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samedi 18 juin 2005

Bias ou le juste milieu entre l'amour fou et l'indifférence.

Bias tire tout de même une conséquence de la méchanceté humaine :
« Il disait (...) d’aimer comme des gens qui haïront un jour » (I,87)
Aristote dans la Rhétorique se réfère à cette pensée pour caractériser les vieillards :
« Ils n'aiment, ni ne haïssent avec une grande force, pour la même raison ; mais, suivant la maxime de Bias, ils aiment comme s'ils devaient haïr un jour et haïssent comme si, plus tard, ils devaient aimer. » (II,13,1389b23, traduction de Emile Ruelle)
Mais Aristote présente les deux aspects de cette préscience apportée aux vieillards par leur expérience : elle les retient autant de diaboliser que de porter aux nues. La prudence fait autant de place à l’espérance qu’à la crainte. Par contraste, le Bias de Laërce apparaît porté à ne voir que les mauvaises virtualités des hommes. Mais Bias ne commet-il pas à son tour l’erreur qu’il dénonçait chez Alyattès ? La méchanceté de la plupart leur est-elle essentielle ? Quoi qu’il en soit, je note qu’ainsi Bias conseille de vivre dans le présent et dans le futur à la fois ; c’est du moins comme cela que j’interprète le court passage qui précède la référence à l’amour :
« Il disait de mesurer la vie comme si on allait vivre et longtemps et peu de temps »
Ce n’est en fait contradictoire que hors contexte : celui que j’aime est présentement réellement aimable, donc je vis dans le présent en l’aimant mais il est virtuellement mauvais, donc, vivant avec la pensée qu’il me nuira peut-être, je limite mon sentiment à son être présent. Les stoïciens transformeront plus radicalement l’amour et la haine en pathoï à déraciner ; Bias suggère plutôt un contrôle de l’enracinement comme si la volonté avait le pouvoir de limiter la profondeur d’un sentiment. Je pense à l’utopique prince de Machiavel, doté d’aucun caractère mais seulement de la constante disposition à changer de trait en fonction des circonstances, tantôt homme, tantôt lion, tantôt renard. Sur ce point je partagerais sans réserve l’avis de la folk psychology selon lequel qui aime avec tant d'arrière-pensées n’aime en fait guère...

vendredi 17 juin 2005

Bias, rusé mais pas misanthrope.

C’est Pittacos qui assurait pouvoir “s’assurer des victoires sans verser de sang” (I,77) mais c’est Bias qui illustre d’une certaine manière la méthode en inventant la guerre psychologique, appliquant ainsi un de ses propres conseils : « Prends par la persuasion, non par la force » (88):
« On dit également qu’au temps où Alyattès (père de Crésus) assiégeait Priène, Bias engraissa deux mules et les poussa en direction du camp (des assiégeants) ; voyant cela, (le roi) fut consterné de constater que l’excellente condition (physique) des citoyens s’étendait jusqu’aux bêtes. Il résolut de faire une trêve et dépêcha un messager. Mais Bias, après avoir entassé des tas de sable et les avoir recouverts de blé, (les) montra à l’individu. Et finalement, en apprenant (cela) Alyattès fit la paix avec les citoyens de Priène. » (83)
Ce roi lydien symbolise parfaitement l’homme que dénonceront chacun à leur manière et parmi d'autres Platon, les sceptiques ou Descartes. Il cumule deux défauts : d’abord il pratique l’induction doublement abusive (il étend à tous les animaux des assiégés un trait qui caractérise seulement deux d’entre eux, puis attribue à tous les habitants de Priène la santé de leurs bêtes) ; ensuite il confond l’accident et l’essence (le tas de sable accidentellement recouvert de blé est pris pour étant essentiellement un tas de blé). A sa manière, Bias lui enseigne ce qu’on appellera plus tard la logique... En un sens, Bias, par rapport à Pittacos, étend l’usage de la ruse au point qu’elle n’est plus un simple auxiliaire de la force mais le seul moyen de vaincre. La force physique de l’adversaire est neutralisée avant même le début du combat par identification de l’ennemi à un esprit crédule. Ah ! si les Troyens avaient connu la mule de Bias, ils auraient peut-être échappé au cheval d’Ulysse... Mais le sage n’en conclut pas pour autant que les hommes sont naïfs. Son apophtegme est que « la plupart des hommes sont mauvais » (87), ce qui le distingue de ceux des quatre sages précédents, qui étaient clairement prescriptifs (Thalès : « Connais toi toi-même », Solon : « Rien de trop », Chilôn : « Gage donné, malheur prochain », Pittacos : « Connais le bon moment »). Bias constate. Mais comment agir, vu ce fait ? Curieusement aucun des conseils qu’il donne n’implique cette sombre anthropologie. C’est plutôt le malheur que la méchanceté qu’il prépare à affronter:
« Comme on lui demandait ce qui est difficile, il dit : « Supporter noblement une détérioration de sa situation » » (86)
Deux anecdotes cependant font intervenir les méchants:
« Faisant un jour voile en compagnie d’impies, comme le navire affrontait une tempête et que ceux-ci imploraient les dieux, il dit : « Taisez-vous, de peur qu’Ils perçoivent que vous êtes à bord de ce navire ! » Comme un homme impie lui demandait ce qu’est la piété, il se taisait. Comme l’autre lui demandait la cause de son silence, il dit: « Je me tais, parce que tu m’interroges à propos de choses qui ne te concernent pas » » (87)
Bias ici se comporte en cynique, comme s’il enfermait les impies dans une essence : ils ne peuvent pas s’amender, ils ne peuvent être que corrigés. Prière rituelle ou définition philosophique, rien ne leur servira. Dans la première situation, l’apophtegme, radicalisé, est transformé en : « tous les hommes qui m’entourent sont mauvais ». Montaigne, lisant le passage, en rajoute largement concernant le danger qu’une mauvaise compagnie fait courir au sage:
« Il y a dequoy bien et mal faire par tout: toutefois, si le mot de Bias est vray, que la pire part, c’est la plus grande, ou ce que dit l’Ecclesiastique, que de mille il n’en est pas un de bon, Rari quippe boni : numero vix sunt totidem, quot Thebarum portae, vel divitis ostia Nili, Bien rares sont les bons ; en tout à peine autant Que de portes à Thèbe ou de bouches du Nil, La contagion est très-dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les vitieux, ou les haïr. Tous les deux sont dangereux, et de leur ressembler par ce qu’ils sont beaucoup ; et d’en haïr beaucoup, parce qu’ils sont dissemblables. Et les marchands qui vont en mer ont raison de regarder que ceux qui se mettent en mesme vaisseau ne soyent dissolus, blasphemateurs, meschans: estiment telle société infortunée. Parquoy Bias, plaisamment, à ceux qui passoient avecq luy le danger d’une grande tourmente, et appelaient le secours des dieux: « Taisez-vous, feit-il, qu’ils ne sentent point que vous soyez ici avec moy » » (Essais Livre I, chapitre XXXIX, De la solitude)
A lire Diogène Laërce, traduit par Richard Goulet, il ne me semble pas que l’avertissement adressé aux impies ait d’autre but que de leur donner le meilleur moyen de sauver leur peau. A dire vrai, c’est plutôt une posture épicurienne qu’adopte ici Montaigne, mais Diogène,lui, n’attribue à Bias aucun repli antisocial de ce type. Qu’on en juge par les vers dont il en fait l’auteur:
« Complais à tous les citoyens dans la cité (...) où tu habites. Car cela suscite la plus grande gratitude. Mais le caractère arrogant souvent brille D’un dérèglement néfaste. » (85)

jeudi 16 juin 2005

Bias et les jeunes filles.

Diogène commence la biographie de Bias, le cinquième des sept sages, par un trait fort singulier:
« Phanodicos raconte qu’il racheta de jeunes captives de Messène, qu’il les éleva comme ses filles et les renvoya à leurs pères à Messène. » (I, 82)
A part cela, rien d’autre qui suggère une prise de position contre l’esclavage. D’ailleurs comme elle serait anachronique ! Avant qu’Aristote ne le justifie partiellement dans La politique, l’esclavage n’est pas l’objet de la réflexion des philosophes. Il va de soi: on ne prend donc pas position sur lui, ni pour, ni contre. J’imagine donc que cette curieuse « adoption » n’est en rien un geste de condamnation de l’asservissement mais plutôt une manifestation d’humanité :
« C’est une maladie de l’âme de désirer les choses impossibles et d’être oublieux des malheurs d’autrui. » (86)
Il ne milite pas pour l’abolition de l’esclavage mais vient au secours d’une détresse. Ce qui lui vaut le statut de Sage :
« Quelque temps plus tard, à Athènes, ainsi que nous l’avons dit, quand fut trouvé par les pêcheurs le trépied de bronze portant l’inscription « au Sage », Satyros dit que les jeunes filles – d’autres, dont Phanodicos, disent que ce fut leur père- se présentèrent à l’Assemblée et dirent que c’est Bias qui était le sage, après avoir raconté leurs aventures. » (82)
Bias vit à Priène en Ionie, Messène se trouve dans le Péloponnèse, et c’est à Athènes que sa sagesse est proclamée publiquement, comme si la reconnaissance de qui est sage dépassait largement les divisions politico-géographiques et fédérait les Grecs. Dans ce texte de Diogène Laërce, les Grecs ont une unité : ils produisent de la sagesse et le savent l'honorer ! (1) Trois siècles avant Laërce, Diodore de Sicile rapporte l’histoire autrement :
« Ceux de Priène racontent que Bias ayant délivré des mains des coureurs des filles de distinction de Messène, les traita comme ses propres filles : leurs parents étant venus quelque temps après pour les reprendre, Bias ne voulut recevoir d'eux ni la rançon qu'il avait donnée pour elles, ni même les frais de leur entretien : il leur fit au contraire de grands présents. Aussi ces filles le regardèrent toujours comme leur père et pour le bienfait de leur délivrance et pour le soin qu'il avait pris d'elles dans sa maison. Et le retour dans leur patrie n'effaça jamais son image dans leur esprit. Des pêcheurs messéniens ne tirèrent d'un second coup de filet, qu'ils avaient jeté dans la mer, qu'un trépied d'airain qui portait cette inscription : Au plus sage. Ils allèrent aussitôt le présenter à Bias. »
Que sont donc les coureurs pour Monsieur l’ abbé Terrasson en 1787 dans sa traduction de l' Histoire Universelle ? Si j’en crois Littré, il s’agit d’hommes de mauvaise vie. Ce Bias-là vient donc au secours non plus de captives quelconques mais de jeunes filles de bonne famille menacées par la débauche ( et de humer subitement, à lire ce récit, un léger parfum sadien...). Il n’en reste pas moins que ce sage continue de m’étonner car ces philosophes ne sont pas décrits d’ habitude comme des pères et moins encore encore comme des pères adoptifs (ils sont en général caractérisés en tant que fils ou maître). En revanche, des enfants de Bias Diogène ne dit rien. Un petit fils apparaît pourtant et joue un rôle essentiel mais muet au dernier acte :
« Il mourut de la façon suivante : ayant plaidé en faveur de quelqu’un, alors qu’il était déjà d’un âge avancé, après avoir achevé son discours, il pencha la tête sur les genoux du fils de sa fille. Lorsque la partie adverse et que les juges eurent prononcé leur verdict en faveur du client de Bias, quand la cour se dispersa, il fut découvert mort sur les genoux de son petit-fils » (I, 84).
Très précisément cette mort est à l’opposé de la mort qui nous attend; je pense à ces lignes de Sartre :
« Nous avons, en effet, toutes les chances de mourir avant d’avoir rempli notre tâche ou, au contraire, de lui survivre. Il y a donc un nombre de chances très faible pour que notre mort se présente, comme celle de Sophocle (ou comme celle de Bias) à la manière d’un accord de résolution. Mais si c’est seulement la chance qui décide du caractère de notre mort, et, donc, de notre vie, même la mort qui ressemblera le plus à une fin de mélodie ne peut être attendue comme telle ; le hasard, en en décidant, lui ôte tout caractère de fin harmonieuse. Une fin de mélodie, en effet, pour conférer son sens à la mélodie, doit émaner de la mélodie elle-même. Une mort comme celle de Sophocle ressemblera donc à un accord de résolution mais n’en sera point une, tout juste comme l’assemblage de lettres formé par la chute de quelques cubes ressemblera peut-être à un mot, mais n’en sera point un » (L’être et le néant p.582 Tel Gallimard)
Mais Bias n’est pas foudroyé à la fin de sa plaidoirie, sans se suicider, il décide de mourir : c’est donc bel et bien un accord de résolution. Convergence improbable de deux fins: celle de la nature et celle de la volonté.
(1) Ajout du 21-10-14 : rappelons que la sagesse fleurit dans tous les coins de la Grèce !