naïveté, et je pense que la naïveté ne consiste pas en un excès d'application du tiers-exclu, mais au contraire, peut-être, d'un défaut de compréhension de son domaine d'application et du coup d'un mauvais usage du tiers-exclu.
Mais peut-être s'agit-il ici d'une simple querelle de mots. Alain Roger fait peut-être implicitement la distinction entre énoncés et propositions, de sorte que la naïveté serait un excès d'application du tiers-exclu en un sens précis : l'excès consisterait à appliquer le tiers-exclu hors de son domaine. L'idée directrice serait alors qu'il ne faut pas appliquer le principe du tiers-exclu à tous les énoncés (mais seulement aux énoncés qui expriment une proposition déterminée).
4. Le mardi 20 octobre 2009, 15:04 par philalèthe
Merci, Cédric, pour ces précisions. Il me semble que Roger défend:
1) qu'un énoncé doit être une proposition pour que le principe du tiers-exclu s'applique. Il a raison mais sous certaines conditions grammaticales, on peut convertir l'énoncé non propositionnel en proposition (quand par exemple je transforme "quadruplicité boit temporisation" en proposition métaphorique, opération plus difficile (impossible ?) si on avait "quadruplicité boisson temporisation" - en fait c'est le contexte de l'énonciation qui décidera ou non de la possibilité -
2) qu'il y a des propositions auxquelles ne s'applique pas le principe du tiers-exclu ("un lapin est plus petit qu'un rat"). Vous avez raison de remarquer qu'à cause de l'ambiguïté de "un" (individu ou espèce ?) la proposition est compréhensible de deux manières mais une fois la décision de considérer un des deux sens prise - il faut prendre une décision arbitraire car le contexte fait défaut -, le principe s'applique dans les deux cas: il est vrai ou faux sans tierce possibilité qu'un lapin déterminé est plus petit qu'un rat; il est vrai ou faux sans tierce possibilité que le lapin est plus petit que le rat. Je n'arrive donc toujours pas à défendre l'idée qu'il y a un usage abusif du principe du tiers-exclu, une fois qu'on a clarifié que le principe n'est intelligible que relativement à des propositions, à des jugements.
Il faut distinguer deux thèses:
- par ignorance de ce qu'est le principe en question, on l'applique n'importe comment (c'est possible bien sûr !)
- par ignorance de ce qu'est le principe en question, on croit à tort qu'il s'applique à toutes les propositions. Et cette thèse me semble fausse: dès qu'on a affaire à une proposition (masquée sous un énoncé à première vue non-propositionnel ou manifeste), qu'on sache si l'énoncé est vrai ou faux ou qu'on ne le sache pas, il est vrai que la proposition ne peut être que vraie ou fausse.
C'est clair que toutes ces analyses présupposent une logique classique avec seulement deux valeurs (V et F); si on prenait en compte le probable et tous ses degrés, on changerait de terrain - mais ce n'est pas à ce niveau que Roger a argumenté, sauf à l'avoir mal compris, ce qui est toujours une possibilité à retenir !
5. Le vendredi 23 octobre 2009, 14:22 par herve
Bonjour à tous,
Je souhaitais proposer un cas à la sagacité de l'honorable assemblée :
Paul Watzlawick, dans "La réalité de la réalité" se réfère à la légende du roi du Danemark, Christian X, pour montrer les limites du principe du tiers-exclu.
Je parle de "légende", car il semblerait que ces faits soient historiquement faux.
Les juifs danois auraient été contraints, comme ceux de beaucoup d'autres pays, au port de l'étoile jaune. Ils étaient donc confrontés à un choix impossible :
- soit résister et s'exposer à une forte répression nazie,
- soit obéir et se soumettre, ouvrant ainsi la voie à une plus forte oppression.
Le roi Christian X aurait porté l'étoile jaune en exhortant tous ses sujets à faire de même.
On peut appeler ce stratagème, "la stratégie de Morgiane", du nom de la servante d'Ali Baba qui, après que les voleurs eurent marqué d'une croix la porte de son maître, traça une croix sur toutes les portes du quartier.
De même que les voleurs ne purent identifier la porte d'Ali Baba, de même les nazis auraient été contraints de renoncer au port obligatoire de l'étoile jaune pour tous les juifs. En effet, l'étoile jaune ne remplit plus sa fonction discriminatoire si tout le monde, pas seulement les juifs, la porte.
D'après vous, le tiers-exclu est-il ici mis en échec ?
6. Le vendredi 23 octobre 2009, 22:23 par philalèthe
Merci Hervé pour ce problème.
Hilberg dans son livre de référence La destruction des Juifs d'Europe ne parle pas de ces faits, ils sont donc imaginaires mais sans doute inspirés par l'effort national danois bien réel destiné à mettre le plus de juifs danois possibles à l'abri. Mais ce n'est pas l'essentiel ici.
À dire vrai, cette situation n'est pas pour moi problématique.
Le principe du tiers-exclu commande de penser: ou on obéit ou on n'obéit pas. Or, que fait le roi légendaire ? Il ne fait pas autre chose que ne pas obéir, puisqu'obéir consiste à mettre l'étoile si on est juif. Si on choisissait de dire qu'il obéit faussement, on serait toujours dans le cas d'une des deux options: obéir.
7. Le samedi 24 octobre 2009, 12:32 par herve
Philalèthe
Le principe du tiers-exclu commande de penser: ou on obéit ou on n'obéit pas. Or, que fait le roi légendaire ? Il ne fait pas autre chose que ne pas obéir, puisqu'obéir consiste à mettre l'étoile si on est juif. Si on choisissait de dire qu'il obéit faussement, on serait toujours dans le cas d'une des deux options: obéir.
Hervé
On pourrait de plus rétorquer qu'une obéissance fausse n'est pas une obéissance, comme de l'or faux n'est pas de l'or. Donc le roi (légendaire) est bien dans la non-obéissance, mais le plus important ne me paraît pas être là.
Je me permets de lever une piste de réflexion qui m'a été suggérée par une lecture d'un article de Vincent Descombes consacré à Richard Rorty ("Something different", in "Lire Rorty", p. 62).
Avec le subtil humour qui le caractérise, Vincent Descombes nous dit que le passage du premier au second Wittgenstein se produit lorsque s'établit une distinction entre "deux usages du signe "etc" : l'un comme une façon abrégée de mentionner une liste de cas ou d'objets _que l'on pourrait énumérer_, l'autre comme un signe de généralité indiquant qu'on peut continuer à appliquer une certaine règle ou une certaine description à d'autres cas possibles, _sans que nous prétendions pouvoir dire lesquels_." (op. cit.)
Pour Descombes, qui rejoint les thèses de Peirce, la différence entre les deux usages est celle de la collection et de la généralité, différence que le nominaliste veut supprimer en _réduisant_ la généralité à une collection de faits individuels.
Ici, tous ceux qui ne sont pas encore assoupis me demanderont quel est le rapport entre ce petit pâté, notre roi (légendaire) et le tiers-exclu ?
Très souvent, face à l'alternative A ou non-A, nous réduisons non-A à quelques figures, à quelques fait individuels. Ici, nous imaginons par exemple non-A comme tout ou partie de l'ensemble fini des juifs du Danemark sans étoile jaune sur la poitrine. Or le roi (légendaire) dément cette imagination réductrice lorsqu'il porte l'étoile jaune.
On pourrait tenir un raisonnement semblable si l'on voulait défendre que le roi (légendaire) obéit, qu'il est du côté de A : on arguerait que l'ensemble A a été abusivement réduit, mais, selon la célèbre formule de Malcolm Lowry, "Anyhow, somehow", de quelque côté qu'il se trouve, il est d'un côté _ou_ de l'autre, pas des deux à la fois...
Quelle conclusion pour le tiers-exclu : "A ou non-A" ? Il y a de nombreux cas (pas tous...), que l'on ne saurait énumérer, où le partage entre A et non-A existe bien, mais on ne peut a priori le situer. Devinez, dirait Pascal...
Jacques Bouveresse propose de penser comme "limitation indéfinie"cette caractéristique étonnante que l'on retrouve dans la règle chez Wittgenstein et dans de multiples interactions linguistiques des plus ordinaires aux plus sophistiquées : lorsque je prononce une phrase, un certain nombre de réponses possibles de mon interlocuteur seront pertinentes, d'autres ne le seront pas et je suis bien incapable de les définir à l'avance. Par exemple, je ne peux savoir en quoi consisteront les réponses pertinentes qui seront (ou non) faites au texte que je suis en train d'écrire. Pourtant aussi plurivoque que soit l'usage du langage, on ne peut dire tout et n'importe quoi sous peine de tomber dans l'équivocité complète que craignait le vieil Aristote, il y a donc bien une limite de pertinence.
8. Le samedi 24 octobre 2009, 13:21 par Philalèthe

Merci Hervé pour ces clarifications intéressantes.
1) "une fausse obéissance" peut en effet ne pas être une obéissance du tout (par exemple je fais courir le bruit que j'ai obéi alors que je n'ai rien fait), mais dans notre cas, c'est plus complexe car les Juifs portent aussi l'étoile et donc dans l'ensemble "fausse obéissance", il y a des obéissances fidèles - sauf à dire que les Juifs qui mettent l'étoile n'obéissent pas à cause du contexte qui ne permet plus de les identifier en tant que Juifs; je dirais plutôt que le contexte ne permet pas aux Allemands de déterminer quels sont ceux qui obéissent réellement - et des obéissances désobéissantes - là vous allez me dire que je n'applique pas le principe du tiers-exclu !- (dans le cas du faux or, il n'y a que les apparences de l'or)
2) En effet si on dit "ou on est Juif, ou on n'est pas juif", on laisse de côté la question de la compréhension et de l'extension (pour reprendre ces vieux termes) du concept de "juif" ( et on sait que cette question définitionnelle peut être une affaire de vie et de mort, là-dessus Hilberg est très précis - excusez-moi de mêler l'histoire à la logique mais votre exemple est tentant !-) L'initiative légendaire du roi est d'ailleurs sur ce point ambigüe: signifie-t-elle que l'extension du concept englobe les Danois ou les êtres humains - annonçant alors le slogan de mai 68 "nous sommes tous des juifs allemands" en défense de Cohn-Bendit - ? Mais comme vous le notez, le principe du tiers exclu continue de s'appliquer (dans le sens plus large de juif, on a donc la proposition: "on est juif ou on n'est pas un être humain"). Dans ce cas de figure, le roi obéit à un ordre qu'il ne comprend pas selon les termes de celui qui le donne. En un sens le roi partage le jeu de langage des autorités allemandes (quand on reçoit un ordre, on obéit ou on n'obéit pas - il va de soi que l'action peut être interprétée variablement comme une obéissance ou une désobéissance-) et en autre sens il ne le partage pas, puisqu'il ne comprend pas un mot-clé de l'ordre de la même manière (pour rester dans votre logique, il comprend mieux ce que veut dire "juif" que les donneurs d'ordres ne le font). C'est peut-être cette relation double avec le jeu de langage en question (le langage de l'ordre) qui vous a mené à être sceptique concernant la question de l'application du tiers-exclu. Car il ne semble pas alors alors correct de dire: "Le roi partage ou ne partage pas le jeu de langage de l'Etat allemand". Mais il suffit d'expliciter comment on comprend partager dans ce contexte pour rétablir la validité du tiers-exclu: "le roi partage avec les nazis le sens du concept de "juif" ou ne le partage pas", "le roi partage avec les nazis l'idée qu'à un ordre on obéit ou il ne partage pas etc.".
La difficulté avec cette identification indéfinie du sens du concept x, c'est qu'on tombe dans le relativisme. Vous dites: "Ici, nous imaginons par exemple non-A comme tout ou partie de l'ensemble fini des juifs du Danemark sans étoile jaune sur la poitrine. Or le roi (légendaire) dément cette imagination réductrice lorsqu'il porte l'étoile jaune." Je dirais plutôt: on sait que dans ce contexte non-A (ou A, peu importe) est l'ensemble des Juifs danois, on sait ce que signifie Juif dans ce contexte. Et donc le roi n'a pas une imagination plus ouverte, il fait juste l'idiot, ce qui bien sûr ici est très intelligent - à condition qu'il ait une autorité considérable sur ses sujets -
Appliqué aux réponses à votre post, c'est la même chose: "on ne peut pas dire tout"; dans le cas du roi légendaire, il a précisément dépassé les limites de ce qu'il est pertinent de dire concernant les Juifs.
Il me semble donc y avoir une différence radicale entre connaître une limitation indéfinie et imaginer une limitation indéfinie (ce que fait le roi).

samedi 17 octobre 2009

Tournier et la bêtise de Pascal.

Dans son Bréviaire de la bêtise (2008), Alain Roger défend la thèse que l'aphorisme, fait pour déjouer l'enlisement dans le système, court le risque d'être un nouvel exemplaire du type qu'il traque, précisément la bêtise. A l'appui de son propos, il cite alors p.37 (Gallimard Bibliothèque des idées) ce passage du Vent Paraclet (1978) de Michel Tournier:
" Notre bêtisier favori s'appelait les Pensées de Pascal où nous lisions en pouffant que la peinture est une entreprise frivole puisqu'elle consiste à reproduire imparfaitement des objets déjà dépourvus de valeur par eux-mêmes, que la traduction d'un texte étranger est sans problème puisqu'il suffit de remplacer chaque mot par le mot français correspondant, que la face du monde aurait été changée si le nez de Cléopâtre eût été plus court, que les vérités mathématiques sont moins certaines que les affirmations de la foi puisqu'elles n'ont jamais suscité de martyrs, et autres paris stupides que Flaubert n'aurait pas osé mettre dans la bouche de M.Homais, de Bouvard ou de Pécuchet."
Pourtant prompt à dénicher son ennemie, Roger n'émet pas une seule réserve sur cette façon de lire Pascal (peut-être symptomatique du fait que notre culture universitaire ne nous a pas donné beaucoup le choix entre le mépris et la vénération...).
Confirmant le cliché (bête ?) qu'on est toujours l'imbécile de quelqu'un, je serais pourtant enclin à juger éminemment bête qui pouffe de rire en lisant Pascal... Ce qui d'ailleurs renforce une des thèses de Roger, que bêtise n'exclut pas instruction, même forte.

Commentaires

1. Le samedi 17 octobre 2009, 17:45 par Elias
Est-ce parce que c'est Pascal (ou quelque autre grand philosophe) qu'il ne faut pas pouffer ou parce que, de manière plus générale, et conformément au précepte de Spinoza, il ne faut pas railler (ni déplorer ni haïr) mais comprendre?
2. Le samedi 17 octobre 2009, 18:42 par philalèthe
Je n'avais pas en tête Spinoza, c'est parce que c'est Pascal. Rire avec Pascal est possible, rire de Pascal peut se concevoir mais dans le contexte ça semble signer l'appartenance à une secte philosophique qui s'imagine définitivement au-delà d'un certain niveau de compréhension; ça ne veut bien sûr pas dire que je condamne le fait qu'on rie de quelqu'un ! Mais c'est un peu fort de café d'identifier Pascal à Homais... Ça serait aussi bête de ne pas rire d' Homais comme s'il s'agissait de Pascal. C'est quelque chose comme le sens des valeurs différenciées (tout ne se vaut pas, non ?).
Ça me semble différent de l'attitude consistant à se dire: "et si on lisait Pascal comme on lit Bouvard et Pécuchet ?" Le "comme", en marquant l'expérimentation, fait toute la différence.
J'ajoute qu'on ne trouve pas chez Pascal de condamnation du rire: cf par exemple fragm.472 (Le Guern): "On ne s'imagine Platon et Aristote qu'avec de grandes robes de pédants. C'étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis." Maintenant on peut se demander si Aristote pouffait de rire avec ses amis en lisant Platon. Peut-être ("je mets en fait que si tous les hommes savaient ce qu'ils disent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde " fr. 655) mais c'était Aristote...Il avait les moyens d' "homaiser" Platon :-)
3. Le samedi 17 octobre 2009, 18:53 par philalèthe
J'ajoute: je comprendrais quelqu'un qui dirait: "c'est bête de s'interdire de rire de Pascal"; quand on commence à lire un auteur, on n 'exclut pas qu'on puisse rire de lui; mais une fois qu'on l'a lu, il se peut qu'on trouve bête que certains rient de lui. En somme, rire de Pascal comme potentialité mais jamais actualisable. J'admets aussi que toutes les lectures ne se valent pas, il y en a de meilleures que d'autres etc.