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lundi 22 janvier 2018

Nazisme et herméneutique du soupçon : valeur et limite du rapprochement.

Quel rapport établir entre le nazisme et la philosophie ? J'ai posé la question il y a longtemps déjà à travers un texte surprenant de Julien Benda. Aujourd'hui ce sont quelques lignes du dernier livre de Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017), qui relance mon intérêt :
" Cette herméneutique biologique et médicale, cette lecture raciologique de l'art, est également mobilisée pour d'autres réalités culturelles, comme la philosophie grecque : une oeuvre philosophique n'est pas l'expression abstraite d'une idéalité absolue. Elle est incarnée, fille de son temps, du sol et du sang. Avant la rédaction de Mein Kampf par Hitler (1924) ou du Mythe du XXème siècle par Alfred Rosenberg (1935), l'idéalité philosophique, cette prétention sinon à l'absolu, du moins au général, avait déjà été interrogée par les philosophes du soupçon, qui en avaient montré toute la relativité à un temps, à un lieu, voire à une idiosyncrasie physique : Marx avait référé la pseudo-universalité philosophique à ses conditions de production socio-économiques, Nietzsche avait disserté sur le "problème de Socrate ", cette idiosyncrasie du raté qui se voue par ressentiment à la dialectique, et Freud avait rendu le moi et la raison du sujet victorien plus humbles devant les puissances formidables du ça.
Les nazis participent pleinement de cette démarche du soupçon adressé à la raison, d'autant plus que son règne est solidaire du cosmopolitisme libéral et délétère imposé par la Révolution Française et l'idéologie des droits de l'homme. Curieusement, c'est de Freud que, sans oublier Nietzsche, les nazis sont les plus proches. Eux aussi développent une exégèse psychophysique des oeuvres de l'esprit, à la réserve, d'importance, que ni Freud ni Nietzsche ne lient l'expression de la pensée ou de la création artistique à un quelconque déterminisme racial." (pp. 26.27)
Qui parle d'idéologie des droits de l'homme ? Est-ce l'historien qui écrit ces lignes ou son objet d'étude, les nazis ? On ne sait pas vraiment.
Reste que le mot d'idéologie est pertinent pour qualifier le nazisme. Le nazisme comme idéologie : cela le remet à sa place, du point de vue de la connaissance.
Certes, vues par un historien, il n'y a peut-être pas un abîme entre une idéologie et une philosophie : dans les deux cas, au minimum, elles peuvent être des documents éclairant l'objet de l'historien. Mais, quand un philosophe lit Freud ou Nietzsche ou Marx, il ne met pas longtemps à identifier ce qui distingue leurs textes des textes des intellectuels nazis : d'un côté a work in progress avec une richesse et une complexité argumentatives destinées à s'approcher de la vérité, de l'autre une argumentation propagandiste qui singe la philosophie. Aussi les textes de Freud, Nietzsche, Marx gardent-ils aujourd'hui leur pouvoir de stimuler la réflexion et grâce à eux les élèves qui le désirent mettent en question leurs certitudes, s'élèvent intellectuellement ; ceux de Hitler ou de Rosenberg, qui singent la vraie réflexion rationnelle, ne trompent que ceux qui n'ont pas assez cultivé la philosophie pour ne pas être sensible à l'immense différence entre un corpus philosophique et un corpus idéologique, ce qui ne veut pas dire que certaines oeuvres ne sont pas difficilement classables, ce qui ne veut pas dire non plus que certaines lignes de grands philosophes ne sont pas dignes d'eux...
Prendre au sérieux l'idéologie nazie ne doit pas conduire à voir entre elle et les philosophies du soupçon un air de famille pour la bonne raison qu'il ne suffit pas que des thèses déterministes biologistes soient défendues (toujours) par Hitler et (ici et là) par Nietzsche pour qu'on y voie deux oeuvres ressemblantes car le jugement doit porter autant sur les thèses que sur ce qui les précède et les suit dans les textes où elles se trouvent et dans les autres textes du philosophe en question. Ainsi, entre un subtil rhéteur et un franc philosophe qui soutiennent la même thèse, il y aura toujours un monde entre leurs modalités d'argumentation et leur propre rapport avec la thèse présentée. Dit autrement, on l'aura compris, la vieille distinction platonicienne entre convaincre et persuader n'a pas pris à mes yeux un coup de vieux, malgré la déconstruction et le brouillage relativiste et post-moderniste des frontières. On peut donc imaginer une épreuve de philosophie où l'élève, l'étudiant, face à des textes anonymes, devraient distinguer ceux porteurs d'argumentations défendables (à défaut d'être vraies) et ceux défendant des argumentations faibles.
Certes, pour croire dans cette distinction, on pourra bien avoir critiqué "vérité" et "raison" mais ça aura été en respectant la vérité et la raison qu'on l'aura fait...

Commentaires

1. Le lundi 22 janvier 2018, 23:06 par Arnaud
« Il n’y a jamais eu de science sans présupposés, une science ‘objective’, vierge de valeurs et dépourvue de vision du monde. Le fait que le système de Newton a conquis le monde n’a pas été la conséquence de sa vérité et de sa valeur intrinsèque ou de sa force de persuasion, mais plutôt un effet secondaire de l’hégémonie politique que les Britanniques avaient acquise à cette époque et qui s’est transformée en empire. […] Les faits sont simplement les suivants : une idée née des Lumières –c’est-à-dire une idée issue de la civilisation occidentale à une époque bien précise- s’est érigée en vérité absolue et a proclamé qu’elle était un critère valable pour tous les peuples et à toutes les époques. Nous avons là un parfait exemple d’impérialisme occidental, une impudente affirmation de sa suprématie. »
La citation est de Ernst Krieck, idéologue nazi convaincu, qui écrivait ces mots en 1942
2. Le mardi 23 janvier 2018, 16:12 par Philalèthe
Oui, le nazisme a une dimension relativiste. Ces lignes sont-elles tirées de La loi du sang (Chapoutot, 2014) ?
Le texte est en tout cas bien choisi donc embarrassant : valeur et limite de l'opposition !
Plus sérieusement : ces lignes mettent bien en évidence que pour savoir à quoi on a affaire il faut le contexte qui n'est sans doute pas seulement l'ouvrage duquel les lignes sont tirées et les autres ouvrages du même auteur mais aussi le contexte social etc. 
Bien sûr en sceptique on peut penser qu'on appelle idéologie la philosophie de l'ennemi ou philosophie notre propre idéologie... Mais je reste favorable à une conception disons réaliste de la philosophie, malgré sa diversité. Certes, entre des textes facilement identifiables comme philosophie (la CRP) ou comme idéologie (Mein Kampf), il y en a dont le classement dans un ou l'autre des deux ensembles fera polémique...
À moins que l'opposition dans mon discours ne soit qu'un vieux reste en moi d'une influence althussérienne...
3. Le mardi 23 janvier 2018, 17:58 par Arnaud
Cette citation n'est, hélas, que de seconde main : elle est tirée de Pseudosciences et postmodernisme de Sokal, mais étant donné la date indiquée (1942) elle provient probablement de Natur und Wissenschaft de Ernst Krieck...
4. Le mardi 23 janvier 2018, 20:10 par Philalèthe
Merci !
Je trouve dans Chapoutot (2014) cette citation de Krieck tirée de sa contribution en 1939 au livre de Wilhelm Pinder et Alfred Stange, Deutsche Wissenschaft. Arbeit und Aufgabe :
" La philosophie telle qu'on l'entend généralement est caractérisée par un principe universaliste. Le fait que la vision du monde national-socialiste (...) met fin à tout universalisme pour le remplacer par le principe de la race, devait conduire logiquement à déclarer la fin de la philosophie (...) pour la remplacer par une cosmologie et une anthropologie raciste."
5. Le mercredi 24 janvier 2018, 20:54 par gerardgrig
Au palmarès des inclassables, le Nietzsche de « La Généalogie de la morale » et le Jeune Marx tiendraient bien leur place. Ils ont réussi le tour de force d'être antisémites, tout en ne l'étant pas, ou bien l’inverse. On aurait tendance à dire que la philosophie est une chose trop complexe, et qu’ elle devrait rester ésotérique, car bien souvent, nous autres simples mortels, nous n’ y entendons goutte.
6. Le dimanche 28 janvier 2018, 09:34 par Julius Bendus
merci pour cette référence à Chapoutot. Il
a , à mon sens, tout à fait raison. Bien sûr Marx, Nietzsche , et peut être aussi Freud ( mais sans doute bien moins ce dernier car il te tenaient comme incarnant la science juive) ne sont pas des idéologues nazis. Mais les nazis ont appris auprès d'eux à se référer aux origines des idées dans la vie, dans le monde social, dans l'inconscient, et à référer les thèses des penseurs philosophes à leurs sources causales. Combien de passages de Nietzsche jugeant Kant sur ses habitudes mentales? Les nazis sont bien entendu des philosophes de bazar, mais ils ont compris que Marx, Nietzsche et Freud usaient sans cesse de l'argument génétique ( ou si vous préférez confondre le contexte de découverte avec celui de justification). Cet argument génétique est le ferment de l'anti-rationalisme.
J'avais donc fondamentalement raison, dans le texte que vous citiez sur votre blog en 2010 , de voir dans l'existentialisme aussi, dans le culte de la vie, la source de l'anti-raison.
7. Le dimanche 28 janvier 2018, 09:55 par Philalèthe
Je suis d'accord avec vous, Julius Bendus : la destruction d'une thèse par la seule identification d'un contexte de découverte nécessairement toujours local et contingent ne prend pas en compte ce que Bourdieu a exposé clairement, le fait qu'on peut avoir un intérêt particulier à découvrir des vérités universelles, tout le problème étant pour une société d'instituer des lieux de recherches où chacun a un intérêt personnel à produire des propositions vraies, donc impersonnelles.
Et je suis d'accord pour appeler philosophie de bazar une idéologie. Maic ce qui me frappe dans cette affaire, est qu'une lecture purement historique des textes nazis révise largement à la hausse leur valeur intellectuelle. Chapoutot insiste souvent sur le sérieux des constructions nazies sans assez mettre en relief par exemple leur incohérence, par exemple le fait que les nazis accusent le Traité de Versailles d'être injuste, ce qu'ils ne devraient pas faire logiquement du point de vue de leur morale qui justifie le plus fort.
8. Le dimanche 28 janvier 2018, 15:46 par gerardgrig
Dans ce domaine, la sophistique des Nazis était inépuisable. En 1919, nous n’ étions pas les plus forts, nous avions triché !
Les Nazis étaient très informés. Mais ils connaissaient les grands auteurs surtout par des ouvrages de seconde main. De toute façon, ils n'en gardaient que ce qui pouvait servir leur idéologie, au prix de quelques manipulations. Leur information suivait parfois un trajet étrange, une « chaîne causale déviante » dirait notre Pr Scalpel, comme par exemple quand ils redécouvraient Clausewitz en lisant Lénine, qui en avait fait la Bible de sa stratégie. En retour, Lénine et Trotski s' initieront au vitalisme et à l'apologie de la force, par la lecture de Jack London.
Sur la réévaluation intellectuelle du nazisme, il y a eu le livre facile de Vullierme, « Miroir de l’Occident ». Pour lui, le nazisme est le pur produit de la civilisation occidentale, et il reviendra. Hitler n’ était pas seulement l’ auteur d’ un livre de propagande pour Feldwebels. C’ était, paraît-il, un vrai penseur, l’auteur de nombreux ouvrages, dont l’un portant déjà sur la mondialisation économique. On n’ en sait pas plus, mais on se doute que son livre d'économie ne doit pas comporter beaucoup de maths et de stats, mais plutôt une forte dose d’ idéologie complotiste.
9. Le lundi 29 janvier 2018, 08:59 par Julius Bendus
J'ai lu le livre de Vuillmerme, qui est fort intéressant. Il voit dans les nazis des imitateurs de Taylor, et des planificateurs . Il ne faut pas oublier qu'il y avait parmi eux des gens intelligents, comme Speer.
Un philosophe peut toujours se faire récupérer par une idéologie, même quand il ne donne pas cette forme à ses écrits, à la différence de Marx et de Nietzsche, dont il faut quand même dire qu'ils ne sont pas toujours au top au niveau théorique.
10. Le lundi 29 janvier 2018, 16:49 par gerardgrig
Dans "La Généalogie de la morale", Nietzsche reprenait la théorie de l'invasion aryenne, avec ses conquérants caucasiens aux cheveux blonds qui s'étaient répandus dans l'Inde du Nord et en Europe, qui étaient les véritables importateurs de l'hindouisme, et qui étaient la noblesse d'un d'âge d'or dont il fallait retrouver les valeurs. Cette théorie était largement admise au XIXème siècle. Néanmoins, le nazisme a rendu cette théorie dangereuse, outre qu'elle est âprement discutée par les archéologues, car les fouilles n'ont mis à jour aucun vestige pouvant la justifier.
Néanmoins les véritables vestiges, pouvant valider cette théorie, auraient été produits par l'étude comparée de la mythologie et de l'organisation sociale ternaire des peuples de langues indo-européennes, comme chez Georges Dumézil, ainsi que par la linguistique, qui reconnaît le sanskrit comme racine de ces langues. Ces études ne s'appuient pas sur des coïncidences. Il reste que les travaux de Dumézil ont aussi suscité une polémique, et qu'il vaut mieux prendre des pincettes pour en parler dans une discussion d'amis.
11. Le jeudi 1 février 2018, 16:51 par Philalèthe
à Julius Bendus :
Certes, mais y a-t-il eu un seul grand philosophe " au top d'un point de vue théorique " ? Le progrès (au sens neutre) de la philosophie ne naît-il pas de l'existence constante de failles théoriques dans toute philosophie ? Sans compter les insuffisances empiriques, sans cesse identifiables  grâce aux progrès des sciences.
12. Le lundi 5 février 2018, 02:40 par Julius Bendus
Etre au top ne veut évidemment pas dire
être infaillible. Cela veut dire : s'efforcer
de chercher honnêtement la vérité et ne pas en dire plus qu'on n'en sait ni donner des explications dont le seul critère est qu'elles satisfont leurs auteurs. Marx et Nietzsche, de même que Freud, ne sont pas toujours au top. Quant aux failles empiriques, la philosophie n'est pas la science. Mais elle a aussi le devoir de ne pas la contredire, et si une de ses théories (de la philosophie) va contre la science, d'exercer son droit d'examen sur elle-même, pas sur la science.
13. Le lundi 5 février 2018, 08:57 par Philalèthe
La difficulté avec cette subordination partielle de la philo à la science vient de ce que le philosophe n'a plus les moyens de s'assurer que  les connaissances produites par les scientifiques sont vraies, il doit donc leur faire confiance, mais imaginez une confiance de ce genre à une époque où la biologie était raciste ! Certes on peut espérer que par suite de l'efficacité d'une division accrue du travail intellectuel, depuis que les philosophes ne peuvent plus être scientifiques, toutes les sciences ont bel et bien fait leur "rupture épistémologique" et qu'elles sont donc productrices de vérités, mais si le raisonnement semble acceptable pour la physique ou la bio, l'est-il vraiment pour les sciences humaines ?
14. Le lundi 5 février 2018, 18:05 par gerardgrig
Le problème ne se poserait peut-être pas si les scientifiques lisaient Ronald Dworkin. Ils comprendraient que le monde est vrai parce que le monde est beau, et que cela s’inscrit dans une religion sans Dieu.

mercredi 17 janvier 2018

Garder raison par gros temps.

Voici une phrase qui me plaît, ajustée à notre époque, bien que son auteur ne soit pas un de nos contemporains :
" Aujourd'hui, on n'ose plus dire du bien de l'entendement et de la raison, et l'on tient le "rationalisme" pour mort en s'efforçant d'être irrationnel et peu raisonnable."
Elle est de Hans Schwarz, un des rares kantiens professionnels, à avoir cherché à populariser la pensée du philosophe de Königsberg en plein nazisme. Son livre s'appelle Kant und die Gegenwart - Volkstümlich dargestellt. Johann Chapoutot, qui est la source de mon billet à travers son dernier ouvrage, La révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017), traduit le titre du livre de Hans Schwarz par Kant pour aujourd'hui- Essai de vulgarisation. L'historien français reconnaît que ladite traduction est "faible", c'est, écrit-il, " un Kant pour la race, pour le Volkstum ." (p. 126). À dire vrai, il y a dans Volkstum moins l'idée de race que celle du peuple dans sa dimension traditionnelle, on pourrait tenter Kant et le présent. Pour le peuple allemand. Sans tourner autour du pot, disons que l'auteur nazifie Kant mais modérément, d'où la phrase initiale, si peu nazie. Je laisse découvrir l'analyse que Johann Chapoutot fait de ce léger détournement.
On peut lire aussi dans le même ouvrage un article qui revisite Eichmann dans un sens vraiment non-arendtien. Jugez plutôt :
" Adolf Eichmann semble avoir été le roué metteur en scène de sa banalité, un acteur confirmé, qui a su jouer de stéréotypes rebattus et mettre son image, surjouée, de petit besogneux inoffensif au service de la défense. Il n'est pas exclu que le choc de l'enlèvement par le Mossad, de la prison, de l'interrogatoire puis du procès, ainsi que la peur d'une possible issue fatale aient altéré le caractère d' Eichmann au moment où il comparaît. Mais l'homme timide, réservé et obséquieux qui se présente aux juges et aux caméras ne correspond toutefois guère, s'il a vraiment changé, à l'homme plutôt sur de lui et parfois emporté que les témoins et anciens Kameraden décrivent." (p. 217-218)
Au fond de la caverne, Hannah Arendt n'aurait-elle donc vu que l'ombre d'Adolf Eichmann ?

mardi 16 janvier 2018

La banalité du mal, un conte de soldat discipliné ?

M'appuyant sur le livre de Christian Ingrao, '' Croire et détruire. les intellectuels dans la machine de guerre SS '' (2010), j'ai déjà mis en doute la vérité historique de l'interprétation présentée par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal. La lecture de KL, une histoire des camps de concentration nazis de Nikolaus Wachsmann (Gallimard, 2017) ne fait que renforcer ce doute :
" Le déni fut le moyen de défense par défaut employé par les captifs SS. Sous sa forme la plus extrême, il culmina dans l'affirmation que tout avait été bien dans les KL. " Dachau était un bon camp ", proclama Martin Weiss avant son procès, et Joseph Kramer protesta qu'il n'avait " jamais reçu aucune plainte des prisonniers " ; les anciens détenus qui parlaient de violence et de torture. Les enseignements majeurs de la SS des camps n'avaient pas été oubliés, les inculpés continuant à décrire les prisonniers comme des déviants et eux-mêmes comme des gens corrects. " J'ai servi comme soldat de carrière ", déclara Oswald Pohl du haut de la potence.
Cette image de soi comme simple soldat, omniprésente chez les inculpés des camps, fut une autre forme de déni. Après tout, les initiatives locales de SS dévoués, qui aspiraient à l'idéal du fanatique " soldat politique ", avaient fait beaucoup pour accentuer la terreur à l'intérieur des KL. Mais dorénavant, tout comme le ferait Adolf Eichmann à Jérusalem plusieurs années plus tard, un grand nombre d'accusés se dépeignaient comme des sous-fifres sans convictions idéologiques : ils avaient simplement fait leur devoir. Alors que ce conte du soldat discipliné était spécifique au sexe, les femmes SS inculpées avancèrent un argument similaire. L'ancienne responsable du bunker de Ravensbrück, par exemple, déclara au tribunal qu'elle avait été " un petit rouage inerte dans une machine ". (p. 821-822)
Il semble donc que la défense banalisante présentée par Adolf Eichmann en 1961 non seulement n'était pas sincère (ou du moins n'était pas éclairée par une bonne mémoire) mais en plus n'avait rien d'original : c'était la reprise d'un plaidoyer expérimenté des années avant. Dans son prologue, Nikolaus Wachsmann avait mis en garde contre les lectures philosophiques de l'histoire :
" Les écrits plus philosophiques sur les camps de concentration ont souvent été réducteurs également. Depuis la fin du régime nazi, d'éminents penseurs ont cherché des vérités cachées et prêté aux camps une signification profonde pour valider leurs croyances morales, politiques ou religieuses, ou pour saisir quelque chose d'essentiel à propos de la condition humaine. Cette quête de sens est légitime, bien sûr, car le choc que les KL portèrent à la foi dans le progrès et la civilisation en faisait des emblèmes de la capacité de l'humanité à basculer dans l'inhumanité. " Tous les systèmes qui reposent sur la bonté naturelle de l'homme en resteront ébranlés à jamais ", avertit François Mauriac à la fin des années 1950. Certains écrivains ont attribué depuis aux camps une qualité mystérieuse. D'autres sont parvenus à des conclusions plus concrètes et ont décrit les KL comme les produits d'une mentalité allemande particulière ou de la face obscure de la modernité. Une des contributions les plus influentes vient du sociologue Wolfgang Sofsky qui décrit le camp de concentration comme une manifestation du " pouvoir absolu ", au-delà de toute rationalité ou idéologie. Cependant, son étude stimulante souffre des mêmes limites que certaines autres réflexions générales sur les camps. Dans sa quête de réponses universelles, elle transforme les camps en entités intemporelles et abstraites ; l'archétype du camp chez Sofsky est une construction anhistorique complète qui voile le caractère central du système des KL, à savoir sa nature dynamique." (p. 26)
Dans quelle mesure la contribution de Hannah Arendt a-t-elle les défauts que Wachsmann dénonce chez Sofsky et autres philosophes ? Plus généralement, comment la philosophie, qui doit se rapporter à l'histoire pour éclairer certains de ses problemes, doit-elle le faire sans manifester ce que les historiens dénoncent comme des vices épistémiques spécifiquement philosophiques ?
Certes l'idée que l'histoire a une complexité défiant les mises en système philosophique est elle-même une idée philosophique plutôt simple.

Commentaires

1. Le mercredi 24 janvier 2018, 16:17 par gerardgrig
Dans le domaine de la recherche sur les camps nazis, on assiste à un retour de balancier. Elle était orientée par le postulat existentialiste de la banalité du mal et elle était donc intentionnaliste. La recherche explore maintenant l'explication gradualiste des camps. Néanmoins, si elle a un point de vue enrichissant sur la question, ne risque-t-elle pas d'ouvrir la boîte de Pandore du révisionnisme ? Dans l'hypothèse gradualiste, il y a l'idée que le nazisme était antisémite et criminel, mais qu'il n'était pas fondamentalement génocidaire. Il aurait pris ce tournant en 1942, parce qu'il y était acculé sous la pression des événements. Le KL, le vrai modèle du camp nazi, serait ainsi devenu à l'occasion un camp d'extermination, par accident, et il aurait pu en être autrement. L'hypothèse gradualiste a de nombreux arguments. Dans "Mein Kampf", Hitler ne théorise pas la solution finale. Au début de la guerre, les Einsatzgruppen ne sont pas prévus pour le crime politique de masse, et ils seront remplacés pour cela par les Einsatzkommandos. En outre, les Nazis ont aussi cherché des solutions alternatives, comme le projet de déportation des Juifs à Madagascar ou au Moyen-Orient.
2. Le mercredi 24 janvier 2018, 19:52 par Philalèthe
Je ne crois pas que l'hypothèse intentionnaliste va nécessairement avec l'idée de la banalité du mal ; cette dernière est aussi compatible avec l'hypothèse gradualiste.
Il ne faut pas avoir peur de formuler la vérité par crainte du révisionnisme car d'abord le passage de l'intentionnalisme au gradualisme ne révise en rien la réalité du génocide. Ensuite le révisionnisme se nourrit du faux, il n'est ni servi ni handicapé par le vrai qui ne l'intéresse pas. Le vrai ne le tuera pas, c'est lui qui risque d'affaiblir la recherche de la vérité, alors ne lui facilitons pas le travail en craignant de trouver des vérités "dérangeantes"...

samedi 14 octobre 2017

Usage non-philosophique d'un livre de philosophie : l'interprétation d' Arendt comme moyen de défense.

Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS (2011) de Christian Ingrao contient un dernier chapitre sur les stratégies de défense des intellectuels SS (par intellectuels, Ingrao veut dire des universitaires, la plupart docteurs, souvent aussi chercheurs) au moment de leur procès après-guerre. À cette occasion, il ne dit pas un mot de l'interprétation que Hannah Arendt a donnée du cas Eichmann. Cette interprétation est manifestement pour Ingrao plus un objet qu'une explication de l'histoire. En tout cas, le fait est qu'il ne confronte à aucun moment la thèse d' Arendt à sa propre explication des meurtres de masse à l'Est: cette dernière reconstitue une culture nazie incompréhensible, selon lui, sans entre autres la prise en compte de la manière dont l'Allemagne a vécu et pensé, en victime, la première guerre mondiale et ses suites, dont le Traité de Versailles.
Néanmoins Christian Ingrao mentionne une fois Arendt dans la conclusion de son ouvrage, c'est ce passage qui m'intéresse :
" Après les procès de Nuremberg et ceux de l'après-guerre s'ouvre une période de silence : silence de l'échafaud pour une dizaine d'intellectuels SS ; silence de la prison, pour la plupart ; silence de la nostalgie et, pour certains d'un nouveau militantisme. L'histoire du nazisme se clôt sur cet épilogue et l'on entre dans la gestion du passé et la restauration des identités nationales mises à mal par les épreuves de la Seconde Guerre mondiale. Cette restauration est singulièrement conditionnée par un phénomène d'amnésie collective, non point tant des crimes nazis que de l'imaginaire qui y avait présidé. Après les années de Adenauer, la mémoire de ce qu'avaient été les crimes du nazisme se cristallisa par à-coups et fut ponctuée par des procès à grande audience. Procès d'Ulm, procès d'Eichmann, procès d'Auschwitz marquèrent les étapes d'un travail d'élaboration qui, intervenant dans une Allemagne profondément démocratisée, impliquait cependant l'oubli de la culture qui avait présidé à l'entrée en nazisme des intellectuels SS. D'ailleurs dans les derniers procès touchant aux crimes de l'Est, certains accusés, loin de tenir un langage restituant ce qu'avait été l'expérience nazie, se défendait en citant les ouvrages d'Hannah Arendt ou ceux des historiens allemands. Les procès étaient l'occasion pour le corps social d'élaborer ses propres interprétations de la " tragédie allemande ". Accusés comme accusateurs, enquêteurs comme spectateurs, au fond, ne savaient plus rien du nazisme." (Pluriel, p. 586-587)
L'explication philosophique par la banalité du mal serait alors le simple cache-misère d'une ignorance historique du nazisme et de sa genèse.

Commentaires

1. Le lundi 30 octobre 2017, 12:58 par Elib
Bonjour,
il n'y a pas si longtemps vous citiez un philosophe il me semble sur la différence entre la représentation d'un fait propre à une image et celle propre à une proposition, en indiquant (je crois) que l'image ne peut pas être sélective vis-à-vis d'un état des choses comme une proposition: la première doit cacher ce qu'elle ne veut pas montrer tandis que pour la seconde, il suffit seulement de ne pas dire ce qu'on veut omettre d'un état des choses. J'aimerais beaucoup retrouver la référence exacte. Je vous écris ici - j'en suis désolé, cela n'a rien à voir avec le billet - désespéré de ne pas retrouver par moi-même le billet dans lequel la citation se trouvait. En vous remerciant
2. Le vendredi 8 décembre 2017, 15:24 par Elib
Je me permets de commenter à nouveau. En vous écrivant j'étais parti du principe que vous sauriez de quoi je parle, mais peut-être ma mémoire me fait-elle défaut et ce n'est en fait pas du tout sur ce blog que j'aurais lu une telle chose (peut-être est-ce celui d'Engel). Je vous serai très reconnaissant de me dire si à tout le moins il vous semble avoir parlé de ce thème, ou pas du tout (auquel cas, j'irai embêter Engel^^). Bien à vous
3. Le samedi 9 décembre 2017, 11:12 par Philalèthe
Je ne suis pas sûr que Pascal Engel jouera le rôle bienveillant d'archiviste de son propre blog. Aux lecteurs d'explorer !
4. Le mardi 12 décembre 2017, 08:29 par elib
A vous lire je prends conscience que c'est peut-être comme cela que vous avez pris vous-même ma demande. Je vous prie sincèrement de m'en excuser, je ne m'en rendais pas compte. Bien à vous

jeudi 4 avril 2013

L'hostilité du nazisme au grammairisme.

Le 25-12-2008, Jean Bollack éclaire sur le rapport des nazis avec l'Antiquité (en note, il reconnaît ouvertement sa dette par rapport au livre de Johann Chapoutot, Le National-socialisme et l'Antiquité, Paris, 2008) :
" Les instructions données en vue d'une réforme de l'enseignement secondaire dans l'Allemagne nazie étaient, dans les langues anciennes, principalement dirigées contre la grammaire et, de ce fait, contre la lecture (voir, entre autres, le programme des Neue Jahrbücher für Antike und Deutsche Bildung, sous la direction de l'historien Helmut Berve) : " le temps de l'art pour l'art, philologique et grammatical, est terminé " au profit des valeurs et des oeuvres qui les célèbrent. Le "Grammatizismus" ("grammairisme"), décrié en 1934 par deux professeurs engagés dans le "mouvement" (L. Mader et W. Breywisch), est rapproché des positions de l'helléniste Werner Jaeger, une figure alors éminente, professeur à Berlin, puis à Harvard, dénonçant , lui aussi, le "pur formalisme grammatical". La grammaire est proscrite parce qu'elle conduit à l'analyse d'une prise de position individuelle. Les grands auteurs, remodelés et amputés, Horace en latin, Platon en grec, célèbrent la guerre et le commandement, ils légitiment tous deux la primauté des valeurs collectives de l'État germanique. Les "idées" de toute provenance peuvent plus facilement être retraduites et adaptées que les textes, qui résistent et risquent de soutenir les consciences individuelles." (X 2462, Au jour le jour, p. 621-622, PUF, 2013)
Cette remarque n'éclaire pas seulement un point d'histoire ; elle vaut aussi contre toute vulgate (d'ailleurs Jean Bollack se percevait à coup sûr comme un lecteur - des textes grecs antiques - résistant non contre le nazisme mais contre une interprétation dominante qui le marginalisait ). Elle vaut donc aussi contre les remodelages et amputations que risquent de véhiculer, en le sachant ou non, ceux des professeurs qui pratiquent l'enseignement de masse de la philosophie, je veux dire l'enseignement en Terminale avec des programmes, des horaires et des conditions qui rendent souvent bien difficile la lecture attentive des textes. Ajoutons que pour la plupart des élèves de Terminale la langue des philosophes est devenue une langue trop complexe et trop soignée pour ne pas être une langue morte ignorée dont ils attendent de leur professeur une traduction, et on aura une idée de la tâche herculéenne qu'affrontent celles et ceux qui veulent permettre à leurs élèves une prise éclairée de position individuelle sur les textes philosophiques. En plus la diffusion, elle-même massive, de livres ludiques de philosophie light ne joue pas en faveur d'un travail philosophique sérieux dans les classes.