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vendredi 15 novembre 2019

Une rime bien déraisonnable ?

Relisant Le vampire de Baudelaire, je m'aperçois d'une étrange anomalie :
" (...)
— Infâme à qui je suis lié
Comme le forçat à la chaîne.
Comme au jeu le joueur têtu,
Comme à la bouteille l’ivrogne,
Comme aux vermines la charogne,
— Maudite, maudite sois-tu !"
En toute logique, le poète aurait dû écrire " comme à la charogne les vermines ". Mais les contraintes de la rime l'ont emporté sur les exigences de la raison ! D'ailleurs ce n'est qu'à la rime que pense Antoine Adam dans sa belle édition des Fleurs du mal :
" On notera la disposition des rimes, embrassées dans ce quatrain,alors qu'elles étaient croisées dans les deux premières strophes." (Classiques Garnier, 1959, p. 314). Rien non plus dans l'édition de la Pléiade.
En tout cas, de cette irrégularité naît l'image rare d'un cadavre addict aux vers, telle une bouteille à la recherche désespérée de qui la boira.

Commentaires

1. Le vendredi 15 novembre 2019, 17:34 par sok
Il me semble qu'il n'y a rien d'illogique dans ces vers, que l'analogie est simple : la vermine ronge la charogne de la même manière que la bouteille ronge l'ivrogne, ou que le jeu ronge le joueur têtu.
D'ailleurs, si la rime avait été un problème pour Baudelaire, il lui restait la possibilité d'une simple permutation syntaxique : "comme la charogne aux vermines".
Est-ce que je rate quelque chose ?
2. Le vendredi 15 novembre 2019, 17:55 par Philalèthe
Si on fait entrer en jeu l' imaginaire ronger, on crée un nouveau poème. 
Moi, je suis parti de la relation exprimée par ce qui est dit : être lié à. Le poète est lié à la femme qui le vampirise comme le forçat est lié à la chaîne, le joueur au jeu, l'ivrogne à la bouteille et... la vermine à la charogne et non la charogne à la vermine. À part le forçat qui est contraint physiquement, poète, joueur, ivrogne sont dépendants par le plaisir qu'ils prennent à l'objet de leur passion. Il y a un sujet dépendant, humain ou non, et un objet, vivant ou non, dont il dépend. Or la formule baudelairienne fait dépendre bizarrement la charogne de la vermine, comme si la charogne pouvait avoir la passion de la vermine.
3. Le vendredi 15 novembre 2019, 22:21 par sok
Je me trompe peut-être, mais je ne suis pas convaincu. Le forçat est lié à la chaîne, cela veut simplement dire qu'il ne peut s'en défaire. Le joueur ne peut se défaire du jeu, l'ivrogne ne peut se défaire de la bouteille, la charogne ne peut se défaire de la vermine.
Avant la bouteille et le jeu, pas vraiment de relation de dépendance, d'ailleurs ; plutôt une relation entre un vainqueur envahissant et un humilié plaintif. Le vainqueur : la vermine, la bouteille, le jeu, la chaîne, tu ; l'humilié : la charogne, l'ivrogne, le joueur, le forçat, je.
Après, si on garde votre hypothèse et qu'il s'agit d'une relation de dépendance, Baudelaire n'aurait eu pas vraiment eu un problème de rime, car il pouvait bien inverser l'ordre syntaxique... mais il aurait eu un problème de mètre... qu'il aurait pu résoudre par un pluriel : "comme les vermines aux charognes".
4. Le vendredi 15 novembre 2019, 23:20 par gerardgrig
Quel est l'ingénieur littéraire qui a dit que le fond, c'est la forme ? Boileau recommandait de ne pas laisser filer la rime, parce qu'ensuite le sens court derrière elle. Baudelaire, poète rompu aux recettes de l'ingénierie littéraire, utilise la contrainte de la rime pour faire une inversion hardie, qui nous plonge dans un abîme de perplexité sémantique, avant l'imprécation de la "punchline" mortelle de la strophe, qui "achève" le lecteur.
5. Le samedi 16 novembre 2019, 13:42 par Philalèthe
En somme, ca fait partie de la raison poétique de ne pas toujours suivre la raison logique.
6. Le dimanche 17 novembre 2019, 09:16 par Arnaud
"... There is a sense in which paradox is the language appropriate and inevitable to poetry."
Cleanth Brooks, The Language of Paradox, 1956.
http://seas3.elte.hu/coursematerial...
A coup sûr, Oscar Wilde (et d'autres) adhérai(en)t à cette perspective...
7. Le dimanche 17 novembre 2019, 10:22 par Philalèthe
Certes, mais c'est ici un paradoxe singulièrement dissimulé.

lundi 4 février 2019

Faut-il prendre le temps au sérieux ?

La vue courte et sombre de l'écrivain qui perce à jour :
" (...) et vous, vierges,
Du vice maternel traînant l'hérédité
Et toutes les hideurs de la fécondité ! " (Les Fleurs du mal, V)
La vue longue et souriante de l'écrivain indifférent :
" J'ai acheté pendant quinze ans mon journal du matin chez Mme B. Mme B. meurt, il y a de cela cinq ou six ans, je crois me souvenir qu'on me l'a écrit ; sa fille la remplace à la boutique, se marie, a un enfant, est mère une seconde fois. Dans mon esprit, Mme B. est bien morte, mais l'est seulement dans cette zone conjecturale, vouée aux relations d'incertitude, où s'inscrivent pour mon esprit distrait morts, mariages ou naissances de tout ce qui ne me touche pas de très près. Je vais acheter un matin mon journal, préoccupé de ne pas oublier, comme on vient de me le rappeler, de féliciter la fille de sa nouvelle maternité. Mme B. est là, derrière le comptoir : sa mort était donc moins sérieuse qu'on ne l'a cru : je lui trouve bonne mine, l'air rajeuni, et je sens que pour cette occasion un peu particulière, il faut tout de même lui faire un brin de conversation. " Bonjour, madame B. !" fais-je avec une chaleur de commande, et - vaguement persuadé tout au fond de moi qu'elle est pourtant morte - partagé entre l'envie de dire quelque chose d'aimable et le sentiment de m'engager sur un terrain un peu délicat, j'enchaîne rondement avec cette phrase qui m'enchante encore . " Alors, vous voilà de retour ? - Oui, oui." Les répliques sont sans chaleur, un peu incolores, je pense qu'elle me reconnaît mal après toutes ces années et poursuis encore cinq minutes la conversation, sans tirer d'elle beaucoup plus que des monosyllabes. Polie, mais froide - je trouve que pour une grand-mère elle manque d'enthousiasme. Je la quitte, et, encore sous l'impression de son rajeunissement évident, je rencontre son gendre, à qui je n'ai guère dit de ma vie autre chose que bonjour- mais je sens que pour une fois il faut faire des frais. " Ça m'a fait plaisir de revoir Mme B. Elle a bonne mine !" Il me regarde abasourdi : " Ma belle-mère ? Mais elle est morte depuis six ans." (Lettrines, Julien Gracq)
En ce début de journée, lequel de ces deux textes va donc inspirer ma manière de voir les choses changer ?

Commentaires

1. Le mercredi 6 février 2019, 16:34 par gerardgrig
Tout ne se vaut pas, mais j'aurais tendance à penser que dans les deux cas, on est schopenhauerien. Avec Baudelaire l'antiféministe, l'antinaturel, on pense, comme le maître des "Parerga et Paralipomena", que la femme incarne le vouloir-vivre, et que l'amour n'est qu'une invention de l'espèce humaine pour se reproduire. Avec Julien Gracq, on est aussi dans le bouddhisme vulgarisé, avec la relation d'incertitude de l'observateur qui exerce une influence directe sur ce qu'il observe du monde, ce dont se souviendra la science moderne. Il y a aussi la chaîne karmique des renaissances, à partir des vibrations des énergies psychiques, qui forment la chaîne continue des existences, fûssent-elles celles des boutiquiers. Dans ce passage des "Lettrines" de Gracq, il y a enfin comme un vague souvenir de la pratique sociale de l'humour loufoque, à la manière d'Alphonse Allais.
2. Le jeudi 14 février 2019, 20:04 par Philalèthe
Vouliez-vous me désespérer ?
Oui, il doit bien y avoir du pessimisme schopenhauerien dans les vers de Baudelaire mais c'est le même poète qui "aime le souvenir de ces époques nues, / Dont Phoebus se plaisait à dorer les statues . / Alors l'homme et la femme en leur agilité / jouissaient sans mensonge et sans anxiété,/ et le ciel amoureux leur caressant l'échine / exerçaient la santé de leur noble machine. " Vous le savez mieux que moi, il y a tant de femmes chez Baudelaire et la nature est loin d'être toujours haïe... Il y a des "natives grandeurs", desquelles au moins on peut rêver...
Oui, si on lit le passage de Gracq avec les yeux terribles et monotones de Cioran, on y trouve aussi à l'oeuvre " le Temps qui mange la vie "...

dimanche 7 octobre 2018

De Baudelaire à Céline, de fil en fil.

On a peut-être à l'esprit ces quelques vers tirés du poème ouvrant Les Fleurs du malAu lecteur :
" Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégite
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste
C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !"
80 ans après, dans d'autres textes, le Diable a perdu son omniprésence impersonnelle (et si vraie ?). Mais il continue de dominer la scène. Je le retrouve dans ce texte d' Annick Duraffour et de Pierre-André Taguieff, tous deux soucieux de reconstituer la " passion idéologique que fut l'antisémitisme célinien " :
" Vision conspirationniste de l'histoire, où le Juif seul " tire les ficelles "- expression chère à Céline et fréquente dans la propagande antisémite. Ainsi Hitler déclare combattre non la classe ouvrière marxiste, mais les " judéo-marxistes qui tirent les ficelles ". Les auteurs citent alors un extrait du livre de Jean-Marie Domenach La propagande politique (1950) . Pendant l'Occupation, une affiche de la Propagandastaffel représentant un gros Juif fumant un cigare et tenant par des ficelles un groupe de marionnettes composé de banquiers de la City, de bolcheviks, d'hommes d'affaires américains." L'histoire est conçue comme un théâtre avec ses figurants, ses pantins, ses fantoches : une mise en scène trompeuse (...) " Le juif n'est pas tout mais il est le diable et c'est suffisant. Le Diable ne crée pas tous les vices mais il est capable d'engendrer un monde entièrement , totalement vicieux." (Céline, la race, le Juif, Fayard, 2017, p.294)
Les dernières lignes sont tirées d'une lettre de Céline à Lucien Combelle.
Peut-on aujourd'hui se passer de mentionner le diable tirant les ficelles ? Bien sûr l'expression ne pourra être que métaphorique. Et pas en politique, à coup sûr. Où alors ? Dans la folk psychology ? Mais athées ou non, ils nous presseront de voir le divin en nous, ou du moins le cher, le trop cher humain...
" Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,
N'ont pas encore brodé de leurs plaisant dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C'est que notre âme, hélas, n'est pas assez hardie."

Commentaires

1. Le dimanche 7 octobre 2018, 23:34 par gerardgrig
Il y a les satanistes modernes, assumés, et leur bible à télécharger, qui est fort intéressante.
Par contre, il est certain que Satan n' est qu' une métaphore pour l' islam. Ce sont le polythéisme et l'idolâtrie, qu' il tente de conjurer et d'intégrer en les désamorçant, par le culte d' une pierre noire qui appartient aux divinités solaires de l'Antiquité. C' est le sens du titre du roman de Salman Rushdie, qui lui a valu une condamnation à mort.
Pour un penseur chrétien comme René Girard, Satan est au fondement de sa théorie du désir mimétique et du bouc émissaire. Jésus lui-même disait que Satan expulse Satan, et qu' il est le Prince de notre monde. René Girard appelait Satan la violence comme ultime principe caché, à l'origine de toute société humaine.
2. Le lundi 8 octobre 2018, 11:32 par Philalethe
Ah, j'ai beau aimer Satan comme allégorie du pire, je ne me sens pas encore prêt à lire la bible sataniste, malgré l'intérêt que vous lui trouvez...
Islam à part, qui ne doit pas conjurer l'avatar satanique qui menace de le désintégrer ?
Si j'avais à choisir entre la croyance des théodicées que le Mal n'est qu'un effet de perspective pour qui ignore la réalité du Bien et celle selon laquelle Satan est le Prince de notre monde, je choisirais cette dernière et, en janséniste, je penserais qu'il a presque toujours le dernier mot.
3. Le lundi 8 octobre 2018, 14:49 par gerardgrig
L'intérêt de l'œuvre de Salman Rushdie est qu'elle montre que Mahomet a produit des versets qui disent la multiplicité de Dieu, à côté de versets qui affirment l'unicité de Dieu, ce qui constitue une critique du fondamentalisme monothéiste. Nous autres chrétiens, nous avons essayé de traiter ce problème avec la Sainte Trinité, même si elle a entraîné des hérésies. Selon que l'on disait 3=1, ou 1=3, on était brûlé ou non ! La pierre noire de l'islam, c'est la neutralisation et l'assimilation de l'idolâtrie, mais cette pierre est aussi la météorite du Dieu solaire d'Héliogabale en Syrie, ce qui fait une autre concession au polythéisme. De son côté, je crois que la religion juive a toujours tenté d'intégrer la magie, dans un discours rabbinique parallèle, pour la détourner du satanisme.
4. Le mercredi 31 octobre 2018, 19:05 par Philalethe
Concernant la Trinité, je crois qu'on était autant brûlé si on disait que c'était trois personnes vues comme une ou une personne vue comme trois. Il faut croire qu'elles sont réellement trois et qu'il n'y en a réellement qu'une. Descartes parlant de la foi reconnaissait l'essentielle obscurité des croyances, sans elle on saurait que Dieu est un et trois en même temps.

samedi 6 octobre 2018

Voir ses propres vers du point de vue de Dieu ?

C'est un passage des Curiosités esthétiques, je l'extrais de la cinquième partie consacrée à l' exposition universelle de 1855. Charles Baudelaire vient d'évaluer la peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres avec quelques réserves, puis, louant en revanche franchement les toiles de Delacroix, il écrit :
" Un poëte a essayé d'exprimer ces sensations subtiles dans des vers dont la sincérité peut faire passer la bizarrerie :
Delacroix, lac de sang, hanté par des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent comme un soupir étouffé de Weber (Oeuvres complètes, La Pléiade, 1954, p.708)
On reconnaît une des strophes des Phares, un des premiers poèmes des Fleurs du mal. Qu'un poète se cite avec humour amuse. Et cette distance est-elle dérision ? Une raison d'en douter : quelques pages plus haut, Baudelaire a écrit en la soulignant la phrase célèbre : " le Beau est toujours bizarre ". Bien sûr comme il n'a pas ajouté plus haut que tout le bizarre est beau, il y a peut-être déjà dans cette mise à distance de soi une ombre de dérision. Mais c'est la suite qui surprend par sa dureté :
Lac de sang : le rouge ; - hanté des mauvais anges : surnaturalisme ; un bois toujours vert : le vert, complémentaire du rouge ; un ciel chagrin : les fonds tumultueux et orageux de ses tableaux ; - les fanfares et Weber : idées de musique romantique que réveillent les harmonies de sa couleur."
Tel un professeur simplifiant à destination d' élèves égarés, le poète devient le pédagogue brutal de son oeuvre, soucieux seulement de faire mieux comprendre par ses mots réducteurs la grandeur de l'oeuvre de Delacroix et devant pour cela massacrer sa propre oeuvre poétique.
Générosité de Baudelaire ? L'hypothèse me plaît. Oui, certains ne verront là que coquetterie d'auteur ; ils ont peut-être raison.

Commentaires

1. Le dimanche 7 octobre 2018, 19:53 par gerardgrig
La distance de Baudelaire est aussi cérébrale. Il a appris d'Edgar Poe que la poésie se fabrique. C'est la théorie de l'effet unique recherché sur le lecteur, qui doit être le seul but de l'esthétique. D'où la minceur obligatoire de la production poétique, concentrée à l'extrême, que l'on retrouvera chez Mallarmé et son disciple Valéry.
On pourrait dire que dévoiler leurs recettes poétiques était pour eux une sorte de déontologie.
Il reste que les livres de critique d'art font toujours rêver. On attend d'avoir de très longues vacances pour pouvoir enfin lire les "Curiosités esthétiques" de Baudelaire, les "Salons" de Diderot ou l'histoire de la peinture du XVIIIème siècle des Goncourt. Pour l'avant-garde new-yorkaise, on ne voit pas trop qui a remplacé Greenberg et Rosenberg. Peut-être ne fait-elle plus que se répéter. En France, la "Logique de la Sensation" de Deleuze ne semble pas avoir fait école. Il y a aussi un philosophe étonnant, Yves Michaud, très branché sur l' art contemporain, qui s'en fut diriger l' École des Beaux-Arts, à une époque de sa carrière.
2. Le lundi 8 octobre 2018, 12:18 par Philalethe
Éclairage intéressant. Il est vrai que dans les Curiosités esthétiques, Baudelaire se plaît à analyser, quelquefois à louer, souvent à dénoncer les procédés des peintres. Dans le passage en question, il peut donc être vu comme un honnête critique de soi-même. Mais la critique reste un tantinet sauvage, non ?
Oui, dommage que La logique de la sensation n'ait pas fait école !
Baudelaire regrettait déjà qu'il n'y ait plus d'école mais que des individus :
" Et comme aujourd'hui chacun veut régner, personne ne sait se gouverner.
Un maître, aujourd'hui que chacun est abandonné à soi-même, a beaucoup d'élèves inconnus dont il n'est pas responsable, et sa domination, sourde et involontaire, s'étend bien au-delà de son atelier, jusqu'en des régions où sa pensée ne peut être comprise.
Ceux qui sont plus près de la parole et du verbe magistral gardent la pureté de la doctrine, et font, par obéissance et par tradition, ce que le maître fait par la fatalité de son organisation.
Mais, en dehors de ce cercle de famille, il est une vaste population de médiocrités, singes de races diverses et croisées, nation flottante de métis qui passent chaque jour d'un pays dans un autre, emportent de chacun les usages qui leur conviennent, et cherchent à se faire un caractère parun système d'emprunts contradictoires." (Salon de 1846, XVII. Des écoles et des ouvriers)
Cela dit, l'idée de faire école aurait déplu, je pense, à Deleuze. Mais Baudelaire ne confondait pas l'école avec la production des " singes artistiques, ouvriers émancipés, qui haïssent la force et la souveraineté du génie."

Quant à Yves Michaud, je me rappelle qu'il avait scandalisé certains alors qu'il dirigeait, sauf à me tromper, l'École des Beaux-Arts en lançant un appel à ne pas voter Chirac au moment du deuxième tour contre Le Pen... Un de mes collègues avait alors jugé bon d'adresser un courrier au Monde, que le Monde a publié en forme d'article. En réaction et en privé, Michaud avait envoyé deux mots au dit collègue : " Pauvre con ". 
3. Le mercredi 10 octobre 2018, 15:55 par gerardgrig
Pour mieux explorer l'esthétique de Baudelaire, j'attends d'avoir le temps de lire, de Thomas Crow, "L'atelier de David, Émulation et Révolution", et de Sébastien Allard, "Le suicide de Gros : Les peintres de l'Empire et la génération romantique". Il y aurait beaucoup à dire sur Baudelaire, à la fois classique et romantique. Le romantique de seconde génération Baudelaire avait un art poétique, comme Boileau, mais à la manière d'un ingénieur poéticien, tel Edgar Poe, qui lui fit aussi découvrir la beauté bizarre. Plus tard, Valéry célèbrera la méthode des ingénieurs littéraires, par analogie avec celle de Léonard de Vinci, capable par le miracle de l'intelligence d'inventer le char d'assaut et de peindre la Joconde.
Comment un peintre comme Géricault a-t-il pu passer aussi facilement du classicisme au romantisme ? Baudelaire aimait à la fois le "Marat" de David et "Le Radeau de la Méduse" de Géricault. Il y aurait aussi à dire sur la peinture d'histoire, que Baudelaire détestait chez Horace Vernet, mais qu'il admirait chez Delacroix. Et sur la photographie, que tout le monde utilisait, y compris Delacroix à la fin de sa vie, sans le dire. Avec David, ce fut le retour de la peinture d'école, et ses drames humains et artistiques liés aux rapports entre maître et élève. Mais l'école de David produisit aussi l'artiste moderne, confronté au pouvoir de l'État (les commandes) et à celui de l'opinion publique (les Salons).
Pour ma part, j'aurais plutôt un peu le même intérêt que Stendhal pour la peinture, toujours associée à des épisodes de ma vie. Ce doit être le Syndrome de Stendhal. Pendant mon enfance, j'étais fasciné par un tableau du pompier académique Paul Delaroche, "Les Enfants d'Édouard", même s'il était en noir et blanc et reproduit dans un vieux Larousse de 1948. Il y avait aussi un tableau sordide d'un pompier, "Robert le Diable", qui ressemblait de façon sinistre à de la photographie.

lundi 15 mai 2006

Flash-back : Socrate métamorphosé par Baudelaire ou l’opium comme parachèvement des qualités philosophiques ou le péripatéticien et la péripatéticienne.

Janvier 1860: la Revue Contemporaine publie l’essai Un mangeur d’opium de Charles Baudelaire (inspiré des Confessions d’un opiomane anglais de Thomas de Quincey). J’en extrais cette page:
« Je voudrais, pour raconter dignement cet épisode, dérober, pour ainsi dire, une plume à l’aile d’un ange, tant ce tableau m’apparaît chaste, plein de candeur, de grâce et de miséricorde. « De tout temps, dit l’auteur, je m’étais fait gloire de converser familièrement, more socratico, avec tous les êtres humains, hommes, femmes et enfants, que le hasard pouvait jeter dans mon chemin ; habitude favorable à la connaissance de la nature humaine, aux bons sentiments et à la franchise d’allures qui conviennent à un homme voulant mériter le titre de philosophe. Car le philosophe ne doit pas voir avec les yeux de cette pauvre créature bornée qui s’intitule elle-même l'homme du monde, remplie de préjugés étroits et egoïstiques, mais doit au contraire se regarder comme un être vraiment catholique, en communion et en relations égales avec tout ce qui est en haut et tout ce qui est en bas, avec les gens instruits et les gens non éduqués, avec les coupables comme avec les innocents. » Plus tard parmi les jouissances octroyées par le généreux opium, nous verrons se reproduire cet esprit de charité et de fraternité universelles, mais activé et augmenté par le génie particulier de l’ivresse. Dans les rues de Londres, plus encore que dans le pays de Galles, l’étudiant émancipé était donc une espèce de péripatéticien, un philosophe de la rue, méditant sans cesse à travers le tourbillon de la grande cité. L’épisode en question peut paraître un peu étrange dans des pages anglaises, car on sait que la littérature britannique pousse la chasteté jusqu’à la pruderie ; mais, ce qui est certain, c’est que le même sujet, effleuré seulement par une plume anglaise, aurait rapidement tourné au shocking, tandis qu’ici il n’y a que grâce et décence. Pour tout dire en deux mots, notre vagabond s’était lié d’une amitié platonique avec une péripatéticienne de l’amour. » (La Pléiade 1954 p.492)
Pas d'inquiétude: je ne ferai pas à Baudelaire l’injure de le lire en professeur de philosophie, mesquin rectificateur de contre-sens !

Commentaires

1. Le mardi 16 mai 2006, 22:26 par Nicotinamide
Baudelaire cynique ?
« Et toutes les fois que le poète endosse le gilet du peintre, il est contraint de penser aux bons chiens, aux chiens philosophes, aux étés de la Saint-Martin et à la beauté des femmes très mûres. (Les bons chiens) » Pour tricoter le chien, comment ne pas feuilleter alors la fausse monnaie : « Je vis alors clairement qu’il avait voulu faire à la fois la charité et une bonne affaire; gagner quarante sols et le cœur de Dieu (…) On n’est jamais excusable d’être méchant, mais il y a quelque mérite à savoir qu’on l’est ; et le plus irréparable des vices est de faire le mal par bêtise. »
Je continue : « Quand il y aura un vrai médecin philosophe, il pourra faire une puissante étude sur le vin, une sorte de psychologie double dont le vin et l’homme composent les deux termes.» (Je tisse alors avec Nietzsche : « j’en suis encore à attendre la venue d’un philosophe médecin.» (préface gai savoir §2)
Puis un autre : « de Maistre et Poe m’ont appris à raisonner.» Etirons la farce. N’est-ce pas Cioran (exercice d’admiration) qui demandait si de Maistre ne fut pas cynique ? Ferveur cruelle du verbe couplé aux rages divines. Baudelaire, un de Maistre sans Dieu. L’éruption sanglante des fleurs du mal a engrossé les myiases. Dans chaque cavité, au coin de chaque œil, le long des cicatrices purulentes, les mouches aux éclats métalliques ont pondu. Au fond des abcès sanieux : Baudelaire pourrait ainsi résumer la danse des asticots : « Qu’est-ce que c’est que cette morale prude, bégueule, taquine, et qui ne tend à rien moins qu’à créer des Conspirateurs même dans l’ordre si tranquille des rêveurs? Cette morale-là irait jusqu’à dire: Désormais on ne fera que des livres consolants et servant à démontrer que l’homme est né bon, et que tous les hommes sont heureux. - abominable hypocrisie ! »

Probablement qu’un autre célèbre poète tiendrait mieux la lanterne que Baudelaire, je pense à Rimbaud.
Ce qui m’amène à demander s’il existe une filiation Cynique ? En dépit du fait que le cynisme ne se caractérise qu’à travers sa mise en pratique, qu’il ne vit que sur des souvenirs fragmentaires et malgré le vide théorique ou l’absence de constante qui gêne sa transmission, je crois que l’on pourrait déterrer un humanisme cynique. L’humanisme qui culmine à la renaissance réveille l’antiquité. Lorenzo Valla génère une filiation de ventre à partir des intestins d’Epicure. Pyrrhon à l’état diffus habite la conscience de Francesco Sanchez, le Montaigne ibérique. Juste Lipse rouvre le portique. Platon influence les têtes florentines (Marsile Ficin). Sans oublier les penseurs qui croisent les courants en « pillotant les anciens ». Cependant la renaissance n’évoque jamais la résurrection du cynisme. Aucun nom illustre ne vient s’y associer… Pourquoi n’a-t-il pas pu renaître ? Pourtant le cynisme remplit des peaux dont celles d’Erasme, Bonaventure des Périers, Rabelais, la Boétie et Montaigne. Michèle Clément le prouve en comptant les apparitions cyniques dans leurs œuvres. Erasme fleurit la barbe de Diogène pour le déguiser en Christ ironique. Montaigne enchaîne les occurrences cyniques pour défendre la nature impudique et attaquer la grimace... La Boétie écrit un purgatif des humeurs aliénées. Il mord la servitude volontaire du peuple. «.Rabelais est l’Eschyle de la mangeaille, il introduit du gouffre dans le goinfre (…) Cet univers que Dante mettait dans l’enfer, Rabelais le fit tenir dans un tonneau. » (Hugo) Bonaventure des Périers représente l’esprit réfractaire, agnostique et nihiliste de la renaissance. Son ouvrage, le Cymbalum mundi ou autrement dit la cymbale du monde critique l’incompétence de Dieu et les dogmes religieux. Il en appelle à l’intelligence de l’estomac pour se moquer des jeûnes. Il ridiculise le pucelage des prêtres et les cierges allumés à midi. Il rit des infanticides aux forceps perpétrés par les religieuses engrossées. La bassesse des chefs de prière, la cupidité, la vanité, le désir fourbe, la curiosité poulesque, l’amour de la dissimulation et l’humanité imbécile sont stigmatisées à travers ses dialogues. L’un d’eux met d’ailleurs en scène une paire de chien : Hylactor et Phamphagus. Les clébards baveux, symbole poilu du cynisme, parlent après avoir avalé la langue d’Actéon (Ovide). Hylactor bavarde ne désespérant pas de se rapprocher d’un « dire-vrai ». Phamphagus malgré sa voix reste un laudateur du silence. Il ne se contente que de plaintes joyeuses : « J’aime mieux être ce que je suis que plus avant ressembler les hommes, en leur misérable façon de vivre, quand ne serait-ce déjà le trop parlé dont il me faudrait user avec eux. » Chien taciturne, désabusé et pessimiste, il anticipe le libertin érudit du siècle suivant... Le Cymbalum mundi exploite la tradition dissidente agrémentée du voile nécessaire d’allégories absconses. En effet, la cymbale collectionne des railleries sceptiques à l’égard des apories de la providence ou de la prière. Le tintamarre du monde est une mise en scène de la religion envisagée comme une fraude politique dont la décadence se métamorphose en tyrannie ou en monstre froid. A côté de cette satire de la crédulité, il cultive la poétique et la sensualité du plaisir sans mâcher son obsession pour la révolte des libertins enragés… Michèle Clément n’évoque pas l’Arétin. Pourtant à en croire le panégyrique d’Edmond Rostand lors de son discours de réception à l’académie française, il se prêterait à réveiller les barbes cyniques : « dans toute la beauté de sa honte, dans toute sa bouffissure sanglée de velours blanc, glorieux et obscène, pourri de débauches et de talent, commodément installé dans le mépris pour insulter, donnant le premier exemple d'une de ces situations d'infamie qui s'affermissent en durant parce que la boue durcit… Manipulant l’art de la goujaterie romancée et des grâces stercoraires (…) jusqu’à celui de ne jamais applaudir un homme que sur les joues d'un autre ! » Sans oublier le témoignage de Maupassant : « un prodigieux contempteur de rois, le plus surprenant des aventuriers, qui sut jouer, en maître artiste, de toutes les faiblesses, de tous les vices, de tous les ridicules de l'humanité, un parvenu de génie doué de toutes les qualités natives qui permettent à un être de faire son chemin par tous les moyens, d'obtenir tous les succès, et d'être redouté, loué et respecté à l'égal d'un Dieu, malgré les audaces les plus éhontées. Ce compatriote de Machiavel et des Borgia semble être le type vivant de Panurge qui réunit en lui toutes les bassesses et toutes les ruses, mais qui possède à un tel point l'art d'utiliser ces défauts répugnants qu'il impose le respect et commande l'admiration. » Long discours sur le cynisme renaissance pour en arriver à la citation que votre flash-back a ressuscité. L’arétin écrit dans l’une de ses lettres : « Je me moque des philosophes qui, sur le théâtre du monde, passent tout leur temps à contempler la nature des choses et les mœurs des gens. Et j’admire ces poètes qui mangent, s’habillent, se logent avec une pompe splendide, royale et magnanime et font rire jusque dans la douleur, écho de la frénésie de Diogène, laquelle l’obligeait à se taire pour laisser à d’autres la parole comme à la prendre pour qu’ils se taisent. » Là justement, j’aimerai la lecture impitoyable d’un professeur de philosophie pour essayer de comprendre où se positionne Diogène dans l’esprit de l’Arétin… Philosophe-artiste ? Poète et non-philosophe ? Echo frénétique de la pompe, du luxe, de la luxure et de la volupté en velours ?
2. Le mercredi 5 décembre 2007, 09:48 par piwo
Cher Nicotinamide, vous citez Francesco Sánchez, dont je cherche depuis des années les dates : les connaîtriez-vous ? merci d'avance.