Aristippe a écrit un dialogue adressé A ceux qui lui reprochent d’avoir vin vieux et courtisanes. Ce texte, comme les vingt-quatre autres dialogues, est perdu mais j’imagine qu’il y faisait l’éloge de l’ivresse. On pourrait penser que la philosophie et le vin font mauvais ménage. Il n’en est rien. Voyez Socrate dans le Banquet: à peine arrivé, Alcibiade demande qu’on verse à boire à son maître et dit :
« A l’égard de Socrate, ce n’est pas de ma part, bonnes gens, le moindre traquenard ; car, autant on lui dirait d’en boire, autant il en viderait, sans en être jamais plus ivre » (214 a, trad. de Léon Robin)
A la fin de la rencontre, au moment où les coqs se mettent à chanter, tous les convives sont rentrés chez eux ou se sont endormis, sauf Agathon, Aristophane et Socrate qui « seuls encore à veiller, (boivent) dans une grande coupe qu’ils se passaient de gauche à droite » (223 e). Mais ces trois compères ne sont pas à égalité : Socrate est le seul à parler, fort sérieusement qui plus est, de poésie, comique et tragique, alors que les deux autres dodelinent de la tête et ne comprennent plus grand chose à ce qu’ils entendent. Ils vont bientôt s’endormir. Socrate s’en ira et les dernières lignes du texte de Platon ne laissent aucun doute sur le fait qu’aucune quantité de vin, aussi grande soit-elle, ne peut venir à bout de la maîtrise qu’il a de lui-même :
« Après s’être débarbouillé, il passa, comme n’importe quelle autre fois, le reste de la journée, et, quand il l’eut ainsi passée, vers le soir il alla se reposer. » (223 d)
J’avoue avoir du mal à ne pas penser à cet épisode quand je lis :
« Comme quelqu’un s’enorgueillissait de beaucoup boire et de ne pas être ivre, (Aristippe) dit : « Un mulet en fait autant ». » (II, 73, trad. Marie-Odile Goulet-Cazé).
Il y a peut-être là contre la manière socratique d’être ivre la défense d’une ivresse plus ordinaire. On peut comprendre de deux manières au moins une telle accusation. D’abord Aristippe reprocherait au vantard de tirer gloire d’une incapacité inhabituelle à perdre la raison. Transformant un destin en choix, il mériterait alors largement la comparaison avec tel animal qui par nature reste le même, qu’il boive de l’eau ou du vin. Mais on peut penser aussi que cette sobriété exceptionnelle est l’effet d’un souci : celui de garder contre vents et marées la tête claire. Le sobre ivrogne est donc bien différent du mulet impassible : l’un ferait des efforts herculéens tandis que l’autre exprimerait seulement sa nature de mulet. Mais alors Aristippe, en comparant ce sage buveur à un animal, voudrait clairement mettre en évidence la vanité de tels efforts, comme si la volonté humaine ne devait être tendue que vers des fins spécifiquement humaines. Se donner tant de mal pour ne pas faire le bien mais seulement bien imiter la bête, voilà ce qui n’est pas digne d’un philosophe. Tel le plongeur dont les contorsions savantes n’aboutissent qu’a reproduire les acrobaties innées du dauphin, le soulard socratique fait dire au fond à Aristippe aux yeux dessillés : « Beaucoup de bruit pour rien ! » Voici pourquoi je suppose donc qu’ Aristippe goûtait momentanément les joies de la perte du contrôle de soi. Il semblerait cependant que pour qui ne veut pas être possédé, il y a le risque alors d’être subjugué par les plaisirs. J’imagine cependant que l’ivresse aristipienne est une dépossession contrôlée de soi. Je pense alors à ces lignes de Sénèque à la fin de la Tranquillité de l’âme :
« Il faut ménager notre esprit et lui accorder de temps à autre un répit qui fera sur lui l’effet d’un aliment réparateur. Il faut également se promener en pleine campagne, car le ciel libre et le grand air stimulent et avivent l’âme ; quelquefois un déplacement, un voyage, un changement d’horizon lui donneront une vigueur nouvelle, ou encore un bon repas avec un peu plus de boisson que de coutume. On peut même pousser à l’occasion jusqu’à l’ivresse, en lui demandant non pas l’abrutissement, mais le calme : car elle dissipe les soucis, modifie totalement l’état de l’âme et guérit la tristesse, comme elle guérit certaines maladies. L’inventeur du vin n’a pas été appelé Liber parce qu’il délie la langue, mais bien parce qu’il délivre l’âme des soucis qui l’asservissent, la relève, la tonifie, la dispose à toutes les audaces. Mais le vin, comme la liberté, n’est salutaire que pris avec mesure. On prétend que Solon et Arcésilas avaient un faible pour le vin. On a accusé Caton d’être un ivrogne, mais on aurait plutôt fait de réhabiliter l’ivrognerie que d’arriver à rabaisser un Caton ! Il reste qu’il ne faut pas boire trop souvent, pour n’en pas prendre la mauvaise habitude. Il faut pourtant, par moments, arracher l’âme à elle-même, la rendre exultante et libre, et écarter quelque temps l’austère sobriété. » (trad. de René Waltz, revue par Paul Veyne)
Epictète viendra mettre un peu d’ordre en disant à son disciple Arrien qui le rapportera dans le Manuel :
« Quant aux choses qui ont rapport au corps, prends-les dans les limites du simple besoin de celui-ci, tel que nourritures, boisson, vêtement, maison, domesticité. » (33-7, trad. de Pierre Hadot)
Il est clair que le banquet vu par Epictète ne ressemble guère à ceux auxquels devait participer Aristippe.
« Evite les banquets des gens du dehors et qui ne sont pas philosophes. Si une fois l’occasion d’un tel banquet se présente, tends toute ton attention pour que tu ne tombes jamais dans les façons des non-philosophes. Sache en effet que si un de tes compagnons est souillé, il est nécessaire que celui qui le fréquente soit souillé, lui aussi, même s’il se trouve qu’il soit pur. » (33-6)
Si Epictète avait eu toujours raison, Socrate ne serait pas sorti si pur du banquet. Quant à Aristippe, il n’en avait rien à faire de la pureté : il n’aurait pas vu au nom de quoi refuser le vin vieux si en boire l’assurait de goûter un plaisir de plus.