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mercredi 17 janvier 2018

Garder raison par gros temps.

Voici une phrase qui me plaît, ajustée à notre époque, bien que son auteur ne soit pas un de nos contemporains :
" Aujourd'hui, on n'ose plus dire du bien de l'entendement et de la raison, et l'on tient le "rationalisme" pour mort en s'efforçant d'être irrationnel et peu raisonnable."
Elle est de Hans Schwarz, un des rares kantiens professionnels, à avoir cherché à populariser la pensée du philosophe de Königsberg en plein nazisme. Son livre s'appelle Kant und die Gegenwart - Volkstümlich dargestellt. Johann Chapoutot, qui est la source de mon billet à travers son dernier ouvrage, La révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017), traduit le titre du livre de Hans Schwarz par Kant pour aujourd'hui- Essai de vulgarisation. L'historien français reconnaît que ladite traduction est "faible", c'est, écrit-il, " un Kant pour la race, pour le Volkstum ." (p. 126). À dire vrai, il y a dans Volkstum moins l'idée de race que celle du peuple dans sa dimension traditionnelle, on pourrait tenter Kant et le présent. Pour le peuple allemand. Sans tourner autour du pot, disons que l'auteur nazifie Kant mais modérément, d'où la phrase initiale, si peu nazie. Je laisse découvrir l'analyse que Johann Chapoutot fait de ce léger détournement.
On peut lire aussi dans le même ouvrage un article qui revisite Eichmann dans un sens vraiment non-arendtien. Jugez plutôt :
" Adolf Eichmann semble avoir été le roué metteur en scène de sa banalité, un acteur confirmé, qui a su jouer de stéréotypes rebattus et mettre son image, surjouée, de petit besogneux inoffensif au service de la défense. Il n'est pas exclu que le choc de l'enlèvement par le Mossad, de la prison, de l'interrogatoire puis du procès, ainsi que la peur d'une possible issue fatale aient altéré le caractère d' Eichmann au moment où il comparaît. Mais l'homme timide, réservé et obséquieux qui se présente aux juges et aux caméras ne correspond toutefois guère, s'il a vraiment changé, à l'homme plutôt sur de lui et parfois emporté que les témoins et anciens Kameraden décrivent." (p. 217-218)
Au fond de la caverne, Hannah Arendt n'aurait-elle donc vu que l'ombre d'Adolf Eichmann ?

mardi 16 janvier 2018

La banalité du mal, un conte de soldat discipliné ?

M'appuyant sur le livre de Christian Ingrao, '' Croire et détruire. les intellectuels dans la machine de guerre SS '' (2010), j'ai déjà mis en doute la vérité historique de l'interprétation présentée par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal. La lecture de KL, une histoire des camps de concentration nazis de Nikolaus Wachsmann (Gallimard, 2017) ne fait que renforcer ce doute :
" Le déni fut le moyen de défense par défaut employé par les captifs SS. Sous sa forme la plus extrême, il culmina dans l'affirmation que tout avait été bien dans les KL. " Dachau était un bon camp ", proclama Martin Weiss avant son procès, et Joseph Kramer protesta qu'il n'avait " jamais reçu aucune plainte des prisonniers " ; les anciens détenus qui parlaient de violence et de torture. Les enseignements majeurs de la SS des camps n'avaient pas été oubliés, les inculpés continuant à décrire les prisonniers comme des déviants et eux-mêmes comme des gens corrects. " J'ai servi comme soldat de carrière ", déclara Oswald Pohl du haut de la potence.
Cette image de soi comme simple soldat, omniprésente chez les inculpés des camps, fut une autre forme de déni. Après tout, les initiatives locales de SS dévoués, qui aspiraient à l'idéal du fanatique " soldat politique ", avaient fait beaucoup pour accentuer la terreur à l'intérieur des KL. Mais dorénavant, tout comme le ferait Adolf Eichmann à Jérusalem plusieurs années plus tard, un grand nombre d'accusés se dépeignaient comme des sous-fifres sans convictions idéologiques : ils avaient simplement fait leur devoir. Alors que ce conte du soldat discipliné était spécifique au sexe, les femmes SS inculpées avancèrent un argument similaire. L'ancienne responsable du bunker de Ravensbrück, par exemple, déclara au tribunal qu'elle avait été " un petit rouage inerte dans une machine ". (p. 821-822)
Il semble donc que la défense banalisante présentée par Adolf Eichmann en 1961 non seulement n'était pas sincère (ou du moins n'était pas éclairée par une bonne mémoire) mais en plus n'avait rien d'original : c'était la reprise d'un plaidoyer expérimenté des années avant. Dans son prologue, Nikolaus Wachsmann avait mis en garde contre les lectures philosophiques de l'histoire :
" Les écrits plus philosophiques sur les camps de concentration ont souvent été réducteurs également. Depuis la fin du régime nazi, d'éminents penseurs ont cherché des vérités cachées et prêté aux camps une signification profonde pour valider leurs croyances morales, politiques ou religieuses, ou pour saisir quelque chose d'essentiel à propos de la condition humaine. Cette quête de sens est légitime, bien sûr, car le choc que les KL portèrent à la foi dans le progrès et la civilisation en faisait des emblèmes de la capacité de l'humanité à basculer dans l'inhumanité. " Tous les systèmes qui reposent sur la bonté naturelle de l'homme en resteront ébranlés à jamais ", avertit François Mauriac à la fin des années 1950. Certains écrivains ont attribué depuis aux camps une qualité mystérieuse. D'autres sont parvenus à des conclusions plus concrètes et ont décrit les KL comme les produits d'une mentalité allemande particulière ou de la face obscure de la modernité. Une des contributions les plus influentes vient du sociologue Wolfgang Sofsky qui décrit le camp de concentration comme une manifestation du " pouvoir absolu ", au-delà de toute rationalité ou idéologie. Cependant, son étude stimulante souffre des mêmes limites que certaines autres réflexions générales sur les camps. Dans sa quête de réponses universelles, elle transforme les camps en entités intemporelles et abstraites ; l'archétype du camp chez Sofsky est une construction anhistorique complète qui voile le caractère central du système des KL, à savoir sa nature dynamique." (p. 26)
Dans quelle mesure la contribution de Hannah Arendt a-t-elle les défauts que Wachsmann dénonce chez Sofsky et autres philosophes ? Plus généralement, comment la philosophie, qui doit se rapporter à l'histoire pour éclairer certains de ses problemes, doit-elle le faire sans manifester ce que les historiens dénoncent comme des vices épistémiques spécifiquement philosophiques ?
Certes l'idée que l'histoire a une complexité défiant les mises en système philosophique est elle-même une idée philosophique plutôt simple.

Commentaires

1. Le mercredi 24 janvier 2018, 16:17 par gerardgrig
Dans le domaine de la recherche sur les camps nazis, on assiste à un retour de balancier. Elle était orientée par le postulat existentialiste de la banalité du mal et elle était donc intentionnaliste. La recherche explore maintenant l'explication gradualiste des camps. Néanmoins, si elle a un point de vue enrichissant sur la question, ne risque-t-elle pas d'ouvrir la boîte de Pandore du révisionnisme ? Dans l'hypothèse gradualiste, il y a l'idée que le nazisme était antisémite et criminel, mais qu'il n'était pas fondamentalement génocidaire. Il aurait pris ce tournant en 1942, parce qu'il y était acculé sous la pression des événements. Le KL, le vrai modèle du camp nazi, serait ainsi devenu à l'occasion un camp d'extermination, par accident, et il aurait pu en être autrement. L'hypothèse gradualiste a de nombreux arguments. Dans "Mein Kampf", Hitler ne théorise pas la solution finale. Au début de la guerre, les Einsatzgruppen ne sont pas prévus pour le crime politique de masse, et ils seront remplacés pour cela par les Einsatzkommandos. En outre, les Nazis ont aussi cherché des solutions alternatives, comme le projet de déportation des Juifs à Madagascar ou au Moyen-Orient.
2. Le mercredi 24 janvier 2018, 19:52 par Philalèthe
Je ne crois pas que l'hypothèse intentionnaliste va nécessairement avec l'idée de la banalité du mal ; cette dernière est aussi compatible avec l'hypothèse gradualiste.
Il ne faut pas avoir peur de formuler la vérité par crainte du révisionnisme car d'abord le passage de l'intentionnalisme au gradualisme ne révise en rien la réalité du génocide. Ensuite le révisionnisme se nourrit du faux, il n'est ni servi ni handicapé par le vrai qui ne l'intéresse pas. Le vrai ne le tuera pas, c'est lui qui risque d'affaiblir la recherche de la vérité, alors ne lui facilitons pas le travail en craignant de trouver des vérités "dérangeantes"...

samedi 14 octobre 2017

Usage non-philosophique d'un livre de philosophie : l'interprétation d' Arendt comme moyen de défense.

Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS (2011) de Christian Ingrao contient un dernier chapitre sur les stratégies de défense des intellectuels SS (par intellectuels, Ingrao veut dire des universitaires, la plupart docteurs, souvent aussi chercheurs) au moment de leur procès après-guerre. À cette occasion, il ne dit pas un mot de l'interprétation que Hannah Arendt a donnée du cas Eichmann. Cette interprétation est manifestement pour Ingrao plus un objet qu'une explication de l'histoire. En tout cas, le fait est qu'il ne confronte à aucun moment la thèse d' Arendt à sa propre explication des meurtres de masse à l'Est: cette dernière reconstitue une culture nazie incompréhensible, selon lui, sans entre autres la prise en compte de la manière dont l'Allemagne a vécu et pensé, en victime, la première guerre mondiale et ses suites, dont le Traité de Versailles.
Néanmoins Christian Ingrao mentionne une fois Arendt dans la conclusion de son ouvrage, c'est ce passage qui m'intéresse :
" Après les procès de Nuremberg et ceux de l'après-guerre s'ouvre une période de silence : silence de l'échafaud pour une dizaine d'intellectuels SS ; silence de la prison, pour la plupart ; silence de la nostalgie et, pour certains d'un nouveau militantisme. L'histoire du nazisme se clôt sur cet épilogue et l'on entre dans la gestion du passé et la restauration des identités nationales mises à mal par les épreuves de la Seconde Guerre mondiale. Cette restauration est singulièrement conditionnée par un phénomène d'amnésie collective, non point tant des crimes nazis que de l'imaginaire qui y avait présidé. Après les années de Adenauer, la mémoire de ce qu'avaient été les crimes du nazisme se cristallisa par à-coups et fut ponctuée par des procès à grande audience. Procès d'Ulm, procès d'Eichmann, procès d'Auschwitz marquèrent les étapes d'un travail d'élaboration qui, intervenant dans une Allemagne profondément démocratisée, impliquait cependant l'oubli de la culture qui avait présidé à l'entrée en nazisme des intellectuels SS. D'ailleurs dans les derniers procès touchant aux crimes de l'Est, certains accusés, loin de tenir un langage restituant ce qu'avait été l'expérience nazie, se défendait en citant les ouvrages d'Hannah Arendt ou ceux des historiens allemands. Les procès étaient l'occasion pour le corps social d'élaborer ses propres interprétations de la " tragédie allemande ". Accusés comme accusateurs, enquêteurs comme spectateurs, au fond, ne savaient plus rien du nazisme." (Pluriel, p. 586-587)
L'explication philosophique par la banalité du mal serait alors le simple cache-misère d'une ignorance historique du nazisme et de sa genèse.

Commentaires

1. Le lundi 30 octobre 2017, 12:58 par Elib
Bonjour,
il n'y a pas si longtemps vous citiez un philosophe il me semble sur la différence entre la représentation d'un fait propre à une image et celle propre à une proposition, en indiquant (je crois) que l'image ne peut pas être sélective vis-à-vis d'un état des choses comme une proposition: la première doit cacher ce qu'elle ne veut pas montrer tandis que pour la seconde, il suffit seulement de ne pas dire ce qu'on veut omettre d'un état des choses. J'aimerais beaucoup retrouver la référence exacte. Je vous écris ici - j'en suis désolé, cela n'a rien à voir avec le billet - désespéré de ne pas retrouver par moi-même le billet dans lequel la citation se trouvait. En vous remerciant
2. Le vendredi 8 décembre 2017, 15:24 par Elib
Je me permets de commenter à nouveau. En vous écrivant j'étais parti du principe que vous sauriez de quoi je parle, mais peut-être ma mémoire me fait-elle défaut et ce n'est en fait pas du tout sur ce blog que j'aurais lu une telle chose (peut-être est-ce celui d'Engel). Je vous serai très reconnaissant de me dire si à tout le moins il vous semble avoir parlé de ce thème, ou pas du tout (auquel cas, j'irai embêter Engel^^). Bien à vous
3. Le samedi 9 décembre 2017, 11:12 par Philalèthe
Je ne suis pas sûr que Pascal Engel jouera le rôle bienveillant d'archiviste de son propre blog. Aux lecteurs d'explorer !
4. Le mardi 12 décembre 2017, 08:29 par elib
A vous lire je prends conscience que c'est peut-être comme cela que vous avez pris vous-même ma demande. Je vous prie sincèrement de m'en excuser, je ne m'en rendais pas compte. Bien à vous

jeudi 22 janvier 2015

Hannah Arendt à propos de l'allégorie de la Caverne.

Voici les lignes que Hannah Arendt consacre à l'allégorie de la Caverne dans le premier chapitre de La condition humaine (1958) :
" L'expérience philosophique de l'éternel, arrhèton ("indicible") selon Platon, aneu logou ("sans parole") pour Aristote, et plus tard conceptualisée dans le paradoxal nunc stans, ne peut se produire qu'en dehors du domaine des affaires humaines, en dehors de la pluralité des hommes : c'est ce que nous enseigne, dans La République, la parabole de la caverne, où le philosophe, s'étant délivré des liens qui l'enchaînaient à ses compagnons, s'éloigne en parfaite "singularité", si je puis dire, car nul ne l'escorte, nul ne le suit. Politiquement parlant, si mourir revient à "cesser d'être parmi les hommes", l'expérience de l'éternel est une sorte de mort ; tout ce qui la sépare de la mort réelle, c'est qu'elle est provisoire, puisque aucune créature vivante ne peut l'endurer bien longtemps." (L'humaine condition, Gallimard, 2012, p.76-77)
Belle interprétation mais pas tout à fait fidèle à la lettre même du texte platonicien - et ma remarque n'obéit pas seulement à un souci philologique - ; en effet le prisonnier ne se délivre pas de ses chaînes, il en est délivré par un autre, déjà libre et c'est même plus que sous escorte qu'il commence son ascension, c'est bel et bien physiquement contraint :
" - Examine dès lors, dis-je, la situation qui résulterait de la libération de leurs liens et de la guérison de leur égarement, dans l'éventualité où, dans le cours des choses, il leur arriverait ce qui suit. Chaque fois que l'un d'entre eux serait détaché et contraint (c'est moi qui souligne) de se lever subitement, de retourner la tête, de marcher et de regarder vers la lumière, à chacun de ses mouvements il souffrirait, et l'éblouissement le rendrait incapable de distinguer ces choses dont il voyait auparavant les ombres. Que crois-tu qu'il répondrait s'il quelqu'un lui disait que tout à l'heure il ne voyait que des lubies, alors que maintenant, dans une plus grande proximité de ce qui est réellement, et tourné davantage vers ce qui est réellement, il voit plus correctement ? Surtout si, en lui montrant chacune des choses qui passent, on le contraint de répondre à la question : qu'est-ce que c'est ? Ne crois-tu pas qu'il serait incapable de répondre et qu'il penserait que les choses qu'il voyait auparavant étaient plus vraies que celles qu'on lui montre à présent ?
- Bien plus vraies, dit-il.
- Et de plus, si on le forçait à regarder en face la lumière elle-même, n'aurait-il pas mal aux yeux et ne la fuirait-il pas en se retournant vers ces choses qu'il est en mesure de distinguer ? Et ne considérerait-il pas que ces choses-là sont réellement plus claires que celles qu'on lui montre ?
- C'est le cas, dit-il.
- Si par ailleurs, dis-je, on le tirait de là par la force, en le faisant remonter la pente raide et si on ne le lâchait pas avant de l'avoir sorti dehors à la lumière du soleil, n'en souffrirait-il pas et ne s'indignerait-il pas d'être tiré de la sorte ? Et lorsqu'il arriverait à la lumière, les yeux éblouis par l'éclat du jour, serait-il capable de voir ne fût-ce qu'une seule des choses qu'à présent on lui dirait être vraies ?
- Non, il ne le serait pas, dit-il, en tout cas pas sur le coup." (Flammarion, 2008, p.1679-1680)
Il est clair que les hommes enchaînés ne sont pas des philosophes ! Aucun philosophe ne sort ainsi de la caverne, sans doute est-ce en revanche un philosophe qui fait sortir cet homme ordinaire, manifestement hostile par ignorance à la connaissance de la réalité. Il est vrai néanmoins qu'arrivé au jour, le prisonnier déjà éclairé s'émancipe petit à petit seul, par lui-même donc. Plus personne alors pour le harceler, mais le prisonnier n'est plus un ignorant : à demi-éclairé, il est un progressant qui en sait assez pour continuer tout seul à aller de l'avant. À la fin c'est en effet solitairement qu'il contemple le Soleil. Mais son autonomie est l'aboutissement d'une hétéronomie. Sa soumission au libérateur l'a effectivement libéré. Mais quand il redescendra pour annoncer la bonne nouvelle à tous les autres d'en bas, s'il veut refaire ce qu'a fait son libérateur mais cette fois en les détachant à la fois, alors il se fera tuer, tant il sera identifié à un fou dérangeant.
La fable de cette histoire est assez claire : un homme éclairé peut en éclairer un autre, même si au départ le second résiste et ne veut pas entendre parler de quelque chose de plus réel que ce qu'il appelle ainsi. La pédagogie d'aujourd'hui, souriante, voire séductrice, quelquefois flatteuse même, veut réduire ou au moins limiter cette souffrance de l'apprentissage (autant Kant qu'Alain la jugeaient essentiellement inéliminable, avaient-ils donc tort ?).
Reste que l'éloignement en parfaite singularité, s'il est conditionné par l'éducation, doit être précédé, sauf à penser l'éducation en dehors de toute institution et de tout Droit, par ce qu'Arendt appelle la politique, elle-même basée sur le fait naturel de la pluralité des hommes.
Dit autrement, il y a des conditions politiques de l'accès à l'éternel. Platon le savait et c'est un des objets de La République de faire réfléchir sur de telles conditions.

Commentaires

1. Le vendredi 30 janvier 2015, 16:06 par Blictri
Connaissez-vous cette conférence de David Foster Wallace?
2. Le mardi 10 mars 2015, 21:50 par Philalethe
Merci beaucoup pour ce lien éclairant et pardonnez mon retard à vous répondre.

dimanche 30 mars 2014

Hannah Arendt sur l'hédonisme épicurien.

Dans La condition de l'homme moderne (1958), Arendt présente d'abord fidèlement ce que vise l'épicurien :
" Le bonheur que l'on atteint dans l'isolement et dont on jouit confiné dans l'existence privée ne sera jamais que la fameuse " absence de douleur ", définition sur laquelle s'accordent obligatoirement toutes les variantes d'un sensualisme cohérent. L'hédonisme, pour lequel les sensations du corps sont réelles, n'est que la forme la plus radicale d'un mode de vie apolitique, totalement privé, véritable mise en pratique de la devise d'Épicure : lathe biôsas kai mè politeuesthai ( " vivre caché et ne point se soucier du monde " ). " ( Quarto Gallimard, p.149 )
Ensuite elle consacre un paragraphe perspicace à pointer ce qu'elle juge être une erreur psychologique au sein de l'épicurisme, la confusion entre l'absence de douleur et le plaisir du soulagement. Mais elle commence par donner une bonne raison de voir l'ataraxie comme un moyen au service de la découverte de la vérité et non comme le Souverain Bien :
" Normalement l'absence de douleur n'est rien de plus que la condition corporelle nécessaire pour connaître le monde ; il faut que le corps ne soit pas irrité, que par l'irritation il ne soit pas rejeté sur soi, pour que les sens puissent fonctionner normalement, recevoir ce qui leur est donné. L'absence de douleur n'est habituellement " ressentie "que dans le bref intervalle entre la souffrance et la non-souffrance, et la sensation qui correspond au concept sensualiste du bonheur est le soulagement plutôt que l'absence de peine. L'intensité de cette sensation ne fait aucun doute ; en fait elle n'a d'égale que la sensation de douleur elle-même. L'effort mental que requièrent les philosophies qui, pour diverses raisons, veulent nous " libérer " du monde est toujours un acte d'imagination dans lequel la simple absence de souffrance s'éprouve et s'actualise comme sensation de soulagement." ( ibidem )
La note accompagnant ce paragraphe mérite aussi d'être reproduite in extenso :
" Il me semble que certaines formes bénignes et assez fréquentes d'addiction aux stupéfiants, attribuées d'ordinaire à l'accoutumance que provoquent les drogues, pourraient être dues au plaisir de répéter un plaisir de soulagement accompagné d'une intense euphorie. Le phénomène était bien connu dans l'Antiquité, mais dans la littérature moderne je ne trouve pour étayer mon hypothèse. qu'une page d' Isak Dinesen ( " Converse at NIght in Copenhagen " Last Tales, 1957, p.338 et suiv. ) où elle cite la " cessation de la souffrance " parmi les " trois sortes de parfait bonheur " . Platon réfute déjà ceux qui " lorsqu'ils sont arrachés à la souffrance croient fermement avoir atteint le but du plaisir " ( La République, 585 a ), mais concède que les " plaisirs mêlés " qui suivent la peine ou la privation sont plus intenses que les plaisirs purs, tels que respirer un parfum exquis ou de contempler des figures géométriques. Chose curieuse, ce sont les hédonistes qui embrouillèrent la question en refusant d'admettre que le plaisir du soulagement est plus intense que le " plaisir pur " pour ne rien dire de la simple absence de peine. C'est ainsi que Cicéron accusait Épicure d'avoir confondu l'absence de douleur avec soulagement ( cf Victor Brochard, Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne, Alcan, 1912, p.252 et suiv. ). Et Lucrèce s'écriait : " Ne vois-tu pas que la nature ne réclame que deux choses, un corps sans souffrance, un esprit sans souci et sans crainte ... ? " ( De rerum natura, II, 16 )."
Sigmund Freud dans Malaise dans la civilisation (1929) avait émis implicitement la même critique vis-à-vis de l'hédonisme :
" Ce qu'on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d'une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n'est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique. Toute persistance d'une situation qu'a fait désirer le principe de plaisir n'engendre qu'un bien-être assez tiède ; nous sommes ainsi faits que seul le contraste est capable de nous dispenser une jouissance intense, alors que l'état lui-même ne nous en procure que très peu." ( trad. Odier )
Résumons : l'erreur d' Épicure aurait donc été de mettre le plaisir impur au-dessous du plaisir pur du point de vue de l'expérience du bonheur.
Reste à expliquer dans un autre billet pourquoi l'interprétation qu' Arendt donne du passage de La République sur les plaisirs ne prend pas en compte tout le texte platonicien.