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lundi 17 février 2020

La science, les illusions et les raisons d'agir.

Dans Recherche d'une église (1934), Jules Romains met dans la bouche du normalien Jallez les réflexions suivantes :
" (...) Pour faire n'importe quelle chose, il faut y attacher un minimum d'importance. Napoléon croyait qu'il était très important de dominer l' Europe. Hugo croyait qu'il était très important que son nom fût répété dans trois mille ans. Le croyaient-ils, oui ou non ? Hein ? Il me semble que ça ne fait pas de doute. C'est parce qu'ils croyaient très fort qu'ils ont dépensé une si prodigieuse énergie. Or tu n'as qu'à écrire sur le passé, à côté des chiffres qui mesurent l'ambition de Napoléon et celle de Hugo, deux ou trois mesures astronomiques. Ça suffit. Dès qu'on ne croit plus à l'importance des buts, il ne reste plus qu'un ressort pour agir : le besoin d'oublier notre néant, comme dit Pascal, ou si tu préfères un dilettantisme désespéré. Tu me diras aussi le simple plaisir d'agir, sans réfléchir plus loin ? Peut-être. Mais je doute qu'on puisse agir aussi longtemps sans se faire des réflexions qui équivalent à : " Mon but est important. Aujourd'hui où je me sens fatigué, je vais tout de même donner un coup de collier, parce que ça en vaut la peine." À ce moment-là, si ta pensée a pris la mauvaise habitude de te rappeler à l'oreille l'âge moyen des étoiles rouges, tu es fichu ; je veux dire que tu te mets à fumer des cigarettes dans ton fauteuil. Et le plus grave, c'est que tu n'as aucun sentiment d'infériorité, ah ! mais non ! Personne ne réussira à t'intimider en te disant : " Regardez les autres. Est-ce qu'ils sont assez bêtes pour s'occuper de l'âge des étoiles rouges ? Ils en ont entendu parler comme vous. Vous n'êtes pas le seul à avoir passé votre dernière partie de baccalauréat. Mais eux, ça ne les a pas troublés." Exactement comme si tu étais mouton de boucherie, dans un wagon de la Vilette, mais mouton clairvoyant, et qu'on te dise : " Quoi ! Vous êtes tout triste parce que vous pensez qu'on vous abattra cet après-midi ? Quelle drôle d'idée de se tourmenter d'avance ! Regardez vos copains, ça ne les trouble pas..." Tu n'as pas passé par une période comme ça ?
Jerphagnion ne répondit pas tout de suite. Ses paupières battaient. Puis il dit :
- ... J'ai pensé ces choses-là, naturellement. Mais pas au point d'en être affecté. Et maintenant je me demande pourquoi. On est bien forcé d'avouer que si on se met en face de ces pensées-là, et qu'on les laisse agir sur soi, on doit réagir comme tu as fait. Le seul moyen d'y échapper, c'est de ne pas rester en face. Oui, il faut ou les ignorer à fond, comme le bougnat du coin, ou les recueillir distraitement, comme un écolier apprend la liste des sous-préfectures... Alors quoi ? Suis-je léger, moi aussi ? Suis-je de ces types dont nous parlions un jour, dont tu parlais plutôt, sur qui les idées glissent ? Évidemment, il faut vivre et on s'habitue à tout. Je pense à l' astronome de l'Observatoire qui, en ce moment-ci, l'œil à son équatorial, est en train de se ronger le foie, parce que son collègue vient d'avoir, à sa place, une promotion de deux cents francs. Celui-là est vacciné contre l'infini... Mais, moi, je n'ai pas l'excuse de l'être... Oh ! je sais bien qu'il y a une noble réponse.
- Laquelle ?
- Celle de Pascal, justement... que la véritable grandeur est de l'ordre immatériel, donc résiste à tous les écrasements par comparaison. Qu'un beau vers, ou qu'un trait d'héroïsme est quelque chose d'incommensurable au volume des nébuleuses ou à l'âge des étoiles rouges.
- Oui, mais retire de l'ambition de Napoléon la croyance que la surface de l'Europe est quelque chose d'important. Dès qu'on ne croit plus qu'aux grandeurs immatérielles, honnêtement, sans tricher, est-ce qu'on travaille encore beaucoup ? Est-ce qu' on " en met " comme ceux qui croient aussi aux matérielles ? On accepte de se distraire, peut-être, mais est-ce qu'on " produit " ? Tu vois le sens que je donne au mot ? Je le prends dans ce qu'il comporte d'abondant, de courageux, de tenace. Produire : couvrir un morceau d'espace autour de soi avec des choses solides, qui ne sont pas là pour vous divertir seulement, mais pour valoir par elles-mêmes, et pour durer. Ce qui exige un effort très dur, à continuer même les jours où l'on a la flemme, ce qui suppose surtout des compromissions avec la matière, et l'idée que les temps, les espaces terrestres ne sont pas négligeables. Si on les tient pour négligeables, on écrira peut-être un court poème mystérieux. Ou quelques maximes. On fignolera une statuette d' ivoire. Ou bien l'on participera d'un œil désabusé à des conférences de diplomates, en prenant plaisir à brouiller les cartes, à compliquer les parties. Mais on ne bâtira pas l'Acropole. On ne fera pas La Légende des Siècles. On ne fondera pas un empire." (Les hommes de bonne volonté, Robert Laffont, 1988, p. 1095-1096)

lundi 23 décembre 2019

Y a-t-il des imbéciles supérieurs à d'autres ?

Jules Romains met dans la bouche du député Guirau la remarque suivante :
" Disons que les idées ont une valeur en soi. Homais est très inférieur à Lacordaire. Mais il est un tout petit peu supérieur à l'imbécile de même catégorie qui a les idées de Lacordaire." (Les hommes de bonne volontéLes superbes, Bouquins Laffont, 1988, p. 776)
D'abord il y a des types d'imbécile mais en plus, tous les imbéciles d'une même catégorie ne se valent pas : une hiérarchie les distingue en fonction de la valeur intrinsèque de leurs idées. Il semble que Guirau envisage ici la valeur de vérité des idées : un imbécile aux idées vraies vaudra donc plus qu'un imbécile aux idées fausses. Mais on peut classer les idées aussi en fonction de leur moralité, utilité, beauté etc. On notera tout de même que la valeur de l'idée ne donne qu'une petite valeur ajoutée à l'imbécile. La classification se compliquera-t-elle quand on hiérarchisera les valeurs ? Si la vérité a plus de valeur que l'utilité, l'imbécile aux idées vraies a-t-il plus de valeur que celui aux idées utiles ? Deviendra-t-elle encore plus subtile si la valeur comporte des degrés ? L'imbécile porteur d'une vérité de degré n a-t-il moins de valeur que celui porteur d'une vérité de degré n+1?
Si nous faisons partie de l'ensemble des non-imbéciles, nous avons désormais du pain sur la planche. Si nous faisons partie de l'ensemble des imbéciles, instruit par le personnage de Jules Romains, à défaut d'avoir gagné la capacité de diagnostiquer intelligemment notre propre imbécilité, nous avons acquis une petite valeur supplémentaire au royaume des imbéciles.

Commentaires

1. Le lundi 23 décembre 2019, 23:48 par gerardgrig
Le député de Jules Romains a une vision politique de la bêtise. C'est un homme de bonne volonté, ministrable et habitué aux joutes parlementaires, qui hésite entre radicalisme et socialisme. Il classe implicitement la bêtise à droite, et il y ajoute le romantisme du catholicisme social et celui du scientisme, mais en préférant Lacordaire à Monsieur Homais.
2. Le mardi 24 décembre 2019, 09:36 par Philalèthe
Oui, l'imbécile scientiste vaut un peu mieux que l'imbécile croyant, selon Gurau. Mais on peut penser qu'ils se valent et que ce  sont seulement leurs  idées qui  ne se valent pas, sans pourtant qu'elles ne changent en rien la valeur de leur porteur.

vendredi 13 décembre 2019

Comment être une victime intéressante ?

Wittgenstein écrit à propos de la notion freudienne de " scène primitive " :
" Celle-ci comporte l'attrait de donner à la vie de chacun une sorte de canevas tragique. Elle est tout entière la répétition du même canevas qui a été tissé il y a longtemps. Comme un personnage tragique exécutant les décrets auxquels le Destin l'a soumis à sa naissance, il l y a de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie, éprouvent des troubles sérieux - si sérieux qu'ils peuvent conduire à des idées de suicide. Une telle situation est susceptible d'apparaître à l'intéressé comme quelque chose de néfaste, quelque chose de trop odieux pour faire le thème d'une tragédie. Et il peut ressentir un immense soulagement si on est en mesure de lui montrer que sa vie a plutôt l'allure d'une tragédie - qu'elle est l'accomplissement tragique et la répétition d'un canevas qui a été déterminé par la scène primitive. " (Leçons et conversations, Folio Essais, 1992, p. 104-105)
Dans Les superbes (1933), Jules Romains présente ainsi la manière dont une femme adultère voit ses difficultés à céder à son amant :
" Une autre formule ne lui déplaisait pas. C'était d'admettre qu'elle était " le siège d'un conflit ". Être " le siège d'un conflit " n'a rien de déshonorant. C'est au contraire un signe de distinction, presque un privilège de classe. On ne conçoit guère qu'une femme du peuple soit le siège d'un conflit. (...) Même dans la bourgeoisie moyenne, les conflits doivent s'ébaucher tout juste ; ou tourner court. En tout cas, " être le siège d'un conflit " entre dans la définition de l'héroïne littéraire, et plus généralement de la femme intéressante. Du point de vue moral, si c'est une rançon de la faute, ce n'est pas loin d'en être une excuse. Enfin le propre d'un conflit est qu'il tend à se résoudre. Et les exemples littéraires nous donnent l'assurance secrète qu'il se résout neuf fois sur dix dans le sens du désir. Il est à présumer qu'alors la plus grande partie des troubles qui l'accompagnent disparaissent avec lui. L'on doit sourire, ce jour-là, de s'être crue atteinte d'une infirmité." (Les hommes de bonne volonté, Laffont, 1988, p. 651)
Bien sûr les deux textes ne disent pas la même chose. Entre autres, le texte du romancier introduit l'idée d'une distinction sociale, plaisante pour l'amour-propre. De ce point de vue, la justification par la scène primitive freudienne certes distingue aussi, mais sans le préalable d'une condition sociale aristocratique : en somme, elle démocratise l'accès au noble. Ajoutons que si le personnage de Jules Romains est rassuré par l'idée qu' un conflit est potentiellement réglable, la référence à la scène primitive emporte avec elle une nécessité autrement contraignante. Mais l'idée commune aux deux est que ce qui pourrait être interprété comme un signe de faiblesse , par exemple d'un manque de volonté, est au contraire non une marque de force mais d' élévation. Cette élévation est réalisée par l'identification de la personne à un Type glorieux, qu'il s'agisse du héros tragique ou de l'aristocrate à la hauteur dans sa vie de la figure littéraire. Dans les deux cas, la victime perd de son insignifiance et gagne en valeur.

Commentaires

1. Le samedi 14 décembre 2019, 11:27 par gerardgrig
Dans la gregueria du lit préparé pour nous faire subir l'opération du sommeil, Ramón semble regretter de ne pas être un héros de tragédie, qui ne dort ni ne mange.
2. Le lundi 16 décembre 2019, 16:20 par Arnaud
Wittgenstein a vu juste en estimant que « la psychanalyse est avant tout à la recherche de la « bonne histoire », c’est-à-dire celle qui, une fois acceptée par le patient, produira l'effet thérapeutique cherché et que ni l'accord du patient ni même le succès thérapeutique ne prouvent par eux-mêmes que cette histoire soit vraie ou même ait besoin d'être vraie » (Bouveresse, Philosophie, mythologie et pseudo-science, Wittgenstein lecteur de Freud, p.66 ). Si l'on adopte cette perspective, l'argument bien connu de Freud (cf. Métapsychologie) selon lequel l'hypothèse de l'inconscient est « nécessaire et légitime » ou selon lequel son existence est par là établie, parce qu'on peut fonder sur elle « une pratique couronnée de succès », devient fort fragile...
3. Le dimanche 22 décembre 2019, 17:49 par Philalèthe
Merci, Arnaud, pour cette contextualisation.  
Oui,  bien sûr, ce qui permet de rapprocher l'analyste du romancier : ils ont l'art d'écrire des vies qui plaisent. Reste que c'est une formidable révision à la baisse de la  psychanalyse de l'interpréter ainsi. 
4. Le dimanche 22 décembre 2019, 17:56 par Philalèthe
Je n'ai pas lu, Gérard, cette greguería de la même façon que vous : j'y ai vu un lit apprêté avec une précision chirurgicale.
5. Le lundi 23 décembre 2019, 15:13 par gerardgrig
Le procédé de Ramón fonctionne donc très bien. Il fait toujours la guerre aux mots, parce qu'ils ont un sens. L'idéal de sa quête métaphysique, ou plutôt antimétaphysique, c'est le jeu de mots, le "comprend-qui-pourra", la blague basique de café.

samedi 16 novembre 2019

Le spiritualiste déçu, peut-être sur le chemin du matérialiste.

" La plupart des marmots veulent surtout voir l'âme, les uns au bout de quelque temps d'exercice, les autres tout de suite. C'est la plus ou moins rapide invasion de ce désir qui fait la plus ou moins grande longévité du joujou. Je ne me sens pas le courage de blâmer cette manie enfantine : c'est une première tendance métaphysique. Quand ce désir s'est fiché dans la moelle cérébrale de l'enfant, il remplit ses doigts et ses ongles d'une agilité et d'une force singulières, L'enfant tourne, retourne son joujou, il le gratte, il le secoue, le cogne contre les murs, le jette par terre. De temps en temps, il lui fait recommencer ses mouvements mécaniques, quelquefois en sens inverse. La vie merveilleuse s'arrête. L'enfant, comme le peuple qui assiège les Tuileries, fait un suprême effort ; enfin il l'entrouvre, il est le plus fort. Mais où est l'âme ? C'est ici que commencent l'hébétement et la tristesse." (Baudelaire, Morale du joujou, 1853, Oeuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 1975, p. 587)

Commentaires

1. Le samedi 16 novembre 2019, 15:11 par Arnaud
Ne pensez-vous pas que cette "tendance métaphysique" qui anime l'enfant, lorsqu'il agite, malmène, voire éventre son joujou, n'est pas déjà d'inspiration matérialiste ? Ce n'est peut-être rien d'autre chez lui que la recherche d'un éventuel mécanisme interne, y compris dans un joujou inanimé, susceptible d'engendrer la vie qu'il lui prête dans ses jeux...
2. Le samedi 16 novembre 2019, 16:08 par Philalèthe
Pourquoi pas ? Ce matérialiste en herbe ferait alors une erreur de catégorie, comme qui, ayant visité chacune des Facultés, est déçu de ne pas avoir découvert l'Université.
3. Le samedi 16 novembre 2019, 17:37 par Arnaud
Souvenir ému et émouvant de Ryle !
Mais il est surtout déçu de découvrir qu'il n'y a rien à découvrir : rien à l'intérieur qui soit foncièrement différent de l'extérieur, de quoi se convertir au ... behaviorisme !
4. Le samedi 16 novembre 2019, 17:41 par Philalèthe
Logique !

samedi 16 mars 2019

Réhabilitation wazemmienne du " on ".

Dans le premier volume des Hommes de bonne volonté, paru en 1932 et intitulé Le 6 Octobre, Jules Romains présente un jeune apprenti ignorant tout des stoïciens mais que le narrateur se plaît à situer par rapport à eux, sous le prétexte que son personnage a eu une idée stoïcienne. Jules Romains a-t-il lu alors L'être et le temps, publié par Heidegger en 1927 ? En tout cas, le jeune Wazemmes, hostile au jugement personnel, fait confiance à celui du " on " mais il sait distinguer deux " on ". L'un, porteur hypocrite des normes, n'est qu'un masque trompeur, c'est l'autre, détecteur lucide des valeurs authentiques (sic) qu'il recherche. Par le " on ", Wazemmes veut savoir si ce qu'il vit vaut ou non d'être vécu (l'adolescent de 16 ans vient de perdre à demi sa virginité aux mains de ce qu'on appellerait aujourd'hui une cougar):
" Les choses qui vous arrivent, sauf exception, ne sont rien par elles-mêmes. Elles sont indifférentes ; ni bonnes, ni mauvaises. Tout dépend de l'idée que nous nous en faisons." (Bouquins, 1988, p.169)
C'est un stoïcisme bien approximatif, on en conviendra : Épictète, lui, ne ferait pas d'exception et aurait plutôt dit que l'idée que nous nous en faisons dépend de nous. Mais reprenons :
" C'est ainsi que Wazemmes, du moment où il quitte la rue Ronsard pour s'engager dans la rue Séveste, retrouve spontanément le principe fondamental de la philosophie stoïcienne. Mais son accord avec elle ne se prolonge pas. Wazemmes, du principe, ne tire pas du tout les mêmes conséquences que ses devanciers. Lui ne juge pas nécessaire de se faire une idée personnelle sur la valeur et le classement des choses."
Disons que les stoÏciens ne l'ont pas non plus jugé nécessaire, ne cherchant pas la pensée personnelle, seulement la pensée vraie.
" Non par faiblesse d'esprit, mais parce que, à la différence des stoïciens et de beaucoup d'autres, il croit qu'au moins en ce qui concerne l'art de vivre une espèce d'exercice collectif de la raison offre plus de garanties que son exercice individuel. Aux yeux de Wazemmes, celui qui s'y connaît le mieux en tout, qui est passé partout, qui sait " les règles " pour chaque cas, et l'opinion qu'il faut avoir en bien ou en mal de ce qui nous arrive ; celui qui a l'expérience, la sagesse, le discernement, ce n'est pas tel ou tel, c'est " on ". Quand Wazemmes consulte quelqu'un sur ces matières, ce n'est pas qu'il le croie plus capable que lui d'en juger personnellement, mais c'est parce que cet autre lui semble mieux au courant de ce qu' "on " peut en penser ou en dire. Et quand Wazemmes donne pour son compte un effort de réflexion ou même de subtilité, c'est le plus souvent pour essayer de deviner quelle est, quelle sera, ou quelle serait, sur tel ou tel point, la pensée du " on ". Mais pas de malentendu : il s'agit de la pensée vraie, sincère de ce " on ". Et non point de ce que " on " raconte pour les naïfs. Wazemmes n'est nullement dupe de cette comédie. " On " professe très ouvertement des opinions - celles qui se retrouvent en particulier dans les livres de classe, les admonestations des parents, les discours officiels - auxquelles " on " ne croit pas une seconde. Par exemple, " on " déclare à qui veut l'entendre qu'il est mal de compter s'enrichir sans travailler, ou qu' un jeune homme doit garder sa vertu le plus longtemps possible. Heureusement, d'ailleurs, qu'on se contredit, et trahit ainsi ce qu'il y a de mensonge dans beaucoup de ses affirmations. Lisez le même journal d'un bout à l'autre : vous verrez l'article de tête s'indigner contre la réputation de légèreté faite aux femmes françaises ; mais un conte de troisième page vous décrira une scène d'adultère parisien avec tous les airs d'approuver et d'envier ces gens qui ne s'ennuient pas. Eh bien, la nouvelle, c'est ce qu' " on " pense. L'article, c'est ce qu´"on " fait semblant de penser. Que les garçons nés malins y prennent garde.
Pour l'instant, la question qui préoccupe Wazemmes est celle-ci : l'aventure qui vient de lui arriver, si " on " y avait assisté, ou en recevait un récit fidèle, qu'en penserait-il ? Estimerait-il que Wazemmes doit être content, ou à demi content, ou un peu vexé ?"
Clairement ce " on " n'est pas n'importe qui. Loin d'être porteur de préjugés, ce " on " est la raison de tous appliquée aux succès de chacun. Certes on pourrait le prendre pour un dieu hédoniste, pratique et immanent, incarné en personne, mais dont la pensée trouverait mieux à se dire tout de même dans la bouche de certains que dans celle d'autres. Plus modestement en fait c'est la sagesse réaliste des nations avec une valeur révisée à la hausse et une seule préoccupation, le plaisir et la réussite. Cependant elle ne s'exprime pas en proverbes impersonnels car elle a le talent de juger de la vérité de chaque situation, au cas par cas.
Wazemmes, cherchant à sortir de sa caverne personnelle, pour être éclairé par le soleil du " on " est une illustration possible de ce que le philosophe anti-réaliste moral, J.P. Sartre, appellera quelques années plus tard l'homme de mauvaise foi.

Commentaires

1. Le mercredi 20 mars 2019, 17:56 par gerardgrig
Dans mes souvenirs, l'unanimisme de Jules Romains a tenté de rendre le vécu des rapports complexes de l'individu avec la société. Le personnage de Wazemmes, qui demande des lumières aux Stoïciens pour atteindre ce "on" dont il fait et ne fait pas partie, était l'une des facettes de son entreprise littéraire. Jules Romains avait une formation de philosophe et de scientifique, mais il prit très tôt le parti de la vérité littéraire et poétique. Il était profondément humaniste, mais pour lui la vérité scientifique était affaire de canular. Sartre a certainement été influencé par l'unanimisme dans son roman simultanéiste "Le Sursis", qui met en scène des personnages multiples pris dans l'engrenage de l'immédiat avant-guerre.
Pour Jules Romains, l'unanimisme n'était pas le naturalisme, ni une illustration de la sociologie de Durkheim. Son œuvre se rapprocherait plutôt de la psychologie collective de Tarde et Le Bon. Très germanophile, il lisait peut-être Heidegger. Néanmoins, en philosophie il se disait bergsonien et il citait "L'Évolution créatrice" comme source d'inspiration du continuum psychique de l'unanime, qui se rattache à un psychisme total. Je crois que la communion intense du groupe dans son roman "Les Copains" suscite à la fin l'apparition du Saint-Esprit. Le classicisme du théâtre de Jules Romains, qui faisait immédiatement penser à celui de Molière quand il faisait la satire de la médecine, s'enracinait dans la tradition par unanimisme, davantage que par académisme. C'était le bonheur très pur de ressembler à tout le monde, qui est peut-être le premier pas vers la sagesse. Cela explique un peu le mystère de ce théâtre français qui faisait volontiers, comme chez Jean Anouilh, Marcel Achard ou Jean Giraudoux, revivre le style XVIIIème comme les ébénistes du faubourg Saint-Antoine fabriquent du mobilier Louis XV.