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dimanche 11 novembre 2007

Solon et Anacharsis sur la question du Droit.

A en croire Diogène Laërce (I 58), Solon aurait qualifié les lois de toiles d’araignée, ce qui m’a conduit naguère à intituler un billet : Solon et la reconnaissance des limites du droit. Or c’est à Anacharsis, un autre des Sept Sages que Plutarque, dans la vie qu’il consacre à Solon, attribue cette métaphore, destinée précisément à disqualifier l’œuvre législative de Solon. Voici le passage :
« Tu penses pouvoir réprimer l’injustice et la cupidité de tes concitoyens par des lois écrites. Mais celles-ci ne diffèrent en rien des toiles d’araignée ; elles garderont captifs les plus faibles et les plus petits de ceux qui s’y feront prendre ; mais les puissants et les riches les déchireront. » (Vies parallèles Quarto Gallimard p. 202-203)
Je relève que la version de Plutarque est plus explicitement démystificatrice que celle de Laërce. En effet, là où Solon mentionne « quelque chose de léger et de faible » puis « quelque chose de plus grand », Plutarque met à nu la fonction sociale du Droit en se référant aux « plus faibles et aux plus petits » puis « aux puissants et aux riches ».
Mais ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est la réponse de Solon à l’objection que lui fait Anacharsis :
« On respecte un accord, si aucune des parties n’a intérêt à en transgresser les dispositions. Il en va de même pour mes lois : je les adapte à mes concitoyens afin de faire comprendre à tous que respecter la justice vaut mieux que transgresser la loi. » (ibidem)
Cette argumentation me semble harmoniser deux conceptions différentes du Droit : l’une, qu’on peut appeler moraliste, identifie l’ordre légal à l’ordre juste, en sorte que respecter les lois, c’est vraiment respecter la justice (l’antithèse d’une telle position serait représentée par la dénonciation naturaliste du Droit positif exprimée par Calliclès dans La République de Platon) ; l’autre, d’inspiration utilitariste, identifie l’ordre légal à un ordre utile pour tous les citoyens.
La tension classique entre le juste et l’utile, l’un n’impliquant pas l’autre, semble réduite par une conception de la justice non comme absolu mais comme relative à la réalité présente de la cité : les lois sont adaptées aux citoyens, ce qui ne veut pas dire que les lois expriment les intérêts des citoyens, ce qui serait faire du juste un simulacre. J’y devine plutôt l’idée qu’il y a des degrés de justice et qu’on ne peut décider du degré de justice à établir sans prendre en compte l’état de la société. En somme j’invente ici un Solon réaliste mais non machiavélien dont la connaissance des choses sert de moyen à l’établissement de normes non seulement respectables mais aussi respectées en fait ( si je dis « j’invente », c’est afin de faire comprendre qu’un tel billet, comme beaucoup d’autres, vise moins à atteindre l’exactitude historique concernant les doctrines de Solon - « ils sont trop verts et bons pour des goujats" - qu’à prélever dans ces textes historiques des arguments philosophiques dans le but de les évaluer en tant que tels )
Il me semble donc que Solon répond ainsi à l’objection de la loi - toile d’araignée : les lois sont des toiles d’araignée quand les riches et les puissants ont plus intérêt à les transgresser qu’à les respecter. Le problème du législateur est donc d’établir des lois relativement justes que non seulement les pauvres mais aussi les riches ont un intérêt personnel à respecter. Si le Droit est alors respecté, ce n’est pas parce que les citoyens se sont hissés à son niveau, c’est parce que le législateur a d’une part révisé à la baisse le degré de justice qu’il veut instituer et a d’autre part fait voir à chacun la loi impersonnelle sous l’aspect d’une expression de son intérêt personnel.

mardi 5 juillet 2005

Anacharsis, semi-Barbare, mais vraiment lucide.

Pour la première fois depuis que j'écris ce blog, la conduite d'un philosophe non seulement n'a rien de sage, mais en plus est en contradiction avec ses paroles. Pierre Larousse dans l'article qu'il consacre à Périandre est porté à juger les Grecs fort étranges ("dans tout cela rien ne montre le vrai sage et il faut que les Grecs aient eu sur la sagesse d'autres idées que nous") et trouve un peu fort de café que seules des phrases donnent une si belle réputation:
"Quelques maximes en vers, insérées dans les recueils des poëtes gnomiques et qui passent pour être de lui, auront contribué à faire voir en lui un grand philosophe, tandis qu'au contraire ni sa vie publique ni sa vie privée témoignent du moindre souci de la morale" (Tome 12, 1874)
Et que lit-on ? Pour clarifier, je vais présenter sous la forme d'un double tableau la morale périandrienne. Ce qu'il n'aime pas: a) le gain et l'argent quand ils dépassent le convenable
b) la tyrannie appuyée sur la violence, voire la tyrannie tout court
c) la précipitation, car elle est cause d'échec
d) les plaisirs, jugés corruptibles
Ce qu'il aime:
a) la tranquillité
b) la démocratie (et il a exercé quarante ans et demi la tyrannie d'après Aristote)
c) les honneurs parce qu'immortels
d) la modération dans la prospérité
e) la maîtrise de soi dans l'infortune
f) l'amitié
g) le respect des promesses
h) la conservation des secrets
i) corriger pour punir mais aussi pour prévenir
j) l'exercice ("De lui est la maxime:"Tout est dans l'exercice" I,99)
Certes sa vie n'était guère raisonnable mais comme elle était intéressante, à la différence de ces conseils sans âge et sans saveur qu'on trouverait aussi bien dans la bouche de n'importe quel autre.
Cependant je garderais de lui l'éloge de l'exercice et renverrais entre autres au néant:
1) la pensée dite profonde mais qui ne s'exerce jamais
2) les sentiments intenses mais qui ne se montrent pas
3) la morale qu'on affiche mais qu'on n'applique pas
Je jugerais donc la pratique de quoi que ce soit comme le critère de l'existence de cette chose (1). Mais l'exercice, c'est aussi ce qui permet aux pensées de se former (pour penser, il faut s'exercer à penser), aux sentiments d'exister (pour aimer, il faut ne pas cesser de se conduire de manière aimante), à la morale de devenir une disposition (pour être moral, il faut s'habituer à se conduire selon certaines règles).
Tout mettre dans l'exercice, c'est douter de la réalité de toutes ces choses jugées si intérieures qu'on pense et qu'on n'a pas besoin de les montrer et que ce n'est pas par la pratique, supposée bien trop extérieure, qu'on a pu les posséder. C'est aussi compter sur le temps et se méfier des instants.
Mais je ne crois pas une seconde que Périandre ait mis ces pensées-là dans sa maxime ! En tout cas, lue ainsi, elle porte accusation contre sa vie vu qu'il n'y exerce aucune vertu et qu'une vertu sans exercice n'est qu'un mot.
(1) Ajout du 01-12-14 : c'est une position en réalité : il faut ajouter que je ne me rapporte ici qu'à l'ensemble des choses qui se pratiquent. Or, il existe une multitude de choses qui ne se pratiquent pas. Ce sont en fait les capacités que vise cette remarque.