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samedi 10 novembre 2007

Quand un homme riche en sagesse rencontre un riche tout court: Solon et Crésus (fin)

Finalement Crésus, sur le point de mourir, reconnaîtra le bien-fondé de l’avertissement de Solon. Vaincu par Cyrus et condamné à être brûlé vif, « il éleva la voix pour la faire porter le plus loin qu’il pouvait, et il cria, par trois fois : « Solon ! ». Cyrus s’étonna ; il lui fit demander quel homme ou quel dieu était ce Solon, le seul qu’il invoquait dans cette situation désespérée. Crésus lui répondit sans rien dissimuler : « C’était un des sages de la Grèce. Je l’avais fait venir, mais je ne voulais pas entendre ni apprendre de lui ce qui m’était nécessaire. Je souhaitais l’avoir pour spectateur et, quand il s’en irait, qu’il témoigne de ce bonheur dont la perte m’a fait plus de mal que la possession ne m’a jamais apporté de bien. En effet, quand je le possédais, le bien que j’en retirais se résumait à des mots, à une apparence ; mais sa disparition m’a causé, dans les faits, des souffrances terribles et un malheur inguérissable. Or cet homme, se fondant sur ce qu’il voyait alors, devina ma situation actuelle ; il m’engagea à considérer la fin de ma vie et à ne pas m’abandonner à la démesure, en tirant orgueil de conjectures incertaines » » (Vie de Solon Plutarque in Vies parallèles Quarto Gallimard)
Il me semble que ce « testament philosophique » de Crésus précise de manière pessimiste la mise en garde de Solon. Ce dernier rappelait le risque permanent de la souffrance mais ne réduisait pas la possession des biens « à des mots, à une apparence » ; il condamnait l’attitude consistant à ne pas réaliser que les biens qui constituent le bonheur peuvent à chaque instant nous échapper. A l’orgueil de celui qui s’approprie imaginairement les biens dont il profite momentanément, il opposait la modération de celui qui anticipe à chaque instant la possibilité de la fin du bonheur.
Or, Crésus donne ici une définition toute négative du bonheur, puisqu’il consiste seulement dans l’absence de la souffrance produite par un revers de fortune. S’il est impossible d’être heureux toute sa vie, il n’en reste pas moins qu’un tel bonheur ne serait en rien plénitude. Etre heureux : des mots (on se dit et on dit aux autres qu’on a le pouvoir, l’argent, la santé etc), une apparence (les autres nous voient puissant, riche, sain etc). Mais être malheureux, ce n’est plus des mots et une apparence, c’est la douleur bel et bien ressentie.
On reste pourtant loin, je crois, de l’épicurisme et de la définition du plaisir comme absence de douleur. En effet ressentir le plaisir, même en ce sens, est l’expérience positive de l’absence de douleur, alors que les paroles que Plutarque prête à Crésus suggèrent que le bonheur est un mot qui désigne le fait d’avoir mais ne correspond à aucun état psychologique spécifique. Certes "malheur" est aussi un mot mais il ne renvoie pas seulement au fait de ne plus avoir…

vendredi 26 octobre 2007

Quand un homme riche en sagesse rencontre un riche tout court: Solon et Crésus (2)

J’ai déjà analysé dans le billet du 2 Juin 2005 ce que Solon répond à Crésus lui demandant quel est l’homme le plus heureux qu’il a vu : il cite en premier Tellos et en second les frères Cléobis et Biton.
Je voudrais aujourd’hui m’attarder sur les raisons qu’il donne pour justifier une hiérarchie qui n'attribue pas à Crésus la première place. Comme Diogène Laërce est muet sur ce sujet (il me donne quelquefois l’impression de résumer « à la hache » Hérodote et Plutarque), il faut aller chercher les raisons dans les textes de ces deux derniers.
En fait c’est le texte le plus ancien, celui d’Hérodote, qui les articule le plus explicitement :
« Seigneur, reprit Solon, vous me demandez ce que je pense de la vie humaine : ai-je donc pu vous répondre autrement, moi qui sais que la Divinité est jalouse du bonheur des humains et qu’elle se plaît à le troubler ?(Plutarque présente une autre figure de la divinité, étrangement double : d’une part elle accorde et retire aux hommes les biens (« l’homme a qui la divinité a accordé la prospérité jusqu’au bout… » Vie de Solon 27-9), d’autre part elle fonde l’éthique et plus précisément la tempérance dans l’usage de ces mêmes biens (« la divinité nous a donné, à nous autres Grecs, de nous comporter en tout avec modération, et cette modération nous confère une sagesse qui paraît craintive et vulgaire, et n’a rien de loyal ni d’éclatant.. » ibid. 27-8) car dans une longue carrière on voit et l’on souffre bien des choses fâcheuses (plus tard autant les épicuriens que les stoïciens penseront avoir trouvé des remèdes à une telle souffrance). Je donne à un homme soixante-dix ans pour le plus long terme de sa vie (Montaigne s’appuyant précisément sur ce passage d’Hérodote écrira dans De l’expérience ( Essais III 13) : « Les hommes se font accroire qu’ils ont eu autrefois, comme la stature, la vie aussi plus grande. Mais Solon, qui est de ces vieux temps-là, en taille pourtant l’extreme durée à soixante dix ans »). Ces soixante-dix ans font vingt-cinq mille deux cents jours, en omettant les mois intercalaires ; mais si chaque sixième année on ajoute un mois, afin que les saisons se retrouvent précisément au temps où elles doivent arriver, dans les soixante-dix ans vous aurez douze mois intercalaires, moins la troisième partie d’un mois, qui feront trois cent cinquante jours, lesquels, ajoutés à vingt-cinq mille deux cents, donneront vingt-cinq mille cinq cent cinquante jours (ces considérations savantes - qui tourneraient à la digression si elles n’étaient pas peut-être une manière sophistiquée de faire réaliser à Crésus la durée et donc l’incertitude d’une vie- ont disparu du texte de Plutarque). Or de ces vingt-cinq mille cinq cent cinquante jours, qui font soixante-dix, vous n’en trouverez pas un qui amène un événement absolument semblable (Marc-Aurèle : « Quand on voit ce qui est maintenant, on a tout vu, et ce qui s’est passé depuis l’éternité, et ce qui se passera jusqu’à l’infini ; car tout est pareil en gros et en détail. » Pensées VI 37). Il faut donc en convenir, seigneur, l’homme n’est que vicissitude. Vous avez certainement des richesses considérables et vous régnez sur un peuple nombreux (Solon ne met pas du tout en question l’idée que la richesse et le puissance sont des biens) ; mais je ne puis répondre à votre question que je ne sache si vous avez fini nos jours dans la prospérité; car l’homme comblé de richesses n’est pas plus heureux que celui qui n’a que le simple nécessaire, à moins que la fortune ne l’accompagne, et que, jouissant de toutes sortes de biens, il ne termine heureusement sa carrière (ce n’est pas que l’argent ne fait pas le bonheur, c’est plutôt qu’il ne fait pas seul le bonheur). Rien de plus commun que le malheur dans l’opulence (ce n’est pas que l’opulence rend malheureux, c’est qu’elle ne suffit pas à rendre heureux), et le bonheur dans la médiocrité. Un homme puissamment riche, mais malheureux, n’a que deux avantages sur celui qui a du bonheur ; mais celui-ci en a un grand nombre sur le riche malheureux. L’homme riche est plus en état de contenter ses désirs (voici un énoncé que réfutera entre autres la doctrine épicurienne) et de supporter de grandes pertes ; mais, si l’autre ne peut soutenir de grandes pertes ni satisfaire ses désirs, son bonheur le met à couvert des uns et des autres (j’entends : la fortune ne lui cause pas de grandes pertes et ne lui fait pas ressentir des désirs qui ne pourraient être satisfaits que grâce à la richesse), et en cela il l’emporte sur le riche. D’ailleurs il a l’usage de tous ses membres, il jouit d’une bonne santé, il n’éprouve aucun malheur, il est beau, et heureux en enfants (cinq conditions du bonheur qui ne dépendent pas de la volonté : on est loin de l’autonomie des philosophes hellénistiques). Si à tous ces avantages vous ajoutez celui d’une belle mort (belle mort de Tellos = mourir glorieusement pour son pays, belle mort de Biton et Cléobis = mourir sans souffrance et sans chagrin), c’est cet homme-là que vous cherchez, c’est lui qui mérite d’être appelé heureux. Mais, avant sa mort, suspendez votre jugement, ne lui donnez point de nom ; dites seulement qu’il est fortuné. Il est impossible qu’un homme réunisse tous ces avantages, de même qu’il n’y a point de pays qui se suffise, et qui renferme tous les biens : car, si un pays en a quelques-uns, il est privé de quelques autres ; le meilleur est celui qui en a le plus (c’est étrange: la comparaison de l’homme heureux avec le pays caractérisé par une indépendance économique totale incline plus à penser à l’autarcie du stoïcien qu’à cette dépendance toujours comblée par rapport à la fortune). Il en est ainsi de l’homme : il n’y en a pas un qui se suffise à lui-même : s’il possède quelques avantages, d’autres lui manquent (puis-je traduire en termes kantiens : le bonheur absolu est un idéal de l’imagination ?). Celui qui en réunit un plus grand nombre, qui les conserve jusqu’à la fin de ses jours, et sort ensuite tranquillement de cette vie ; celui-là, seigneur, mérite à mon avis, d’être appelé heureux. Il faut considérer la fin de toutes choses, et voir quelle en sera l’issue ; car il arrive que Dieu, après avoir fait entrevoir la félicité à quelques hommes, la détruit souvent radicalement (reprise de la conception potentiellement maléfique de la divinité) » (Histoires I 32 trad. Larcher)
Le texte de Plutarque, bien qu’il reprenne en gros la thèse de Solon, lui adjoint une dimension volontariste, sans doute en partie illusoire : on serait porté à s`attribuer le mérite d’avoir les biens dont on jouit :
« Au spectacle des vicissitudes qui agitent sans cesse la vie humaine, la divinité nous empêche de nous enorgueillir des biens que nous avons, ou d’admirer chez un homme un bonheur que le temps peut altérer » (ibid.)
Reste que dire d’un homme qu’il est heureux alors qu’il est encore vivant « ressemble à proclamer vainqueur et à couronner un athlète qui combattrait encore » (ibid.)
Autant chez Plutarque que chez Hérodote est soulignée l’idée que le bonheur ne dépend en fin de compte pas de nous, mais il me semble que Plutarque, en même temps qu’il moralise la divinité, a une position ambiguë concernant la part de responsabilité qu’on a dans la possession des biens ; s’il encourage à penser l’orgueil et l’admiration comme déplacés (au sens où les biens échoient à celui qui en profite), la métaphore de l’athlète mène vers une autre piste: la volonté a certes une efficace mais elle ne peut rien contre la Fortune.

samedi 20 octobre 2007

Quand un homme riche en sagesse rencontre un riche tout court : Solon et Crésus (1)

D’abord pourquoi Solon rend-il visite à Crésus ? Hérodote, Plutarque et Aristote convergent : s’il voyage hors d’Athènes pendant dix ans, c’est pour que les lois qu’il y a établies restent tout ce temps en vigueur, « les Athéniens s’étant engagés par des serments solennels à observer pendant dix ans les règlements qu’il leur donnerait. » (Hérodote Histoire I 29 trad. de Larcher 1842). « Examiner les mœurs et les usages des différentes nations » selon Hérodote (ibidem), faire « du commerce sur mer » selon Plutarque (Vie de Solon XV trad. de Anne-Marie Ozanam 2001), voici les prétextes destinés à cacher la politique de Solon. Rencontrer Crésus n’est donc qu’un alibi.
Concernant l'arrivée de Solon à Sardes, capitale où règne Crésus, la version d’Hérodote est franchement moins intéressante que celle rapportée par Plutarque.
Hérodote : « Crésus le reçut avec distinction et le logea dans son palais » (I 30)
Plutarque : « Solon se rendit donc à Sardes, sur l’invitation de Crésus, et il se trouva à peu près dans la situation d’un homme du continent qui descend pour la première fois vers la mer et qui croit la reconnaître dans chacun des fleuves qu’il rencontre. De la même manière, Solon, parcourant le palais et voyant de nombreux princes richement parés marcher fièrement au milieu d’une foule d’appariteurs, prenait chacun d’eux pour Crésus. »
Que veut donc dire Plutarque par cette étrange comparaison ? C’est certainement un trait en faveur de Solon de ne pouvoir même pas imaginer les richesses de Crésus. En tout cas, dès les premières lignes de la vie qu'il lui consacre, Plutarque a décrit Solon comme n’étant pas intéressé par l’argent, même s’il pratiquait le commerce, mais à seule fin de gagner sa vie. Les vers attribués à Solon et cités par Plutarque sont clairs :
« Je veux avoir du bien, mais non injustement » (II 4)
« Souvent méchant est riche, homme de bien est pauvre,
Nous n’échangerons pas pourtant notre vertu
Contre les biens d’autrui. Car elle est chose stable,
Mais les trésors toujours passent d’un homme à l’autre » (III 2)
Plutarque poursuit:
« Il fut conduit en sa présence. Le roi s’était orné des pierres, des étoffes teintes et des parures d’or richement travaillées qui lui semblaient particulièrement remarquables, exceptionnelles et enviables, pour se faire voir sous l’aspect le plus impressionnant et le plus brillant. » (XXVII 3)
Blaise Pascal oppose les magistrats et les médecins aux rois ; pour en imposer, les premiers se déguisent mais « nos rois n’ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d’habits extraordinaires pour paraître tels ; mais ils se sont accompagnés de gardes, de hallebardes. Ces trognes armées qui n’ont de mains et de forces que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant, et ces légions qui les environnent, font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas l’habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné, dans son superbe sérail, de quarante mille janissaires. »
Crésus, lui, cumule le déguisement de ceux qui n’ont que des « sciences imaginaires » (Pascal) et le déploiement de force, propre aux puissants. Mais Solon a « une raison bien épurée » :
« Mais quand Solon se tint en face de lui, cette vue ne lui inspira aucun des sentiments, aucune des paroles auxquels Crésus s’était attendu ; les gens sensés voyaient bien qu’il méprisait ce manque de goût et cette vulgarité » (XXVII 4)
Pourtant Crésus, ne pouvant pas partager la perspective philosophique, prend le mutisme de Solon pour l’effet d’une trop grande discrétion de sa part :
« Alors Crésus ordonna de lui ouvrir ses trésors, et de l’emmener voir le reste de ses biens et de ses richesses. Solon n’en avait nul besoin : la vue de Crésus suffisait à lui faire comprendre son caractère. » (ibidem)
Plutarque a considérablement enrichi Hérodote qui se contentait de signaler brièvement :
« Trois ou quatre jours après son arrivée, Solon fut conduit par ordre du prince dans les trésors, dont il lui montra toutes les richesses. » (I 30)
Ce qu’a inventé Plutarque, c’est un Solon qui, comme les Persans de Montesquieu, allie l’étonnement naïf du dépaysé à la conscience critique du censeur moraliste.

jeudi 2 juin 2005

Solon et Crésus : la question du bonheur (2)

Si l’on en croit Plutarque dans ses Vies parallèles, Crésus invitant Solon ressemble à s’y méprendre à ce riche propriétaire qui fait entrer Diogène dans sa magnifique demeure en lui interdisant de cracher. On se rappelle de la réaction du cynique :
« Après s’être raclé la gorge, (il) lui cracha au visage, en lui disant qu’il n’avait pas trouvé d’endroit plus convenable. » (VI, 32)
Crésus étale en effet sa somptuosité mais le Solon de Plutarque se contente de rester d’un mutisme désapprobateur face au déploiement des richesses. En revanche il se comporte, avant la lettre, en cynique dans le texte de Laërce :
« Certains disent que Crésus, après s’être paré de tous ses atours et s’être assis sur son trône, lui demanda s’il avait déjà contemplé plus joli spectacle. Solon répondit : « (Oui,), des coqs faisans et des paons, car ils sont parés d’un éclat naturel et mille fois plus beau » » (I, 51)
Certes je ne me rappelle pas avoir vu comparées, dans le Livre VI consacré aux Cyniques, la beauté humaine à la beauté animale ; mais ce qui, à mes yeux, identifie la réplique de Solon à une réplique cynique, c’est, à part son insolence, la référence à l’animalité comme modèle. Crésus, à qui l’implicite, à première vue, ne suffit pas, demande à Solon de lui désigner un homme heureux :
« Il répondit : « Tellos d’Athènes, Cléobis et Biton » » (50)
Dans le texte d’Hérodote, Solon se justifie:
« Crésus, étonné de cette réponse : « Sur quoi, lui demanda-t-il avec vivacité, estimez-vous Tellos si heureux ? Parce qu’il a vécu dans une ville florissante, reprit Solon, parce qu’il a eu des enfants beaux et vertueux, que chacun d’eux lui a donné des petits-fils qui tous lui ont survécu, et qu’enfin, après avoir joui d’une fortune considérable relativement à celles de notre pays, il a terminé ses jours d’une manière éclatante : car, dans un combat des Athéniens contre leurs voisins à Eleusis, il secourut les premiers, mit en fuite les ennemis, et mourut glorieusement. Les Athéniens lui érigèrent un monument aux frais du public dans l’endroit même où il était tombé mort, et lui rendirent de grands honneurs. » (Histoire Livre I, XXX, trad. de Larcher)
Toutes les valeurs dont les philosophes vont plus tard se détacher radicalement sont ici des conditions du bonheur : la puissance, la beauté, la richesse, la gloire, les honneurs. Certes, si la mort de Tellos est belle, c’est qu’il fait acte de courage mais cette vertu n’est pas séparable d’un attachement patriotique et civique qui cessera dans les sagesses hellénistiques d’être estimé. Quant aux deux frères Cléobis et Biton, originaires d’Argos, Hérodote encore m’apprend que c’est leur force physique qui les singularise. Vainqueurs aux Jeux, devant mener leur mère au temple d’Héra, en l’absence de bœufs, ils les remplacent et, sous le joug, ils tirent le chariot où elle a pris place. Ils font ainsi quarante-cinq stades (un peu plus de 7km) et à l’arrivée sont félicités pour leur vigueur. La mère, comblée d’avoir de tels fils, prie la déesse d’accorder à ses deux enfants ce qui peut arriver de plus heureux à l’homme : les deux jeunes hommes, qui s’étaient endormis, ne se sont plus réveillés. Qu’en conclure ? On pourrait certes voir dans ce geste divin une condamnation de la vie comme essentiellement malheureuse ; mais je crois que ce serait faire fausse route. La mort scelle ici des vies heureuses et les met définitivement à l’abri d’une corruption, pour reprendre le terme aristotélicien, par des événements futurs imprévisibles. Dans ces conditions, les deux frères ont la même vie que celle de Tellos : certes artificiellement abrégée, mais comme elle, un mélange de dons et de vertus. Les hommes heureux aux yeux de Solon savent mettre les cadeaux de la Fortune au service des meilleures causes. Ici la famille, en la personne de la mère, est encore comme dans la vie de Tellos une valeur. Les deux frères en deviendront pour toujours des symboles de l’amour filial. Mais l’histoire ne dit pas si la mère de Cléobis et Biton est, elle, heureuse. Certes, réjouie de l’exploit de ses fils et de l’admiration dont elle est l’objet, elle a tout pour l' être … jusqu’au moment où Héra exauce son vœu. Aristote apporte, je crois, la réponse :
« On n’est pas, en effet, complètement heureux si on a un aspect disgracieux, si on est d’une basse extraction, ou si on vit seul et sans enfants ; et, pis encore sans doute, si on a des enfants ou des amis perdus de vices, ou si enfin, alors qu’ils étaient vertueux, la mort nous les a enlevés. » (Ethique à Nicomaque I, 10 1099 b 5, trad. de Tricot)
Très banalement, le bonheur des uns a fait le malheur de l’autre.

mercredi 1 juin 2005

Solon et Crésus : la question du bonheur (1)

Bien que Diogène Laërce soit muet sur ce point, Hérodote nous apprend que Crésus a été instruit par Solon sur la question du bonheur. Dans les premières lignes du chapitre XIX du Livre I des Essais, intitulé fort clairement Qu’il ne faut juger de nostre heur qu’après la mort , Montaigne rapporte ainsi l’histoire :
« Les enfants sçavent le conte du Roy Croesus à ce propos ; lequel, ayant esté pris par Cyrus et condamné à la mort, sur le point de l’exécution, il s’escria : « O Solon, Solon ! » Cela rapporté à Cyrus, et s’estant enquis que c’estoit à dire, il luy fit entendre qu’il verifioit lors à ses despens l’advertissement qu’autrefois luy avait donné Solon, que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face, ne se peuvent appeler heureux, jusqu’à ce qu’on leur aye veu passer le dernier jour de leur vie, pour l’incertitude et variété des choses humaines, qui d’un bien léger mouvement se changent d’un estat en autre, tout divers. » (éd. de la Pléiade, p.77)
Je tire deux leçons de cette anecdote : 1)le bonheur ne dépend pas de moi 2)en toute rigueur, je ne pourrai jamais affirmer que je suis heureux. Ce sont les autres qui, parlant au passé, diront peut-être : « il a été heureux » Cela suffit pour mettre en évidence la distance qui sépare cet enseignement de la croyance fondamentale des trois philosophies hellénistiques que sont le stoïcisme, l’épicurisme et le stoïcisme : que le bonheur dépend seulement de moi et que, si je m’y prends bien, je peux l’atteindre sans reste. « Je suis heureux » est alors un énoncé intelligible et vrai. Humanité de Solon qui sait le pouvoir sur nous des « choses qui ne dépendent pas de nous », comme disait Epictète. Aristote discute très précisément la position de Solon dans l'Ethique à Nicomaque. Il rejette d’abord l’interprétation qui consisterait à soutenir que l’homme mort est heureux :
« N’est-ce pas là une chose complètement absurde, surtout de notre part à nous qui prétendons que le bonheur consiste dans une certaine activité ? » (I, 11, 1100 a 10, trad. de Jean Tricot)
Il préfère donc la comprendre ainsi : « C’est seulement au moment de la mort qu’on peut d’une manière assurée qualifier un homme d’heureux, comme étant désormais hors de portée des maux et des revers de fortune. » (a 15). Mais il invoque alors l’opinion selon laquelle ce qui arrive aux descendants et précisément leurs malheurs affectent négativement celui qui est mort, même si sa vie est entièrement une période de félicité. Il ne congédie pas purement et simplement cette croyance mais en envisage une conséquence contradictoire : la même personne sera dite heureuse ou malheureuse à des moments différents. En revanche il attaque la position de Solon en arguant que la condition principale du bonheur est « une activité conforme à la vertu » (1100b 10) et que les événements heureux ne sont que « de simples adjuvants dont la vie de tout homme a besoin ». L’homme qu’on peut appeler heureux a suffisamment d’assise pour supporter « les coups du sort avec la plus grande dignité » (20) La position d’Aristote apparaît ainsi comme une position de compromis, pourrait-on dire, entre la fragilité solonienne et l’absolue autarcie stoïcienne. Les hasards de la fortune peuvent rendre la vie plus heureuse ou rétrécir et corrompre le bonheur « L’homme heureux ne saurait jamais devenir misérable, tout en n’atteignant pas cependant la pleine félicité s’il vient à tomber dans des malheurs comme ceux de Priam » Je rappelle que Priam, roi de Troie, perd dans la dernière année de la guerre qui oppose sa ville aux Grecs, treize fils, dont trois le même jour tués par Achille. Priam ou le Deuil par antonomase, lui-même massacré par Néoptolème, le fils de celui qui a massacré ses fils… Aristote reconnaît que le bonheur s’effrite sous les coups du sort mais qu’en même temps il peut se reconstituer lentement ( et Saint-Thomas explicite : « tum per exercitium virtuosi actus, tum per reparationem exterioris fortunae », « tantôt par la pratique de l’acte vertueux, tantôt par le rétablissement de la bonne fortune », traduction personnelle). Position modérée qui fait la part des choses sans enfermer l’homme dans une citadelle irréellement imprenable, sans pour autant en faire une girouette évoluant au gré des vents.