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jeudi 6 février 2014

Images de machines : Fernand Léger contre Platon.

Dans L'obsolescence des apparences, un court essai ouvrant le deuxième tome de L'obsolescence de l'homme, Günther Anders établit une distinction entre deux sortes de machines : celles dont l'apparence révèle la finalité (un lit, un marteau, une chaise etc.) et qui seraient les premières à avoir été inventées et celles, dont nous sommes les contemporains et dont l'apparence ne révèle plus la finalité. Ces instruments, par exemple les réacteurs nucléaires, qu' Anders qualifie de " muets ", " ont l'air d'être moins qu'ils sont " . Parmi nous, le smartphone est un exemple d'objet vraiment pas " parlant ". Cependant, écrit l'auteur, " ce n'est pas une situation nouvelle ; c'est vrai depuis plus d'un siècle. Les machines de nos arrière-grands-pères ne révélaient déjà plus à la perception ce qu'elles étaient. "
Mais, s'il en est bien ainsi, que penser du peintre prenant comme modèles ces objets dont l'invisibilité est toutefois compatible avec le gigantisme ?
" C'est pour cette même raison qu'il est absurde de représenter des machines qui ne révèlent rien dans des tableaux réalistes, comme les peintres de l'Union Soviétique et de la République démocratique allemande avaient l'habitude de le faire dans leurs fresques " réalistes socialistes ". Ils ont fait en réalité quelque chose d'analogue à ce que faisaient ces peintres auxquels Platon, moqueur, reprochait dans La République d' " imiter les apparences ". Si les machines elles-mêmes, aussi bruyamment qu'elles travaillent ( sachant qu'elles tendent à être toujours moins bruyantes : les satellites et les ordinateurs ne vrombissent plus comme les machines de l'industrie du XIXème siècle ), restent " muettes ", les représentations de choses muettes doivent, elles aussi, rester muettes." (p. 37, éditions Fario, 2011)
Pour Platon, le visible fait écran à l'Idée ; pour Anders, il cache la fonction et ses effets ; bien sûr, dans les deux cas, l'imitation du visible limite la connaissance. Mais, à la différence de Platon condamnant tout peintre à la copie de l'image de quelque chose qui ne doit surtout pas être perçue pour être réellement connue, Anders donne à certains artistes la capacité de faire voir que le visible cache ce qu'il faut savoir.
C'est dans la dernière note de l'essai qu' Anders livre cette interprétation intéressante :
" Les peintres " machinistes " ( Léger ) ont été les premiers à divulguer de façon astucieuse le secret : les machines ou les hommes devenus machines qu'ils ont esquissés ne révélaient plus rien. Leur sujet n'était donc pas le monde des machines mais le mutisme de ces dernières. "
Le laminoir de fer d'Adolph von Menzel, lui, crachait le morceau.

mercredi 6 novembre 2013

Le smartphone: élément d' une version contemporaine de la caverne platonicienne. Nous sommes devenus des araignées.

On augmente sa lucidité, je crois, à lire L'obsolescence de l'homme. Sur l'âme à l'époque de la révolution industrielle, publié en 1956 par Günther Anders et réédité en 2002 aux éditions Ivrea.
En voici quelques lignes, concluant la quatrième partie, intitulée La matrice, du deuxième essai composant l'ouvrage, Le monde comme fantôme et comme matrice, considérations philosophiques sur la radio et la télévision :
" Nous sommes donc assis là, aujourd'hui, comme autant de Lyncées "nés pour voir, faits pour regarder", et nous regardons. Mais notre saint patron, notre modèle, ne semble plus être Lyncée. Nous ne regardons plus comme il regardait. Puisque nous ne quittons pas notre maison, puisque nous guettons le moment où une proie va tomber dans notre toile, c'est comme une araignée que nous regardons. Notre maison est devenue un piège. Ce qu'il capture constitue pour nous le monde. Rien d'autre.
Nous sommes donc assis. Un morceau de monde vient se prendre dans notre toile. Il est à nous.
Mais ce qui est venu se prendre dans notre toile n'y est pas arrivé par hasard. On nous l'a jeté. Et ce qu'on nous a jeté n'était pas un morceau de monde mais un fantôme. Ce fantôme, pour sa part, n'était pas une copie du monde, mais ce qu'avait imprimé une matrice. Cette impression, à son tour, n'est nôtre que parce qu'elle doit maintenant nous servir de matrice, parce que nous devons nous refaire à son image. Si nous devons nous refaire, c'est pour ne plus appeler "nôtre" que cette matrice et pour ne plus avoir aucun autre monde qu'elle.
Nous sommes donc maintenant assis devant une impression qui affirme être un fantôme, lequel affirme être un reflet, lequel affirme être le monde. Et nous l'assimilons. Nous devenons comme elle.
Si l'un d'entre nous était resté lyncéen - "né pour voir, fait pour regarder" - et, cherchant à s'arracher à cette tromperie, sortait pour "regarder au loin" et "voir de près", il abandonnerait rapidement sa quête et s'en retournerait définitivement trompé. Dehors, il ne trouverait désormais plus rien d'autre que les modèles de ces images stéréótypées qui ont conditionné son âme ; rien d'autre que des modèles copiés sur ces images ; rien d'autre que les matrices nécessaires à la production des matrices. Et si on lui demandait ce qu'il en est du réel maintenant, il répondrait que son destin est désormais d'accéder réellement à la réalité grâce à l'irréalité de ses copies." ( p.220-221 ).