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samedi 24 février 2007

Empédocle vu par le petit bout de la sandale.

Pierre Larousse à la fin du long article qu’il consacre à Empédocle présente quatre passages de quatre auteurs, ayant tous pour point commun de se référer explicitement aux sandales d’Empédocle. Le court paragraphe par lequel il les introduit serait tout à fait banal si ce n’était une étrange substitution de mot :
« Le récit (on a vu qu’il y en a plusieurs) , probablement imaginaire (quelle prudence chez cet esprit des Lumière !), de Diogène Laërce, sur la mort d’Empédocle, prêtait trop facilement matière à des allusions propres à frapper l’esprit, surtout la fameuse pantoufle laissée en témoignage, pour qu’il ne fût pas souvent exploité par les orateurs et par les écrivains (…). » (Dictionnaire universel du 19ème siècle T.VII 1875)
Remplacer « sandale » par « pantoufle », c’est quasiment rendre Empédocle … pantouflard, comme si Larousse compensait son adhésion au mythe , même du bout des lèvres, par un rappel de l’ extrême humanité de son héros (à moins que tout simplement il n'ait été mis en erreur par un des textes qu’il cite cf infra).
Mais au diable ce détail, ce qui m’intéresse, ce sont les textes des auteurs sollicités. Parmi eux, un anonyme, de qui Larousse reprend un texte paru dans la Revue de l’Instruction publique et un autre mythe, Victor Hugo. Entre eux, deux célébrités du 19ème qui n’ont pas été en mesure au 20ème de sauver leur réputation de l’oubli : Alphonse Esquiros (1812-1876) et Charles Nisard (1808-1890).
Je vais présenter ces quatre textes dans un ordre pas tout à fait aléatoire:
1) Hugo: « Si l’auteur publie dans ce mois de novembre 1831 les Feuilles d’automne, c’est que le contraste entre la tranquillité de ces vers et l’agitation fébrile des esprits lui a paru curieux à voir au grand jour. Qu’on lui passe une image un peu ambitieuse : le volcan d’une révolution était ouvert devant ses yeux ; le volcan l’a tenté. Il sait fort bien, du reste, qu’Empédocle n’était pas un grand homme et qu’il n’est resté de lui que sa chaussure (c’est déjà mieux que la pantoufle) »
Quelle ambition en effet chez ce jeune homme de 29 ans ! Détourner les regards de la révolution vers sa poésie au risque d’être si éclipsé par l’événement qu’il n’existe littérairement plus.
Et quelle injustice vis-à-vis d’Empédocle ! Mais en même temps quel humour de laisser le lecteur penser que, comme l’a dit une fois, Jean Hyppolite, « s’il est vrai que les grands esprits se rencontrent, a fortiori les petits aussi ! » (source orale : un de ses neveux.)
2) L'Anonyme: « Que nos illustres y prennent garde, l’amour de la célébrité passe très visiblement à l’état de manie ; chacun s’empresse d’anticiper sur la postérité, oubliant que celle-ci ne juge que les morts. Quand on est si préoccupé de se faire valoir, on est bien près de faire son apologie, ce qui suppose plus de prévoyance que de confiance en soi, et une certaine crainte des révélations posthumes. C’est l’histoire d’Empédocle procédant à son apothéose et oubliant une sandale au bord du cratère. »
Ce texte, que Larousse présente avant celui de Hugo, aurait pu valoir d’avertissement au jeune poète. Ceci dit, il est conforme au récit d’Héraclide et la comparaison de la révélation posthume potentiellement déshonorante avec la sandale est bien trouvée. Reste qu’Empédocle n’a pas oublié sa sandale : elle a été rejetée par le souffle du volcan. C’était du point de vue des agissements de la victime un suicide parfait, sauf à compter sur un mauvais tour de la Fortune.
3) Nisard : « Plusieurs heures s’étaient écoulées dans cette position, et une partie du torrent avec elles. Une espèce de promontoire qui m’avoisinait, de manière que je pouvais y atteindre de la main, venait de se découvrir auprès de moi. Je m’y cramponnai avec toute la vigueur que prête à une grande énergie de muscles et de volonté une résolution dont on fait dépendre le salut de sa vie, et, les doigts profondéments fixés dans ses anfractuosités les plus résistantes, je m’y transportai d’un élan, mais en laissant mes souliers incrustés dans le sol bourbeux sur lequel je gisais depuis si longtemps, comme Empédocle ses pantoufles (sic) au bord du cratère. »
Ce texte ne me donne guère envie de commencer à lire du Nisard. Passons... Quand le narrateur (Charles Nisard lui-même ? qui sait ? Larousse ne donne jamais le titre de l’ouvrage dont il extrait un passage…) se réfère aux sandales d’Empédocle, ce n’est pas métaphorique pour un sou. C’est à ses souliers qu’il pense et, qui plus est, bien enracinés dans le réel. Néanmoins il réalise une curieuse inversion : alors qu’il s’est sauvé, Empédocle s’est perdu. En revanche, c’est égocentriquement qu’il se rappelle du philosophe : Empédocle a laissé deux pantoufles, comme lui deux souliers.
4) Esquiros : « La science a beau me mentir et me devenir amère, je la poursuis d’un amour obstiné. Maître Ab-Hakek m’initia aux langues d’Orient, aux mouvements du ciel, aux progrès des métaux et aux secrets les plus ténébreux de la magie ; le mystère a des ombres et des abîmes qui avaient toujours tenté mon audace, et je me précipitai avec une joie farouche dans ce Vésuve de la science où tant d’Empédocles ont disparu sans qu’on entendît même le bruit de leur chute. »
L’Etna se convertit en Vésuve mais c’est une vétille, il devient surtout intégralement métaphorique ; de pantoufles très concrètes on passe donc à une image de volcan ; mais surtout le lecteur peu instruit pourrait croire, lisant Esquiros, qu’Empédocle s’est ruiné dans des recherches vaines. En fait, si on relit Laërce citant Héraclide, on a l’idée 1) que les découvertes bien réelles d’Empédocle débouchent sur des techniques qui frappent l’imagination 2) que sa célébrité est pour cela immense et 3) qu’il tente de l’asseoir ad vitam eternam en simulant une apothéose. A une sandale près, il aurait pu réussir.

jeudi 22 février 2007

Les morts d’Empédocle: (2) la version humaine, trop humaine.

La version iconoclaste est dûe à Hippobote :
« Hippobote dit que, s’étant levé, il s’était dirigé vers l’Etna, et que, parvenu au bord des cratères de feu, il s’y était élancé et avait disparu, voulant renforcer les bruits qui couraient à son propos, selon lesquels il était devenu un dieu ; mais ensuite on l’a su, car une de ses sandales a été rejetée par le souffle – en effet, il avait coutume de chausser des sandales de bronze. » (69)
Ce serait donc un suicide égoïste pour reprendre la terminologie de Dürkheim ! Empédocle aurait voulu se tailler une réputation définitive car ratifiée par une disparition totale et énigmatique. Mais ce suicide réussi est cependant un suicide raté à cause de la sandale (1) Décidément ces sandales empédocléennes jouent un rôle important. Nous l’avons vu, Laërce en fait un signe de sa richesse mais immédiatement après avoir cité Hippobote, il préfère les faire voir sous un jour tout à fait dépréciatif :
« Diodore d’Éphèse, écrivant sur Anaximandre, affirme qu’il a été son émule, s’exerçant à son enflure tragique, lui empruntant son costume pompeux. » (70)
C’est clair, Laërce est du côté d’Hippobote et n’hésite pas à tourner davantage en dérision Empédocle :
« Voici la petite raillerie que j’ai faite contre lui dans mon recueil de Mètres variés ; elle est tournée ainsi :
Et toi, Empédocle, qui as un jour purifié ton corps dans la flamme redoutable,
Tu as bu le feu immortel aux cratères ;
Je ne dirai pas que tu t’es jeté de ton plein gré dans la lave de l’Etna
Mais voulant te cacher, tu y es tombé malgré toi. » (75)
Une mort accidentelle tout simplement : plus de plan, ni divin ni humain. En plus quelle conduite de dissimulateur ! Pourquoi voulait-il donc se cacher ? Minable au point de simuler l’apothéose en disparaissant dans un recoin ? Même pas la témérité de se jeter effectivement dans la lave !
Lisant ces vers de Laërce, j’ai du mal à ne pas penser au valet de chambre hegélien, trop bas pour identifier la hauteur de son maître et donc le rabaissant à son niveau, ce qui plairait aux instituteurs moralisants…
Il est vrai que Laërce, en évoquant la chute accidentelle, s’inscrit dans une noble tradition : il aurait été dit dans une lettre du fils de Pythagore, Télaugès, adressée à Philolaos, qu’ « en raison de son grand âge il est tombé en glissant dans la mer, et qu’il est mort. » (74). Quelques lignes plus haut, sans citer sa source (Néanthe de Cysique ?), Laërce rapportait un autre bruit d’accident :
« A l’occasion d’une fête,il faisait route en char en direction de Messine, il fit une chute et se brisa le fémur ; tombé malade à la suite de cela, il mourut à l’àge de soixante-dix-sept ans. Sa tombe se trouve à Mégare. » (73)
Empédocle en vieillard ordinaire désormais. A dire vrai, comme c’est encore plus rabaissant (plus d’initiative du tout, pas même celle de se cacher), Laërce jubile et c’est ce qu’il retient pour sa deuxième épigramme assassine qu’il transmet au lecteur sans transition juste après la première :
« Oui, on raconte qu’Empédocle est mort parce qu’il est tombé
un jour d’un chariot et s’est cassé la jambe droite ;
s’il s’était jeté dans le cratère de feu et avait bu la vie,
comment pourrait-on encore voir son tombeau à Mégare ? » (75)
Laërce, empirique et positiviste.
Voilà donc déjà trois versions de la mort d’Empédocle : héroïque, calculée, accidentelle. Mais Timée de Tauromenium (Taormina) la fait voir encore sous un autre jour : d’une certaine façon, il lui donne une tournure politique. En effet, selon lui, Empédocle serait mort en exil, ses ennemis politiques agrigentins lui ayant interdit de revenir dans sa ville natale. Timée a aussi dans le viseur la variante héraclidéenne mais il reste vague dans l’explication substitutive qu’il propose. On ne saura pas de quoi Empédocle est décédé : c’est la mort sans plus, la mort tout court, en somme une mort assez extraordinaire pour un homme comme lui !
(1) La thèse du suicide est défendue aussi par Démétrios de Trézène (dont on ne sait rien sinon qu’il a écrit un livre Contre les sophistes, cité seulement par Laërce) :
« Il dit en s’inspirant d’Homère qu’
il attacha très haut le lacet à la cime du cornouiller (l’arbre était bien choisi, son bois en effet est très dur…),
y suspendit sa nuque, et son âme descendit dans l’Hadès. » (74)
Mais ici on ne sait rien du mobile.

mercredi 21 février 2007

Les morts d’Empédocle: (1) la version noble

La vie que Diogène Laërce consacre à Empédocle présente autant des témoignages qui le divinisent que d’autres qui le ridiculisent, le doxographe allant sans hésiter dans le sens de ces derniers.
La narration de sa mort illustre on ne peut plus cet écart.
C’est à Héraclide du Pont (-388-315), disciple de Platon, et à son ouvrage Sur les maladies que Laërce doit la version héroïque :
« Héraclide raconte en effet, à la suite du récit concernant la femme inanimée que, comme on faisait gloire à Empédocle d’avoir renvoyé vivante cette femme morte (« Héraclide dit qu’elle fut dans un état tel qu’il maintint son corps, trente jours durant, sans respirer ni se décomposer » rapporte Laërce dans une variante de cette résurrection), il célébrait un sacrifice sur le terrain de Peisianax (la scène se passe à Agrigente, ville natale d’Empédocle). Il avait convié certains de ses amis, parmi lesquels Pausanias (c'est l’aimé d’Empédocle (60)).
Ensuite, après le banquet, les autres allèrent se reposer à l’écart, certains sous les arbres dont le terrain était bordé, d’autres où bon leur semblait, tandis que lui-même demeurait à l’endroit où il se trouvait allongé. Quand ce fut le jour, ils se levèrent : lui seul resta introuvable. On se mit à sa recherche, les serviteurs, interrogés, dirent ne pas savoir, un seul déclara qu’au milieu de la nuit il vait entendu une voix d’une extraordinaire puissance qui appelait Empédocle, puis que, s’étant levé, il avait vu une lumière céleste et un éclat de torches, et rien d’autre. Comme ce qui venait d’arriver laisser laissait les autres stupéfaits, Pausanias pour finir envoya des hommes à sa recherche. Ensuite, il empêcha de multiplier les recherches, déclarant que l’événement qui s’était produit méritait des prières, et qu’il fallait sacrifier pour lui, comme s’il était devenu un dieu. » (VIII 68)
Cette version est en harmonie avec quelques vers d’Empédocle (sauvés grâce à Laërce) :
« Amis, qui habitez la vaste cité (Agrigente) au bord du blond Akragas,
sur les hauts de la citadelle, soucieux des œuvres de bien,
salut à vous ! Moi qui suis pour vous un dieu immortel, et non plus mortel,
je vais au milieu de tous, honoré, comme je semble l’être,
ceint de bandelettes et de couronnes fleuries.
Lorsque j’arrive avec elle dans les cités florissantes,
par les hommes et par les femmes je suis vénéré ; ils me suivent
par milliers, me demandant où est le chemin qui conduit au bienfait ;
les uns réclament des oracles, les autres, pour toutes sortes
de maladies, demandent à entendre la parole guérisseuse. » (62)
D’autres vers d’Empédocle, cités par Sextus Empiricus dans Contre les mathématiciens (I, 302), donnent un tour plus modeste à cette description auto-hagiographique :
« Mais pourquoi insister ? Comme si c’était là
Un exploit, de pouvoir surpasser les mortels,
Exposés à périr de multiples manières ! »
Le rationaliste et mangeur de prêtres Pierre Larousse n’aimait guère ce type de mystifications, néanmoins il a excusé Empédocle :
« Pendant sa vie, Empédocle se présenta et fut révéré comme un dieu. (…) Cet enthousiasme prophétique n’était sans doute que l’ivresse de la science naissante et de ses premiers miracles. Empédocle avait, en effet, sur les phénomènes de la nature, des connaissances étendues, qui ont pu faire croire à un pouvoir surnaturel et l’enivrer lui-même. Médecin, il rappela à la vie une femme qu’on croyait morte. (…) Il n’en fallait pas plus à une époque d’ignorance pour exalter l’enthousiasme des populations. » (Grand dictionnaire universel du 19ème siècle 1870 T.VII p.457)
En 1843 le Dictionnaire des sciences philosophiques sous la direction de Ad. Franck ne réduisait pas Empédocle à un pionnier de la science émerveillé par ses propres pouvoirs mais rapportait à son génie ces excès que la science philosophique condamnait:
« Empédocle avait provoqué ces hommages autrement encore que par ses bienfaits. Depuis longtemps, il ne paraissait en public qu’au milieu d’un cortège de serviteurs, la couronne sacrée sur la tête, les pieds ornés de crépides d’airain retentissantes, les cheveux flottants sur les épaules, une branche de laurier à la main. (On reconnaît l’enseignement de Laërce : « Il s’habillait de pourpre et se ceignait d’un bandeau d’or, comme le dit Favorinus dans ses Mémorables, et il portait en outre des chaussures de bronze, et des esclaves l’accompagnaient. Il avait toujours le visage grave, et ne changeait jamais d’attitude. C’est ainsi qu’il circulait, et les citoyens qui le rencontraient trouvaient dans cette apparence le signe d’une sorte de royauté. » (73)) (…) Certainement cette manière de s’emparer des esprits n’est pas très philosophique ; mais, comme nous l’avons déjà dit, Empédocle n’était pas seulement un philosophe. Il entrait dans le rôle qu’il voulait jouer parmi les hommes, et dans les idées mêmes qu’il cherchait à répandre, de frapper l’imagination autant que la raison. L’enthousiasme était d’ailleurs un des éléments de son génie. » ( p.439 deuxième édition 1875)
Les philosophes fonctionnaires me semblent avoir alors compris Empédocle sur le modèle du législateur, tel que Rousseau le présente dans le Contrat Social (1762) :
« Cette raison sublime qui s’élève au dessus de la portée des hommes vulgaires est celle dont le législateur met les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner par l’autorité divine ceyx que ne pourrait ébranler la prudence humaine. » (Livre II Chap. VII La Pléiade p.383-384)
Nous verrons bientôt à quoi un esprit voltairien réduit ces mises en scène.
Ajout du 30 Novembre 2016 :
" (...) in Milton's words
(...) to be deemed
A god, leaped fondly into Aetna flames (Paradise lost III. 470)
Matthew Arnold dramatized this story in his Empedocles on Etna. He places these verses in the mouth of the philosopher at the crater's rim :
This heart will glow no more ; thou art
A living man no more, Empedocles !
Nothing but a devouring flame of thought -
But a naked, eternally restless mind !
To the elements it came from
Everything will return
Our bodies to earth,
Our blood to water,
Heat to fire,
Breath to air.
They were well born, they will be well entomb'd -
But mind ?" (lines 326-38)
Arnold gives the philosopher, before his final leap, the hope that in reward for his love of truth his intellect will never wholly perish." (Anthony Kenny, Ancient Philosophy, Oxford Press, 2004, p.23-24)

dimanche 28 janvier 2007

Empédocle et Descartes: pour une médecine déductive ou Hippocrate contre Empédocle : introduction à la médecine expérimentale.

« Satyros dans les Vies dit qu’ (Empédocle) fut un très grand médecin. » (VIII 58)
« Certains médecins et sophistes disent qu’on ne saurait connaître la médecine, à moins de connaître la quiddité (l'essence) de l’homme, et qu’il faut l’avoir apprise pour prétendre soigner correctement les hommes. C’est à la philosophie que songent ceux qui tiennent ce propos ; ainsi que le font Empédocle ou d’autres qui ont écrit De la nature : ils commencent par dire ce qu’est la quiddité de l’homme, comment il a été engendré pour la première fois et d’où il a été façonné. Pour ma part, je tiens tout ce qui a pu être dit sur la nature par un sophiste ou un médecin, comme relevant moins de l’art médical que de la littérature, il n’existe pas de connaissance claire touchant la nature. » (Hippocrate De l’ancienne médecine XX traduction de Jean-Pierre Dumont in Les Présocratiques La Pléiade p.355)
« Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale. » (Descartes Préface aux Principes de la Philosophie La Pléiade p.566)

samedi 27 janvier 2007

Empédocle, moderne: le hasard et la nécessité.

Faisant confiance à Diels (Fragmente der Vorsokratiker Berlin 1903), admettons que, sans le citer pourtant, le texte de Platon qui suit vise entre autres Empédocle :
« Ils déclarent que le feu, l’eau, la terre et l’air existent tous par l’effet de la nature et du hasard, et nullement de l’art ; quant aux corps qui viennent ensuite, la Terre, le Soleil, la Lune et les astres, ils proviennent des éléments tenus pour complètement privés d’âme. Ces éléments transportés par le hasard, et chacun selon sa puissance respective – en se rencontrant et en s’accordant selon leurs affinités propres, les éléments chauds avec les éléments froids, les secs relativement aux humides, les mous relativement aux durs, et de toutes les façons qui peuvent résulter d’un mélange des contraires, selon une nécessité réduite au hasard – ont engendré alors, et de cette façon, la totalité du ciel et tout ce qui prend place dans le ciel, puis tous les vivants ainsi que les plantes, toutes les saisons étant nées des éléments ; et tout cela, prétendent-ils, sans le concours d’un intellect, sans le concours de quelque dieu, sans le concours d’aucun art, mais, comme nous le disions, par l’effet de la nature et du hasard. » (Les Lois X 889 b traduit par Jean-Paul Dumont in Les Présocratiques La Pléiade p. 345)
En somme, que des causes, pas de raisons.
Platon ne pouvait déjà pas l’accepter, aujourd’hui encore les défenseurs de l’ Intelligent Design l’ont en travers de la gorge.
Aétius (fin du 1er s. av.J.-C. et début du 1er s. ap.), dont l’œuvre, si on ne la connaissait pas que d’après une reconstitution, aurait peut-être l’importance de celle de Diogène Laërce, permet de saisir plus finement et au niveau du vivant spécifiquement ce refus empédocléen du finalisme :
« Empédocle déclarait que les premières naissances d’animaux et de plantes, ne produisaient pas des êtres totalement achevés, mais consistaient en membres séparés et disjoints. Les deuxièmes étaient comme des produits de l’imagination (le hasard et la nécessité simulent dans leurs effets inintentionnels les œuvres, elles intentionnelles, de l’imagination) constituées par des parties jointes ensemble. Les troisièmes consistaient en créatures totales. Les quatrièmes provenaient non de semblables, comme la terre et l’eau, mais déjà de l’union de différents, tant par épaississement de la nourriture, tantôt parce que la beauté des femmes excitait à un mouvement d’éjaculation (la série aveugle des causes et des effets produit ainsi des êtres en mesure de donner des raisons aux effets qu’ils causent). » (Opinions, V, XIX, 5 ibidem)
Je crois que Popper aurait qualifié de « métaphysique » un tel texte : certes il ne permet de dériver aucune hypothèse falsifiable mais constitue virtuellement un programme sensé de recherches scientifiques matérialistes.
Ajout du 30/10/16 :
" To explain the origin of living species, Empedocles put forward a remarkable theory of evolution by survival of the fittest. First flesh and bone emerged as chemical mixtures of the elements being constituted by fire , air, and water in equal parts, and bone being two parts water to two parts earth and four parts fire. From these constituents unattached limbs and organs were formed : unsocketed eyes, arms without shoulders and faces without necks (KRS 375-6). These roamed around until they chanced to find partners ; they formed unions, which were often, at this preliminary stage, quite unsuitable. Thus there arose various monstrosities : human-headed oxen, ox-headed humans, androgynous creatures with faces and breats on front and back (KRS 379). Most of these fortuitous organisms were fragile or sterile ; only the fittest structures survived to be the human and animal species we know. Their fitness to reproduce was a matter of chance, not design (Aristotle, Ph 2. 8. 198b29) " (Anthony Kenny, Ancient Philosophy, Oxford Press, 2004, p. 23)

dimanche 21 janvier 2007

Empédocle: tout est politique.

Habitué au banquet platonicien et à la douceur de ses échanges, j’ai sursauté en découvrant l’usage qu’en a fait Empédocle, telle que le rapporte Diogène Laërce qui lui-même le reçoit de Timée de Tauromenium :
« Empédocle fut invité par un des magistrats (la scène se passe à Agrigente, ville natale du philosophe) ; le repas avançait mais on ne servait pas à boire : tandis que les autres restaient calmes, mis en colère par cette grossièreté, il demanda à ce qu’on les servît ; mais leur hôte répondit qu’on attendait le secrétaire de l’Assemblée. Lorsqu’il arriva, il devint le symposiarque, parce que, cela est clair, l’hôte l’avait établi ainsi, et il donna l’esquisse d’un gouvernement tyrannique : il ordonna en effet que l’on boive ou que l’on se renverse la boisson sur la tête. Sur le moment, Empédocle garda son calme ; mais le lendemain, il assigna les deux hommes, l’hôte et le symposiarque, devant le tribunal, et les fit exécuter au terme du jugement. Tel fut pour lui le début de sa vie publique. » (VIII 64)
La note de Jean-François Balaudé est précieuse pour comprendre en quoi les règles du jeu du banquet sont transgressées :
« Après la grossièreté initiale, un deuxième manquement consiste à désigner après coup le symposiarque (il l’est normalement en début de repas, par élection ou tirage au sort, avant de manger puis de boire) : c’est un procédé non démocratique, tyrannique. Ainsi, la scène figure et préfigure une situation politique de contrainte et d’arbitraire, comme le montre l’ordre donné : boire ou se renverser la boisson sur la tête. C’est le troisième manquement, dû cette fois au symposiarque abusif qui utilise la boisson comme moyen d’une usurpation et d’une domination symboliques : le deuxième membre de l’alternative est évidemment une pure humiliation. Les autres ont donc été invités pour être témoins de la collusion entre les deux personnages et, par leur assentiment tacite, y apporter leur caution. L’excès auquel les deux complices sont parvenus n’autorise plus une intervention personnelle (il me semble qu’on pourrait aussi bien écrire l’inverse : « un tel débordement justifie une mise au point d’Empédocle ») : Empédocle reste alors calme et maître de lui sur le moment (terrible insinuation : est-ce sous le coup de l’emportement qu’il fait appel à la justice ?) (mais refuse-t-il de boire ? Logiquement non), mais prépare la seule parade encore possible, le recours judiciaire, qui interrompt ces velléités tyranniques. En dénonçant publiquement et juridiquement ce qui se jouait dans cette scène privée, il se place du côté des lois démocratiques, contre les factions. » (p.991)
Malgré quelques hésitations, Jean-François Balaudé en procureur incorruptible au service de la démocratie.
Pourtant comment identifier un simulacre de tyrannie dans un espace privé à un acte tyrannique dans un espace public ? N’est-ce pas un simulacre de tribunal qui aurait dû prononcer un simulacre de sanction, lui-même suivi d’un simulacre d’exécution ?
J’imagine bien ce qu’aurait pu faire un cynique à la place de cet effrayant Empédocle. Il se serait servi lui-même, en disant qu’un chien n’attend pas la permission pour chasser. Mais les cyniques ne croient pas dans la politique à la différence d’Empédocle qui non seulement lui fait confiance pour faire régner la justice mais bien plus politise ce banquet à l’insu de ses participants. Ces convives silencieux qui prennent leur mal en patience en attendant qu’arrive le notable, les voilà transformés en traîtres à la démocratie.
Le stoïcien, lui, aurait pu attendre ou s’en aller. Il aurait transformé le temps mort en occasion d'exercer sa patience et à l’arrivée du secrétaire il aurait rappelé les deux hommes à leur devoir, ne craignant en rien les conséquences. Ce n’est pas stoïcien en effet de simuler la participation au jeu puis ensuite d’aller porter plainte. Quand un stoïcien joue, il joue pour de bon, même s’il sait très bien que suivre à la lettre les règles du jeu ne suffit pas à sauver son âme. Mais s’il avait jugé que la coupe était pleine, si on me passe l’expression, il aurait pu quitter les lieux, sans esclandre, citant au besoin Sénèque dans la première de ses Lettres à Lucilius :
« C’est cela, mon cher Lucilius : revendique tes droits sur toi-même. Jusqu’ici on te prenait ton temps ; on le dérobait, il t’échappait. Recueille ce capital et ménage-le » (traduction de Henri Noblot Les Belles Lettres 1945)
Un épicurien lui ne serait pas venu. C’est avec ses amis qu’il aurait banqueté et dans les rares occasions où il se se serait permis de varier les plaisirs, sans espérer par là en aucune manière une hausse (impossible) de leur intensité.