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dimanche 7 novembre 2010

Éloge de Socrate par Austin (Royaumont 1958)

" On avait coutume de dire au temps de Socrate : " Pourquoi perd-il son temps avec les mots, alors qu' il devrait s'occuper de la nature des choses ?" Et Socrate, déjà répondait dans un sens qui paraissait juste ; je m'associe encore à ce qu'il dit.
Ce n'était pas le seul reproche qu'on lui adressât. Vous vous souvenez qu' Aristophane trouvait frivole que Socrate perdît son temps à mesurer des sauts de puces. Si d'autres après lui avaient passé leur temps à mesurer des sauts de puces comme Socrate, ils auraient inventé la physique avec quelques siècles d'avance sur ce qui s'est passé. Et je dirai que, de la même manière, si les gens depuis Socrate et à son exemple, avaient emprunté la voie du langage et s'y étaient tenus, au lieu d'aller battre en tout sens la campagne à la recherche des voies cachées des choses, la philosophie telle que nous la concevons, qui dans son genre ne me paraît pas si mauvaise, aurait été inventée, comme elle le fut partiellement à Athènes, il y a bien des siècles. En fait, nous la redécouvrons." (La philosophie analytique Éditions de Minuit 1962)
On contrastera avec Wittgenstein :
1931: " Quand on lit les dialogues socratiques, on a le sentiment d'un effroyable gaspillage de temps ! À quoi bon ces arguments qui ne prouvent rien et n'éclaircissent rien ?"
1937 : " Russell, au cours de nos entretiens, s'exclamait souvent : " Damnée logique !" - et cela exprime parfaitement ce que nous ressentions en réfléchissant sur les problèmes logiques ; je veux dire, leur énorme difficulté, ce qu'ils ont de dur et de glissant.
La raison principale d'un tel sentiment était, je crois, dans le fait que chaque nouveau phénomène de langue auquel il nous arrivait de penser après coup pouvait faire apparaître l'explication antérieure comme inutilisable. (Notre impression était que la langue pouvait faire surgir des exigences toujours nouvelles et impossibles, et qu'ainsi toute explication était rendue vaine.)
Mais c'est là la difficulté dans laquelle Socrate s'embarrasse quand il tente de donner la définition d'un concept. Un nouvel emploi du mot émerge sans cesse, qui semble ne pouvoir être unifié avec le concept auquel les autres emplois nous ont conduits. On dit alors : il n'en est pourtant pas ainsi " - mais il en est pourtant bien ainsi ! - et l'on ne peut rien faire d'autre que de se répéter constamment ces oppositions."
1947 : " Socrate qui réduit toujours le sophiste au silence, le réduit-il à bon droit au silence ? - Certes, le sophiste ne sait pas ce qu'il croyait savoir ; mais il n'y a là aucun triomphe pour Socrate. Il ne peut ni s'écrier : " Tu vois ! Tu ne le sais pas !, ni, d'un ton triomphal : " Aucun de nous ne sait donc rien !
Il semble que Wittgenstein reproche précisément à Socrate ce que Austin le loue de ne pas avoir fait : « battre en tout sens la campagne à la recherche de la voie cachée des choses », les deux s’accordant cependant sur l’idée que tout est là, sous nos yeux.
Je crois aussi que Wittgenstein est plus près du Socrate platonicien que le philosophe anglais qui semble dans ce texte se rêver en Socrate.
À noter pour finir que certains de ses élèves ont perçu Wittgenstein comme un deuxième Socrate :
" Desmond Lee, another member of Wittgenstein´s undergraduate circle of friends, has likened Wittgenstein, in his preference for discussions with younger men, and in the often numbling effect he had on them, to Socrates. Both, he points out, had an almost hypnotic influence on those who fell under their spell." (Ludwig Wittgenstein, Ray Monk, p.263)

Commentaires

1. Le dimanche 7 novembre 2010, 13:25 par Ritoyenne
Imaginez l'incompréhension totale et l'extrême surprise si, débarquant au beau milieu du Banquet ou du Protagoras, un homme du futur s'exclamait : "quel effroyable gaspillage de temps !", les Grecs en seraient pantois.
Comme St Paul voyageur, ils auraient renvoyé les étranges visiteurs au temple du Dieu inconnu (ou, pas encore connu, en l'occurence) ..
2. Le dimanche 7 novembre 2010, 16:06 par Philalèthe
Mais ne faut-il pas se méfier aussi de Saint-Paul ?
Wittgenstein (1937) : " La source qui, dans les Évangiles, coule transparente et calme, semble écumer dans les Épîtres de Paul. Du moins cela me semble à moi. Peut-être est-ce seulement ma propre impureté qui voit en elles quelque chose de trouble ; car pourquoi cette impureté ne pourrait-elle point souiller la clarté ? Mais pour moi, c'est comme si je voyais ici la passion humaine, quelque chose comme l'orgueil ou la colère, qui rime avec l'humilité des Évangiles. Comme s'il y avait bel et bien ici une insistance sur sa propre personne, et ce en tant qu'acte religieux, chose tout à fait étrangère à l'Évangile. J'aimerais poser la question - et j'aimerais que ce ne soit pas un blasphème : " Qu'aurait donc dit le Christ à Paul ?" À quoi, il est vrai, on peut à bon droit répondre : Est-ce là ton affaire ? Occupe-toi plutôt de te rendre plus digne ! Tel que tu es, tu n'es pas capable de comprendre ce qu'il peut y avoir ici de vérité.
Dans les Évangiles - c'est ce qu'il me semble - tout est plus simple, plus humble. On se trouve là comme dans une chaumière ; chez Paul, on trouve une Église. Là tous les hommes sont égaux ; chez Paul, il y a déjà quelque chose comme une hiérarchie, des dignités et des charges. - C'est, pour ainsi dire, ce que me suggère mon FLAIR."
1937 : " (...) La doctrine paulinienne de la prédestination est pour moi - au niveau qui est le mien - irreligiosité  pure et simple, un non-sens haïssable. Elle ne me convient donc pas, puisque je ne puis faire qu'un mauvais usage de l'image qui m'est proposée là. Si c'est une image pieuse et bonne, alors elle est telle à un tout autre niveau, où l'on en fait un usage pour la vie tout autre que celui dont je serais capable."
3. Le dimanche 7 novembre 2010, 16:50 par Elias
Vos citations de Wittgenstein sont tirées de quel ouvrage?
4. Le dimanche 7 novembre 2010, 16:59 par Philalèthe
Des "Remarques mêlées". Ce sont des textes qui s'échelonnent entre 1914 et 1951. C'est publié en GF Flammarion (2002) avec une introduction de Jean-Pierre Cometti et deux index bien pratiques. L'édition originale est T.E.R. (1984).
5. Le dimanche 7 novembre 2010, 17:37 par Cédric Eyssette
Dans la série des remarques de "philosophes analytiques" sur Socrate, j'aime bien ce texte de Schlick, qui distingue la recherche de la vérité (à laquelle se consacrerait la science) et la recherche de sens (qui serait le but de la philosophie, dont Socrate serait l'exemple type) : http://eyssette.net/docs/2005_2006/...
6. Le dimanche 7 novembre 2010, 17:59 par Philalèthe
Merci, Cédric, pour ce lien effectivement très intéressant.
Il me semble que Moritz Schlick y identifie la recherche socratique à une recherche essentialiste et rend donc pertinente la critique qu'en fait Wittgenstein, dans une perspective, elle, précisément anti-essentialiste.
7. Le mercredi 10 novembre 2010, 00:18 par Augustin
Peut - être, en définitive, faudrait - il s'en remettre à la docte ignorance de Nicolas de Cuse. L'ironie socratique consisterait alors en une ironie de l'ironie du langage, selon laquelle il est impossible de rien définir. De ce double fond de l'ironie surgirait alors la nécessité d'une forme d'aporie radicale menant à la méditation sur le rien. De la sorte, on pourrait dire que Socrate savait qu'il ne savait rien, parce qu'il avait médité sur le rien sur lequel est fondé le rien du langage.
8. Le mercredi 10 novembre 2010, 16:11 par Philalèthe
Rien, je crois, dans les textes de Platon ne permet d'attribuer à Socrate la thèse doublement nihiliste que vous lui attribuez. Certes Socrate dit dans l'Apologie qu'il ne sait rien mais cela ne revient pas à dire qu'il sait qu'il n' y a rien et que le langage n'est rien. C'est un jugement sur ses croyances qu'il n'identifie pas à un savoir mais cela n'implique pas qu'il n'y a rien à savoir. Des textes vont même clairement contre votre idée, comme ce texte du Ménon où Socrate conduit un jeune esclave à découvrir comme construire à partir d' un carré une figure qui a le double de sa surface. Le savoir mathématique n'est pas mis en doute. Plus généralement les enquêtes socratiques tendent vers la définition des Essences (ce qu'est la Beauté dans le Banquet). Ce n'est pas une enquête sur le sens des mots non plus - c'est une recherche ontologique, pas sémantique.

jeudi 8 juillet 2010

Bourdieu, lecteur approximatif d' Austin, ou contribution minuscule à la lecture des " Méditations pascaliennes ".

Au début des Méditations pascaliennes (1997), dans le premier chapitre, Pierre Bourdieu fait la "critique de la raison scolastique" : il entend par cette expression la critique des "présupposés qui sont constitutifs de la doxa génériquement associée à la skholè, au loisir, qui est la condition de l'existence de tous les champs savants." (p.22). Or, il pense trouver cet usage du mot scolastique dans un passage de Sense et Sensibilia du philosophe Austin :
" Austin parle en passant, dans Sense et Sensibilia, de "vision scolastique" (scholastic view), indiquant, à titre d'exemple, le fait de recenser et d'examiner tous les sens possibles d'un mot, en dehors de toute référence au contexte immédiat, au lieu d'appréhender ou d'utiliser simplement le sens de ce mot qui est directement compatible avec la situation."
Bourdieu critique ici une absence de sensibilité au contexte. Or, ce qu' Austin dénonce dans le passage en question, c'est certes une absence de sensibilité au contexte mais prenant une toute autre forme. Les mots sont utilisés immédiatement dans leur sens philosophique au lieu d'être examinés dans la pluralité de leurs usages contextuels :
" My general opinion about this doctrine ( Austin vise la thèse suivante : " we never directly perceive or sense, material objects (or material things), but only sense-data" ) is that it is a typically scholastic view, attributable, first, to an obsession with a few particular words, the uses of which are over-simplified, not really understood or carefully studied or correctly described ; and second, to an obsession with a few (and nearly always the same) half-studied "facts". (I say "scholastic", but I might just as well have said "philosophical" ; over-simplification, schematization, and constant obsessive repetition of the same small range of jejune "examples" are not only not peculiar to this case, but far too common to be dismissed as an occasional weakness of philosophers.)" (Oxford University Press p.3).
En un sens, Austin dans ces lignes accuse les philosophes de ne pas examiner tous les sens possibles d'un mot, certes non pas hors contexte, mais dans tous les contextes possibles - ce que Wittgenstein désignait sous le nom de die Übersicht ( qu'on traduit quelquefois par vue synoptique). Or, adopter une telle vue synoptique suppose un détachement par rapport aux urgences et à l'action qui est précisément un des traits de la disposition scolastique identifiée par Bourdieu. Austin reproche aux philosophes de ne pas adopter la disposition scolastique (au sens de Bourdieu) qui leur permettrait d'éviter d'être limité par leur vision scolastique (au sens donné par lui à cette expression).
Bourdieu a donc vraiment tort d'écrire dans la page suivante :
" Faute de dégager toutes les implications de son intuition de la "vision scolastique", Austin n'a pas su voir dans la skholè et le "jeu de langage" scolastique le principe de nombre des erreurs typiques de la pensée philosophique qu'il s'efforçait, après Wittgenstein, et avec d'autres "philosophes du langage ordinaire" d'analyser et d'exorciser." (p. 25)
On a vu en effet qu' Austin écrit noir sur blanc que la cause des erreurs philosophiques sur la question de la perception est une vue scolastique. De cette vue, une disposition scolastique, apte à embrasser panoramiquement tous les usages contextualisés, débarrasserait la philosophie.
Certes Austin n'a pas fait explicitement une genèse sociale de la vue scolastique, il l'identifie cependant à quelque chose comme une des routines du métier de philosophe. Pierre Bourdieu a-t-il donc raison d'écrire :
" Austin omet de poser la question des conditions sociales de possibilité de ce point de vue très particulier sur le monde."
En fait Austin a clairement conscience que les philosophes dont il parle ne réalisent pas qu'ils sont limités par leurs usages philosophiques dans le traitement des problèmes philosophiques.
À coup sûr , Austin comme Bourdieu ont la même fin : augmenter la rationalité de la recherche philosophique.
09/07/10 : Je note que dans leur Dictionnaire Bourdieu (2010), Stéphane Chevallier et Christiane Chauviré (éminente wittgensteinienne) reprennent dans l'article Skholè l'erreur relevée ici. Il ne faut pas faire tant confiance aux maîtres !

Commentaires

1. Le mardi 20 juillet 2010, 18:26 par Pascal
Ca veut bien dire (et le mot "contexte" n'y échappe pas) que comme le disait Wittgenstein, insistant sur 'by itself' : "every sign by itself seems dead" [investigations #432]