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dimanche 18 septembre 2011

Jocelyn Benoist et Descartes sur la fiction.

Le premier chapitre du dernier livre de Jocelyn Benoist "Éléments de philosophie réaliste" (Vrin, 2011) - ouvrage qui se situe explicitement dans la tradition ouverte par WittgensteinAustin et prolongée par Charles Travis et qui, à mes yeux du moins, accentue le virage analytique de l'auteur- porte sur la représentation. Benoist y défend la thèse que le concept de représentation appelle logiquement celui de réalité et qu'une thèse d'inspiration post-moderne comme "tout n'est que représentation" est donc conceptuellement dépourvue de sens. Dans les dernières pages de ce chapitre où il réfléchit à l'usage du terme "représentation" quand celui-ci ne désigne pas la représentation de quelque chose de réel, je lis le passage suivant :
" Je resterai sur ce plan sur le terrain de la suggestion car un tel problème appellerait de longs développements. Mais, pour donner une idée de ce qui est en question, je me contenterai de demander quelles sont, par exemple, les conditions de la fiction, entendue comme un certain type d'usage intentionnellement non véritatif de ce qui se présente bien pourtant en un sens comme des représentations. À l'analyse, il apparaîtrait qu'il n'est pas absurde de dire (que) c'est toujours bien du réel que la fiction parle - en un certain sens, de quoi d'autre pourrait-elle parler ? Ceci non pas au sens où elle prétendrait énoncer la vérité d'un réel particulier - même si elle peut aussi le faire parfois, selon des modalités bien particulières - mais en celui où les motifs qu'elle constitue n'ont de sens que réinscrits dans l'ordre du réel, par rapport auquel ils creusent éventuellement des écarts. Pour le dire autrement, on n'a jamais que les chimères de sa réalité. Non pas que celles-ci s'y trouveraient déjà faites et qu'on n'aurait plus qu'à les y puiser ; mais c'est dans notre rapport à cette réalité exclusivement que nous les faisons et qu'elles se déterminent. Ce qui fait la force d'une chimère parce que sa distinction, de ce point de vue, c'est paradoxalement son caractère "réel"." (p.42, 43)
Or, cette position, qui a sans doute beaucoup de force, n'est-elle pas sinon tout à fait, du moins en très grande partie la position classique défendue par Descartes en particulier au début de la première Méditation métaphysique (1641) ?
" Car de vrai les peintres, lors même qu'ils s'étudient avec le plus d'artifice à représenter des sirènes et des satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures entièrement nouvelles, mais font seulement un certain mélange et composition des membres de divers animaux ; ou bien, si peut-être leur imagination est assez extravagante pour inventer quelque chose de si nouveau, que jamais nous n'ayons rien vu de semblable, et qu'ainsi leur ouvrage nous représente une chose purement feinte et absolument fausse, certes à tout le moins les couleurs dont ils le composent doivent-elles être véritables ?" (La Pléiade, p.269)
Sur ce point précis, le progrès de l'argumentation philosophique entre ces deux textes séparés par 370 ans ne m'apparaît pas. Certes si la position est vraie, elle ne doit pas progresser.

Commentaires

1. Le dimanche 18 septembre 2011, 11:07 par quentin
J'ai l'impression qu'il y a une légère nuance. Chez Descartes, il y a l'idée que la fiction puise ses éléments dans la réalité et les réorganise. Chez Jocelyn Benoist, il y a en plus l'idée que la fiction se définie relativement à la réalité, c'est à dire (peut être) que cette réorganisation elle même ne prend sens que par la façon dont elle se différencie de l'organisation de la réalité... ?
2. Le mardi 25 octobre 2011, 23:25 par HW
Si cela vous intéresse, Pascal Engel a fait un compte-rendu très critique de l'ouvrage précédent de Benoist, Concepts, qu'on trouve sur la page perso d'Engel (Online papers / Articles récents / "Les concepts neufs de l'empereur").
H.
3. Le mercredi 26 octobre 2011, 07:35 par Philalèthe
Merci beaucoup pour cette référence.

dimanche 4 septembre 2011

La philosophie qu'il ne faut pas faire.

Jocelyn Benoist écrit dans Concepts. Introduction à l'analyse (Cerf 2010):
" La philosophie ne maîtrise, en règle générale, qu'une sphère assez limitée de concepts. Ordinairement, il s'agit de ceux du sens commun enrichis de quelques concepts qu'elle tient pour "techniques", qu'elle emprunte, en général dans une version simplifiée et déformée, à des disciplines ou savoirs de référence, plus ses propres concepts techniques qui, pour ne pas être toujours inutiles, sont souvent suspects. Il arrive aussi souvent qu'elle se prive de bon nombre des concepts du sens commun, qu'elle les adultère ou leur fasse porter le poids d'interprétations extravagantes. Cela ne signifie pas alors forcément qu'elle leur substitue d'autres concepts qu'elle serait capable de produire par elle-même. Trop souvent on l'a vue offrir en lieu et place de ces concepts de sens commun, dont nous ne savons pas trop ce qu'ils sont, mais dont, bon an mal an, nous disposons, de purs non-sens, et bien des concepts philosophiques proclamés sont en fait des pseudo-concepts dont, avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de comprendre ce qu'il faudrait penser par eux - comme si la pensée s'y était échappée et qu'ils n'avaient pas été pensés jusqu'au bout, exemptés de leur cohérence et/ou de leurs conditions d'application. Il se trouve, de ce point de vue, somme toute plutôt moins de vrais concepts dans la philosophie que dans d'autres disciplines ou que dans des modes de pensée plus ordinaires. Nous parlons cependant, bien sûr, de la mauvaise philosophie." (p.21)

Commentaires

1. Le lundi 5 septembre 2011, 13:32 par Elias
L'avant-dernière phrase est une pique adressée à Deleuze, non?
Donne-t-il des exemples des "interprétations extravagantes" et des "purs non-sens" ici dénoncés?
2. Le mardi 6 septembre 2011, 19:26 par Philalèthe
C'est clair que Jocelyn Benoist qui a beaucoup de sympathie désormais pour la philosophie du langage ordinaire n'est guère porté à définir la philo comme création de concepts.

mercredi 31 août 2011

Marc-Aurèle : contre l'ontologie naïve, apparemment simple et de fait complexe ou pourra-t-on un jour parler autrement qu'en termes démodés mais parfaitement judicieux ?

Dans Le ciment des choses- Petit traité de métaphysique scientifique réaliste -(2011), Claudine Tiercelin écrit relativement à Searle la note suivante :
" Searle (1995/1998, p. 17) est frappé par les immenses efforts d' abstraction auxquels nous soumet la réalité, constituée d'objets non pas donnés mais construits. Parce que nous sommes élevés dès l'enfance dans une culture où l'on tient la réalité simplement pour acquise, il nous semble bien plus naturel de voir des voitures rouler, des billets de un dollar ou des baignoires pleines que de voir en eux des masses de métal s'inscrivant dans des trajectoires linéaires, des fibres de cellulose tachetées de vert-de-gris, ou des concavités de fer recouvertes d'émail et remplies d'eau. L'ontologie naïve est complexe et semble pourtant simple ; c'est l'ontologie désormais rendue simple par la science qui paraît difficile." (p.29-30).
Ce qui me fait penser à ces deux textes de Marc-Aurèle qui militent pour une identification de la chose perçue à ce à quoi elle est réductible scientifiquement :
1) " Il faut toujours se faire une définition ou une description de l'objet qui se présente dans la représentation, afin de le voir en lui-même, tel qu'il est en son essence, dans sa nudité et dans tous ses détails, et se dire à soi-même le nom qui lui est propre et le nom des parties qui le composent et dans lesquelles il se résoudra" (Pensées III, 11, trad. Pierre Hadot)
2) " Comme il est important de se représenter, à propos des mets recherchés et d'autres nourritures de ce genre : " Ceci est du cadavre de poisson, ceci est du cadavre d'oiseau ou de porc", et aussi : " Ce Falerne, c'est du jus de raisin", " Cette pourpre, c'est du poil de brebis mouillé d'un sang de coquillage". Et, à propos de l'union des sexes: " C'est un frottement de ventre avec éjaculation, dans un spasme, d'un liquide gluant." Comme sont importantes ces représentations (phantasiai) qui affectent les choses elles-mêmes et les traversent de part en part en sorte que l'on voit ce qu'elles sont en réalité." (VI, 13) __
À la différence de Searle, l'empereur stoïcien n'est pas étonné mais il proteste contre la perception spontanée du monde et surtout fait un devoir éthique d'une telle réduction, la raison étant que seules affectent (positivement ou négativement) les représentations non-scientifiques. À la différence encore de Searle, Marc-Aurèle n'avait pas conscience des conditions sociales et collectives d'accès à la description vraie des choses : au coeur de chacun de nous, grâce à la raison, il y aurait la possibilité de se représenter ce qui nous affecte tel qu'il est et par là même de cesser de ressentir les affections pertubatrices (relatives autant au plaisir qu'à la douleur). En plus, pour nous, les choses se sont compliquées à cause des différents niveaux de compréhension scientifique : ainsi l'auteur fait-il une description physiologique (simple) de l'acte sexuel mais on pourrait en faire aussi bien une mobilisant un savoir neurologique. En plus y a-t-il un niveau ultime ? Par exemple en termes de physique quantique ? S'il y a un fond du réel, est-il nécessaire de l'atteindre pour gagner en sérénité (ataraxia) ? Il semble bien que Marc-Aurèle ait répondu positivement à cette question : seulement il pensait que la décision d'accéder à l'essence ne mobilisait pas toutes les médiations qui nous sont si bien connues que précisément est ordinaire aujourd'hui (je n'ai pas écrit vraie) l'idée d'une relativité des connaissances scientifiques. Enfin la réduction stoïcienne, qu'elle revienne à formuler des jugements factuels triviaux ou sophistiqués, suppose la possibilité d'une distinction stricte fait / valeur qui ne va plus vraiment de soi.
En guise de conclusion, le début de L'homme sans qualités de Robert Musil. On y lit un exemple de réduction scientifique d'un objet valorisé :
" On signalait une dépression au-dessus de l'Atlantique ; elle se déplaçait d'ouest en est en direction d'un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l'éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température de l'air et de la température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et du mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques était normal. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la lune, de Vénus et de l'anneau de Saturne, ainsi que nombre d'autres phénomènes importants, étaient conformes aux prédictions qu'en avaient faites les annuaires astronomiques. La tension de vapeur dans l'air avait atteint son maximum, et l'humidité relative était faible. Autrement dit, si l'on ne craint pas de recourir à une formule démodée mais parfaitement judicieuse : c'était une belle journée d'août 1913." (trad. Philippe Jaccottet).
Heureusement que Musil a eu aussi recours à la langue désuète, sinon on n' aurait rien compris à son roman (on n'aurait même pas pu assimiler la distinction entre les deux types de formules : les formules démodées et judicieuses et les formules modernes - plus exactement prétendument intemporelles - et vraies).
On pourrait citer ici Jocelyn Benoist :
" Si par exemple, je vous dis : "Passez-moi le parallélépipède qui se trouve sur la table !", il est probable que vous serez assez étonné, s'il s'agit d'un livre : vous vous attendriez alors à ce que je le décrive et désigne comme "un livre". Encore le premier descriptif ne vous paraîtra-t-il peut-être pas entièrement absurde mais juste "étrange", parce que la forme visible de l'objet vous permettra certainement d'identifier inférentiellement ce dont il s'agit ( de le "rétablir" en quelque sorte), en dépit de la bizarrerie de l'angle d'attaque adopté sur lui. Mais si je dis : " Eliette m'a acheté un parallélépipède", sauf conditions contextuelles très particulières, l'énoncé semble tout à fait absurde. Il se peut que ce qu'elle ait acheté ait une forme parallélépipédique, mais ce n'est certainement pas en tant que paralllélépipède qu'elle l'a acheté ni qu'elle me l'a offert. Dans ce contexte il est tout simplement surréaliste d'appeler "parallélépipède" un livre. Le nommer "livre" permet la description adéquate : c'est bien en tant que livre que l'objet joue un rôle dans la situation, et c'est cette seule détermination qui pénètre donc dans la richesse de la situation." (Éléments de philosophie réaliste, Vrin, 2011, p.50,51)