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dimanche 13 mars 2016

Philosopher sous l'Occupation (8) : préférer la formation des habitudes à celle du jugement, un programme que l'État Français, par manque de temps, n'aura jamais réalisé.

Mais que propose donc Albert Rivaud dans l'article intitulé L'enseignement de la philosophie et publié en 1943 dans La revue des deux mondes ?
C'est un discours de crise que tient l'auteur :
« Le superflu ne nous est plus permis. Nous devons nous en tenir à l'indispensable. Les Français seront longtemps condamnés à ménager jusqu'aux ressources de l'esprit. »
Le philosophe y exprime son hostilité contre le matérialisme, le sensualisme et le déterminisme, « tout ce qui (peut) affaiblir le sens de la moralité et du devoir ».
Ses ennemis sont Voltaire, Rousseau, le curé Meslier, les utopistes de 1848. Il condamne la prétention à fonder la morale sur la raison, car, philosophe chrétien, il pense que la morale doit être religieuse.
À l'affût des israélites et des francs-maçons, Albert Rivaud attaque les sciences et précisément la sociologie de Durkheim.
Il abhorre autant les discussions sur la morale que la philosophie des sciences.
De la pluralité des philosophies et de l'introduction des sciences dans le cours de philosophie, Albert Rivaud tire l'impossibilité de fait pour les professeurs de tout savoir du programme et de pouvoir donc dominer ce qu'ils ont pour fonction d'enseigner.
En même temps il accuse ceux-ci d'être des négateurs de tout ce qui constitue « l'âme d'une nation » : le respect de la religion, de la patrie, de la famille, de l'autorité et quand ce sont les femmes qui enseignent la philosophie, il se déchaîne contre ces diaboliques :
« Les jeunes agrégées de nos collèges féminins apportent une ardeur presque sadique à ce travail de destruction. Certaines se plaisent à déniaiser crûment un auditoire innocent. Elles commentent Gide, Marcel Proust, les romans les plus audacieux, elles donnent des avis troublants sur le freudisme, la sexualité, l'union libre. Elles aggravent l' impudeur par la pédanterie. »
À la place de la multiplicité déboussolante des références et des critères de jugement, Albert Rivaud exige de quoi « mettre un peu d'unité dans le savoir et dans la vie. ». Au lieu des hérésies, il exige un credo.
Il ne faut donc pas supprimer la philosophie mais au professeur enclin à se spécialiser, il oppose le maître qui saura développer la sagesse pratique de ses élèves ; lui-même exemplaire, il devra donner, dans la continuité de l'empreinte familiale, de bonnes habitudes aux jeunes gens.
À un enseignement de philosophe pour tous réservé à la dernière année de lycée, Rivaud préfère un enseignement de toutes les disciplines (littéraires comme scientifiques) teinté de philosophie appliquée donnant à tous les lycéens des bases solides, intellectuelles et morales :
" De bonnes définitions de mots, de saines habitudes d'esprit, le sentiment qu'il existe des problèmes, à cela doit se borner, pour la plupart d'entre nous le bienfait d'études philosophiques."
Favorable à des professeurs enseignant plusieurs disciplines pour montrer l'unité des savoirs et conjurer la maudite dispersion en spécialités, il souhaite aussi que les mêmes enseignants restent plusieurs années en contact avec les mêmes élèves. Aussi seront-ils les mieux placés pour « distinguer ceux qui seraient propres à philosopher ». Albert Rivaud s'oppose donc à un enseignement obligatoire de la philosophie et, inspiré vaguement de Platon peut-être, veut réserver la philosophie à une élite de lycéens.
À lire ces lignes, on pourrait penser que le philosophe est favorable à une philosophie d'État mais il n'en est rien. Respectant « la liberté nécessaire des esprits », l'auteur privilégie les Anciens et la métaphysique (à une époque où la psychologie tient le haut du pavé dans les programmes de philosophie du Baccalauréat et à l'examen lui-même). Il fixe cependant quels philosophes doivent se trouver dans « l'anthologie élémentaire » de l'apprenti lycéen : Platon, Aristote, les Stoïciens, Plotin, Saint-Thomas, Descartes, Malebranche, Spinoza, Pascal, Leibniz, Kant (ça ne va pas de soi de trouver Kant dans cette liste faite par un philosophe chrétien car il est alors la bête noire de l'enseignement libre par sa critique de la prétention de la raison à connaître Dieu ; la présence de Spinoza met aussi en évidence que Rivaud prend ses distances par rapport aux pédagogues des écoles confessionnelles pour lesquels le seul philosophe dont la pensée doit être largement diffusée à l'école libre est Saint-Thomas) :
" On ne leur donnera pas une doctrine toute faite ; on leur montrera par quelques exemples de système comment fonctionne une pensée vigoureuse, comment elle concilie les exigences du cœur et de la raison, met l'ordre et la beauté dans la vie et dans l'action."
Pour enseigner les pensées de ces philosophes, il ne faut pas des professeurs érudits et techniciens, pense Rivaud. Mieux vaudront des enseignants dont la moralité a été vérifiée par une enquête soigneuse: il faudra « exclure les étrangers nuisibles, les naturalisés de fraîche date, les fauteurs de révolution. ». Les candidats à l'enseignement de la philosophie ne feront plus une licence avec des certificats qui lui enlèvent son unité. L'agrégation donnera seule la capacité d'enseigner et ne sera pas qu' un contrôle de connaissances mais, visant à percer à jour moralement les candidats, elle explorera leurs qualités et leurs défauts :
" Nul ne devrait être admis à s'y présenter qu'après une enquête sévère sur ses antécédents scolaires et familiaux et sa moralité personnelle."
Le jury n'est pas un auditoire savant mais un inquisiteur tenace :
" Aux épreuves solennelles devant un jury d'examinateurs muets, on substituera des examens prolongés devant des juges choisis. Ceux-ci pourront interroger librement les candidats, les faire parler, les confesser peu à peu, contrôler par des exercices adaptés à chacun l'étendue et la solidité de leur savoir, connaître leur caractère et leurs dispositions."
Par cette épreuve devront être sélectionnés non "des créateurs de systèmes mais de bons éducateurs de la jeunesse".
Rivaud veut se débarrasser d'un enseignement de la philosophie, occasion pour chaque professeur de développer une réflexion personnelle guidée par ses lectures et ses intérêts. En désaccord avec la doctrine de l'inspection générale qui insiste depuis des décennies déjà, sur la valeur de la liberté du professeur de philosophie dans la conduite de son cours, Albert Rivaud veut redresser la pensée et la morale dont le déclin, vieille ritournelle de l'époque, est responsable en partie de la défaite vis-à-vis de l'Allemagne.
Il ne lui reste plus alors qu'à conclure son article par l'éloge de Pétain déjà mentionné.

lundi 7 mars 2016

Philosopher sous l'Occupation (7) : Pétain en prisonnier libéré.

" Nous n'avons pas tous la bonne fortune d'avoir été élèves de Brochard, de Boutroux ou de Bergson. Cependant nous avons presque tous gardé un bon souvenir de notre année de philosophie. Notre professeur manquait peut-être de génie, mais nous ne nous en apercevions pas. Son éloquence était quelquefois plate et répandait l'ennui ; elle nous paraissait admirable et nous chantions ses louanges autour de nous. À vrai dire, cette admiration était surtout rituelle : elle témoignait de notre respect pour la philosophie plus que de notre zèle à l'étudier. Nous n'écoutions pas toujours ces leçons si vantées. Mais, après des années chargées de travaux, la classe de philosophie semblait une oasis de repos. Peu de matières d'enseignement ; chaque semaine dix heures de philosophie pendant lesquelles il était souvent possible de lire, de dormir ou de rêver. Le professeur ne changeait guère ses formules et répétait tous les ans les mêmes leçons. Un camarade obligeant nous avait passé le cours de l'année précédente. Nous faisons semblant d'écrire, - le refus de prendre des notes eût paru insultant à notre maître, - mais souvent nous lisions le roman caché sous notre cahier. Parfois cependant la classe s'animait et le souffle de l'esprit paraissait l'agiter soudainement. Le professeur avait posé quelque grand problème métaphysique, moral ou social et il demandait notre avis. Fiers de participer aux fêtes de la pensée, nous répondions avec feu, nous discutions passionnément sans toujours bien comprendre l'objet du débat. Ainsi nous prenions goût aux controverses où s'épuise encore la force de nos politiques et nous devenions sophistes à notre insu. De retour à la maison, nous étonnions nos parents par force paradoxes naïfs qui les irritaient après les avoir amusés un instant. Ils souriaient quand nous leur démontrions que le monde extérieur n'existe pas. Ils étaient inquiets quand nous discutions les règles morales et l'ordre de la société.
Cependant, quelquefois, surtout à Paris, nos conversations avec des camarades élevés dans d'autres collèges nous jetaient dans la perplexité. Il y avait beaucoup de professeurs de philosophie et ils ne se ressemblaient pas. L'un pratiquait la méthode socratique: le cours semblait naître et se former par la collaboration des auditeurs. Le maître n'intervenait que pour résumer les conclusion d'un débat qu'il n'avait pas cessé de diriger discrètement. Il en résultait quelque désordre, mais ayant l'illusion de participer à l'enfantement de la vérité, les élèves se prenaient pour des penseurs et ils en tiraient de la fierté. Ailleurs, le professeur dictait un sommaire puis le commentait librement. Certains parlaient tout le temps et trouvaient à peine, à la fin de la classe, quelques minutes pour les interrogations. La sécheresse d'un cours faisait contraste avec la prolixité d'un autre. Chacun philosophait suivant son tempérament. Le dialecticien, l'érudit, l'orateur se manifestaient à leur façon. Jamais aucun enseignement n'a donné davantage l'impression de la fantaisie et même de l'incohérence.
Même variété dans les doctrines. Nos lycées ont connu des maîtres de toute observance, catholiques, idéalistes, positivistes, criticistes, bergsoniens, sociologues... L'importance donnée à chaque partie du cours variait à l'infini. Ici, la logique seule occupait deux trimestres entiers ; tel professeur ne s'intéressait qu'à la psychologie, ou voulait réformer l'État. Tous avaient leurs manies bientôt connues et exploitées par des observateurs subtils. On y trouvait l'occasion de les faire parler et d'esquiver leurs questions. Ainsi la philosophie scolaire n'a pas connu d'orthodoxie et nos collèges n'ont pas enseigné une doctrine d' État. »
Certes ces lignes laissent transparaître un mépris amusé mais, quand on n'a pas encore lu le reste de l'article, elles font sourire ; en tout cas, elles sont une description vivante qui, soixante-dix ans après leur publication, gardent une part d' actualité, même si l'auteur, né en 1876, se proposait de rapporter seulement ce qui passait vers 1900.
C'est un professeur de philosophie à la Sorbonne qui les a écrites dans La revue des deux mondes en novembre 1943 : ce professeur, qui a travaillé sur Spinoza et la philosophie grecque, débute, par ces lignes plutôt aimables, un article qui se révélera bien vite abject sur L'enseignement de la philosophie. Cet homme de 67 ans s'appelle Albert Rivaud et a été ministre de l'Éducation Nationale dans le premier gouvernement Pétain.
J'avais été étonné qu' à la session du bac 1943 dans l'Académie de Grenoble on donnât comme sujet aux lycéens, de Pétain un texte idéologique métamorphosé pompeusement pour l'occasion en maxime. Or, Albert Rivaud a, quelques mois plus tard, élevé encore plus haut Pétain en le hissant, dans les dernières lignes de l'article déjà cité, au rang de sage classique :
" Un Chef glorieux, survivant d'un âge meilleur et formé par une méditation solitaire, a retrouvé en lui-même, à l'heure la plus douloureuse, la sagesse qui soutient les nations. Assumant sans peur les responsabilités les plus lourdes, il a osé dire la vérité. Ses conseils, ses ordres sont marqués de l'empreinte classique.
Ne cessons pas de considérer ce modèle quand nous cherchons à nous réformer. Oubliant les pédants qui avaient corrompu jusqu'à notre pensée, tâchons de le suivre, selon nos forces, dans la ligne de nos meilleures traditions. »
Le léger sourire laisse la place au franc dégoût. À dire vrai, dans le corps de l'article, Albert Rivaud a préparé cette apothéose :
«  Un homme d'État véritable, un chef de guerre méritent le nom de philosophes. Platon n'a pas sans raison rapproché le philosophe du politique. La force du caractère n'est chez le second que la forme visible de la force de l'esprit. Tous eux ont la faculté de dominer les détails et de voir les ensembles, de comparer, de ramener à une même idée les objets en apparence éloignés les uns des autres. Surtout leur pensée porte naturellement vers les sommets. Elle gagne ces points dominants d'où on embrasse toute une contrée, d'où le particulier et l'éphémère se fondent dans le permanent et l'universel. Une lumière paisible, celle de l'ordre et du bien, baigne le paysage et le remplit de sérénité. »
Platon n'avait pas donné d'identité au prisonnier parvenu à sortir de la caverne et à contempler le Bien. Grâce à Albert Rivaud, traducteur et bon connaisseur de Platon, je la connais enfin : il s'appelle Philippe Pétain.