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lundi 27 février 2017

Antisthène, réaliste moral.

" Antisthène ayant vu les Athéniens déchaîner un beau tumulte au théâtre pour le vers : " Qu'y a-t-il de honteux là où celui qui en fait usage n'en juge pas ainsi ? ", lui opposa aussitôt cet autre vers : " Ce qui est honteux est honteux, qu'on le juge tel ou non " (Plutarque, De audiendis poetis, 33b)

vendredi 20 novembre 2015

Antisthène ou comment se conformer à l'ordre établi pour des raisons cyniques.

J'ai déjà consacré plusieurs billets à Antisthène, en particulier à propos de sa conception du plaisir et des femmes. Mais la lecture du livre de Jean-Manuel Roubineau, Les cités grecques (VIème-IIème siècle av. J.C.), essai d'histoire sociale (PUF, 2015) me pousse à éclairer un point particulier. En effet Diogène Laërce dans les Vies et doctrines des philosophes illustres rapporte le fait suivant :
" Ayant vu un jour un homme adultère traîné en justice, il dit : "Malheureux que tu es ! À quel danger tu aurais pu y échapper pour une obole !" (VI, 4)
Or, conduire à préférer la fréquentation d'une prostituée bon marché à la transgression de l'ordre conjugal, c'est la fonction d'une loi légalisant les lieux de prostitution, loi adoptée à Athènes au début du 6ème siècle à l'instigation de Solon. C'est à lui que s'adresse Xénarque, un personnage des Deipnosophistes d'Athénée, dont Jean-Manuel Roubineau cite les lignes suivantes :
" C'est à toi qu'est due une découverte utile à tout le genre humain, Solon, puisque c'est toi, dit-on, qui y pensas le premier, une mesure démocratique et vitale, oui, par Zeus ! (et c'est bien à moi qu'il convient de le dire, Solon). Tu vis que la ville était pleine de jeunes gens, que la nature les contraignait durement, qu'ils avaient des égarements contraires à la morale. Alors tu achetas des femmes et tu les installas dans des endroits où elles fussent à la disposition de tous et toutes prêtes. Elles se tiennent là entièrement nues. Ne te laisse pas tromper. Regarde tout. Tu ne te sens pas bien ? Tu as des envies ? La porte est ouverte, une obole. Précipite-toi. Pas de façons, pas de chichis. On ne se dérobe pas. Tout de suite, comme tu veux, de la manière que tu veux. Tu peux partir. Envoie-la se faire pendre. Tu t'en fiches." (XIII, 569 d-f).
Sous cet éclairage, comment comprendre le conseil d' Antisthène ?
À première vue, il encourage au respect de l'ordre social ; comme l'écrit Roubineau, " Solon met en place un dérivatif aux pulsions des jeunes hommes, qui, non mariés, aux premiers temps de leur carrière sexuelle (...) peinent à discipliner leurs pulsions, et sont susceptibles de nouer des relations sexuelles prohibées avec des jeunes filles à marier ou des femmes mariées, relations qui menaceraient à la fois l'ordre social et le marché matrimonial." (p.58). Mais peut-on attribuer une pensée "conservatrice" à un philosophe cynique ? En fait ce serait, je crois, une erreur. L'homme adultère a ,aux yeux du cynique, fait un détour inutile et dangereux pour satisfaire un besoin naturel qu'il aurait pu soulager par le chemin facile de la relation sexuelle tarifée. Recommander l'usage de la prostituée plutôt que la jouissance de la femme mariée ne procède donc pas de la volonté de respecter l'ordre établi ; il s'agit de réduire au maximum la dépense sociale quand le désir porte à une relation sexuelle.
''Aimer est le grand point, qu’importe la maîtresse ?
Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ?''
On sait en outre que, s'il s'agit d'un simple désir de plaisir sexuel, le cynisme a recommandé un chemin encore plus court et plus économique..

Commentaires

1. Le vendredi 20 novembre 2015, 23:09 par Elias
"Mais peut-on attribuer une pensée "conservatrice" à un philosophe cynique ? En fait ce serait, je crois, une erreur. L'homme adultère a ,aux yeux du cynique, fait un détour inutile et dangereux pour satisfaire un besoin naturel qu'il aurait pu soulager par le chemin facile de la relation sexuelle tarifée."
Soit, le cynique ne souscrit pas à la norme sociale qui condamne l'adultère. Mais invoquer le danger auquel les défenseurs de ces normes exposent le cynique pour justifier qu'il s'y plie, n'est ce pas courir le risque de priver le cynisme de son mordant. Les multiples provocations de Diogène ne l'exposaient-elle pas à des dangers sans nécessité ?
2. Le samedi 21 novembre 2015, 08:21 par Philalethe
Merci de votre remarque car elle permet d'apporter une précision qui en effet manque à ce billet.
Être traîné en justice n'est pas un danger pour le cynique mais pour l'homme ordinaire, à qui Antisthène, se plaçant du point de vue de ce dernier, donne une leçon de cynisme. Du point de vue du philosophe, le détour par la femme mariée est seulement totalement inutile.
Ceci ne veut pas dire que le cynisme n'a pas contesté l'institution du mariage. Tout au contraire il l'a fait radicalement (cf par exemple D.L. VI 72-73 : " Il (Diogène) demandait la communauté des femmes, ne parlant même pas de mariage, mais d'accouplement d'un homme qui a séduit une femme avec une la femme séduite."). Un passage de la République de Zénon est encore plus net : " Ils pensent que les femmes doivent être communes parmi les sages, de sorte que n'importe qui s'unisse à n'importe quelle femme mariée.").
Suzanne Husson à ce propose parle de radicalisation de la position platonicienne exprimée dans la République.
On peut donc comprendre le conseil ainsi : " Ne joue pas le jeu social de l'adultère, n'importe quelle femme venue faisant l'affaire !" Or, dans une cité grecque non cynique, où les femmes sont privatisées par les hommes dans le cadre du foyer, ce qui tient lieu de première femme venue est la moins coûteuse des prostituées.
On peut se demander si dans une cité où le désir sexuel serait satisfait de la manière cynique la prostituée aurait une quelconque fonction. J'en doute.

dimanche 17 novembre 2013

Ânerie !

" Antisthène, marquant son dédain à l'endroit de ces Athéniens qui se vantaient d'être des indigènes, disait que leur noblesse ne dépassait en rien celle des limaçons et des sauterelles." (Diogène Laërce Vies et doctrines des philosophes illustres VI 1 )
" Quand on célèbre les lignées, chantant qu'un tel est de bonne race parce qu'il peut déclarer sept ascendants riches, le philosophe tient cet éloge pour celui de gens à la vue tout à fait trouble et courte, incapables, par manque d'éducation, de porter le regard sur tout et de calculer que chacun a des dizaines de milliers d'ascendants et d'ancêtres, qu'on ne peut dénombrer, et que, dans ce nombre, des riches et des mendiants, des rois et des esclaves, barbares aussi bien que Grecs, tout un chacun en a eu souvent par dizaine de milliers ; au contraire, quand on s'enorgueillit d'une liste d'ancêtres allant jusqu'à vingt-cinq et qu'on remonte jusqu'à Héraclès, fils d' Amphitryon, à lui cela paraît aberrant d'insignifiance, puisque le vingt-cinquième en remontant à partir d'Amphytrion était tel que la chance lui en était échue, et aussi le cinquantième à partir de lui : il rit de gens incapables de faire ce calcul, comme de délivrer de son enflure leur âme sans intelligence." écrit Platon dans le Théétète ( 174e-175ab)

Commentaires

1. Le jeudi 21 novembre 2013, 04:24 par angie
LE MULET SE VANTANT DE SA GÉNÉALOGIE
Le Mulet d'un prélat se piquait de noblesse,
Et ne parlait incessamment
Que de sa Mère la Jument,
Dont il contait mainte prouesse.
Elle avait fait ceci, puis avait été là.
Son Fils prétendait pour cela
Qu'on le dût mettre dans l'Histoire.
Il eût cru s'abaisser servant (1) un Médecin.
Étant devenu vieux on le mit au moulin.
Son Père l'Âne alors lui revint en mémoire.
Quand le malheur ne serait bon
Qu'à mettre un sot à la raison,
Toujours serait-ce à juste cause
Qu'on le dit bon à quelque chose.
2. Le jeudi 21 novembre 2013, 15:27 par Philalèthe
Bien sûr ! Merci beaucoup !

mercredi 23 mai 2012

La sauterelle : l'homme en mieux.

Dans le chapitre XXVIII des Essais sur l'entendement humain, Locke présente les relations naturelles :
" Une autre raison de comparer des choses ensemble ou de considérer une chose en sorte qu'on renferme quelque autre chose dans cette considération, ce sont les circonstances de leur origine ou de leur commencement, qui n'étant pas altérées dans la suite, fondent des relations qui durent aussi longtemps que les sujets auxquels elles appartiennent par exemple père et enfantfrèrescousins germains, etc. dont les relations sont établies sur la communauté d'un même sang auquel ils participent en différents degrés ; compatriotes, c'est-à-dire, ceux qui sont nés dans un même pays" (trad. Coste)
Puis Locke explique que toutes les relations naturelles sont loin d'être désignées par le langage :
" Nous pouvons observer à ce propos que les hommes ont adapté leurs notions et leur langage à l'usage de la vie commune, et non pas à la vérité et à l'étendue des choses. Car il est certain que dans le fond la relation entre celui qui produit et celui qui est produit, est la même dans les différentes races des autres animaux que parmi les hommes :cependant on ne s'avise guère de dire, ce taureau est le grand-père d'un tel veau, ou que deux pigeons sont cousins germains."
Or, ce qu'"on ne s'avise guère de dire", rien d'étonnant si le cynique le dit, lui. Voyez Antisthène :
" Marquant son dédain à l'endroit de ces Athéniens qui se vantaient d'être des indigènes, il disait que leur noblesse ne dépassait en rien celle des limaçons et des sauterelles." (Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 1)
Ce qu'explicite la note de Marie-Odile Goulet-Cazé :
" Car limaçons et sauterelles sont aussi des autochtones " (Le Livre de Poche, p. 680)
Plus loin Locke relève ce qu'on appellera la pluralité des champs sémantiques relatives à un même référent :
" L'on ne doit point être surpris que les hommes n'aient point inventé de noms, pour exprimer des pensées dont ils n'ont point occasion de s'entretenir. D'où il est aisé de voir pourquoi dans certains pays les hommes n'ont pas même un mot pour désigner un cheval, pendant qu'ailleurs, moins curieux de leur propre généalogie que de celle de leurs chevaux, ils ont non seulement des noms pour chaque cheval en particulier, mais aussi pour les différents degrés de parentage qui se trouvent entre eux."
Antisthène donnerait-il aussi aux limaçons et sauterelles une généalogie ?
En tout cas, pas comme le paysan le fait avec ses chevaux, pour s'y retrouver facilement dans leur élevage.
Le cynique reste centré sur l'homme ; c'est juste que, pour l'élever vraiment, il le prive de ses propriétés imaginairement nobles.
Xénophane ne faisait-il pas pareil en imaginant un cheval humain, trop humain ?
" Cependant si les boeufs, les chevaux, et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
IIls savaient dessiner, et savaient modeler
Les oeuvres qu'avec art seuls les hommes façonnent
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins, Et les boeufs donneraient aux dieux forme bovine."
À dire vrai, la sauterelle cynique est supérieure au cheval xénophanien : lui, est encore un homme, à sa manière chevaline ; elle, donne l'exemple à l'homme. Qui connaît en effet une sauterelle fière de son origine ?
On l'a souvent dit : l'animal dans sa simplicité muette est pour le cynique un modèle pour les hommes.

dimanche 5 mars 2006

Dispute entre le premier des Socratiques et le premier des Cyniques.

Si on connaît plus les Cyniques pour leurs hauts gestes que pour leur doctrine, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont su inventer des formes d’action qui valent les plus lumineux des manifestes, c’est aussi parce qu’on a perdu tous leurs ouvrages. Ainsi Laërce rapporte qu’Antisthène aurait écrit soixante-quatre oeuvres. L’une d’entre elles en trois livres se serait appelée Sur le fait de contredire (VI 16).
C’est sans doute à la lecture publique de cet ouvrage qu’Antisthène avait invité Platon :
« Comme Platon lui demandait sur quoi allait porter la lecture, Antisthène répondit que ce serait sur l’impossibilité de porter la contradiction. » (III 35)
Il est difficile de reconstituer avec exactitude la thèse du cynique. Antisthène aurait défendu que seuls existent les individus (ce cheval, cet homme, ce fleuve etc) et que les concepts (comme celui de blancheur ou de poids ou de taille) ne renvoient à rien d’autre qu’à des mots. Il en aurait tiré la conclusion que le seul jugement qu’on peut porter sur un individu est tautologique (« ce cheval est ce cheval ») sous peine de lui attribuer des prédicats qui ne correspondent à aucune réalité (ainsi lorsqu’on dit du cheval qu’il est blanc). Dans ces conditions, si la vérité est toujours tautologique, la possibilité de la contradiction entre les hommes prend fin au sens où si plusieurs hommes parlent de ce cheval, logiquement ils ne peuvent que s’entendre sur le seul énoncé formulable à son propos : « ce cheval est ce cheval ». La détermination de ce qui est faux est vite réalisée : seule est fausse la négation de la tautologie (« ce cheval n’est pas ce cheval ») et, par là même, la possibilité de thèses contradictoires concernant la réalité s’amenuise puisque les hommes à la lumière de cette doctrine sont encouragés à ne formuler que des évidences incontestables.
Dans la Métaphysique (delta 29), Aristote accuse de « naïveté » la doctrine en question, reprochant à Antisthène de réduire la vérité à la tautologie sans prendre en compte la possibilité du jugement prédicatif :
« En réalité, il est possible d’énoncer chaque être, non seulement par sa propre énonciation (« ce cheval est ce cheval »), mais encore par l’énonciation d’autre chose : assurément l’énonciation peut alors être absolument fausse (« ce cheval parle »), mais elle peut aussi être vraie. » (1024 b 35)
Platon, lui, avant même de prendre en compte la teneur du livre qu’Antisthène s’apprête à lire, détruit immédiatement et logiquement la cohérence de la thèse proposée :
« Alors Platon s’exclama : « Comment donc peux-tu écrire précisément là-dessus ? » (35)
Il lui fait en effet réaliser que la thèse formulée ainsi est auto-réfutante car si elle est vraie, Antisthène ne peut pas contredire ceux qui défendent que l’on peut contredire ; or, c’est bel et bien ce qu’il prétend faire. Un tel règlement de comptes logique est toujours douloureux pour celui qui en est la cible. Il est extrêmement efficace et réduit l’adversaire à un silence penaud. Ainsi il m’est arrivé plus d’une fois d’amener à la raison des élèves tentés par le scientisme et qui soutenaient que « seules les vérités scientifiques sont vraies ». Il suffisait de leur faire comprendre que leur énoncé n’était pourtant pas une vérité scientifique...Plus amusés que fâchés, ils n’allaient pas alors jusqu’aux extrémités d’Antisthène :
« Comme Platon lui montrait qu’il se réfutait, Antisthène écrivit contre Platon un dialogue qu’il intitula Sathon (Luc Brisson propose comme traduction « quéquette »). A partir de ce moment-là, ils furent constamment brouillés l’un avec l’autre » (35)
Entre Xénophon et Platon, il me semble en revanche n’ y avoir jamais eu d’esclandre mais une interminable et silencieuse rivalité comme si chacun, dans son désir de se faire reconnaître comme le dauphin de Socrate, imitait d’autant plus l’autre qu’il en parlait moins :
« Xénophon, lui aussi, semble n’avoir pas été en bons termes avec Platon. En tout cas, comme s’ils rivalisaient l’un avec l’autre, ils écrivaient des ouvrages similaires : un Banquet, une Apologie de Socrate et des Mémorables relevant de la littérature morale ; ensuite l’un écrivit une République, et l’autre une Éducation de Cyrus. En outre, dans ses Lois, Platon déclare que son Éducation est une fiction, car Cyrus n’était pas tel (en réalité Platon ne fait pas référence explicitement à l'ouvrage de son adversaire). L’un et l’autre font mention de Socrate, mais nulle part l’un ne fait mention de l’autre, sauf Xénophon qui fait mention de Platon au livre III des Mémorables (j’ajoute que la mention en question, tout à fait anodine, n’a rien de venimeux). » (34)
A travers la particularité de l’anecdote, Laërce, je crois bien, donne à voir une des figures possibles de la relation entre les philosophes : des disciples qui, bien qu’assumant le même héritage, ouvrent des voies distinctes, alliant à l’ignorance officielle la conscience secrète et confuse des oeuvres des autres.

Commentaires

1. Le mardi 7 mars 2006, 23:05 par Nicotinamide
Les voix qui traversent cette dispute me semblent multiples et contradictoires. En effet, la contradiction impossible et les essences introuvables ne relèvent pas seulement d’Antisthène. « Protagoras fut le premier à proposer l’argument d’Antisthène, qui essaye de démontrer qu’il n’est pas possible de contredire », puis Diogène Laërce ajoute, comme le dit Platon dans l’Euthydème » (DL IX 53) Parménide soutenait aussi que le faux n’existe pas… Par contre, en ce qui concerne Antisthène, je crois qu’il ne faudrait pas interprété ce qui nous reste en terme de discours vrai opposé à un discours faux impossible. Pourquoi ne pas envisagé un discours adéquat, où les interlocuteurs se sont mis d’accord sur une définition (aucune contradiction possible) face à un discours inadéquat où les deux interlocuteurs ne parlent pas de la même chose (contradiction apparente) ?

Le sathon vise à réduire à néant la théorie platonicienne de l’Idée. Mais Antisthène n’est pas le seul. « Comme Stilpon était très habile en éristique, il rejetait même les idées. Il allait jusqu’à dire que quand on dit homme, on ne dit personne car on ne dit ni cet homme-ci ni cet homme là. » DL II 119. Pour Platon les mots montrent l’essence (Cratyle), le réel c’est les ombres caverneuses, l’Idée possède une force ontologique. Antisthène s’inspire de Gorgias, pour dire au contraire qu’une Idée n’est qu’une représentation mentale qu’elle n’a aucune réalité, que rien ne leur correspond dans le monde. La démarche cynique correspond à établir un lien étroit entre le mot et la chose (la parole et l’acte).
2. Le mercredi 8 mars 2006, 17:52 par philalethe
Oui, vous avez raison de rattacher Antisthène à la sophistique; il a été lui-même l'élève de Gorgias.
Pouvez-vous, sinon, clarifier la distinction discours adéquat/discours vrai ?
En revanche je ne comprends pas ce que vous voulez dire quand vous écrivez que pour Platon le réel ce sont les ombres de la Caverne. Non, ces ombres sont des images d' images des Formes (qui sont le Réel), j'ai bien écrit images d'images.
3. Le mercredi 8 mars 2006, 22:18 par Nicotinamide
Antisthène s’est beaucoup préoccupé de la signification des noms car il pensait que : « l’examen des noms est le principe de l’éducation philosophique. » (Epictète). La recherche philosophique consistait donc pour lui à analyser les concepts moraux et le sens des mots (dans un but éthique bien entendu). Le cynique tend à s’arracher du bavardage conventionnel et des discours équivoques pour déterminer un sens univoque aux paroles. Une fois que le sens d’un mot a été fixé, les confusions ne sont plus possibles. L’attitude est socratique. En effet, les dialogues platoniciens évoquent toujours un Socrate qui s’interroge sur le sens d’un mot : qu’est-ce que le pieux ? Qu’est-ce que le courage, qu’est-ce que le beau, l’amitié, la vertu… Antisthène exclut dans cette approche les notions de vrai et faux (influence des éléates et des sophistes) car dire quelque chose correspond à dire ce qui est (ou du moins dire quelque chose qui a une signification même si celle-ci est inadéquate). Antisthène cherche juste à ce que ses définitions face corps avec les choses, que ses définitions soient les choses s’exprimant… C’est pourquoi, je ne crois pas qu’Antisthène s’enferme dans la tautologie comme le mégarique. D’un autre côté, lorsque Plutarque rapporte :
« Qu'y a il laid sinon ce qui le semble?
Antisthène les apaisa sur le champ en leur jetant à l'encontre cet autre vers :
Le laid est laid, quoi qu'il le semble ou non. » (Œuvres morales, traduction Amyot)
il semble difficile de nier qu'Antisthène donne au philosophe un accès à la vérité alors que le vulgaire nage dans l’opinion vague. (cf Dion Chrysostome, LIII (36) 4-5

Mon résumé de la théorie platonicienne était floue. Je voulais simplement dire que le sathon devait s’inscrire dans une lutte contre les théories de Platon en mettant en doute l’existence de l’universel.

jeudi 24 février 2005

Exit Antisthène.

Diogène Laërce n’a pas laissé d’œuvre, même s’il a rendu l’immense service d’écrire une sorte d’encyclopédie de ce qu’on savait au 3ème siècle sur les plus anciens philosophes. Néanmoins il lui plaisait d’inclure de temps en temps dans ses compilations anonymes des compositions de facture personnelle. Ainsi, à la fin du texte qu’il consacre à Antisthène, il dédie ces quelques lignes à sa mémoire :
« Tout au long de ta vie, Antisthène, tu étais un chien d’une nature telle que tu pouvais mordre les cœurs en paroles, sinon à belles dents. Et pourtant tu es mort de phtisie. Certains n’en diront peut-être pas moins : Eh quoi ? Il faut bien de toute façon que quelqu’un nous guide vers l’Hadès. » (VI, 19)
Comme si la mort du cynique avait l’allure d’une revanche au nom de tous ceux qu’il avait attaqués. Comme si prendre le sage pour modèle devenait dérisoire à la lumière de la disparition fatale. On pourrait répondre à Laërce qu’Antisthène ne prétendait pas accéder à l’immortalité mais visait seulement une autre manière de vivre sa vie. Vivre sa vie de manière à ne pas regretter de l’avoir vécue comme on l’a vécue. Puis-je ainsi interpréter ce court passage, rapporté aussi par Diogène ?
« Quel est, lui demandait-on, l’idéal du bonheur pour un homme ? « Mourir heureux. » (VI, 5)
Mais est-il mort heureux ? Ce que nous apprend l’empereur Julien dans ses Discours, c’est qu’il était « aux prises avec une maladie grave et pratiquement incurable » mais le texte de Laërce assure qu’il la supportait. De quelle manière ? Ici le traducteur le plus savant, Léonce Paquet, le montre médiocrement héroïque : « avec plus ou moins de vigueur » et la raison qu’il donne de sa résistance est toute humaine, bien ordinaire : c’est son « attachement à la vie ». Robert Genaille, qui va jouer ici le rôle souvent ingrat que j’ai attribué quelquefois à Henri Clouard quand je disséquais Lucrèce, embellit ses derniers instants en écrivant :
« Il sembla d’ailleurs supporter son mal en patience, par philosophie. »
Mais enfin, même si le degré de son endurance reste indéterminable, Antisthène continue d’être ce pédagogue en gestes ( en poses, diront les adversaires ) qu’il a toujours été, dans une scène qui ne peut pas ne pas me faire penser à l’euthanasie et au suicide assisté. Diogène, le disciple désormais, et non plus le tardif compilateur, « vint le voir muni d’un poignard ; Antisthène s’écria : « Qui donc me délivrera de mes tourments ? » « Ceci », reprit Diogène en lui montrant son poignard. Et Antisthène : « J’ai dit de mes tourments, non de ma vie. » (D.L. VI, 18) Cette fin, bien peu chrétienne, ne devait, elle, guère plaire au père Clément d’Alexandrie ! Ce désir d’en finir non avec la vie mais avec la peine paraît en plus en contradiction avec l’affirmation de la valeur de la souffrance à l’image non du Christ mais d’Hercule. Qu’en penser ? Ce qui fait le prix de la souffrance, c’est qu’ elle accompagne un exercice volontaire. Elle annonce alors l’accroissement de la puissance et la bonne jouissance qui vient après l’effort. Mais rien ne sauve de la condamnation la douleur qui brise et affaiblit. Alors, pourquoi refuser le suicide ? Parce qu’il est bon de montrer qu’on a tout de même assez de force pour supporter les attaques de la maladie, quoiqu’elles soient stériles. Patient professeur, qui dans les derniers moments de sa vie, montre la force de ses convictions. Je comprends mieux maintenant le tardif disciple stoïcien, Epictète, qui dans ses Entretiens mettait en garde ses propres élèves contre la tendance à prendre pour la vie authentiquement philosophique la répétition servile des paroles des philosophes :
« Ceux qui reçoivent simplement les principes veulent les rendre immédiatement, comme les estomacs malades vomissent les aliments. Digère-les d’abord, et, ensuite, ne vomis pas ainsi ; sinon il advient cette chose sale et répugnante que sont les aliments vomis. »
J’arrête : j’ai déjà beaucoup trop vomi Antisthène...

mercredi 23 février 2005

Avoir les yeux ouverts sur la valeur des choses.

Qu’est-ce que raisonner pour Antisthène ? C’est tout remettre à sa juste place, ce qui suppose qu’on distingue la valeur apparente de la valeur réelle. C’est Socrate qui, ne se laissant pas piéger par les apparences, a ouvert la voie en interrogeant pour apprendre d’eux ceux qui sont supposés savoir : prenons entre autres le Lachès où le général du même nom, glorieux militaire, ne parvient même pas à définir ce qu’est le Courage (aujourd’hui, socratique repenti, je dirais : « Existe-t-il donc ce Courage à définir une fois pour toutes ?"). Mais ce que Socrate insinuait, Antisthène le proclame, et cela donne par exemple :
« Il suggérait aux Athéniens de faire accéder les ânes à la dignité des chevaux. Les gens trouvaient la suggestion ridicule. Il leur dit alors : « Eh quoi ! N’est-il pas vrai que chez vous on devient général sans avoir rien appris, mais par un simple vote populaire ! » (D.L. VI, 8)
La position cynique semble ici pleine de bon sens : la fonction militaire exige des connaissances pour être accomplie efficacement. Certes, seulement le raisonnement d’Antisthène vaut pour toutes les fonctions politiques. Pas plus lui que Platon ne sont des démocrates : en effet ils comprennent la politique sur le modèle des mathématiques ; or, de même que la compétence mathématique n’est pas donnée à tous mais seulement à ceux à qui on l’a inculquée, de même la valeur politique a comme condition un savoir et précisément un savoir sur ce qu’il est Juste de faire pour régler au mieux la vie en commun. Tant que la connaissance des valeurs morales sera comprise sur le modèle de la connaissance scientifique et précisément de cette connaissance universelle et certaine qu’est la connaissance mathématique, attribuer à ceux qui sont élus la charge de légiférer reviendra à tirer au sort le capitaine du navire ! Cependant, là où Socrate minait insidieusement les autorités instituées, Antisthène appelle un chat un chat ou plus exactement un âne un âne ( bonne occasion de vérifier que, dans cette philosophie, donner à quelqu’un des noms d’oiseaux n’est pas toujours le mettre au-dessus des hommes ordinaires ; si n’est pas chien qui veut, en revanche les ânes ne manquent pas dans cet étrange bestiaire où l’animal n’est jamais ce qu’il est mais le signe d’une infériorité ou d’une supériorité). Comme Antisthène a conscience du danger du pouvoir politique quand il est confié à une grenouille qui veut faire le bœuf (merci, Monsieur de La Fontaine…) ! « Il est hasardeux de mettre un glaive entre les mains d’un fou et le pouvoir entre celles d’un homme pervers. » (Maxime le Confesseur Sermon 9, 61) (si l’on s’étonne de l’identification de l’âne au pervers, il faut relire la note d’hier !) « C’est donc au sage qu’il faut confier la direction de l’Etat. » comme le rappelle Saint-Augustin dans La Cité de Dieu (XVIII, 41). Il a lu Laërce qui attribue à Antisthène l’idée que « le sage ne va pas gouverner selon les lois établies mais selon la vertu » (VI, 11). Rêve grandiose d’une disparition définitive du politique et du juridique au profit de l’éthique ! Fonder le pouvoir de l’Etat sur la vertu de son chef et asseoir celle-ci sur la connaissance. Comme cette utopie nous paraît naïve, à nous qui doutons de la possibilité mais aussi de la nécessité de fonder la morale et la politique et le droit ! Je découvre déjà dans ces lignes très anciennes l’entreprise fondationnaliste d’un Descartes qui, dans un autre domaine, voudra reconstruire son logis sur des fondations absolument saines. Pour avoir trop cherché les fondements et pour ne les avoir jamais trouvés, je m’en suis détourné et me suis rendu compte que je pouvais m’en passer. Donc une politique sage, soit ! l’intention est bonne, même si elle est vouée à l’échec ( j’aurais pu écrire aussi bien "une politique savante", "une politique scientifique" ; la sagesse ici, ce n’est pas le bon sens ou la prudence, c’est la détermination du Bien par la connaissance du Vrai). Mais, si on ne vise pas la sagesse, quelle relation entretenir avec le pouvoir politique ? Stobée dans le Florilège lui attribue ses mots en réponse à la question de savoir comment accéder au pouvoir :
« C’est comme pour le feu, pas trop proche, de peur de se brûler, et pas trop loin, pour ne pas geler. »
Je me rappelle du prisonnier échappé de la caverne qui met du temps à pouvoir lever les yeux vers le soleil mais le feu céleste, lui, ne brûle pas ; il ne laisse aucune ombre, aussi il ne faut pas s’en tenir à l’écart car, l’avoir vu une fois, donne la lumière pour toujours. En revanche, ce feu politique, à hauteur d’homme puisqu’on peut le toucher, est pensé comme susceptible du pire et du meilleur. Le pouvoir attire les hommes, mais son exercice est mortel (comme cela sonne épicurien !). On perd donc sa vie à gagner du pouvoir mais pourtant pas de vie humaine en dehors du cadre d’une cité légiférée et ordonnée. Antisthène n’est pas un anarchiste ! : il veut juste remplacer les démagogues (« Son dialogue sur le Politique représente une charge contre tous les démagogues d’Athènes » nous apprend Athénée) par des sages, pour que la lumière du soleil remplace ce feu dangereux qui risque de calciner ceux qu’il faudrait juste réchauffer. On pourrait penser donc qu’être cynique c’est systématiquement rabaisser ; non, c’est mettre en bas ce qui n’a pas sa place en haut. Mais qui a sa place en haut, à part le sage ? Dieu. De nombreuses sources concordent : Dieu n’est pas à sa place parmi les dieux, il faut le placer très haut, si haut qu’on ne peut s’en faire aucune image et qu’on ne reconnaît en lui personne. Le père Clément d’Alexandrie a dû être bien aise de pouvoir écrire ces lignes :
« Antisthène le Socratique reprend en quelque sorte la parole du prophète, « A qui me comparerez-vous ? dit le Seigneur » quand il affirme que Dieu ne ressemble à personne : aussi ne saurait-on le saisir au moyen d’images. »
Comme si la religion chrétienne cinq cents avant la naissance du Christ trouvait déjà un fondement dans la raison perspicace du cynique, monothéiste par l’esprit dans le cadre d’un polythéisme de convention. Quant aux prêtres, comme les hommes politiques, ils en prennent pour leur grade :
« Il se faisait initier un jour aux mystères orphiques, et le prêtre affirmait que les gens initiés à de tels rites se verraient attribuer une foule de bienfaits dans l’Hadès : « Pourquoi donc ne meurs-tu pas ? » lui dit-il » (D.L. VI, 4)

mardi 22 février 2005

Où l'on découvre Antisthène sous les traits d'un athlète peu loquace.

J’ai toujours eu de la difficulté à discerner ce que serait un cynique s’il n’avait pas à jouer son rôle de chien qui mord et agresse tous ceux qui ne sont pas vertueux. Autrement dit, qu’est-ce que la vertu quand elle ne consiste pas à mettre en garde les autres contre leurs vices ? Pourtant, en toute rigueur, il semble que la vertu ne consiste pas du tout à parler, comme si parler servait toujours à justifier ou à accompagner ses vices :
« La vertu, disait-il, est avare de mots ; le vice, lui, bavarde sans fin. » (Gnomologium vaticanum 12)
Cela revient au même d’attribuer la prolixité à l’ignorant :
« C’est le propre de l’ignorance de beaucoup parler, et, pour celui qui agit ainsi, de ne pas savoir mettre un frein à son bavardage » (Caecilius Balbus XXVII, 2)
Cela peut paraître étonnant d’identifier l’ignorance au vice mais tous les philosophes antiques ont pensé que l’ignorance est la cause du vice. Si le méchant était éclairé, il ne voudrait plus commettre le mal. « Nul n’est méchant volontairement », tel est l’adage de l’enseignement socratico-platonicien : c’est, semble-t-il, inintelligible si l’on pense que cela signifie que le méchant ne planifie ni n’organise jamais ses actes, qu’il ne fait pas le mal exprès. C’est clair que le voleur vole à dessein. Mais la question est de savoir pourquoi il vole. On répondra parce qu’il le veut. Mais pourquoi le veut-il ? Parce qu’il imagine que c’est bien pour lui : à travers la méchanceté, il veut son bonheur. Ce que le voleur veut, c’est le bonheur ; or il n’est pas éclairé et il ne sait pas que le bonheur n’est pas la possession de la chose qu’il dérobe, mais une vie bonne. Dès que le voleur n’est plus ignorant, il cesse de commettre des fautes parce qu’il aura compris que, jusqu’à présent au fond, il s’y prenait mal pour atteindre ce que tout le monde veut. Si quelqu’un était méchant volontairement, on ne pourrait rien pour le convertir puisque la méthode de conversion revient à faire voir le moyen comme en réalité un obstacle. Le vice est perte, la vertu est gain. Qui perd donc ses vices, gagne. Voici pourquoi les ignorants parlent beaucoup : ils gaspillent les paroles au lieu de les réduire à un moyen de connaître la vérité pour ensuite vivre vraiment, je veux dire dans la vérité. Bien sûr, ces pensées sont rassurantes car elles nous conduisent à croire en un Bien par lequel on peut combler notre désir de bonheur. Au fond, toutes ces philosophies antiques ont comme point commun de considérer que le malheureux est d’abord quelqu’un qui ne sait pas y faire. A partir de là, on imagine sans peine comment l’enseignement dogmatique et non problématisé d’une de ces philosophies peut quelquefois transformer celui qui instruit en gourou. Il est certain que, de mon point de vue, la lumière vient du frottement, si on peut dire, de ces philosophies les unes contre les autres. Soyons clair ! Ce blog ne montre pas la Voie mais des voies dans le but d’aider à trouver sa voie, c-à-d (et là je serai, si je peux me permettre, très wittgensteinien) commencer à vivre sans que ne se pose plus le problème de la vie ! Mais alors, si on veut suivre la rude voie cynique, que faire ?
« Les gens appelés à devenir des hommes de bien devront façonner leur corps par la gymnastique et leur esprit par le raisonnement. » (Stobée Florilège)
Avec les cyniques commence, je crois, l’identification du sage à un athlète. Mais il y a athlète et athlète : qui s’entraîne pour l’argent et la gloire ne nous intéresse pas ici ; participer aux Jeux olympiques ne vaut que comme métaphore, au figuré, pour signifier la persévérance et la lutte contre les facilités et pour la simplicité. Pourtant l’athlète moral est bien un homme qui s’intéresse à son corps, non par amour de son corps mais pour le mettre au pas : cyniques, stoïciens, chrétiens ont tous visé la possession d’un corps qui ne se fait pas remarquer et qui n’est pas un obstacle à la bonne vie. Les racines de cette pensée sont anciennes ; déjà Platon dans le Phédon nous fait rêver sur ce que pourrait connaître de la Vérité une âme qui ne serait pas liée à un corps qui la tyrannise par ses besoins : manger, dormir etc., non pas expériences de bon vivant mais de prisonnier, enfin, pense Platon, de prisonnier temporaire. « Philosopher, c’est apprendre à mourir », cela veut dire aussi c’est apprendre à développer son esprit aussi bien que si on était délivré du corps. D’où l’intérêt de l’effort physique : avoir un corps dompté, maîtrisé, voilà ce que le cynique attend de la gymnastique. Mais que veut-on dire façonner son esprit par le raisonnement ?

lundi 21 février 2005

Antisthène, le plaisir et les femmes.

Diogène Laërce nous rapporte deux enseignements d’Antisthène à première vue contradictoires :
1)« Il disait de façon constante : « Je préférerais volontiers la folie à la sensation. » (VI, 3)
2)« Il démontrait que la souffrance est un bien par l’exemple du valeureux Héraclès et de Cyrus, tirant ainsi ses preuves à la fois des Grecs et des Barbares » (VI, 2)
Si l’on veut éviter l’incohérence qui vient de ce qu’apparemment, quand on souffre, on sent, il faut expliciter que la sensation qu’il faut fuir avant tout est la sensation de plaisir. Le sceptique Sextus-Empiricus dans Contre les mathématiciens (XI, 73-74) apporte ici une utile précision:
« Epicure pose que le plaisir sensible est un bien. Antisthène, au contraire, dit préférer la folie à la jouissance mauvaise. »
Finalement sentir n’est pas ressentir du plaisir mais un mauvais plaisir. Présentée ainsi, la position cynique n’est pas différente de la position épicurienne. Qu’on en juge d’après ce que rapporte Athénée de Naucratis dans le Banquet des savants (XII, 513 A) :
« Antisthène soutenait, lui aussi, que le plaisir est un bien, mais il ajoutait aussitôt : pas n’importe quel sorte de plaisir mais le plaisir dont on n’a pas à se repentir. »
Reste à savoir quels sont donc les plaisirs légitimes. Peut-on faire confiance sur ce point à Clément d’Alexandrie, père de l’Eglise grecque, qui fait d’Antisthène le défenseur d’une sexualité exclusivement procréative ?
« Je suis bien d’accord avec Antisthène quand il affirme : « Si je mettais la main sur Aphrodite, je la percerais de flèches pour avoir corrompu tant de nos vertueuses femmes. » Quant à l’amour, il l’appelle un vice de nature : les misérables qui lui sont assujettis l’appellent, eux, la divine maladie. Ils démontrent bien pour autant que c’est par ignorance que les écervelés se laissent asservir au plaisir : le plaisir, il ne faut pas s’y soumettre, même si on le qualifie de divin, c’est-à-dire nonobstant le fait qu’il est un don de Dieu en vue des besoins de la procréation. » ( Stromates II, 20, 107, 2).
Certes Antisthène a condamné la passion amoureuse (cet élève de Socrate ne reprend donc pas à son compte la thèse du Banquet, que la passion est le moteur de l’élévation philosophique), comme il a condamné certains mariages :
« Epouse une belle fille, tu auras une femme facile ; épouse un laideron, tu auras la vie difficile » (D.L., 6,3)
Mais si le cynique ne doit pas aimer à la folie et s’il ne doit pas épouser n’importe qui, il ne doit pas pour autant ne pas se marier :
« Le sage se mariera en vue de la procréation, ne s’unissant qu’à des femmes bien nées. Et il aimera vraiment car il est le seul à savoir quelles femmes méritent d’être aimées. » (D.L., VI, 11)
Clément d’Alexandrie avait peut-être lu ce texte, même si cette valeur accordée à la procréation est ,dans ces textes cyniques, bien rarement affirmée. Il me semble d’ailleurs que si l’enfant à faire est évoqué, ce n’est pas par amour des enfants mais par détestation de la fornication. En effet le prix accordé ici à l’amour n’est pas en contradiction avec la condamnation de la passion amoureuse : les femmes bien nées sont sans doute les femmes vertueuses et la relation alors me paraît plus être de l’ordre de la relation amicale, relation qui unit des pairs, que de l’ordre de la relation érotique. Cependant les textes sont à cet égard ambigus car Laërce écrit aussi, assez énigmatiquement:
« Il faut n’avoir commerce qu’avec les femmes qui vous en sauront gré. » (VI, 3)
Heureusement que Xénophon dans son Banquet a laissé ce texte éclairant où il fait dire à Antisthène:
« Je suis si content de mon grabat que de m’éveiller est toute une entreprise. Et si d’aventure mon corps sentait le besoin des plaisirs d’amour, la première venue me suffit : à tel point que les femmes dont je m’approche m’accueillent avec transport pour la simple raison que personne d’autre ne consent à avoir commerce avec elles ! »
Je suis troublé par ce texte, si épicurien avant la lettre, même si je n’ai jamais lu un seul texte épicurien évoquer le plaisir, comme ici, de rester dans son lit ! (Epicure n’est pourtant pas né quand Xénophon écrit ces lignes). Antisthène ne vise alors pas la procréation mais la satisfaction d’un besoin. Comme le sauvage de Rousseau dans le Discours sur l’origine et le fondements de l’inégalité parmi les hommes, « il écoute uniquement le tempérament qu’il a reçu de la nature, et non le goût qu’il n’a pu acquérir, et toute femme est bonne pour lui ». De cette réflexion se dégagent donc trois idées de la femme :
a) la femme-courtisane : il faut la fuir car « les courtisanes sont disposées à accorder à leurs amants toutes les faveurs qu’ils demandent, excepté l’intelligence et la prudence » comme l’écrit Stobée.
b) la femme-femelle : elle peut être laide mais elle sera reconnaissante du désir qu’à l’occasion on ressent pour elle.
c) la femme-amie : digne d’être aimée, il faut s’allier à elle.
Je parviens à faire correspondre à deux de ces catégories deux types d’homme : à la femme-courtisane l’homme flatteur ; des deux on croit qu’ils donnent ; en réalité ils enlèvent à ceux qui en sont les victimes. A la femme-amie, bien sûr l’ami, mais aussi en un sens l’ennemi (l’ennemi idéal bien sûr), qui rend à sa manière le même service que l’ami : l’un et l’autre sont attentifs à relever les défauts. En revanche je n’identifie pas du tout à qui dans le genre masculin peut correspondre la femme-objet du désir indifférencié de l’homme sans goût. Le bon plaisir est donc celui qui correspond à la satisfaction la plus simple possible des besoins naturels. Mais si Antisthène a choisi Hercule comme héros, c’est qu’à la différence du sauvage rousseauiste, le cynique doit faire beaucoup d’efforts pour éviter les mauvais plaisirs. C’est ainsi que je comprends ce passage de Jean Stobée dans son Florilège :
« Il faut rechercher le plaisir résultant d’un effort et non celui qui le précède. »
Il y a deux simplicités : celle qui précède la complication et celle qui s’y substitue. C’est évidemment à la seconde qu’ Antisthène, comme tous les philosophes antiques, aspirent. D’ailleurs on ne peut pas aspirer à la première, on peut juste peut-être la regretter. Une chose est sûre, cependant, si Antisthène ne condamne pas le plaisir en soi, le souverain bien n’est même pas le plaisir simple mais la vertu. Si ressentir du plaisir n’est pas interdit au cynique, ce qu’il veut avant tout, c’est être vertueux. Mais plus précisément qu’est-ce que la vertu ?

dimanche 20 février 2005

La rivalité de deux disciples, devenus maîtres, Antisthène et Platon.

Il semble que le disciple d'Antisthène l'entendait dire du mal de Platon et du platonisme. De Platon d’abord à qui il reprochait sa vanité :
« Une autre fois, il rendait visite à Platon atteint de maladie ; apercevant le vase dans lequel le malade avait vomi : « Je vois bien de la bile là-dedans, mais je n’y vois pas ta vanité. » (D.L. VI, 7)
Mais pour quelle raison Antisthène, lui-même qualifié de vaniteux par Socrate, juge-t-il ainsi Platon ? Faisons l’hypothèse qu’il l’accusait de ressembler aux sophistes, fiers de leur savoir, plus qu’à Socrate, qui vise à faire penser ceux qui sont habitués à écouter. C’est ce que me suggère en tout cas ce texte du Gnomologium vaticanum :
« Un jour que Platon parlait à n’en plus finir dans son école, Antisthène eut le mot suivant : « Ce n’est pas l’auditoire qui a à se régler sur celui qui parle, mais le conférencier sur l’auditoire »
J’ai l’impression à lire ces textes que le sophiste est toujours l’autre. Mais d’abord deux mots sur le terme « sophiste » : il y a en effet deux manières de l’entendre. A la mode platonicienne, le mot désigne un professeur de rhétorique, indifférent à la vérité et désireux seulement de gagner beaucoup d’argent en vendant les procédés oratoires qui permettent de persuader n’importe quel auditoire de n’importe quoi ( en un sens, nos modernes conseillers en communication leur ressemblent). Platon sait pourtant que l’art de bien parler n’est pas en soi mauvais, mais il reproche aux sophistes justement de ne pas le subordonner au respect du Vrai et du Bien. Défini ainsi, le sophiste est la bête noire des dialogues socratiques : moins on lui ressemble, meilleur on est (on trouve dans le Grand Hippias une illustration claire de l’entreprise platonicienne de ridiculisation de ce sophiste-là). Pendant longtemps, le sophiste était donc cet abominable commerçant qui estimait sa valeur à la hauteur des sommes qu’il engrangeait. Mais les historiens de la philosophie nous ont rendu un grand service en faisant apparaître sous ses sophistes noircis par Platon des sophistes authentiquement philosophes (même si cette expression a quelque chose de contradictoire puisque le philosophe est censé aimer une sophia, une sagesse, qu’il ne détient pas, alors que le sophiste, par son nom, même est désigné comme sage). La pensée sophistique est donc alors une rivale, fort sceptique, de la pensée platonicienne et il est bien clair que jusqu’à présent je n’ai pas parlé de cette sophistique-là qui exigerait à son tour toute mon attention *. Tout se passe donc comme si l’identification au méchant sophiste se faisait dans tous les camps pour disqualifier les autres prétendants au titre de philosophe. Mais pourquoi Antisthène, qui a partagé donc avec Platon l’intimité intellectuelle de Socrate, ne prend-il pas au sérieux la pensée platonicienne ? Il semble qu’Antisthène, en en voulant cette fois au platonisme et pas seulement à Platon, ait dénoncé, bien avant Aristote et d’une autre manière, la référence aux Idées. Voici à ce propos un texte éclairant :
« Certains parmi les Anciens niaient complètement les constitutifs spécifiques, n’accordant d’existence qu’à l’être concret et individuel. Antisthène, par exemple, argumentait avec Platon en disant : « je vois bien le cheval, mais je ne vois pas la caballéité. » Et Platon de répondre : « C’est que tu as de quoi voir le cheval, c’est-à-dire tes yeux, mais tu ne disposes pas encore de la faculté qui te permettrait de saisir la caballéité. » (Simplicius Commentaire sur les catégories 8b25)
Ammonius dans son Commentaire de Porphyre le fait parler dans le même sens :
« Je vois un homme, mais je ne vois pas l’humanité »
Antisthène serait ainsi, à ma connaissance, le premier philosophe nominaliste. Seuls existeraient à ces yeux des êtres « concrets et individuels » comme ce cheval-ci et cet homme-là. Le concept de cheval (la caballéité) comme celui d’humanité et comme au fond tous les concepts, n’existeraient pas en-dehors de l’esprit, à la différence de ce qu’affirmait Platon. Ce dernier aurait donc à tort projeté dans un monde en réalité imaginaire (le Monde des Réalités Intelligibles) des produits de l’esprit humain. On comprend qu’une telle critique, qui va avoir un bel avenir devant elle et n’a rien perdu deux mille cinq cents après de son mordant, ait déchaîné l’ire de Platon :
« Il apprit un jour que Platon parlait en mal de lui : « Il est digne d’un roi, dit-il, de s’entendre calomnier quand on fait le bien. » (D.L. VI, 3).
Bien sûr, Platon avait une réplique confondante : si Antisthène refuse la réalité des Idées, c’est que son esprit n’est pas assez exercé pour les contempler ( je me souviens de cet intéressant dialogue – Matière à pensées – où le très platonicien mathématicien Alain Connes, pour convaincre le très matérialiste neurologue Jean-Pierre Changeux, invoquait sa propre pratique mathématicienne pour justifier l’idée que faire des maths, c’est découvrir et non inventer des réalités qui s’imposent à l’esprit humain et qu’en aucune manière il ne constitue). Finalement, la rivalité entre Antisthène et Platon a dû aller assez loin pour que celui-là baptise celui-ci de Sathôn et écrive même un dialogue contre lui portant ce nom, nom qui serait bien insignifiant sans la précieuse note de Léonce Paquet ( Les cyniques grecs, fragments et témoignages p.22) :
« Sathôn désigne bien un « garçon vigoureux », mais le terme se réclame de « sathé », lui-même apparenté à « posthé »=le membre viril ».
Comme j’aimerais lire, s’il n’était pas perdu, Le couillon d’Antisthène !
  • Ici encore, c’est malheureux qu’il n’y ait pas deux mots différents (comme « sadique » et « sadien ») pour désigner ces deux sophistiques-là.

samedi 19 février 2005

Qu'est-ce qu'un professeur de cynisme ?

Il y a plusieurs manières d’être un maître. Il y la manière sophistique, où le disciple est nourri comme un cochon de lait dans le but de l’engraisser (c’est cela qu’aurait écrit Antisthène dans son Protreptique à propos des élèves des Sophistes, si l’on en croit du moins Athénée de Naucratis dans Le banquet des savants). On peut se demander si les professeurs de philosophie aujourd’hui ne sont pas encore des maîtres à la mode des sophistes : en échange d’argent, ils déversent leur savoir dans l’esprit des élèves qui auront comme récompense de bonnes notes s’ils montrent qu’ils ont bien engraissé… Il y a la manière socratique, où le disciple, ne recevant rien d’un maître qui n’a rien à donner sinon son questionnement et l’aveu de son ignorance, tire de son propre fonds des ébauches de vérité. C’est difficile pour un professeur de philosophie d’appliquer aujourd’hui la méthode socratique ; elle n’est sensée que dans le face-à-face avec, autour, en acolytes stupéfaits, les témoins de l’accouchement (Donc cinq minutes de socratisme pour sauver les apparences et cinquante-cinq minutes de sophistique pour garantir le succès au bac : ça doit ressembler à cela en général une heure de philosophie). Mais, élève direct de Socrate et non pas lointain et douteux disciple, Antisthène, peut-on penser, a dû reproduire le non-enseignement de son maître : en un sens, c’est vrai, mais là encore, en radicalisant singulièrement la posture socratique. Et c’est ici où nous retrouvons le bâton qui sert, entre autres, à chasser les disciples. Foin de la douceur socratique ! On pense désormais au maître zen dont le comportement irrationnel, quelquefois brutal, inaugure la pédagogie en faisant sortir la raison de ses gonds. Mais si l’on en croit Elien dans son Histoire variée (X, 16), « Antisthène avait poussé bien des jeunes vers la philosophie, mais ceux-ci n’y mettaient aucune attention, si bien qu’exacerbé à la fin, il ne laissa plus personne s’approcher de lui. » Cependant le cynique met trop en scène sa vie pour se livrer, comme le suggère Elien, à la colère ou au dépit. Frapper, c’est trier : seuls résistent les meilleurs, les insensibles aux coups, ceux dont le corps n’est pas la fragile porte d’entrée de la souffrance. C’est ainsi que Diogène – qui sera mon prochain héros – fait son entrée dans la philosophie, en forte tête, au sens propre de l’expression, mais je laisse parler Diogène Laërce :
« Arrivé à Athènes, Diogène s’attacha à Antisthène. Ce dernier le repoussa : il ne voulait être suivi par personne, mais l’assiduité de Diogène en vint à bout. Un jour, par exemple, Antisthène leva son bâton contre lui ; Diogène lui dit en avançant la tête : « Cogne donc : tu ne trouveras pas de gourdin assez dur pour me chasser aussi longtemps que tu me donneras l’impression de tenir des propos sensés ! ». A partir de ce jour, Diogène devint son disciple. » (Vies et sentences des philosophes illustres VI, 21)
Le maître cynique, c’est donc celui qui soumet l’envie de philosopher à l’épreuve des coups ; le disciple, c’est celui qui place, avant la douleur, la connaissance de la vérité. On les trouvera bien fanatiques et naïfs ces disciples cyniques : excusons-les, ils n’ont pas la chance d’avoir deux mille cinq cents ans de philosophie derrière eux. Le maître cynique, c’est aussi celui qui a peur des flatteurs (et, dans tout nouveau disciple, il y a virtuellement un flatteur) :
« Il affirmait, rapporte Hécaton (dans ses Mots d’esprit) qu’il vaudrait mieux tomber en proie aux corbeaux (« korax ») que sous la griffe des flatteurs (« kolax ») : ceux-là s’attaquent aux cadavres, ceux-ci dévorent les vivants. » (D.L. VI, 4)
C’est donc pour rester entier et intègre que le maître se protège de toutes ces graines de flatteurs, qui risqueraient, en le submergeant de paroles charmeuses, de l’empêcher de tendre vers l’excellence. Mais que faisait donc le maître cynique avec la minorité d’acharnés résistants qui le suivaient sans le courtiser ? Leur donnait-il à lire ses livres ? Non, sans doute car « les sensés, disait-il, ne devraient pas apprendre à lire de peur d’être corrompus par les autres. » (D.L. VI, 103) Certes c’est d’abord la condamnation des livres des autres qu’opère ainsi Antisthène mais c’est aussi un lieu commun de la pensée socratique et platonicienne qu’on n’apprend pas à penser en lisant les pensées des autres mais en exerçant la sienne. Même prendre des notes est dénoncé comme un exercice de paresse :
« Une autre fois, un de ses disciples se lamentait auprès de lui d’avoir perdu ses notes de cours : « Il fallait bien plutôt, lui dit-il, les graver dans ton esprit que sur des feuilles de papier » (D.L. VI, 5)
On a donc une définition du disciple du cynique : il grave dans son esprit ce que dit le maître ; mais il faut pour cela avoir de l’esprit, ce que fait comprendre ainsi Antisthène, en jouant, comme souvent, sur les mots :
« Un garçon du Pont se préparait à se mettre à son école et il lui demandait ce qu’il fallait y apporter. Antisthène lui dit : « Un livre neuf, un crayon neuf et une tablette neuve » (en insistant sur le mot « kainoû ») pour lui faire comprendre qu’il avait surtout besoin d’esprit (kai noû) » (D.L. VI, 3)
Antisthène me semble finalement, dans son invention du rôle de maître, mêler des traits sophistiques et socratiques : s’il ne veut pas de disciples, ce n’est pas qu’il n’a rien à dire mais que les candidats ne sont pas prêts à comprendre ce qu’il veut dire. Car Antisthène a bien quelque chose à dire et il semble que, se souvenant du professeur de rhétorique qu’il a été, il l’ait même monnayé, comme le suggère cette ultime anecdote qui met en évidence, bien qu’à la mode cynique, un solide sens des affaires :
« Un jeune homme du Pont (est-ce le même que plus haut ?) lui promettait de le payer dès qu’une cargaison de salaisons entrerait au port (il y a peu de textes, croyez-moi, qui mêlent la charcuterie à la philosophie). Antisthène prend alors le garçon, il se munit d’un sac vide, se rend chez une détaillante de farine et remplit son sac ; il s’apprêtait à partir quand la marchande lui demanda de payer : « Le jeune homme que voici, dit Antisthène, t’en donnera le prix quand arrivera sa cargaison de salaisons ! » (D.L. VI, 9)
Mais qu’apprend-on quand, la tête dure, l’esprit vif et le porte-monnaie à la main, on écoute Antisthène ?

vendredi 18 février 2005

Comment devient-on le premier philosophe cynique ?

Ce n’est pas parce que les Cyniques ont fait l’éloge de la vie simple que le parcours d’Antisthène n’est pas compliqué ! Il est d’abord l’élève du célèbre Gorgias, un des plus illustres sophistes, cible de Platon, ce Gorgias qui soutenait que « le discours est un tyran très puissant » et qui a dû donner à Antisthène suffisamment les moyens de tyranniser pour qu’il devînt à son tour professeur de rhétorique. Diogène Laërce nous rapporte que Théopompe en a fait l’éloge en ces termes :
« C’était, écrit-il, un esprit puissant qui pouvait, avec des discours bien tournés, renverser n’importe qui. » (D.L. VI, 14)
Or ce maître devient disciple de Socrate et demande à ses disciples de devenir ses condisciples. A malin, malin et demi. Antisthène a trouvé plus fort que lui : c’est vrai que Socrate pouvait aussi renverser n’importe qui, d’une autre manière, il est vrai, pas par l’éloquence mais par l’interrogation, non pas en montrant qu’il sait mais en faisant croire qu’il ne sait pas… Alors sa vie change : il fait tous les jours la route qui sépare le Pirée d’Athènes pour aller écouter son maître ( à vrai dire, rien de socratique dans cette attraction : les sophistes aussi déplaçaient les foules) ; il rend visite à Socrate dans sa prison et il fait sans doute partie de tous ceux qui aimeraient bien acheter, quel que soit le prix, l’évasion de Socrate ( mais le condamné n’en veut pas du tout de cette évasion, comme Platon l’explique dans le Criton) ; il est au chevet de Socrate dans les derniers moments ; mais surtout il prend modèle sur son maître, « il acquit de Socrate la patience et en imita l’impassibilité » (D.L.VI, 2)et puis enfin, comme Saint-Jérome (certains chrétiens ont beaucoup aimé le cynisme, pour son ascétisme, entre autres) le rapporte, « ayant vendu ses biens ou les distribuant au grand jour, il ne garda pour lui rien de plus qu’un petit manteau. ». En se débarrassant de son argent, inaugure-t-il une tradition ? Peut-être, en tout cas, c’est aussi de cette manière que Spinoza et Wittgenstein entreront dans la carrière philosophique. Ce qui est sûr, c’est qu’Antisthène, amplifiant le dédain socratique, donne ainsi le signal de départ de la course à la pauvreté, cette pauvreté exhibée, ostentatoire, dont on tire vanité et qui accompagne une immense haine des richesses et des succès mondains. Mais il ne faut pas oublier le petit manteau qui va constituer désormais avec la bâton et la besace un élément de l’uniforme cynique : à cela ajoutons cheveux longs, barbe et saleté. C’est clairement la radicalisation de la posture socratique, une sorte de "sylénisation" à outrance, un renforcement de l’opposition déjà ancienne entre l’apparence (ce qu’on voit à l’extérieur) et l’essence (l’intériorité cachée). Ce disciple, en caricaturant son maître, s’est finalement distingué de lui, au point que ce fut à son tour d’avoir des disciples ; j’imagine que ce n’était pas les mêmes qu’avant ; ceux-ci avaient trouvé une manière plus sournoise de dominer, non plus par la hauteur de l’éloquence mais par la théâtralisation du mépris des apparences ordinaires. Mais comment Antisthène a-t-il donc joué pour la première fois le rôle de maître cynique ?

jeudi 17 février 2005

Antisthène l'étranger.

Je vais tourner une page aujourd’hui, en laissant momentanément de côté les épicuriens, car je n’oublie pas que je consacre ce blog aux philosophes antiques dans leur ensemble et ce projet n’est pas une manière déguisée de faire du prosélytisme épicurien ! Je voudrais donc désormais évoquer les philosophes cyniques : à cet effet, je ne pourrais guère scruter leurs textes, car il ne reste que des bribes ; en revanche je vais réfléchir sur ce qu’on dit qu’ils ont fait. Bien sûr ils n’ont pas agi cyniquement au sens de ce mot aujourd’hui mais ce qui est curieux, c’est qu’il n’y a pas un mot noble pour évoquer leur philosophie. Alors qu’on peut opposer l’amour platonique à la philosophie platonicienne et un comportement épicuriste à une vie épicurienne, en revanche il faut utiliser le seul mot cynique pour parler des Cyniques, ce qui d’emblée les dévalue, malheureusement. Quant à l’étymologie, elle ne contribue pas à redorer leur blason. Le mot vient du nom de l’endroit où le premier cynique a donné ses leçons : le gymnase de Cynosarges dans la banlieue d’Athènes. Cynosarges veut dire « chien agile » (« kuôn argos ») ou « chien brillant » (« kuôn énargès ») : quoi qu’il en soit, voilà donc ces philosophes animalisés. Mais à dire vrai, il y a au moins deux manières de considérer ce qu’est un animal, comme inférieur à l’homme ou du moins à ce qu’il devrait être (« tu te conduis comme un chien ») ou comme supérieur (la fidélité des chiens ?). Nous verrons ainsi comment quelquefois l’animal peut être pris comme modèle à imiter. En fait, imiter un animal, en un sens, c’est extrêmement difficile ; d’ailleurs le héros des cyniques, qui faisaient tout sauf se laisser aller, c’est Hercule ou Héraclès (les premiers stoïciens, élèves des cyniques, hériteront d’ailleurs de ce patronage). C’est à Hercule qu’était consacré le gymnase de Cynosarges : on a donc l’idée chimérique d’un chien herculéen ou d’un Héraclès canin… Celui qui professait dans ce gymnase de Cynosarges avait été comme Platon un élève de Socrate, il a vécu entre 445 et 360, il s’appelait Antisthène. Comme seul son père était athénien, il était dans cette ville d’Athènes un étranger, à l'image des hommes qui fréquentaient ce gymnase. Sa mère en effet était originaire de Thrace, si l’on en croit Diogène Laërce, qui, bien que vivant plus de cinq cents après Antisthène, est le compilateur auquel on est le plus redevable en ce qui concerne la connaissance des premiers cyniques. Antisthène l’étranger va attaquer constamment l’attachement à la terre natale :
« Il regardait de haut les Athéniens qui se vantaient d’être autochtones : « Vous n’êtes pas plus nobles, leur disait-il, que les escargots et les sauterelles ! » (D.L. VI, 1).
L’excellence n’est pas géographiquement déterminée :
« Quelqu’un l’injuriait de ne pas être Athénien : « Mais quoi ? Lui dit-il, personne n’a jamais vu non plus de lion à Corinthe ou en Attique, et pourtant le lion n’en est pas moins un noble animal. » (Gnomologium vaticanum)
Certes ce passage est ambigu : il suggère que si la puissance est inexistante à Athènes, elle existe pourtant bel et bien et vient d’ailleurs. Certains autres textes donnent aussi cette impression, comme celui où Socrate, conformément à son habitude, semble « jouer » Sparte (Lacédémone) contre Athènes.
« Quelqu’un disait à Socrate qu’Antisthène était né d’une mère Thrace. « Et toi, reprit-il, pensais-tu qu’un être si noble pût naître de deux Athéniens ? » (D.L. II, 31)
Mais pas de doute : de tous les textes ensemble se dégage fermement l’idée que les racines de la valeur d’un homme ne se trouvent pas dans la terre, dans aucune terre. Ce qui peut arriver néanmoins, c’est qu’il y ait des terres où les hommes se sont cultivés (c’est ainsi, je crois, qu’il faut entendre l’éloge que Socrate fait constamment de Sparte : il ne suffirait pas de naître à Sparte pour être spartiate !) Mais ce n’est pas seulement l’espace originaire qui ne donne par lui-même aucun talent à qui en est issu ; c’est aussi la famille qui n’est pas du tout une valeur. On naît le fils de ses parents mais on n’hérite pas d’eux ce qui fait le prix de la personne :
« On lui reprochait un jour de n’être pas né de deux parents libres : « Je ne suis pas né non plus, reprit-il, de deux lutteurs, et pourtant je suis habile à lutter ! » (D.L. VI, 4)
« Il faut faire plus de cas d’un homme de bien que d’un parent. » (D.L. VI, 12)
L’attachement à la famille n’est une valeur dans aucune de ses philosophies anciennes (sur ce point, il faudrait pourtant lire attentivement Aristote). Pas plus que la famille, le sexe ne détermine ce qu’on vaut :
« Pas de différence entre la vertu de l’homme et celle de la femme. » (Ibid.)
Un tel « féminisme » surprend mais on le trouve aussi chez Platon par exemple pour qui, si le roi doit être impérativement philosophe, il est indifférent qu’il soit homme ou femme. A lire ces premières lignes sur le cynisme, on a l’impression juste, je crois, qu’ils ont été beaucoup attaqués, mais il ne faudrait surtout pas identifier ce sophiste qu’est Antisthène à une victime, même au nom de la plus belle cause ! Déjà la première citation suggérait sa hauteur, mais d’autres textes dénoncent sa vanité, même s’il tire paradoxalement gloire de sa misère :
« Socrate voyait Antisthène mettre toujours en évidence le morceau le plus usé de son vêtement. « Ne vas-tu pas cesser, lui dit-il, de faire le beau devant nous ! » (Elien Histoire variée IX, 35).
Prenez garde ! Les cyniques, apparentes victimes, du haut de leur animalité, vont aussi très souvent passer à l’attaque, sous des formes quelquefois sournoises, comme dans cette anecdote rapportée avec admiration par Grégoire de Naziance dans son Discours contre Julien :
« Quel grand homme que cet Antisthène ! Frappé en pleine figure par un de ces voyous impudents, il se contente en retour de tracer sur son front le nom de son agresseur comme sur une statue le nom de l’artiste – de façon probablement à accuser l’autre de manière plus cuisante. »
Etrange texte par lequel ce Père illustre de l’Eglise grecque, ascète distingué de la Cappadoce, me fait penser tout à fait anachroniquement à une forme possible de « body art »…