Diels ouvre la série de textes consacrés aux Sophistes par un passage étonnant tiré d'Aristide (117-vers 180). Ce dernier est " un des principaux représentants du mouvement littéraire et social de la Seconde Sophistique " selon Laurent Pernot (Dictionnaire des philosophes antiques T.I p.358). Son oeuvre peut être vue entre autres comme une réhabilitation de la rhétorique mise à mal par Platon de manière paradigmatique dans le Gorgias. Comme aujourd'hui les Sophistes ne sont plus pensés comme des ennemis de la philosophie mais comme des philosophes hostiles au platonisme et précisément à son essentialisme, les lignes écrites par Aristide ont des échos très modernes. Il me semble qu'en récusant la ligne de partage claire et manichéenne que Platon a faite entre les philosophes et les sophistes, il est bien plus lucide que toute une tradition de l'enseignement de la philosophie qui peut commencer par un cours inaugural (et quelquefois magnifiquement dramatisé, la mort de Socrate aidant) sur la victoire de la Raison que Platon aurait représentée dans sa lutte contre les Sophistes, seulement intéressés à vendre les moyens de séduire par la parole. Quelle prudence dans ce texte qu'on irait même jusqu'à juger contemporain si l'on en ignorait son auteur !
"A mon sens, nous ne savons absolument rien sur l'usage et la valeur que pouvait avoir, chez les Grecs, le mot philosophie, et, sur la philosophie elle-même, nous n'en savons guère davantage. Hérodote ne donne-t-il pas le nom de sophiste à Solon, ainsi qu'à Pythagore ? Androtion (historien de l'Attique du 4ème siècle av. JC et scoliaste d'Isocrate) n'appelle-t-il pas sophistes ceux qu'on appelle communément les sept Sages, ainsi que Socrate, l'illustre Socrate ? Et Isocrate ? Il nomme sophistes ceux qui pratiquent l'art de la dispute, les dialecticiens, pour reprendre l'appellation qu'ils se donnent eux-mêmes; en revanche, lui, il est philosophe; philosophes aussi les rhéteurs et les politiciens. Un certain nombre d'auteurs de cette époque usent d'une terminologie similaire. Lysias ne donne-t-il pas à Platon le nom de sophiste, ainsi qu'à Eschine ? Certes, on pourrait avancer qu'il parle en accusateur mais les autres auteurs, qui ne formulent pas d'accusation contre eux, les appellent malgré tout de ce nom. Au reste, si l'on admet qu'on peut attaquer Platon en le traitant de sophiste, de quel nom faudra-t-il appeler les sophistes aux-mêmes ? En fait, et si je puis donner mon avis, sophiste était très probablement un terme générique, et, par philosophie on désignait une sorte d'amour du beau, lié à une recherche discursive, non pas telle qu'on la pratique de nos jours, mais plutôt par allusion à une culture ayant valeur universelle. Quant au terme de sophiste, Platon l'emploie, semble-t-il, en un sens plutôt péjoratif, et ce, constamment. C'est lui, je crois, qui a le plus contribué à déprécier ce nom (Aristide est absolument dans le vrai). Pour quelle raison ? Le mépris dans lequel il tenait la foule et ses contemporains." (Traité de rhétorique, II, 407, éd. Dindorf Les Présocratiques p.982)
On n'est pas étonné si dans le Crépuscule des idoles (1888), Nietzsche, opposant à la force de Thucydide la lâcheté de Platon qui fuit la réalité et se réfugie dans l'idéal, inverse radicalement l'évaluation platonicienne:
" En lui (Thucydide) la civilisation des sophistes, je veux dire la civilisation des réalistes, atteint son expression la plus complète: ce mouvement inappréciable, au milieu de la charlatanerie morale et idéale de l'école socratique qui se déchaînait alors de tous les côtés." (Ce que je dois aux anciens Oeuvres TII p.1025-1026)