Dans le numéro 5 de Polemic (sept-oct 1946), George Orwell tient à mettre en évidence que l'idéologie de Swift, telle qu'elle transparaît à travers Gulliver, est loin d'être celle d'un homme de gauche :
" Il est hors de doute qu'il hait les grands seigneurs, les rois, les évêques, les généraux, les dames à la mode, les ordres, les titres et les hochets en tout genre, mais il ne semble pas avoir une meilleure opinion des gens ordinaires que de leurs dirigeants, ni être favorable à une plus grande égalité sociale, ni s'enthousiasmer pour les institutions représentatives." (Essais, articles, lettres, p.260, Volume IV)
Cependant, sur la fin de l'article, Orwell, imaginant que le lecteur de l'article le jugera "contre Swift", précise :
" D'un point de vue politique et moral, je combats ses idées, pour autant que je les comprenne. Cependant c'est curieusement l'un des écrivains que j' admire avec le moins de réserves, et Les voyages de Gulliver, en particulier, est un livre dont il me semble que je ne me lasserai jamais (...) Si je devais dresser une liste de six livres à sauver de la destruction, j'y ferais certainement figurer Les Voyages de Gulliver" (p.267)
Se pose alors le problème suivant :
" Quel rapport y a-t-il entre l'approbation des opinions et le plaisir que procure son oeuvre ? " (ibid.)
Orwell part d'abord d'une conception objectiviste de la valeur d'un livre (et plus généralement d'une oeuvre artistique) : cette dernière est dans l'oeuvre, même si elle n' est identifiable que si le livre est lu (que si l'oeuvre est connue) :
" Si l'on admet qu'il y a en art une distinction entre le bon et le mauvais, il faut bien que cette qualité bonne ou mauvaise réside dans l'oeuvre d'art elle-même, non pas indépendamment de l'observateur, bien sûr, mais de son état d'esprit du moment."
Orwell, s'opposant ainsi au relativisme et au subjectivisme, continue en distinguant très clairement la valeur de l'effet produit par elle :
" En un certain sens, il n'est donc pas vrai qu'un poème puisse être bon un jour et mauvais le lendemain. Mais si l'on juge ce poème selon l'effet qu'il produit, cela peut certainement être vrai, car l'effet produit ou le plaisir éprouvé sont des réactions subjectives qui ne se commandent pas."
L'auteur détermine alors quelques-unes des causes physico-psychologiques qui peuvent faire obstacle à un "jugement esthétique" ("un sentiment esthétique", Orwell ne paraissant pas dans ce texte faire de différences entre les deux) : la peur, la faim, la rage de dents, le mal de mer. Mais ces perturbations ne sont pas dangereuses car le lecteur a facilement conscience de leur effet déformant sur l'appréciation. En revanche "un désaccord politique et moral" peut conduire à nier catégoriquement la valeur esthétique d'un ouvrage. Orwell reconnaît donc la possibilité d'évaluer une oeuvre selon deux perspectives : l'une politico-morale, l'autre esthétique.
Or, sans qu'il ne l'écrive noir sur blanc, Orwell pense, semble-t-il, que la seule bonne critique réside dans la lucidité autant du point de vue esthétique que du point de vue politico-moral et dans la capacité de ressentir du plaisir esthétique pour une oeuvre même condamnable éthiquement (un seul adverbe suffit en effet car Orwell ne dissocie pas ici le jugement politique, machiavélien pourrait-on dire, du jugement moral). L'auteur condamne donc les rationalisations qui justifient le rejet d'une oeuvre pour des raisons esthétiques alors qu'il trouve ses raisons dans l'évaluation morale. Il dénonce aussi une critique littéraire qui "consiste dans une large mesure en ce type de va-et-vient frauduleux entre deux systèmes de valeurs".
Mais la valeur esthétique est-elle donc la condition nécessaire et suffisante pour qu'une oeuvre soit jugée bonne et cause donc le plaisir de celui qui la goûte ?
À dire vrai, cette valeur esthétique est une condition nécessaire (pas question de juger un livre comme une oeuvre d'art du seul fait qu'il soutient une position juste), mais non suffisante. Orwell semble alors enlever d'une main ce qu'il a donné de l'autre, car un certain type de contenu est requis, pense-t-il, pour rendre accessible le plaisir esthétique.
Systématisons un peu ici la pensée de l'auteur du point de vue de l'identité des positions défendues dans un livre :
1) celles qui sont "d'une imbécillité flagrante" : à leur propos, on peut formuler un "diagnostic de pathologie mentale". Orwell ne paraît pas ici vraiment distinguer le bête du délirant et du méchant, ce qui est "blessant ou choquant " l'est autant du point de vue de l'intelligence que de l'éthique. Il donne trois exemples de positions appartenant à cette catégorie : celles des spirites, des membres du Ku Klux Klan et celles des partisans de Buchman (une note du traducteur apprend utilement ici que " Frank Buchman (1878-1961) fonda en 1921, à l'université d'Oxford, un mouvement de "réarmement moral"). Si on laisse de côté le dernier cas, mal connu de nous, on réalise que les deux premières idéologies peuvent être qualifiées respectivement de bête et délirante (pardon à William James) et de bête et délirante aussi bien mais de méchante en plus.
2) celles qui sont "compatibles avec la santé mentale, au sens médical du terme, et avec la capacité de mener une réflexion suivie" : on relève donc que la cohérence est une valeur épistémique nécessaire. Dans cet ensemble, Orwell accorde visiblement des degrés de fausseté aux opinions et il n'est pas tendre sur ce point avec Swift dont "la vision du monde n'échappe que de justesse" au ressort des psychiatres. Parmi les points de vue, dont "certains sont manifestement plus erronés que d'autres", Orwell place ceux des catholiques, communistes, fascistes, pacifistes, anarchistes, libéraux à l'ancienne mode, conservateurs ordinaires. Si on l'en juge d'après le livre de John Newsinger (La politique selon Orwell, Agone, 2006), deux de ces positions (anarchiste et pacifiste) ont été plus ou moins à des moments différents celles de l'auteur.
3) quant aux troisièmes positions, le texte, ici ne permet guère de les déterminer positivement, sinon par opposition à celles précédemment évoquées. On les appellera vaguement justes en jouant de l'ambiguïté du terme,le problème n'étant pas ici de déterminer l'identité politique de l'auteur en 1946 (le livre de Newsinger me semble être sur ce point la meilleure des sources en langue française).
Restent deux points à clarifier, l'un précis: pourquoi Swift échappe-t-il de justesse au diagnostic psychiatrique ?, l'autre plus général : d'où vient la valeur littéraire d'un livre ?
On peut aborder le premier point en disant que ce n'est pas un hasard si Cioran aimait lire Swift. Mais c'est précisément l'identité de ce lecteur qui met sur la voie de la réponse : aux yeux d' Orwell, Swift est trop pessimiste. Plus précisément il prend la partie pour le tout ou comme le philosophe pour Wittgenstein, sa vue n'est pas suffisamment panoramique :
" Swift peint du monde un tableau mensonger en refusant de voir dans la vie humaine autre chose que la saleté, la sottise et la méchanceté, mais cet aspect, pour partiel qu'il soit, existe bel et bien, et nous le connaissons tous, même si nous refusons d'en faire mention." (p.269)
Je reste réservé concernant la question de savoir si on peut généraliser à partir de ces lignes et soutenir que les positions de type 2 ont chacune leur part de vérité (ce qui reviendrait alors à chercher ce qu'il y a de vrai dans le fascisme et qui le distingue du Ku Klux Klan par exemple),
Et la valeur littéraire ? Et bien Orwell en donne une explication naturaliste :
" Certaines personnes sont naturellement douées pour faire le meilleur usage des mots, comme d'autres ont des aptitudes naturelles pour les activités sportives. Il s'agit pour l'essentiel, d'une question de rythme et de connaissance instinctive du relief qu'il convient de donner à certains passages."
Plus loin, Orwell est réductionniste d'une autre manière en identifiant le talent à la conviction. À dire vrai, les deux explications peuvent s'additionner même si le résultat sonne un peu tainien : talent = sens instinctif du rythme des mots + conviction.
Concluons : à la différence de La Bruyère, Orwell a donc pensé qu'un bon livre n'est pas nécessairement vrai. Il n'a pas voulu dire qu'un livre faux n'a pas de qualités littéraires (qu'est-ce qui empêcherait un spirite d'avoir et conviction et sens des mots ?). Il a juste défendu que si l'auteur ne défend rien du tout de vrai, alors la condamnation intellectuelle par le lecteur est si radicale que le texte est rejeté en bloc, les idées produisant alors quelque chose comme une colère intellectuelle, qui rend définitivement aveugle à la valeur formelle, littéraire de l'oeuvre.
Notre époque trouvera sans doute audacieuse, voire démodée car dogmatique, l'effort d'identifier une frontière réelle entre les opinions de type 1 et celles de type 2.