Affichage des articles dont le libellé est Drieu La Rochelle. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Drieu La Rochelle. Afficher tous les articles

vendredi 4 novembre 2022

De l'importance de l'identité du romancier et plus généralement de l'artiste quant à la valeur de l'oeuvre.

Pour ne pas confondre la valeur réelle d'une oeuvre avec celle attribuée, à tort ou à raison, à son auteur, ces lignes de Maurice Nadeau, parues dans Gavroche le 9 mai 1946, à l'occasion de sa critique de Béton armé de Jean Prugnot :

" Même écrit par un prolétaire, un roman ne doit pas demander à être pesé dans une balance spéciale. Il est bon ou il est mauvais, suivant les critères généraux nécessités par cette sorte de production. L'épithète de " prolétarien " conviendrait donc plutôt au genre de préoccupations de l'auteur, à son sujet, ses personnages, et l'espèce de lecteurs qu'il vise. Encore n'est-ce qu'une commodité de classification que la qualité devrait faire oublier. Qui a pensé, pour prendre un exemple récent, à traiter l'ouvrage admirable de Georges Navel : Travaux, de " roman prolétarien " ? Il s'agit pourtant  bien d'un ouvrier racontant ses métiers et décrivant ses aspirations, lesquelles ne sont point différentes de celles de sa classe. C'est qu'il est un point, atteint par les plus grands, où une oeuvre brise le genre dans lequel on voudrait l'affirmer, et vient enrichir le trésor commun d'une culture qui appartient à tous.  Si la bourgeoisie la rejette, il doit être clair qu'elle endorse par là même tous les torts, qui doivent être facilement décelables : égoïsme de classe, peur de l'inconnu, conception rétrograde du vrai." (Soixante ans de journalisme littéraire. Tome 1 Les années " Combat " 1945-1951, p. 262, Les Lettres Nouvelles- Maurice Nadeau, Paris, 2018)

On notera qu'a l'inverse, en général, d'aujourd'hui, la qualification d'une oeuvre par l'identité de son auteur était alors péjorative et abaissait donc l'oeuvre au lieu de l'élever. Mais ce sont les deux usages de l'identité que ces lignes condamnent aussi bien.

Dans un article ultérieur du 3 octobre 1946 et publié aussi dans Gavroche, Maurice Nadaud donne un exemple de dissociation radicale entre la valeur de l'homme et celle de l'oeuvre :

" Drieu s'est tué parce qu'il n'aurait rien pu répondre à ses juges, ayant vendu son talent à l'ennemi fasciste (qu'il fût fasciste ou non personnellement n'a pas d'importance), parce qu'il fut sa vie durant une lamentable loque et non un héros. Que l'on empêche aujourd'hui l'édition de ses oeuvres est une autre histoire. C'est parce que nous ne sommes pas fascistes que nous demandons qu'on puisse les lire au même titre que celles d'écrivains résistants ; mais l'homme lui-même, si pittoresque que fut sa personnalité, on ne peut faire mieux que de l'oublier." (ibid. p. 367-368)

Manifestement le jugement que Nadeau porte sur Drieu est seulement moral et politique. D'où une thèse implicite : un homme moralement (et politiquement) nul peut produire une oeuvre digne d'être publiée. Ce qui soulève au moins deux questions, dont l'une est factuelle : cette thèse s'applique-t-elle à Drieu La Rochelle ? L'autre engage les rapports de la morale et de l'art : une oeuvre d'art peut-elle avoir du prix si son auteur est dépourvu de qualités morales ? Bien qu'en faveur d'un art participant au progrès du savoir et de la morale, Maurice Nadeau clairement ne l'excluait pas, ici du moins. On rendra le problème plus aigu en se demandant si la valeur de l'oeuvre peut, dans ce cas, non seulement être esthétique, mais aussi morale.

mardi 23 février 2021

Les essences platoniciennes contre les abstractions nationalistes : pour l'identité de l' Hêtre, contre l'identité française !

On ne doit pas lire Pierre Drieu La Rochelle en enfant de choeur ! 

Aussi ai-je conscience que le sens donné par moi au passage suivant de Gilles (1939), fait excessivement la part belle aux Formes platoniciennes aux dépens de celle, prééminente et superbe, que les personnages qui dialoguent (Gilles et son maître, le père Carentan), ainsi que vraisemblablement l'auteur lui-même, faisaient à la Terre, ou, plus précisément, à quelque chose comme une France déchue mais digne d'être éternelle. 

Reste qu' une fois cette infidélité avouée, je m'autorise à lire ces lignes comme invitant à distinguer les essences véritablement éternelles des constructions sociales et des idéaux historiques !

" Parmi eux, un hêtre magnifique.
- Tiens... éternellement Dieu voudra ce hêtre. Comment veux-tu que Dieu ne veuille pas toujours cette splendeur... Vois-tu, la création, c'est un hasard, une surprise entre les mille millions de possibilités de l'être. Mais ce hasard, Dieu en reviendra toujours à le caresser comme une chance ineffable...
- Mais pour ce qui est des hommes...
- Il y a de l'éternité dans l'homme comme dans les arbres.
- Mais pour ce qui est des Français...
- Il y a de l'éternité dans l'homme, je ne dis pas dans le Français.
- Mais, si, ici, dans ce lieu que nous nommons France, ce hêtre renaît éternellement, pourquoi pas les Français ?
- Des hommes, en tout cas, toujours...
- Et si la planète refroidit...
- C'est une autre paire de manches.
- Mais tu dis qu'il y a de l'éternité dans l'homme, dans l'arbre.
- Il y a en eux quelque chose qui participe de l'éternité. Ce que dit ce hêtre sera toujours redit, sous une forme ou sous une autre, toujours.
- Pourquoi me dis-tu tout cela ?
- Pour te consoler de la mort de la France." (Folio, 1973, p. 490-491)

mercredi 10 février 2021

Quand les astres sont des stars : comment Pierre Drieu La Rochelle revisite la chute de Thalès.

 " Les parents de Myriam Falkenberg étaient riches et avaient cru prendre grand soin de son éducation. Mais ils ne s'aimaient pas et ne l'aimaient pas. Sa mère n'aimait pas plus son père qu'aucune autre personne au monde. D'abord elle avait voulu être riche ; ensuite faire de la peinture ; puis, connaître des duchesses ; plus tard encore, être pauvre (cela consistait à fréquenter de riches ministres socialistes). Elle admirait qu'un homme fût un grand médecin, ou fît un grand voyage ; mais l'être sensible derrière la parade des gestes, elle l'ignorait. Comme l'astronome prêt à tomber dans un puits, elle était éblouie par un firmament de signes sociaux. Elle s'était tôt désintéressée de sa fille  qui ne saurait pas acquérir une situation brillante. Ses deux fils, qu'elle préférait, elle ne les avait pas plus approchés. Toutefois, elle avait jugé convenable de mourir de chagrin quand leur nom avait paru dans la liste des morts, au Figaro." (Gilles, Gallimard, 1939, Folio, p. 53-54)

On mesure l'inversion réalisée par Drieu La Rochelle en se rappelant de la cécité sociale qui caractérise ceux que Thalès symbolise dans le Théétète de Platon. Ainsi sont décrits " ceux qui perdent leur temps dans la quête du savoir " (173 c) :

" Ceux-là, oui, depuis leur jeunesse, d'abord ils ne savent pas le chemin pour se rendre au lieu de l' Assemblée, ni où se trouve le tribunal, le Conseil, ni un autre lieu où la cité s'assemble en commun ; lois et décrets, que ce soit au moment où ces assemblées en parlent, ou une fois promulgués, ne frappent ni leur vue, ni leur ouïe ; les efforts des partis pour s'assurer les magistratures, leurs réunions, les repas, les fêtes qu'ils organisent avec des joueuses de flûte, même en rêve cette activité ne leur vient pas à l'esprit. Et l'un d'entre eux connaît-il le bonheur ou le malheur dans la cité, ou l'entre d'entre eux a-t-il quelque handicap qui lui vient de ses ancêtres, soit par les hommes, soit par les femmes : il en est plus ignorant que du nombre de pintes, comme on dit, contenues dans la mer. Et tout cela, il ne sait même pas qu'il ne le sait pas. Car ce n'est même pas pour le plaisir d'être tenu en haute estime, qu'il s'en désintéresse : c'est qu'en fait son corps seul gît dans la cité, il y réside en étranger ; sa pensée, qui tient tout cela pour peu de chose et même pour rien, en éprouve du dédain, elle qui vole en tous sens, géomètre dans " les profondeurs de la terre ", comme dit Pindare, et sur ses étendues, astronome " au surplomb du ciel ", explorant enfin sous tous ses aspects la nature entière de chacun des êtres en général, sans s'abaisser elle-même vers rien de ce qui l'environne." (Théétète, Oeuvres complètes, Flammarion, 2008, p. 1930-1931)