Affichage des articles dont le libellé est Aristote. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Aristote. Afficher tous les articles

mardi 3 janvier 2023

S'éloigner de l'individuel pour mieux le connaître.

À une époque individualiste (pardon de ne pas me consacrer à la définition précise de ce terme vague), où certains sont portés à fuir les concepts généraux pour se qualifier individuellement, privilégiant, entre autres, les adjectifs et les verbes décrivant ce qu'ils sont ici et maintenant, voire renonçant aux paroles et se contentant de se montrer, il faut relire ces lignes des Catégories où Aristote défend la valeur gnoséologique des caractérisations spécifique et générique, au service de l' identification de l'individu, humain ou pas, bien sûr :

" Lorsqu'on rend compte de ce qu'est tel homme, on en rendra compte de façon appropriée en répondant par son espèce ou son genre, et on le fera mieux connaître en répondant que c'est un homme ou un animal, alors que si on en rend compte par quoi que ce soit d'autre (si par exemple on répond qu'il est blanc ou qu'il est court, ou toute autre réponse de cette sorte), on en aura rendu compte d'une façon qui lui est étrangère." (2b, Oeuvres complètes, Flammarion, 2014, p. 35)

Certes un platonicien pourrait avoir écrit la même chose, à la différence près que les substances individuelles sont chez Aristote premières ontologiquement et non secondes, comme chez Platon : donc pas d' Idée d' homme, pas d' Homme.

vendredi 30 janvier 2015

Comment payer un prestataire de services ? Aristote, puis Épictète.

Quand Aristote se demande comment on doit rétribuer un service, il prend en compte le statut de chacun par rapport au bénéficiaire :
" (...) L'hommage (...) est dû aux parents, comme aux dieux, mais pas n'importe lequel. On n'honore pas en effet de la même façon un père et une mère. Et ce qu'on leur doit n'est pas non plus d'ailleurs l'hommage dû au sage ou celui que mérite le stratège, mais celui qui est digne d'un père ou, suivant les cas, d'une mère." (1165a 20-25, éd. Flammarion, 2014, p.2180-2181)
Épictète a développé aussi cette idée que la détermination des devoirs liant à autrui s'opère en l'identifiant à sa fonction générale (au sein de la famille et dans la cité) :
" Les choses qu'il convient de faire se mesurent la plupart du temps en fonction des relations.
Il est ton père ? Il t'est prescrit d'en prendre soin, de lui céder en tout, de le supporter, s'il t'injurie ou te frappe.
(...) C'est donc de cette manière que tu découvriras ton devoir à partir de ta relation à ton concitoyen, à ton voisin, à ton général, si tu t'habitues à considérer tes relations à autrui." (Manuel, 30, trad. Hadot)
Ajoutons que c'est en tant que doté d'une fonction spécifique que le stoïcien se conduit de telle ou telle manière par rapport à autrui :
" S'il (le poète dramatique, c'est-à-dire Dieu) veut que tu joues le rôle d'un mendiant, veille à jouer ce rôle avec talent : ou un boiteux, ou un magistrat, ou un homme ordinaire." (17)
Mais revenons à l'identité du créancier. Aristote a le souci de l'individualiser et donc d'ajuster la dette à la singularité de ce qu'elle comble :
" (...) Qu'il s'agisse des membres de la parenté, des membres de sa tribu, de ses concitoyens ou toute autre catégorie de personnes, il faut toujours s'efforcer d'accorder la part qui leur revient en propre et tâcher de discerner par comparaison les attributions qui sont celles de chaque sorte d'individus d'après l'intimité que nous avons avec eux et d'après leur vertu ou le service qu'ils nous rendent." (1165a 30)
On lit donc que le bénéficiaire doit parvenir à contextualiser sa dette en tenant compte des identités fines du créancier et de l'objet. Or, un tel souci d'ajustement me paraît absent de pensée d'Épictète (et plus généralement de la pensée stoïcienne sur ce point). Mais pourquoi donc ?
Une hypothèse serait qu' Épictète n'identifie pas le bienfait à un bien fait, vu qu'il n'y a de bien (et de mal) que dans la relation de chacun avec des éléments psychiques intérieurs, comme les désirs ou les croyances. Dans ces conditions, faire une évaluation personnalisée des biens reçus reviendrait à les doter d'une valeur (et de degrés de valeur) alors qu'ils n'en ont réellement aucune.
Aussi, alors que la relation d'échange est pensée par Aristote comme une relation d'individu à individu - en rien complètement réductible à leur rôle institué -, elle est selon Épictète une relation de fonction à fonction. À la généralité du concept qui désigne l'individu correspond la généralité de la conduite.

mercredi 28 janvier 2015

Libération de la dette...

La relation des parents et de l'enfant peut être éclairée diversement. Je ne suis pas certain qu'aujourd'hui la comparaison avec la relation débiteur/créancier soit très courue. J'ai néanmoins l'idée que, si on y recourait, ce serait pour affirmer qu'on doit tout à son enfant. Il se peut d'ailleurs que cette croyance ait un lien avec la désuétude de l'expression "don de la vie" : plus précisément, si naître n'est en rien un bienfait mais juste un fait, l'enfant n'a pas à être reconnaissant à l'égard de ses parents de lui avoir donné naissance ; pire, s'il s'avère comme une donnée indiscutable que "la vie est dure", engendrer a quelque chose du méfait et la dette des parents à l'égard de l'enfant se justifie alors comme dédommagement jamais achevé pour avoir été la cause de cette expérience de la douleur chronique, pire critique, de vivre. Mais ce ne sont là qu' hypothèses, peut-être même divagations.
En revanche il est vrai qu'Aristote dans l'Éthique à Nicomaque (1162a 5-10) identifie les parents aux "auteurs des plus grands bienfaits" reçus par l'enfant, et la précision suit : "l'existence, la nourriture et l'éducation dès la naissance" (Flammarion, 2014, p.2170), ce qui conduit le philosophe à établir une analogie entre d'une part la relation dieux / hommes et d'autre part la relation parents / enfants. Dans les deux cas, la dette ne peut être comblée, tant la créance dépasse en proportion tout ce qu'il est possible de donner pour l'équilibrer. Parlant autant des dieux que des parents, Aristote écrit : " Nul ne pourrait en effet leur rendre jamais ce qu'ils méritent." (1163b 15-20). Le meilleur dans ce cas, écrit-il, est de faire tout son possible, en sachant lucidement que ce possible ne suffit pas à équivaloir au cadeau de la naissance et de la vie entretenue et éduquée. C'est en ayant à l'esprit cette représentation de la dette illimitée de l'enfant vis-à-vis des parents que l'on peut comprendre la conception (étrange à nos yeux, contemporains de l'idée d'une dette en sens inverse) qu'Aristote se fait du reniement par un père de son fils.
Mais de quoi s'agit-il ? Voici à ce sujet la note de Jules Tricot, inspecteur du contentieux à la SNCF, dans sa remarquable édition du texte en question (Vrin, 1959, p.429) :
" Sur l'άποκήρυξις, déclaration publique du père entraînant l'exhérédation de son fils, cf Lois, XI, 928 e. L'abdicatio filii, sur laquelle on est mal renseigné, sanctionnait le manque de respect pour les parents."
Dans le passage des Lois , Platon n'exclut pas du code de la cité juste ce droit paternel de renier le fils, mais il explique qu'il devrait être limité et très encadré. Manifestement Platon identifie l'exercice de ce droit à une perte économique pour le fils rejeté, aussi envisage-t-il de rendre légale pendant dix ans après le reniement officiel l'adoption du fils par un autre citoyen (cette mesure conservatoire doit plus être pensée comme justifiée par un impératif de stabilité économique que par une considération morale : en effet le nombre de domaines étant fixé à 5040, le reniement du fils privé de ressources conduirait ou à l'expatriation ou à la création d'un nouveau domaine, possibilité immédiatement exclue par l'Étranger).
Ayant pris connaissance de cette réflexion platonicienne sur le reniement, on est surpris de lire à quoi Aristote, lui, le compare. De manière cohérente avec le choix de la comparaison de la relation père/fils à une relation créancier/débiteur, il identifie le reniement à une suppression unilatérale de la dette et donc à une libération du fils par rapport aux obligations surhumaines qui pèsent sur lui dans la relation avec son père :
" (...) Un fils n'a pas la permission de renier un père, alors qu'un père peut renier son fils. Un débiteur en effet doit acquitter sa dette ; or un fils n'a rien à son actif qui vaille les bienfaits reçus de son père, de sorte qu'il reste toujours son débiteur. Mais ceux à qui l'on doit ont liberté de remettre une dette ; donc le père aussi." (1163b 15-25)
Manifestement Aristote ne considérait pas que les bienfaits des parents à l'égard des enfants devaient dépasser le temps de la dépendance "biologique" : au-delà de la limite naturelle, l'enfant est endetté à vie, tenu de rembourser sans fin ses parents. Dans cet esprit, Aristote reconnaît, c'est logique, que c'est très imprudent de la part du père d'annuler la dette, vue l'aide virtuelle et illimitée que représente le fils enchaîné.
Certes, depuis Aristote, le monde a changé mais il se peut que quelques enfants aujourd'hui aient en tête - mais à leur bénéfice désormais - cette vue précautionneuse de père aristotélicien !

Commentaires

1. Le jeudi 29 janvier 2015, 03:54 par Agen Capsalle
Pas du tout une divagation. Pensez à l'arrêt Perruche
2. Le jeudi 29 janvier 2015, 14:56 par Philalethe
Oui, en effet !
" Je suis Nicolas Perruche "

samedi 5 juillet 2014

Xenophantos et la perte bénigne de la maîtrise de soi.

Au fond je ne sais pas vraiment à qui je me réfère en mentionnant Xenophantos.
Certes, à près de 3 siècles de distance, Aristote dans l' Ethique à Nicomaque et Sénèque dans son traité sur la colère (De ira) mentionnent ce même nom mais associé à deux anecdotes distinctes (qui ont tout de même, on va le voir, quelque chose en commun).
Xenophantos, semble-t-il, n'est pas un être fictif. Dans le texte aristotélicien (1150 b 5-15), il est en effet nettement distingué de Philoctète et de Cercyon, à propos desquels Aristote précise qu'il s'agit de personnages créés par respectivement Théodecte et Carcinos. Quant à Sénèque, il présente clairement Xenophante dans le cadre d'une anecdote historique.
C'est dans l' analyse aristotélicienne distinguant l' acrasie (ακρασία) - l' intempérance dans la traduction de Jules Tricot - de la tempérance (σωφροσύνη), que Xenophantos exemplifie un type de comportement : celui de l'homme qui pouffe de rire après avoir tenté en vain de se retenir. La banalité de la situation jure d'ailleurs avec les deux autres exemples pris antérieurement par Aristote : en effet Philoctète échoue à supporter une morsure de vipère et, c'est bien pire, Cercyon se tue à l'idée qu'il est déshonoré par l'adultère de sa fille. Par rapport à eux, Xenophantos fait donc une entrée plate et quasi insignifiante dans le monde des exempla.
Mais que nous dit de lui le texte de Sénèque ? D'abord rien n' assure qu'il s'agit du même homme et pas d'un homonyme. C'est en tout cas du point de vue de Sénèque un contemporain d' Alexandre, ce dernier étant cette fois le personnage principal de l'anecdote : il représente, lui, quelque chose d'universellement humain, l'émotion (motus) immédiate et incontrôlable, commune à l'homme et à l'animal, ce que Sénèque appelle, dans la traduction de l'édition de Paul Veyne, "le prélude des passions" (principia proludentia adfectibus) :
" C'est ainsi qu'un vieux soldat, devenu civil, tressaille en pleine paix au son de la trompette et que les chevaux de troupe dressent la tête au bruit des armes." (p.128)
Sénèque ajoute alors un dernier exemple :
" On raconte qu'Alexandre, écoutant chanter Xenophante, mit la main à l'épée. "
On voit désormais le point commun aux deux anecdotes : il y est question de passivité irrésistible mais innocente moralement ; si dans le texte d'Aristote, c'est Xenophantos qui en est victime, dans le texte de Sénèque c'est lui qui la cause chez Alexandre.
Enfin c'est en dehors de tout enseignement philosophique que je trouve dans les textes anciens la dernière mention de ce nom, Xenophante. On la doit à Plutarque, 50 ans à peu près après Sénèque, dans sa vie de Démétrius. Plutarque y raconte dans la dernière page les funérailles grandioses de Démétrius Ier Poliorcète. Voici le texte dans la traduction d'Amyot :
" (...) Xenophante, le plus excellent musicien qui fût de ce temps-là, étant assis auprès sonnait de la flûte un chant très dévot et piteux, auquel se rapportant le mouvement des rames et de la vogue, le son venait avec quelque grâce à se rencontrer, comme en un convoi, où les lamentants se battent les poitrines à la cadence de chaque couplet de la chanson."
Ces funérailles ayant eu lieu en - 383, près de 30 ans avant la naissance d'Alexandre, on peut se demander si ce Xénophante-là, au demeurant aulète et non plus chanteur, est le même homme que celui qui produisit l'émotion colérique du fils de Philippe. De toute façon, qu'il soit le même ou non, il n'est plus question, dans ce dernier texte, de passivité inopportune. L'art de Xenophante, visant à engendrer pitié et respect, est en harmonie avec les lamentations rituelles. Ici la musique ne fait plus sortir quiconque de ses gonds.

mardi 24 juin 2014

Révision à la baisse conjointe des rois et de la raison.

En Espagne, certains voudraient abolir la monarchie.
Freud dans Une difficulté de la psychanalyse en donnait en tout cas, déjà il y a presque un siècle, une image pitoyable (c'est la psychanalyse en personne qui s'adresse au lecteur) :
" Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d'abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir. "
Aristote, lui, dans l' Éthique à Nicomaque faisait un usage de cette même métaphore politique tout en l'honneur des rois. Dans son analyse de la délibération (III, 5), il identifie la partie dominante de l'homme, son intellect, au roi et celui qui réalise le choix délibéré au peuple :
" Chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a ramené à lui-même le principe de son acte, et à la partie directrice de lui-même, car c'est cette partie qui choisit. Ce que nous disons là s'éclaire encore à la lumière des antiques constitutions qu'Homère nous a dépeintes : les rois annonçaient à leur peuple le parti qu'ils avaient adopté." (113 a)
Avant Aristote, Platon dans La République avait eu l'idée de comprendre la cité juste sur le modèle de l'homme juste, le philosophe-roi de l'une étant la raison de l'autre. Mais je ne sais pas si, antérieurement à lui, cette métaphore a été cultivée.
Ajout du 25-06-14 :
" L'intelligence n'est plus cette reine majestueuse qui, étrangère aux accidents de la vie individuelle, dicte à la pensée des lois souveraines. Elle rentre dans le circuit vital et elle n'est pleinement elle-même intelligible que par là." (Émile Bréhier, Transformation de la philosophie française, Flammarion, 1950, p.88)

dimanche 9 février 2014

Aristote, fidèle à l'extériorité et Descartes, infidèle mais libéré ! Du réalisme à l'idéalisme via une comparaison souriante...

La conférence qu' Ortega y Gasset donne le 7 Mai 1929 a des accents bergsoniens. Le philosophe castillan dépeint l'homme comme naturellement happé par le monde et les tâches qu'il y poursuit. Mais naît un problème : qu'est-ce qui a rendu possible l' introspection, si contre-nature ?
" Comment l'attention, qui originairement est centrifuge et va à la périphérie ( Ortega vient de comparer l'esprit à un cercle dont le centre est le sujet et la circonférence le point de contact avec le monde ), exécute-t-elle cette invraisemblable torsion sur elle-même et comment le " moi " ( el "yo" ) tournant le dos à ce qui l'entoure ( al contorno ) se met-il à regarder à l'intérieur de lui-même ? Bien sûr il vous viendra à l'esprit que ce phénomène d'introversion présuppose deux choses : quelque chose qui incite le sujet à ne plus se préoccuper ( despreocuparse ) de l'extérieur et quelque chose qui attire son attention à l'intérieur. Notez que l'un sans l'autre ne suffirait pas. C'est seulement quand elle est libérée de son service à l'extérieur que l'attention peut vaquer à autre chose ( vacar a otras cosas ). Mais le simple fait de ne plus s'occuper de l'extérieur ( la simple vacación de lo externo ) ne contient pas en lui-même la découverte et le choix de l'intérieur. " ( ed. Austral, p.193-194 )
Apparaît alors une comparaison qui, presque un siècle plus tard, ne pourrait plus être faite par un philosophe de premier plan que cum grano salis ou, comme on dit, au second degré. La voici d'abord en castillan :
" Para que una mujer se enamore de un hombre no basta que se desenamore de otro : es menester que aquél logre llamar su atención "
Difficile à traduire en respectant la forme car l'opposition amouracher / désamouracher donnerait à l'affection une frivolité que le couple enamorar / desenamorar en espagnol ne véhicule pas :
" Pour qu'une femme tombe amoureuse d'un homme, il ne suffit pas qu'elle cesse d'aimer un autre : il faut que celui-ci parvienne à attirer son attention."
Voici donc l'attention féminisée, prise entre deux réalités masculinisées qui chacune la demande exclusivement : le monde extérieur et l'intériorité. Telle une femme passant d'un homme à l'autre et ne pouvant pas conjuguer deux amours, l'attention doit laisser tomber le réel pour se tourner vers le monde intérieur, attractif. Ainsi Ortega nous glisse-t-il, en prime de l'esquisse de son système, une petite anthropologie, bien discutable certes, du désamour...
Cette métaphore est-elle au service de la pensée du philosophe ou bien l'esprit est-il pensé directement sur le modèle d'une femme inconstante en amour ?
En tout cas, cette femme infidèle représente plus profondément, plus historiquement René Descartes et quand elle était absorbée par son premier amour, c'étaient tous les philosophes antiques, et éminemment Aristote, dont elle était la plaisante image. Mais quand on élabore le sens historico-philosophique de cette comparaison, elle perd en réalité de son exactitude car Ortega fait du christianisme comme du scepticisme ancien les deux médiations qui ont rendu possible le passage de l'extérieur à l'intérieur ( plus précisément le scepticisme détache du monde en faisant douter de la possibilité de sa connaissance et le christianisme, à travers Saint- Augustin attache à l'intériorité, seul interlocutrice possible face à un Dieu nouveau car totalement extra-mondain ).
Je concluerai en mentionnant la description que le philosophe espagnol, poursuivant ce qu'il appelle lui-même (p. 200) ses "navigations passionnées" ( apasionadas navegaciones ) fait de l'amour de l'homme pour la femme :
" Si l'amour envers une femme naît de sa beauté, ce n'est pas le plaisir pris à cette beauté qui constitue l'amour, le fait d'aimer. Une fois éveillé et né, l'amour consiste à dégager ( emitir ) constamment comme une atmosphère favorable, comme une lumière fidèle, bienveillante, dans laquelle nous enveloppons l'être aimé - de sorte que les autres qualités et perfections qu'il y a en lui pourront se révéler, se manifester et que nous les reconnaîtrons (...) L'amour donc prépare les possibles perfections de l'aimé, y prédispose. Pour cela il nous enrichit en nous faisant voir ce que sans lui nous ne verrions pas. Surtout l'amour de l'homme envers la femme est comme une tentative de transmigration, d'aller au-delà de nous, il nous inspire des tendances migratoires."
Si on ne se fixe pas seulement sur l'opposition passablement sexiste entre la femme qui accueille et l'homme qui découvre, on note une conception réaliste de l'amour qui a au moins le mérite de ne pas s'imposer à nous aujourd'hui : contre l'idée lucrécienne d'un amour qui invente des propriétés imaginaires, Ortega défend un amour rendant sensible à des propriétés réelles.
Bien sûr, que se passera-t-il si la femme n'est pas dotée de cette espèce d'appeau qu'est ici la beauté ?

jeudi 6 février 2014

Le cogito aristotélicien ou la conscience de soi, moins le doute hyperbolique, donc avec plaisir de vivre et reconnaissance d'autrui !

Très librement, on pourrait lire les lignes aristotéliciennes suivantes comme l'argumentation foisonnante dans laquelle Descartes, en sceptique conséquent, a taillé, pour fabriquer sa célèbre justification du cogito et du coup réduire à une maigre chose pensante le vivant humain touffu qu' au fond il était, comme nous tous :
" Celui qui voit s'aperçoit qu'il voit, celui qui entend qu'il entend, celui qui marche qu'il marche et toutes les autres activités supposent pareillement quelque chose qui nous dit que nous sommes en activité ; de sorte que nous pouvons sentir que nous pensons et penser que nous pensons. Or nous apercevoir que nous sentons ou nous pensons, c'est nous apercevoir que nous sommes, puisque être, on l'a vu, c'est sentir ou penser.
Et le sentiment qu'on vit pour sa part fait partie des choses agréables par soi, puisque la vie est par nature un bien et que le sentiment d'avoir ce bien en soi-même est agréable." (Éthique à Nicomaque, 1170a 30)

jeudi 23 janvier 2014

Mon enfant, ma dent, mon cheveu...

" Les parents chérissent en effet leurs enfants parce qu'ils sont, dans leur esprit, quelque chose d'eux-mêmes, et les enfants leurs parents parce qu'ils sont à l'origine de leur propre existence. Toutefois les parents connaissent mieux leur progéniture que celle-ci ne connaît ses origines. Et le sentiment d'intime affinité qui unit l'être d'origine à celui qu'il a engendré est plus fort que le sentiment qui unit celui-ci à son auteur. Car ce qui sort d'un être appartient proprement à l'être d'origine (par exemple, une dent, un cheveu, la moindre de ces choses est pour son possesseur quelque chose qui lui appartient), tandis que pour cette chose l'être d'origine n'est pas du tout quelque chose qui lui est attaché ou, en tout cas, il l'est moins." (Aristote, Ethique à Nicomaque, 1161b 15-20, in Oeuvres complètes, Flammarion, 2014, p.2170)

samedi 30 novembre 2013

L'homme, son cerveau, son esprit...

Aristote écrit dans De l'âme :
" Soutenir que c'est l'âme qui s'indigne, revient à peu près à dire que c'est l'âme qui tisse une toile, ou qui bâtit une maison. Il vaudrait peut-être mieux dire, non pas que c'est l'âme qui a pitié, qui apprend ou qui pense, mais plutôt que c'est l'homme qui fait tout cela par son âme." (408b 12, trad. Saint-Hilaire)
Remplacez le mot âme par le mot cerveau et vous avez une réflexion très pertinente à offrir à quiconque croit résoudre le problème du rapport cerveau / esprit en attribuant au cerveau lui-même toutes les propriétés de l'homme.
Il y aurait alors deux défigurations de l'homme, l'une matérialiste (le mot homme est remplacé par le mot cerveau) et l'autre spiritualiste (le mot homme est remplacé par le mot esprit).
C'est la première en ce moment qui fait des siennes.

lundi 25 février 2013

Comment lire un livre de philosophie ? En mode ancien régime ou en mode napoléonien ?

On découvre ces métaphores historico-militaires dans un texte de Rosenzweig, cité par Putnam dans sa Philosophie juive comme guide de vie (2008) :
« À l’égard des premières pages d’un livre de philosophie, les lecteurs ont une attitude singulière : ils croient qu’elles constituent le fondement de tout ce qui suivra. C’est pourquoi ils s’imaginent qu’il suffit de les réfuter pour avoir réfuté l’ensemble du livre. C’est ce qui explique l’énorme intérêt pour la doctrine du temps et de l’espace chez Kant, sous la forme où il l’a développée au début de sa Critique ; ce qui explique aussi les tentatives ridicules pour « réfuter » Hegel dès le premier acte de sa Logique, et Spinoza en s’attaquant à ses définitions. D’où également le désarroi du general reader face aux ouvrages de philosophie. Il s’imagine que ces livres devraient nécessairement être « particulièrement logiques », et entend par là que chaque phrase devrait logiquement dépendre de la précédente de sorte que si l’on retirait la fameuse première pierre, « tout l’édifice s’écroulerait ». En vérité, ce n’est nulle part moins le cas que dans les ouvrages philosophiques. Chaque phrase y est moins déterminée par la précédente que par la suivante, et celui qui n’a pas compris une phrase ou un alinéa – s’il s’imagine devoir obéir au scrupule de ne rien laisser passer qui ne fût compris – ne trouvera qu’une aide médiocre à les relire sans cesse ou en recommençant depuis le début. Les livres de philosophie sont rebelles à cette stratégie systématique du style ancien régime (en français dans le texte) qui pensait ne devoir laisser aucune forteresse non conquise sur ses arrières ; ils veulent être conquis dans un style napoléonien, au terme d’une attaque audacieuse du gros des troupes ennemies, après la défaite desquelles les petites forteresses des frontières tombent d’elles-mêmes. » (La pensée nouvelle, p.147-148)
Comprendre une philosophie, c’est la maîtriser, la dominer ; on se peut se battre avec une œuvre philosophique, un passage peut résister. C’est la difficulté de la compréhension qui justifie ce vocabulaire guerrier. Mais comment comprendre cette distinction entre deux lectures sur le modèle de deux guerres de conquête ?
Notons que l’une est meilleure que l’autre. Mais de la supériorité de la guerre napoléonienne, que conclure à propos du texte philosophique ?
Manifestement Rosenzweig dénonce la fausseté de la représentation de la philosophie comme une démonstration méthodique s’appuyant sur des fondements. Que met-il à la place ?
Peut-être est-il éclairant de citer un passage de Nietzsche tiré De par-delà le bien et le mal :
« Ils font tous comme si le développement naturel d’une dialectique froide, pure et divinement impassible, leur avait découvert leur doctrine et permis d’y atteindre (à la différence des mystiques de tout rang qui, plus honnêtes et plus balourds parlent d’ « inspiration ») alors qu’au fond c’est une thèse préconçue, une idée de rencontre, une « illumination », le plus souvent un très profond désir mais quintessencié et soigneusement passé au tamis, qu’ils défendent avec des arguments découverts après coup (…) Ou encore ce charlatanisme de démonstrations mathématiques dont use Spinoza pour barder d’airain et masquer sa philosophie – c’est-à-dire, à bien prendre ici le terme, « l’amour de sa propre sagesse » ni plus ni moins – afin d’intimider dès l’abord l’assaillant qui oserait jeter les yeux sur cette vierge invisible, cette Pallas Athéna. »
Est-on loin de Bergson écrivant aussi à propos de Spinoza dans L’intuition philosophique (1911) ?
« (…) ces choses énormes qui s’appellent la Substance, l’ Attribut et le Mode, et le formidable attirail des théorèmes avec l’enchevêtrement des définitions, corollaires et scolies, et cette complication de machinerie et cette puissance d’écrasement qui font que le débutant, en présence de l’Éthique, est frappé d’admiration et de terreur comme devant un cuirassé du type Dreadnought. » (Edition du Centenaire, p.1351)
Mais n’a-t-on le choix qu’entre un cuirassé compliqué et oppressant d’un côté et de l’autre « quelque chose de subtil, de très léger et de presque aérien, qui fuit quand on s’en approche, mais qu’on ne peut regarder, même de loin, sans devenir incapable de s’attacher à quoi que ce soit du reste », désigné par Bergson du nom d’intuition ?
Certes il n’est sans doute guère prudent d’identifier « le gros des troupes » de Rosenzweig à ce quelque chose difficilement saisissable, « ce centre de force, d’ailleurs inaccessible », d’où « part l’impulsion qui donne l’élan, c’est-à-dire l’intuition même » (p.1357). Néanmoins ne donne-t-on pas le choix entre une rationalité calquée sur les mathématiques et une certitude profonde, intime mais indigne de passer sous le joug de la justification rationnelle ? Mais n’est-ce pas passer d’un extrême à l’autre ? Ne perd-on pas trop vite le souci de l’argumentation philosophiquement irréprochable pour avoir lucidement reconnu qu’il n’y a pas en philosophie de démonstration logiquement contraignante ? Aristote écrit dans l’Éthique à Nicomaque (I, 1) qu’ « il est d’un homme cultivé de ne chercher la rigueur pour chaque genre de choses que dans la mesure où la nature du sujet l’admet » (1094 b 25).
Il ajoute : « Il est évidemment à peu près aussi déraisonnable d’accepter d’un mathématicien des raisonnements probables que d’exiger d’un rhéteur des démonstrations proprement dites. » Mais il n’en conclut pas pour autant que, quand les mathématiques n’ont pas de prise sur un problème, c’est en rhéteur qu’il faut le traiter.
Entre démonstration et illumination, il y a place pour des argumentations cohérentes, éclairées, en accord avec les connaissances fournies par les différents savoirs scientifiques,mais révisables.
Mais alors, s’il faut choisir entre les deux styles proposés par Rosenzweig, c’est le style ancien régime qu’on préférera, moins pour essayer de conquérir les forteresses que pour les évaluer, en expertiser les faiblesses, voire les réparer, modifier les chemins qui les relient les unes aux autres. Mais pour philosopher ainsi, il faut ne pas se reconnaître dans les fameuses lignes de Robert Musil: «Les philosophes sont des violents qui, faute d'une armée à leur disposition, se soumettent le monde en l'enfermant dans un système» (L’homme sans qualités, 1).

mardi 20 novembre 2012

L'empirisme en image.

Dans Les moralistes, une apologie (2008), Louis Van Delft - se demandant si un peintre peut être qualifié de moraliste - évoque une toile de Ghirlandaio, peinte vers 1490 :
Van Delft commente alors la toile en lui faisant correspondre un texte de John Earle tiré de Micro-cosmography, or a Piece of the World discovered in Essays and Characters (1628) :
" Le visage du garçonnet correspond en tout à ceux dont John Earle dit magnifiquement que la vie n'y a pas encore écrit (" A child is a man in a small letter, (...) He is nature's fresh picture newly drawn in oil, which time ad much handling dims and defaces. His soul is yet a white paper...") " (p. 71, Folio-essais)
En note, l'auteur donne la traduction suivante :
" Un enfant est un homme en petit caractère.(...) C'est la fraîche image de la nature, nouvellement peinte à l'huile, que le temps et beaucoup de manipulation obscurcissent et défigurent ."
Je remarque avec étonnement que la dernière phrase n'est pas traduite : " son âme est encore une feuille de papier blanche ". Donc ce n'est pas le visage du garçonnet mais son esprit qui est vierge de tout texte écrit par la vie. Certes le visage peut être vu comme l'image métaphorique de l' esprit mais alors je ne peux m'empêcher d'imaginer ce qui est écrit sur l'âme par la vie comme la déformation laide et maladive du nez du vieil homme.
Petite remarque historique : quand Locke écrit dans l'Essai philosophique concernant l'entendement humain (1690) :
" Supposons qu'au commencement l'âme est ce qu'on nomme une table rase (white paper) vide de tous caractères, sans aucune idée quelle qu'elle soit," (II, 1, Vrin)
il emploie donc une métaphore qui, venant d' Aristote (De l'âme, III, 4), a donc transité au moins par Earle avant d'être utilisée (entre autres sans doute) par Descartes.
On notera aujourd'hui que la traduction de white paper par table rase est égarante mais Littré est comme d'habitude éclairant : " table rase, planche sur laquelle il n'y a rien de peint, ainsi dite parce que les anciens peintres peignaient non sur une toile, mais sur une table de bois". Tout se passe comme si la traduction, recourant à l'image aristotélicienne de tablette, ne voulait pas enregistrer la nouveauté métaphorique de la référence au papier.

samedi 2 décembre 2006

Perelman, Aristote et Wittgenstein.

"Le devoir de dialogue" me paraît une expression à la mode mais Perelman dans son Traité de l'argumentation (1958) l'associe au philosophe italien Guido Calogero et précisément à son intervention intitulée "Vérité et Liberté " au Xème Congrès International de Philosophie (1947). Calogero y définit le devoir de dialogue comme:
"liberté d'exprimer sa foi et de tâcher d'y convertir les autres, devoir de laisser les autres faire la même chose avec nous et de les écouter avec la même bonne volonté de comprendre leurs vérités et de les faire nôtres que nous réclamons d'eux par rapport aux nôtres."
C'est alors que Perelman relativise la valeur d'un tel impératif:
" Il s'agit là d'un idéal que poursuivent un très petit nombre de personnes , celles qui accordent plus d'importance à la pensée qu' à l'action et encore, parmi celles-là, ce principe ne vaudrait que pour les philosophes non absolutistes (je crois que Perelman appelle philosophe absolutiste celui qui pense détenir par l'exercice solitaire de la raison les fondements et les principes de la connaissance de la réalité)."
Afin de soutenir sa position, il cite alors un passage d'Aristote:
" Il ne faut pas, du reste, examiner toute thèse, ni tout problème: c'est seulement au cas où la difficulté est proposée par des gens en quête d'arguments, et non pas quand c'est un châtiment qu'elle requiert , ou quand il suffit d'ouvrir les yeux. Ceux qui, par exemple, se posent la question de savoir s'il faut honorer ou non les dieux et aimer ses parents, n'ont besoin que d'une bonne correction, et ceux qui se demandent si la neige est blanche ou non n'ont qu'à regarder." (Topiques Livre I chap.11 105a)
Certes la référence à l'incontestabilité de la valeur du culte (et de l'amour des parents ?) enlève apparemment un peu de force à la thèse (remplaçons-la pour plus de commodité par : "s'il faut ou non prendre les enfants comme partenaires sexuels") mais cet appel péripatéticien à la limitation de l'esprit critique me fait penser à certains passages de la dernière oeuvre de Wittgenstein De la certitude (1951), à la réserve près (mais elle est certes de taille...) que le philosophe met en doute la valeur de la mise en doute non de jugements de valeur mais de propositions empiriques du type justement "la neige est blanche":
" 96. On pourrait se représenter certaines propositions empiriques de forme (je pense qu'il vaudrait mieux traduire: certaines propositions qui ont la forme des propositions empiriques), comme solidifiées et fonctionnant tels des conduits pour les propositions empiriques fluides, non solidifiées; et que cette relation se modifierait avec le temps, des propositions fluides se solidifiant (la Terre tourne autour du soleil ?) et des propositions durcies se liquéfiant (le soleil tourne autour de la Terre ?)
97. La mythologie (je crois que Wittgenstein appelle mythologie ici l'ensemble des propositions empiriques solidifiées) peut se trouver prise à nouveau dans le courant, le lit où coulent les pensées peut se déplacer. Mais je distingue entre le flux de l'eau dans le lit de la rivière et le déplacement de ce dernier; bien qu'il n'y ait pas entre les deux une division tranchée (il peut être impossible de classer certaines propositions ou dans la catégorie des fluides ou dans celle des solidifiées)." (trad. de Jacques Fauve cf note)
Ainsi, 20 siècles avant que Descartes n'entreprenne son entreprise fondationnaliste à grand renfort de doute hyperbolique, Aristote en avait déjà questionné la pertinence. Je comprends mieux désormais le titre à première vue énigmatique de l'excellent petit ouvrage de Roger Pouivet Après Wittgenstein, Saint-Thomas (PUF 1997)...
Note: pour les germanistes, le texte de Wittgenstein en langue originale:
"96. Man könnte sich vorstellen, dass gewisse Sätze von der Form der Erfahrungssätze erstarrt wären und als Leitung für die nicht erstarrten, flüssigen Erfahrungssätze funktionierten; und dass sich dies Verhältnis mit der Zeit änderte, indem flüssige Sätze erstarrten und feste flüssig würden.
97. Die Mythologie kann wieder in Fluss geraten, das Flussbett der Gedanken sich verschieben. Aber ich unterscheide zwischen der Bewegung des Wassers im Flussbett und der Verschiebung dieses; obwohl es eine scharfe Trennung der beiden nicht gibt." (Über Gewissheit)

Commentaires

1. Le samedi 2 décembre 2006, 20:22 par julien dutant
La position de Wittgenstein est ambiguë entre plusieurs affirmations. Appelons "dogmatique" celui qui, contre Descartes, pense que certaines propositions ne peuvent être remises en doute. Wittgenstein dit-il que:

1. Il est impossible de ne pas être dogmatique.
2. Il est justifié d'être dogmatique.
3. Les affirmations du (bon) dogmatiques ne peuvent pas être fausses.

Aristote accepte (1)-(3). Hume accepte (1) et semble accepter (2) dans certains textes (quand on sort du cabinet de philosophie, ...). Wittgenstein accepte (1). Mais son affirmation que la classe des propositions à propos desquelles on est dogmatique est fluide suggère qu'il rejetterait (3). Logiquement, on en concluerait qu'il faut rejeter (2), mais Wittgenstein n'est pas clair là-dessus. On dirait qu'il a une position quiétiste qui refuse de répondre positivement ou négativement sur (2).

Strawson (Skepticism and Naturalism) a proposé une interprétation de Hume et Wittgenstein qui défend (1) et (2).

Cette question est l'objet d'un débat intense en ce moment. Voir par ex Brian Weatherson, "In Defence of a dogmatist" (brian.weatherson.org/pape...
2. Le dimanche 3 décembre 2006, 00:59 par Nicotinamide
"Il s'agit là d'un idéal que poursuivent un très petit nombre de personnes , celles qui accordent plus d'importance à la pensée qu' à l'action..." Oui, bien sûr, la pensée est une tricherie salutaire, une inflation d'où nait le dogmatisme et les farces sanglantes.
J'aime les sceptiques qui ne proposent rien. Je repense à la fin de la préface du gai-savoir où la moustache folle loue ces grecs qui s'attache à l'apparence... Il est vrai que pour les philosophes antiques que je préfère, l'appropriation de sa vie ne résulte pas d'un travail de justification ou de logique mais de l'acte de vivre. Vivre n'est pas approfondir des raisons, s'inventer des sens, réfléchir à ses décisions ou à son impuissance d'exister mais vivre consiste évidemment à se placer dans l'action.
3. Le dimanche 3 décembre 2006, 02:26 par julien dutant
"la pensée est une tricherie salutaire, une inflation d'où nait le dogmatisme et les farces sanglantes." J'espère bien que non!!

Je trouve étrange que vous preniez le parti des "sceptiques qui ne proposent rien" et en même temps sembliez proposer vous-même quelque chose deux lignes plus loin: "Vivre n'est pas (...) réfléchir à ses décisions mais (...) se placer dans l'action." A moins que cela soit entendu comme un constat de fait ("De fait, ceux qui vivent ne réfléchissent pas à leurs décisions"), mais alors il semble faux.
4. Le dimanche 3 décembre 2006, 02:29 par julien dutant
NB: un autre petit bout de discussion à propos de ce billet: julien.dutant.free.fr/blo...
5. Le dimanche 3 décembre 2006, 11:44 par philalethe
De la certitude 657
"Les propositions mathématiques sont, pourrait-on dire, des corps pétrifiés (Petrefakten). la proposition "je m'appelle L.W" ne l'est pas. Mais elle est considérée comme de inébranlable (unumstösslich) par ceux qui, comme moi, en ont des témoignages de preuves écrasants. Et cela, non par manque de réflexion. En effet le caractère écrasant du témoignage des preuves consiste jsutement en ceci que nous n'avons à nous incliner devant aucun témoignage de preuve contraire. Nous avons
donc ici un arc-boutant similaire à celui qui rend inébranlables les propositions de la mathématique"
Ce texte encouragerait donc à analyser 2 ainsi:
a) il est justifié d'être dogmatique en maths (supposons que corps pétrifiés qualifient des vérités nécessaires)
b) il est justifié d'être dogmatique par rapport à certains énoncés empiriques ("je m'appelle LW" dit par LW équivaut à "la neige est blanche")
c) il est justifié d'être provisoirement dogmatique par rapport à des énoncés fluidifiables (en style poppérien toutes les hypothèses falsifiables mais non encore falsifiées).
A vrai dire il faudrait subdiviser à nouveau b en:
b1 énoncés empiriques qu'il ne serait pas déraisonnable de contester (la neige est blanche à condition qu'elle ne soit pas sale)
b2 énoncés empiriques qu'on ne pense pas même pas à affirmer, qu'on soutient que dans la relation d'opposition avec les cepticisme: il est alors autant déraisonnable de les contester que de les soutenir (du genre "la Terre existait avant ma naissance"). En fait c'est justifié de les défendre que si un sceptique prétend les attaquer; sinon c'est déplacé.
6. Le dimanche 3 décembre 2006, 21:10 par julien dutant
C'est intéressant.

Je ne suis pas sûr que le concept de dogmatisme temporaire soit stable. Après combien de temps faut-il cesser d'être dogmatique? 1 an, 10 ans? Le temps proprement dit semble secondaire. Ou cela signifie-t-il qu'il est justifié d'être dogmatique (à propos d'un certain p), tant que la question (de dire si p est vrai) ne se pose pas? Mais ce n'est plus du dogmatisme du tout.

L'ideé de Wittgenstein me semble être qu'il admet (2), mais qu'il distingue deux formes de justification, positive et négative:
(jp) il est justifié de croire en une proposition dont on a une preuve
(jn) il est justifié de croire en une proposition dont on n'a pas de preuve du contraire
Si "preuve de p" est pris au sens fort où "preuve de p" implique "p est faux", alors la condition (jn) est satisfaite par toute proposition vraie, (puisque si p est vrai il ne peut pas y avoir de preuve au sens fort que p est faux), ce qui le rend triviale. Donc je pense que "preuve" inclut les "preuves apparentes".

Ajoutez à cela son idée (étrange) qu'il ne peut pas y avoir de preuve, même apparente, qu'il ne s'appelle pas Ludwig Wittgenstein (pensez pourtant au scénario de La Vie est un Long Fleuve Tranquille), et il conclut qu'il est justifié, mais négativement, de croire qu'il s'appelle Ludwig Wittgenstein.

Je pense que Wittgenstein ferait mieux de distinguer les choses qu'on est justifié à croire jusqu'à preuve du contraire ("justification par défaut", comme on dit parfois), de celles qui seraient justifiées parce que le contraire est indémontrable. Comme à peu près rien n'est en fait démontrable - du fait du problème de l'induction et du holisme de la confirmation; mais cela n'a été clairement compris qu'à partir de Popper - toutes les croyances/propositions ou presque appartiennent à la seconde classe, à l'exception des maths. Du coup, la position de Wittgenstein reviendrait à dire qu'on est justifié à croire tout et n'importe quoi.
(En fait, il pourrait adopter la voie de sortie suivante: presques toutes les propositions sont en fait irréfutables (=la négation est indémontrable), mais certaines, les "fluides", sont en pratique considérées comme réfutables. Et pour ces dernières, il faut ce qu'en pratique on considère comme des preuves.)

D'autre part, un contre-exemple à la thèse qu'il n'est justifié de soutenir des propositions "solidifées" que lorsqu'elles sont remises en doutes. Imaginez le dialogue suivant:

"- Comment se forment les croissants de Lune et comment est-ce qu'ils changent?
- Eh bien, tu sais que la Terre tourne autour du soleil, non?
- oui
- tu aussi sais que la Lune accompagne la Terre autour du Soleil, mais tourne aussi autour de la Lune,
- oui
- Eh bien, tu vois, le Soleil éclaire la Lune de différents angles. (etc)"

Dans le dialogue, l'un des locuteurs demande à deux reprises à l'autre s'il sait que p. Le locuteur répond que oui, et soutient la proposition. Mais on peut parfaitement imaginer que ni l'un ni l'autre ne se posent sérieusement de question de savoir si p est bien vrai.
7. Le dimanche 3 décembre 2006, 22:53 par Nicotinamide
Apprendre un langage n’est pas l’absorption de règle, de concept ou de signification. Apprendre un langage correspond à l’assimilation des « formes de vie qui font de ces sons les mots qu’ils sont.» Mais un sceptique pourra toujours demander : « comment est-ce que je sais que les autres parlent comme moi ? (Qu’ils comprennent ce que je veux dire ?) » Un accord ne sera donc jamais un accord d’opinions mais un accord des « formes de vie ». Je ne veux pas me dérober en prétextant que nous ne pourrions pas nous entendre sur le sens de mon commentaire, au contraire, je sais que les contradictions crient. Mais il ne s’agit que d’un jeu de langage. Antisthène abandonna d’ailleurs le vrai ou le faux. Il se rabattait sur un discours propre ou impropre. Les contradictions des philosophes non dogmatiques (sceptiques, cyniques…) remplissent des décharges et des tas : Diogène vante la salade pendant qu’il sirote du foie gras, Pyrrhon expose l’indifférence et saute au cou d’une mémé acariâtre lorsque celle-ci sort son caniche (DL IX 66). Les contradictions ne les gênent pas parce qu’ils n’ont pas de dogme justement. Ils vivent. Et la vie correspond à un évanouissement. Mouvement irrégulier, multiple, des lignes. Les philosophies non dogmatiques sont des philosophies de la situation.

Les philosophes dogmatiques cherchent ce qui est, l’être en tant qu’être, la vérité de l’étant … L’étance va de soi… Ils partent de l’apparence pour communiquer à l’être. Pyrrhon, les sceptiques mettent en doute cette évidence et pratiquent la voie inverse. Ils interrogent l’idée de la valeur de l’être. L’essence des choses est de ne pas avoir d’essence, d’être indéterminable, d’être indicibles. Dissolution de l’être. Le sceptique n’a rien à dire sur les choses. Le sceptique s’abandonne au sentiment présent sans affirmation ou négation. Nihiliste à coup sûr. Ils ne suspendent pas leur jugement, ils s’en abstiennent.
Il semble que leur raisonnement se mord les fesses. Ils nient et nient leur négation, évidemment ils se contredisent, leurs paroles sont vides de sens. Mais par conséquent ils anéantissent le lieu même du sens c’est-à-dire le discours et y compris le leur. Dissolution du langage et de sa capacité à parler tout seul. Aucun risque de s’évanouir dans le Mot. Dans la pensée sceptique, l’éthique prime, le bonheur égale un rapport à soi-même. La pratique prime, « Pyrrhon se laisser guidé par la vie » (traduction possible du DL IX 62), l’éducation par l’exemple prime, le sceptique renonce à dire, il signifie. Pyrrhon n’écrit pas (DL IX 102), il n’a aucune doctrine (DL IX 70), il n’y a rien à savoir, il n’y a qu’à vivre.
On peut dire que la neige « est » blanche, mais le « est » n’a aucune signification. La neige s’épuise dans son paraître (DL IX 61)
On est pyrrhon dans sa façon de vivre, il ne s’agit pas d’ajouter un mot à un autre. La vie sert de preuve.

Pour moi, la philosophie antique se résume à une philosophie morale. Selon Wittgenstein, la philosophie morale n’existe pas, pour lui la philosophie est le courage de rendre clair nos pensées. J’espère avoir éclairci mon commentaire précédent.
8. Le dimanche 3 décembre 2006, 23:57 par julien dutant
Pour ma part, je me dis que c'est précisément parce que les romains pensaient que la philosophie antique se résumait à une philosophie morale, qu'il n'y a (presque) pas de philosophie romaine!

Les positions sceptiques sont certes paradoxales et intriguantes. Je serais le dernier à dire qu'elles sont sans importance (en fait, je fais une thèse là-dessus!), mais je ne peux m'empêcher de m'interroger:

"On peut dire que la neige « est » blanche, mais le « est » n’a aucune signification." Donc, par exemple, on peut dire "Diogène vante la salade pendant qu’il sirote du foie gras", mais il faut garder à l'esprit que "vante", "sirote" et "foie gras" n'ont pas de signification, et qu'on aurait pu aussi bien dire, "Diogène déteste le foie gras pendant qu'il évente la salade", ou quoi que ce soit d'autre?

A propos des contradictions, il faut distinguer les "contradictions" pratiques, qui sont simplement des incohérences, des contradictions au sens propre. Par ex, il n'est pas incohérent, de dire qu'on préfère la salade au foie gras, alors qu'on préfère la salade au foie gras. Mais il se peut très bien que ce soit le cas. Par contre, je doute qu'il soit possible que la salade soit plus verte que le foie gras ET le foie gras plus vert que la salade.

A propos de l'idée d' "interroger la valeur de l'être", je me suis aussi souvent demandé ce que cela voulait dire:
1) il y a une réalité en soi, mais elle ne vaut rien. Par ex, la réalité, c'est les atomes, mais ce qui nous intéresse vraiment, c'est le plaisir, la fête, l'art, le sexe, etc.
Cela semble incohérent: si vraiment la réalité ce sont des atomes, alors le plaisir c'est des atomes aussi, et si le plaisir à de la valeur, les atomes en question aussi. La seule façon dont je vois qu'on puisse soutenir (1) c'est:
1b) il y a une réalité en soi, mais elle ne vaut rien. Par ex, la réalité, c'est les atomes, mais ce qui nous vraiment, c'est le plaisir, le bien, l'art, etc. Et toutes ces choses-là n'existent pas, sauf dans les rêves et les discours faux. (Donc seuls les rêves et les discours faux ont de la valeur)
Ou sinon:
b) il y a une réalité en soi, mais ça ne vaut rien de la connaître. Ce qui compte, c'est ce qu'on va en faire.
Ou sinon:
c) on ne peut pas savoir s'il y a une réalité en soi, mais ça ne vaut rien de le savoir. Ce qui compte, c'est ce qu'on va en faire.
Je ne suis pas sûr qu'il soit cohérent d'admettre d'un côté que "ce qu'on va faire de la réalité" ait de la valeur, mais que savoir quelle est la réalité n'a pas de valeur du tout (alors que c'est probablement un bon moyen de mieux savoir ce qu'on peut en faire.)
Ou sinon:
d) La réalité en soi, ou la connaissance de celle-ci, me valent rien. Donc, il n'y a pas de réalité en soi. (Est-ce que c'est ce que "dissolution de l'être" signifie?)
Cela semble être un paralogisme intenable.
9. Le lundi 4 décembre 2006, 00:00 par julien dutant
Erratum: lire "il est incohérent de dire qu'on préfère la salade au foie gras alors qu'on préfère le fois gras à la salde..." au lieu de "il n'est pas incohérent..." dans le précédent commentaire.
10. Le lundi 4 décembre 2006, 12:33 par philalethe
Réponse à Nicotinamide: Je ne suis pas d'accord avec l'idée que les sceptiques sont nihilistes (= le mot valeur ne renvoie à aucune réalité = toutes les valeurs se valent en tant qu'elles impliquent des croyances sans fondement - le nihiliste est peut-être en partie un fondationnaliste déçu -), je le réfuterai à deux niveaux: a) leurs argumentations (ne pensez pas à Pyrrhon dont on n'a aucun texte mais à Sextus Empiricus) sont rationnelles et visent la valeur de vérité: il s'agit pour elles de convaincre l'interlocuteur de la supériorité de la philosophie sceptique sur les philosophies dogmatiques (épicurisme, stoïcisme par exemple) b) ils visent comme les dogmatiques l' ataraxie, même s'ils ne pensaient pas l'atteindre par la suspension du jugement mais par sa conclusion (" En fait, il est arrivé au sceptique ce qu'on raconte du peintre Apelle. on dit que celui-ci, alors qu'il peignait un cheval et voulait imiter dans sa peinture l'écume de l'animal, était si loin du but qu'il renonça et lança sur la peinture l'éponge à laquelle il essuyait les couleurs de son pinceau; or quand elle l'atteignit, elle produisit une imitation de l'écume du cheval. Les sceptiques, donc, espéraient aussi acquérir la tranquillité (ataraxia) en tranchant face à l'irrégularité des choses qui apparaissent et qui sont pensées, et, étant incapables de faire cela, ils suspendirent leur assentiment. Mais quand ils eurent suspendu leur assentiment, la tranquillité s'ensuivit fortuitement, comme l'ombre suit un corps." Sextus Empiricus Esquisses pyrrhoniennes Livre I, 12 28-29 trad de Pellegrin Points Seuil p. 71). Vous avez certes raison de mentionner Pyrrhon se laissant guider par la vie mais il ne faudrait pas oublier que cette confiance dans les usages n'a rien de spontané mais est la conséquence d'une mise en question sophistiquée de, entre autres, la distinction platonicienne episteme/doxa. Quant à la façon de vivre d'un sceptique, elle me paraît se confondre avec le conformisme (ne les confondons pas avec les cyniques; certes Pyrrhon joue quelquefois au désorienté, ses disciples l'empêchent de tomber dans un trou, ce genre de mise en scène pédagoqie peut abuser mais les cyniques sont en fait des dogmatiques forcenés alors que les errances sceptiques sont des incarnations ostentatoires de l'indécision théorique). Certes, dans l'esprit du sceptique, il y a une justification originale du conformisme. Ceci dit, vivant comme n'importe qui, le sceptique donne prise à la critique de Wittgenstein selon laquelle un doute appelé fondamental qui ne s'exprime pas par le moindre changement au niveau des actions n'a de fondamental que le nom et surtout ne devrait pas porter le même nom que le vrai doute qui lui se traduit par un comportement au moins hésitant, sinon différé.
11. Le lundi 4 décembre 2006, 12:47 par philalethe
réponse à Julien Dutant: Votre dialogue sur la lune me paraît faire venir au premier plan un arrière-plan (de connaissances astronomiques élémentaires) qui certes n'est pas habituellement articulé (parce que chacun sait que chacun sait ce dont il s'agit) mais qu'il est effectivement sensé d'articuler ( au moins dans une situation pédagogique). Mais à dire vrai en mentionnant un exemple de Wittgenstein ("la Terre existait avant ma naissance"), je visais non un arrière-plan de connaissances basiques mais plutôt quelque chose qui n'est pas de l'ordre du savoir (au sens où ce n'est guère sensé de dire "je sais que j'ai deux mains" - même si je vous accorde qu'on peut imaginer des situations où un tel énoncé est sensé) et qui n'est articulé que face au défi sceptique mis en scène par Descartes (par exemple, qu'est-ce qui m'assure que les gens qui passent dans la rue ne sont pas des automates ?). Une fois dites, ces explicitations d'évidences peuvent être présentées comme amplement justifiées (je ne dirais pas ici par des preuves apparentes car je ne vois pas bien ce que pourrait être une preuve forte de l'existence de mes deux mains par exemple), mais le problème de leur justification ne se pose qu'après l'étrange suspension de jugement qu'on a opérée quand on a suivi le sceptique sur son terrain.
12. Le lundi 4 décembre 2006, 15:39 par philalethe
Réponse à Julien Dutant répondant à Nicotinamide. Je doute de votre première critique concernant l'idée d'"interroger la valeur de l'être": quand vous dites "la réalité, c'est les atomes", en adoptant une conception physicaliste (et donc en remplaçant atomes par "particules élémentaires de la matière"), on vous donne raison; il est clair alors que par exemple philosopher a des conditions physiques d'apparition; or il se trouve que pour moi philosopher a de la valeur, dois-je logiquement, comme vous le supposez, en conclure que les particules qui me composent ont de la valeur ? Il me semble qu'il faut distinguer des niveaux de réalité: que tout vivant soit fait d'atomes n'implique pas que tout atome soit vivant, non ? La valeur ne peut certes s'attribuer qu'à des objets quantiques (je reste dans la logique physicaliste) mais elle ne caractérise pas les objets en tant qu'ils sont quantiques (les théories de l'émergence ou de la survenance se développent, je crois, à partir de l'iiréductibilité des propriétés d'un ensemble à la somme des propriétés de ces éléments)
13. Le mardi 5 décembre 2006, 00:16 par Nicotinamide
réponse à la 10 Philalethe

Je suis tout à fait d’accord sur ce point. Les sceptiques ne sont pas nihilistes contrairement à l’idée reçue. Est-ce parce que les nihilistes ont puisé dans les arguments sceptiques que l’on a tendance à les confondre ? Cependant en parlant de sceptiques, je pensais exclusivement au pyrrhonien ou à Pyrrhon (on serait tenter de croire que Pyrrhon a été le seul pyrrhonien.) Et là, je peux prouver par contre que Pyrrhon est nihiliste. J’ai le nombre de mon côté. Nous sommes au moins deux. « (…) le nihiliste pyrrhon. (…) la lassitude sage : Pyrrhon. Vivre humblement chez les humbles. Pas d’orgueil. Vivre à la façon commune : honorer et croire ce que tous croient. Se méfier de lascience et de l’esprit, de tout ce qui nous gonfle.. simple ; d’une patience indicible, insouciant, doux. Un bouddhiste en Grèce, grandi dans le tumulte des écoles ; tard venu ; las , protestation de la lassitude contre le zèle des dialecticiens ; âme lasse qui refuse de croire à l’importance des choses. (…) Pyrrhon a plus voyagé, plus vécu, il est plus nihiliste. » Nietzsche p.33-34 §76, tel gallimard, la volonté de puissance I)
Il existe des différences entre Pyrrhon et ses descendants. Par exemple, les sceptiques distinguait le phénomène (dont ils ne doutaient pas) de l’être contrairement à Pyrrhon. On raconte que Pyrrhon continua sa balade comme si de rien n’était alors que son pote était resté planté, il avait coincé ses bottes dans la boue… Jamais Sextus n’évoque l’adiaphorie ou l’indifférence pyrrhonienne. Mais à propos ? Peut-être ne doutez vous pas du nihilisme de Pyrrhon ?
14. Le mardi 5 décembre 2006, 00:22 par Nicotinamide
Réponse à 8, Julien Dutant

Le rôle du langage ne concerne pas seulement la transmission d’informations, de sentiments ou de volontés. En effet, les mots ne font pas que désigner les choses, ils traduisent aussi une représentation du monde et sont capables de structurer la pensée. J’aime les travaux de Lavoisier pour l’illustrer : en 1787, celui-ci publie une méthode de nomenclature chimique où il est question d'abandonner la poésie... On ne dira plus lune cornée, ni safran de mars apéritif mais chlorure de sodium et carbonate de fer... Lavoisier et ses collaborateurs ont réalisé plus qu’un glissement sémantique en changeant un mot pour un autre : ils ont provoqué une rupture conceptuelle. En modifiant la langue, ils ont modifié la chimie elle-même et participé à renverser un paradigme, la théorie du phlogistique. Comme l’écrivait Condillac dont Lavoisier s’est inspiré : « refaire la science c’est refaire la langue ». Les rapporteurs de l’Académie Royale des Sciences en appelaient au temps pour savoir si le mot oxygène prendrait un sens. Or c’était oublier que les mots n’ont pas de sens mais qu’ils n’ont que des usages.
Long paragraphe pour arriver à dire que vous avez raison de me tirer vers la philosophie analytique où vous excellez. Wittgenstein n’a-t-il pas écrit « les frontières de mon langage sont les frontières du monde. »
Le langage fait partie de mon corps, la conscience habite l’organe qui se parle… d’où le fameux « tournant linguistique », abandon de la philosophie de la conscience pour une théorie du langage. Pourtant en dépit de ces considérations, je partirai dans une série d’exemples afin de montrer que parfois le langage rationnel tourne à vide.


Exemple 1 :
La maladie de parkinson se traduit par une motricité perturbée. Il existe une pratique qui consiste à injecter de l'électricité dans des noyaux du tronc cérébral. Ces courants rectifient la motricité. Cependant, une patiente à qui les électrodes avaient été mal placées s'est mise à pleurer puis à expliquer rationnellement sa tristesse. Or il a été prouvé par la suite que les courants électriques posés par erreur déclenchaient des pleurs. Ce qui veut dire que l'émotion précède l'explication. Bien qu'elle n'était triste pour aucune raison (sauf celle de la stimulation d'une partie de son tronc cérébrale) elle arrivait à « s'autosuggérer » une explication rationnelle à sa peine.

Exemple 2 :
Des patients qui ont eu des lésions du cortex préfrontal perdent la capacité à associer les émotions et les sentiments (ils n'ont pas d'empathie, ni d'embarras etc etc). Lorsqu'on leur propose d'analyser des scènes de la vie sociale, en théorie, ils s'en sortent très bien, ils savent décrire et analyser quels sont les comportements logiques et adaptés à chaque situation. En pratique, ils font des choix catastrophiques...

Exemple 3 :
Dilemme du prisonnier. Deux suspects sont arrêtés : Ils sont enfermés dans des cellules séparées. La police leur fait la proposition suivante :
S'ils ne parlent pas : 2 ans chacun.
S'ils se disent innocents : 4 ans pour chacun.
Si l'un se dit innocent et l'autre ne parle pas, le premier est libéré et l'autre prend 5 ans.
Quel est le choix rationnel que chacun fera dans l'ignorance de ce que fait l'autre pour maximiser son intérêt ? Il serait juste de nier tous les deux. La justice règle le collectif et Glaucon la décrit comme une collaboration en vue d'un moindre mal. Ce qui dans cette exemple, montre que la décision juste sera d'aller au-delà du « je ». Glaucon renvoit à la rationalité du juste. Or d’un point de vue rationnelle ce dilemme est insoluble. Ou plutôt il se résout dans la dénonciation de l’autre. Pourtant d’après des études (Tversky), 40 % coopèrent et ne parlent pas ce qui prouve qu’une décision « éthique » se joue ailleurs que dans la collaboration rationnelle ou la délibération logique.

Je ne vous apprends rien évidemment, on a tous fait l’expérience de l’échec de la dialectique ou du discours rationnel dans la conduite de notre vie. Impossible de convaincre Antigone de résister à l’amour de Roméo… Je crois que les philosophes non dogmatiques avaient cette intuition : « se garder des mots » et se soucier de la vie comme preuve. L’aphasie précède l’ataraxie selon Pyrrhon

Qu’est-ce que « interroger l’idée de la valeur de l’être » ? Il y a une idée d’une réalité en soi et cette idée n’a pas de valeur. Pyrrhon est parti de Démocrite : la vérité est dans l’abîme et flotte à la surface du réel : seuls les atomes. Pyrrhon met en doute les atomes (Lavoisier n’a pas découvert l’oxygène il l’a inventé.)
Aristote : ceux qui nient le principe de contradiction s’anéantissent. Dire p est en même temps p n’est pas revient à dire que p n’est rien. Aristote trouve cela absurde, Pyrrhon accepte cette vérité, il dissout l’être… Sauf qu’elle ne se réalise pas dans le discours. Ni de l’être ni du néant, c’est une « apparence » et l’apparence ne renvoie qu’à elle-même. Pose mystique. Intenable ?
15. Le samedi 16 décembre 2006, 17:57 par imponderable
Je ne crois pas que Pyrrhon soit "parti de" Démocrite (et pas plus de quelqu'un que de quelque part?). Et il n'était pas nihiliste ( si l'on accepte que la position ultérieure de Carnéade, par exemple, soit qualifiée ainsi)

Une chose que j'aimerais savoir sur lui: quand il disait qu'il "s'exercait à être vertueux" , parlait-il de phronesis ou de sophia?
16. Le dimanche 17 décembre 2006, 17:09 par philalethe
Laërce donne l'éclairage suivant concernant la relation de Pyrrhon avec Démocrite: " Philon d'Athènes, qui était son familier, disait qu'il citait Démocrite plus que personne d'autre, mais ensuite aussi Homère, qu'il admirait et dont il citait continuellement le vers suivant: "Telles les générations des feuilles, telles celles des hommes" et qu'il comparait les hommes aux guêpes, aux mouches, aux oiseaux." (IX 67)

Jacques Brunschwig dans une note (p.1104) interprète ainsi ce texte: " L'admiration de Pyrrhon pour Démocrite a naturellement été interprétée comme un effet des tendances sceptiques de la théorie démocritéenne de la connaissance. A en juger par les motifs de son admiration pour Homère, il se peut cependant que Pyrrhon ait apprécié surtout, chez Démocrite, l'aspect dérisoire que revêtait l'activité humaine dans la perspective désenchantée d'un monde dominé par le hasard et la nécessité."
Ceci dit, je ne comprends pas pourquoi Brunschwig fait référence au hasard, à ma connaissance le démocritéisme est un nécessitarisme.
Plus loin Laërce explique qui sont pour "certains" (dont il ne précise pas l'identité) les ancêtres du pyrrhonisme: il mentionne alors de nouveau Démocrite: "Quant à Démocrite, il supprime les qualités(sensibles), là où il dit: "pure croyance le froid, pure croyance le chaud; mais en réalité les atomes et le vide.". Et derechef: "Nous ne savons rien en réalité, c'est dans un abîme qu'est la vérité."
On remarquera que seule la deuxième citation peut justifier un scepticisme radical; la première elle encourage un scepticisme modéré, relatif seulement aux qualités secondes et affirmant la réalité des qualités premières (=les propriétés atomiques et le vide).
Sextus Empiricus a écrit dans les Esquisses pyrrhoniennes un passage éclairant sur le rapport scepticisme / Démocrite:
" Mais on dit aussi que la philosophie démocritéenne a quelque chose de commun avec le scepticisme, puisqu'elle semble se servir des mêmes matériaux que nous. En effet, à partir du fait que le miel paraît doux à certains et amer à d'autres, on dit que Démocrite infère qu'il n'est ni doux ni amer, et de là invoque l'expression "pas plus" qui est sceptique. Les sceptiques et les partisans de Démocrite utilisent néanmoins l'expression "pas plus" différemment; ceux-ci, en effet, l'appliquent à l'inexistence des deux membres de l'alternative, alors que nous l'appliquons au fait d'ignorer si l'une quelconque des choses apparentes possède ces deux propriétés ou aucune des deux. De sorte que sur cela aussi nous différons. Mais la distinction la plus obvie apparaît quand Démocrite dit "en fait les atomes et le vide"; il dit "en fait" à la place de "en vérité"; et qu'il diffère de nous quand il dit qu'en vérité les atomes et le vide existent, même s'il part de l'irrégularité des choses apparentes, je pense qu'il est superflu de le dire." (I 30 213-214 traduction de Pierre Pellegrin)

Quant au texte concernant l'exercice de la vertu, pouvez-vous m'en rappeler la référence exacte ?
17. Le dimanche 17 décembre 2006, 23:53 par Nicotinamide
Pyrrhon est nihiliste (si Pyrrhon ne l'est pas qui l'est ?). "Il soutenait, dit Diogéne Laërce, qu'il n'y a ni beau ni laid, ni juste ni injuste, et, pareillement, au sujet de toutes choses, que rien n'est en vérité, mais qu'en tout les hommes agissent selon la convention et la coutume, car chaque chose n'est pas plutôt ceci que cela" (IX,6I). Ce qui marque le nihilisme de Pyrrhon c'est l'indifférence pratique (adiaphorie) : ex : Anaxarque coincé dans la glaise sirupeuse, pourquoi ne pas se suicider ? parce que c'est pareil... etc etc)
De quel Carnéade parlez-vous ?
"Carnéade appartient également à cette époque : ce n'est pas un des moins célèbres parmi les Cyniques"
Eunape, Vie des philsophes et des sophistes
Celui-là aussi était nihiliste... L'autre celui que vous avez en tête certainement pas

Si la lecture de Laerce ne parvient pas à vous convaincre de son nihilisme, j'utiliserais l'argument d'autorité. Pyrrhon est le philosophe qui remplit la première partie de l'article "nihilisme" du dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (établi sous la direction d'Eric Cantona et Monique Sperber). pas de carénade néanmoins
18. Le mardi 26 décembre 2006, 12:16 par imponderable
Long et Sedley citent le passage de l'exercice de la vertu (Diogène Laerce IX,63-64) dans le premier tome de leur livre consacré aux philosophes hellénistiques (Tome I ,p 38-39).

Le passage le plus important consacré par ces mêmes auteurs à Carnéade est tiré de Sextus Empiricus (Tome III, p 47-48) et assorti d'une présentation de sa position p. 42 (Tome III)

vendredi 6 octobre 2006

Sur l'ironie du fourbe.

Eironeia, c’est le concept qu’Aristote utilise dans l’Ethique à Nicomaque (II 7 1108 a 22) pour un des deux excès relativement à la conduite à tenir concernant le vrai. Tricot le traduit par « réticence » : celui qui la pratique dit moins que la vérité, à l’inverse donc du vantard qui dit plus que la vérité. Seul l’homme véridique occupe la position moyenne et optimale : il dit la vérité telle quelle.
Eironeia, c’est aussi le titre du premier des Caractères de Théophraste. Tricot propose dans une note de son édition de l’Ethique à Nicomaque de le traduire alors par affectation d’humilité ; l’eiron est le dissimulé ; dans la traduction de M.P. Loicq-Berger, il est devenu le fourbe.
Mais il y a affectation d’humilité et affectation d’humilité ; quand l’eiron est Socrate, l’eironeia devient ironie (que ce terme est décidément trompeur) et dissimulation requise pour engendrer chez l’interlocuteur ainsi mis en confiance la prise de conscience de ses erreurs. Rien de tel en effet que de proclamer bien haut qu’on ne sait rien pour qu’alors s’étale sans gêne l’insuffisance notoire des pseudo-savants.
Mais c’est au portrait du méchant fourbe que s’est attaché Théophraste :
" La fourberie, pour le dire en un mot, pourrait bien être une feinte humilité en actes et en paroles.
Le fourbe est quelqu'un du genre à aborder ses ennemis et à vouloir causer avec eux au lieu de les haïr. Il louange en leur présence ceux qu'il a attaqués en secret et témoigne de la compassion aux gens avec qui il est en procès, dès lors qu'ils sont perdants. Il pardonne à ceux qui médisent de lui et se rit des propos tenus à son encontre. Des gens s'indignent-ils d'avoir été lésés, il leur tient des propos feutrés. Il n'avoue rien de ce qu'il fait, mais affirme qu'il en est encore à se consulter, fait semblant de n'être là que depuis un moment, dit qu'il est bien tard et qu'il s'est senti souffrant.
Des gens cherchent-ils à emprunter ou à faire une collecte, il affirme qu'il est à court d'argent; lorsqu'il veut vendre, il soutient qu'il ne vend pas, et lorsqu'il ne veut pas vendre, il prétend qu'il vend. A-t-il entendu quelque chose, il fait semblant que non; a-t-il vu, il affirme n'avoir rien vu; a-t-il conclu un accord, il prétend ne pas s'en souvenir. En certains cas, il assure qu'il se réserve d'examiner la chose, en d'autres, qu'il ne sait pas, ou bien qu'il s'étonne, ou encore que lui-même avait déjà conclu en ce sens.
En général il est habile à utiliser ce genre de formule : "je ne crois pas", "je n'imagine pas", "j'en suis bien étonné" "tu veux dire qu'il est tout différent !", "ce n'est vraiment pas ce qu'il me racontait", "l'affaire, pour moi, est inattendue", "va le dire à quelqu'un d'autre", "comment ne pas te croire, toi, ou comment le condamner, lui ? Je suis bien embarrassé !", "vois tout de même si tu ne t'y fies pas un peu vite...".
Inventer ce genre de formules, embrouilles et contradictions, c'est bien le propre des fourbes. Ces caractères qui ne sont pas simples, mais insidieux, il faut s'en garder plus que des vipères.» Traduction de Marie Paule Loicq-Berger (http://bcs.fltr.ucl.ac.be/Theo/00-09.html)
Faisons un peu la synthèse de cette énumération légèrement déconcertante : d'abord la conduite du fourbe est exclusivement linguistique et consiste généralement à ne pas dire ce qu’il pense ; il veut éviter d’avoir à défendre ses positions et s’y prend toujours de manière à ce qu’on ne puisse jamais se confronter à lui. Il est insaisissable et fuyant. A celui qui ne le connaît guère, il peut paraître le meilleur des hommes. Car il ne veut se mettre dans aucun camp de crainte d’avoir à répondre de son alliance aux partisans du camp adverse, d’où son souci constant de désamorcer les conflits, de déminer le terrain tant il a peur de prendre part à la bataille. On pourrait dire de lui qu’il met de l’huile dans les rouages humains mais il veut avant tout ne pas être pris dans l’engrenage d’une polémique où il aurait à se confronter à l’opposition des autres. Aussi, quand la pression est trop grande, il se range à l’avis dominant comme si ça allait de soi et pour de ce fait exclure à l'avenir toute mise en question susceptible de le mettre dans l’inconfort . « Je ne crois pas » dans sa bouche n’est pas prise de position, mais manifestation d’une incertitude qui décourage la confrontation. Quand il dit « je suis bien étonné », on peut parier que son interlocuteur l’est. On pourrait au fond le décrire comme un timide qui n’a pas confiance en lui.
Mais j’ai du mal à comprendre pourquoi Théopraste conclut qu' il faut s’en garder plus que des vipères; loin d’être dangereux, il ne fait jamais obstacle, voire soutient et se rallie. Ce peureux est trop embarrassé pour être même embarrassant.