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dimanche 4 mai 2008

In memoriam canium (3) : Alcidamas, cynique fictif, ou comment il est finalement difficile pour un satiriste de caricaturer un cynique !

Dans le Banquet ou les Lapithes, Lucien se moque des philosophes. Toutes les sectes y sont réunies à l’occasion d’un mariage. Chacun a à cœur de montrer que ceux des autres camps ne mettent pas leur conduite en accord avec leur doctrine et les choses s’enveniment au point que le repas dégénère en rixe avec coups et blessures.
Le premier à rompre les conventions est le cynique Alcidamas :
« 12. C'est au moment où Cléodème parlait que notre cynique Alcidamas fit irruption dans la salle : Il n'avait pas été convié, et il s'exclama, d'un air tout à fait décontracté : « Ménélas arrive de son propre chef ! ». Les invités trouvèrent qu'il avait un sacré culot et il lui lancèrent quelques flèches bien aiguisées du genre : « Ménélas, fou que tu es ! » ou « Agamemnon n'est point en son cœur satisfait ! ». D'autres grommelèrent quelques petits mots d'esprit du même acabit. En fait, nul n'osa critiquer vraiment l'importun de service ; Alcidamas était redouté : avec sa voix de stentor, c'était le plus gouailleur des cyniques, et il dépassait tout le monde dans le genre, ce qui fait qu'il inspirait une certaine méfiance.
13. Finalement, Aristénète le complimenta, le priant de s'asseoir entre Histiaios et Dionysodore. « Peuh ! répondit le cynique, vous me prenez pour une femmelette ou quoi ? Me prélasser comme ça sur des coussins pour bouffer ? Sûrement pas ! Je vais manger debout, en me baladant de–ci de–là, à mon gré. Quand j'en aurai assez, je poserai ma pelisse par terre et je reposerai ma tête sur mon coude, comme on le voit sur les peintures qui représentent Héraclès. » - Comme tu veux, répliqua Aristénète. Et Alcidamas se mit à circuler dans la salle en grignotant et, comme les Scythes qui émigrent vers des terres grasses, lui s'aventurait du côté des serviteurs qui apportaient les plats…
14. Bref, il mangeait, mais son esprit restait vif puisqu'il nous fit un petit speech sur le vice et la vertu en se moquant de l'or et de l'argent, si bien qu'il demanda à Aristénète l'utilité de ces coupes brillantes et foisonnantes alors que, selon lui, les coupes d'argile étaient tout aussi pratiques. Aristénète interrompit brusquement ses commentaires tout à fait déplacés ; il ordonna à son échanson de lui tendre un énorme skyphos et d'y verser un vin très pur. Il croyait lui avoir ainsi cloué le bec. Or il ne se doutait pas que cette coupe allait être le point de départ de gros pépins. En effet, dès qu'il eut pris le skyphos, Alcidamas fit silence, puis, d'un seul coup, il se jeta sur le sol à moitié nu, s'allongeant de tout son long comme il avait menacé de le faire auparavant ; la tête appuyée sur son coude, il tendait son verre de la main droite comme l'Héraclès chez Pholos revu par les les artistes." (traduction de Philippe Renault avec des notes très éclairantes sur http://bcs.fltr.ucl.ac.be/LUCIEN/Banquet.html)
En fait rien de plus conventionnellement cynique que cette rupture de conventions : s’inviter là ou on n’est pas invité, manger debout et en mouvement quand tous le font assis et en repos, dédaigner les lits, s’allonger à même le sol, prendre Hercule comme modèle, tout cela, c’est le déroulement prévisible du programme contestataire.
Mais que penser de son appétit ? A vrai dire en recherchant avec avidité la nourriture, Alcidamas ne se contredit pas car il dénonce ici seulement l’inutile sophistication des médiations entre l’appétit naturel et sa satisfaction : ce n’est pas contre le vin qu’il en a mais contre la coupe précieuse qui le contient. Et puis s’il y avait vraiment goinfrerie, elle pourrait toujours être rationalisée comme dérision de la décence ordinaire…
Mais va-t-on dans la suite du récit assister au dérèglement du rituel cynique ?
"16. Après l'incident, Alcidamas le cynique, déjà passablement éméché, ayant appris le nom du jeune marié, se mit à rugir pour exiger le silence en dirigeant son regard vers le clan des femmes : « Eh bien ! Je bois à ta santé, Cléanthis, au nom sacré d'Héraclès ! ». À ces mots, tout le monde s'esclaffa et le cynique s'écria : « Bande d'abrutis, vous riez parce je porte un toast à la mariée en invoquant Héraclès, mon patron ? Eh bien ! Apprenez, mes lascars, que si elle ne saisit pas la coupe que je lui tends, elle sera incapable de fabriquer un vrai mâle comme moi, vigoureux et instruit dans toutes les matières ! ». Tout en s'époumonant, il dégrafa ses vêtements et montra délibérément son membre à toute l'assemblée ! Les invités se mirent à rire jusqu'à l'hystérie ! De plus en plus en colère, Alcidamas nous lança un regard acéré comme un poignard, et l'on comprit qu'il n'était pas prêt de se calmer, loin s'en faut : je crois même qu'il aurait fini par blesser l'un de nous avec son bâton. Mais une galette onctueuse fit son entrée au bon moment pour apaiser ses velléités agressives, et il s'empressa dès lors de se goinfrer."
Inventer un rituel – en ayant sans doute bien garde qu’il ne se diffuse -, se dénuder intimement là où chacun est paré : Lucien ne force pas encore le trait et j’ai le sentiment que, le style aristophanesque en moins, je pourrais lire ces lignes dans Diogène Laërce. Certes la satire pointe son nez avec la neutralisation patissière…
"18. Comme d'habitude, il y eut une pause dans l'arrivage des plats, au cours de laquelle Aristénète, imbattable quand il s'agit de meubler les temps morts, donna l'ordre à un bouffon d'entrer en scène et de faire un numéro de fantaisiste pour divertir les invités. Un petit homme plutôt laid pointa alors son museau, la tête rasée, mais avec quelques malheureux poils au sommet du crâne. Il exécuta une danse qui tenait plus de la contorsion que d'autre chose, se disloquant à qui mieux mieux jusqu'au grotesque, maugréant quelques anapestes dans un douteux accent égyptien. Pour couronner le tout, il se paya la tête des spectateurs.
19. Ceux qui en prenaient pour leur grade riaient quand même de bon cœur. Mais quand vint le tour d'Alcidamas d'être charrié, et qu'il s'entendit traiter de « petit clébard de Malte » par le bouffon, son sang se mit à bouillonner – il était certainement jaloux du comique qui monopolisait les applaudissements des convives – il posa sa pelisse à terre et intima l'ordre à son concurrent de le provoquer au pancrace : en cas de refus, il recevrait des coups de bâton ! Pauvre Satyrion – c'était le nom du mime ! Il dut s'exécuter et se mettre en position de combat. Soyons francs : c'était vraiment excitant de voir l'austère philosophe rentrer dans la bedaine d'un histrion ou se faire étriper à son tour. Certains invités étaient choqués, d'autres au contraire se trémoussaient d'aise. Bref, Alcidamas, roué de coups, finit par capituler : l'avorton se révélait un véritable paquet de muscles et tout s'acheva dans un rire général et frénétique."
A bouffon, bouffon et demi. Désormais il semble que la satire opère à découvert. Les cyniques historiques me semblent avoir fait un usage plus parcimonieux d’un bâton tout symbolique. Mais en même temps railler le railleur institué, quoi de plus authentiquement cynique ?
Finalement arrive le dérèglement général: alors tous les vernis philosophiques (épicurien, stoïcien, platonicien, aristotélicien…) craquent :
"35. En fait, tout était sens dessus dessous ! Les gens ordinaires mangeaient avec un tact exemplaire, sans boire un verre de trop ; ils se comportaient le plus raisonnablement du monde, se contentant de faire honte aux autres, objets pourtant de leur vénération quelques instants auparavant, lorsqu'ils les considéraient comme des modèles de vertu. En revanche, les sages, eux, n'avaient aucune tenue, criaient comme des fous, se gavaient comme des porcs et se donnaient des coups !."
Dans ce foutoir, le cynique semble pourtant chanter encore une de ses mélodies traditionnelles :
"Alcidamas l'admirable, lui, pissait sans vergogne au milieu de la pièce, se fichant éperdument des femmes qui se trouvaient là."
C’est on ne peut plus orthodoxe. Quant à sa place dans la bataille, on pourrait même l’interpréter en termes de filiations et de querelles d'écoles!
« À noter qu'Alcidamas fit sensation en défendant Zénothémis (stoïcien). De son bâton, il assomma Cléodème (aristotélicien), mit en morceaux la mâchoire d'Hermon (épicurien)et amocha de nombreux esclaves qui leur portaient secours.»
Certes le comportement perd à la fin de sa cohérence :
«il y avait Alcidamas qui venait de mettre KO la meute adverse et continuait à s'en prendre à tous ceux qui s'aventuraient jusqu'à lui. C'eût été une véritable hécatombe s'il n'avait pas cassé son bâton »
Et la philosophie paraît désormais ne plus rien régler :
«47. Le banquet s'acheva sur cette note. Aux cris et aux larmes succédèrent les rires contre Alcidamas, Dionysodore et Ion. Les blessés furent évacués sur des civières : ils n'étaient pas jolis, surtout ce vieux croûton de Zénothémis qui, une main sur l'œil et l'autre sur son nez, hurlait de douleur ; Hermon, qui n'était pas mieux loti avec ses dents déglinguées, lui lança avec toujours le même esprit de contradiction : « En ce moment, mon cher, tu ne places point la douleur dans la catégorie des choses indifférentes. » Le marié fut recousu par les soins diligents de Dionicos et, la tête couronnée de bandelettes, on le hissa dans le char où il devait emmener sa femme. Quelles noces mouvementées pour ce pauvre garçon ! Quant aux autres convives, ils furent couchés, vomissant de temps à autre sur le chemin qui les menait au lit. Seul Alcidamas resta dans la salle. Impossible de l'en déloger ! Comme il était affalé en travers d'une couchette, on ne pouvait rien faire."
Cette fin de banquet évoque bien sûr par opposition celle du Banquet de Platon. Le philosophe en la personne de Socrate y a une toute autre allure. Alors qu’Alcidamas a été finalement vaincu par sa corporéité, Socrate y manifeste son indestructible spiritualité :
« Là-dessus, Socrate, les ayant endormis comme des enfants, se leva et partit ; comme à son habitude, Aristodème le suivit. Il se dirigea vers le Lycée, et, après s’être débarbouillé, il passa, comme n’importe quelle autre fois, le reste de la journée, et, quand il l’eut ainsi passée, vers le soir il alla chez lui se reposer » (223 d trad. Robin La Pléiade p. 764)