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samedi 11 août 2007

Digressions estivales (4) : Anatole France "Sur le scepticisme" (in "La vie littéraire" Paris 1931)

Dans un des articles qu'il écrivait pour Le temps, Anatole France rapporte les propos d'un certain abbé L*** qui, dans la tradition de l'Apologie de Sebon de Montaigne, avait fait l' éloge de Pyrrhon et du scepticisme en vue de mettre le christianisme à l'abri des attaques de la raison puis ajoute:
" Hélas ! L'abbé L***, qui mourut curé d'un petit village de la Brie, repose maintenant dans un cimetière inculte et fleuri, à l'ombre d'une svelte église du treizième siècle. La pierre qui couvre ses restes porte cette inscription en témoignage d'une foi vive: Speravit anima mea. En lisant ces mots, je songeai à l'épitaphe en forme de dialogue qu'un spirituel Grec de Byzance composa pour Pyrrhon: "Es-tu mort, Pyrrhon ? - Je ne sais." (p.113)
L'épitaphe du curé sceptique ("mon âme a espéré"), traduisant le remplacement du savoir par l'espoir, est claire mais celle inventée pour Pyrrhon est plus énigmatique.
On l'interprète différemment selon qu'on voit en elle ou une remémoration d'une parole effectivement formulée par Pyrrhon de son vivant, du moins susceptible d'avoir été dite par lui, ou l'imagination d'une parole que Pyrrhon, bel et bien mort, pourrait proférer.
Dans la première hypothèse, le dialogue pourrait se poursuivre ( "Mais sais-tu que tu ne sais pas ?") selon la voie sceptiquement orthodoxe ( "Je ne sais") ou à la manière socratico-cartésienne ("Certes je sais au moins que je ne sais pas !").
Dans la seconde hypothèse, l'affirmation par Pyrrhon, physiquement mort, de son doute exprimerait de manière éclatante l'insuffisance du scepticisme au sens où Pyrrhon ignorerait et le fait de sa mort et celui de l'immortalité de son âme.
Anatole France poursuit en présentant des témoignages de l'insensibilité de Pyrrhon puis raconte cette anecdote:
"Laissez-moi vous redire, à ce sujet, ce qu'un disciple de La Mettrie dit un jour à la belle mistress Elliott, que les patriotes de Versailles avaient mise en prison comme aristocrate. Le geôlier donna pour compagnon de chambre à la jeune Ecossaise un vieux médecin de Ville-d'Avray, fort entêté de matérialisme et d'athéisme.
Il pleurait. Les larmes délayaient la poussière dont ses joues étaient couvertes, et le visage du pauvre philosophe en était tout barbouillé.
Madame Elliott prit une éponge, dont elle lava son compagnon en lui murmurant des paroles consolantes:
- Monsieur, lui dit-elle, il est croyable que nous allons mourir tous deux. Mais d'où vient que vous êtes triste quand je suis gaie ? Perdez-vous plus que moi en perdant la vie ?
- Madame, lui répondit-il, vous êtes jeune, vous êtes riche, vous êtes saine et belle, et vous perdez beaucoup en perdant la vie; mais, comme vous êtes incapable de réflexion, vous ne savez pas ce que vous perdez. Pour moi, je suis pauvre, je suis vieux, je suis malade; et m'ôter la vie, c'est m'ôter peu de chose; mais je suis philosophe et physicien: j'ai la notion de l'existence, que vous n'avez point; et je sais exactement ce que je perds. Voilà, madame, d'où vient que je suis triste quand vous êtes gaie.
Ce vieux médecin de Ville-d'Avray était bien moins sage que Pyrrhon, mais il était plus touchant. Et, en vérité, ses larmes, encore qu'un peu trop imbéciles, sont plus humaines que l'insensibilité vertueuse du sage d'Elis." (p.116-117)
A noter que dans la hiérarchie qu'Anatole France fait des points de vue sur la mort ( à l'avantage, relativement à la sagesse, de Pyrrhon), il ne lui est pas venu à l'esprit de prendre au sérieux ce que dit la jeune femme, jugée seulement capable de consoler.