Affichage des articles dont le libellé est Milan Kundera. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Milan Kundera. Afficher tous les articles

samedi 26 septembre 2015

Redescription dégradante et pouvoir d'abstraction.

Au coiffeur de Casanova en mesure d'admirer la beauté de la comtesse sans se fixer sur sa verrue et en connaissant exactement les conditions artisanales de la genèse de sa beauté, j'opposerai deux personnages de Kundera, F. qui parle ici et Jean-Marc auquel il s'adresse :
" - Je me vois debout devant toi, continua F., disant quelque chose sur les filles. Tu te rappelles, ça me choquait toujours qu'un beau corps soit une machine à sécrétions ; je t'ai dit que je supportais mal de voir une jeune fille se moucher. Et je te revois : tu t'es arrêté, tu m'as dévisagé et tu m'as dit d'un ton curieusement expérimenté, sincère, ferme : se moucher ? moi, il me suffit de voir comment son oeil clignote, de voir ce mouvement de la paupière sur la cornée, pour que je ressente un dégoût que je peux à peine surmonter." (L'identité, 1997).
F. et Jean-Marc n'ont pas besoin de mobiliser le procédé de redescription dégradante, tant spontanément ils sont enclins à dégrader le corps désirable. Tout au contraire, F., au moins, gêné manifestement par sa sensibilité à la machinerie secrétante des beaux corps, aurait dû s'entraîner à l'abstraction :
" Bien des hommes sont malheureux par manque de ce pouvoir d'abstraction. Le prétendant pourrait faire un bon mariage s'il pouvait seulement fermer les yeux sur une verrue au visage de sa bien-aimée, ou sur un vide dans sa denture. C'est bien une inconvenance particulière de notre faculté d'attention que de se fixer justement , fût-ce de manière involontaire, sur une défectuosité d'autrui, de diriger les regards sur un bouton manquant à la veste ou sur l'absence d'une dent ou sur un défaut coutumier d'élocution, de plonger par là l'autre dans la confusion, mais de gâcher aussi son propre jeu dans ses rapports avec lui. Quand l'essentiel est de bon aloi, c'est agir non seulement avec équité, mais aussi avec un sens avisé que de passer sur les côtés fâcheux d'autrui ou même de l'état momentané de notre propre fortune ; mais cette faculté d'abstraire est une vigueur d'esprit qui ne peut s'acquérir que par la pratique." (Kant, Anthropologie, La Pléiade, p.950)
Fermer les yeux sur une verrue est radicalement différent d'imaginer la matière neutre sur laquelle, comme on dit quelquefois aujourd'hui, survient la beauté. En effet, dans le premier cas, on s'efforce de ne pas voir le réel visible, alors que dans le second on vise à voir le réel invisible à l'aide de l'imagination affermie par la conception .
À propos, quand Marcel Duchamp, désireux de désenchanter l'oeuvre d'art, encourageait à pratiquer le ready-made inversé (prendre un tableau de Rembrandt pour table à repasser), n'était-il pas, à sa manière nihiliste, un héritier de Marc-Aurèle ?
Quant au psychanalyste, il s'est entraîné, lui, à faire abstraction de ce qui dans l'analysé n'est pas défectueux.

vendredi 14 août 2015

Réflexion sur le féminisme différentialiste.

" Elle comprit (...) que le mot femme, qu'il prononçait avec une emphase particulière, n'était pas pour lui la désignation de l'un des deux sexes de l'espèce humaine, mais représentait une valeur. Toutes les femmes n'étaient pas dignes d'être appelées femmes.
(...) cet impératif restait vivace tout au fond de lui : ne jamais faire de mal à Marie-Claude et respecter la femme en elle.
Cette phrase est curieuse. Il ne se disait pas : respecter Marie-Claude, mais : respecter la femme en Marie-Claude.
Seulement, puisque Marie-Claude était elle-même une femme, quelle est cette autre femme qui se cache en elle et qu'il doit respecter ? Ne serait-ce pas l'idée platonicienne de la femme ?
Non. C'est sa mère. Jamais il ne lui serait venu à l'idée de dire que ce qu'il respectait chez sa mère, c'est la femme. Il adorait sa mère, non pas quelque femme en elle. L'¡dée platonicienne de la femme et sa mère, c'était une seule et même chose." (Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, 1984)

Commentaires

1. Le mardi 19 novembre 2019, 12:18 par ATIM
l'idée de la femme en Marie Claude serait-t-elle l'humain? j'aime bien cette réflexion.
2. Le mardi 19 novembre 2019, 19:11 par Philalèthe
Si seulement c'était l'humain ! Mais non, ce n'est que Maman !

jeudi 13 août 2015

En Chine, il y a 250 millions de blogueurs.

" L'irrésistible prolifération de la graphomanie parmi les hommes politiques, les chauffeurs de taxi, les parturientes, les amantes, les assassins, les voleurs, les prostituées, les préfets, les médecins et les malades me démontre que tout homme sans exception porte en lui sa virtualité d'écrivain en sorte que toute l'espèce humaine pourrait à bon droit descendre dans la rue et crier : Nous sommes tous des écrivains.
Car chacun souffre à l'idée de disparaître, non entendu et non aperçu, dans un univers indifférent, et de ce fait il veut, pendant qu'il est encore temps, se changer lui-même en son propre univers de mots.
Quand un jour (et cela sera bientôt) tout homme s'éveillera écrivain, le temps sera venu de la surdité et de l'incompréhension universelles." (Milan Kundera, Le livre du rire et de l'oubli, 1978)

mercredi 29 juillet 2015

Exercice spirituel en vue d ' être dans son corps comme un pilote dans son navire.

" Elle avait (...) inventé pour son usage personnel, une méthode originale d ' autopersuasion : elle se répétait que tout être humain reçoit en naissant un corps parmi des millions d ' autres corps prêts à porter, comme si on lui attribuait un logement pareil à des millions d ' autres dans un immense building ; que le corps est donc une chose fortuite et impersonnelle ; rien qu ' un article d ' emprunt et de confection. " ( Milan Kundera, Risibles amours, 1968)

Commentaires

1. Le jeudi 30 juillet 2015, 20:08 par Dual
L'analogie est discutable en ce qu'il n'est pas certain du tout que, pour le pilote, son navire ne soit qu'une chose "fortuite et impersonnelle" ou encore un "article d'emprunt et de confection". Voyagerions-nous à bord avec sérénité si nous avions connaissance qu'il navigue dans cet état d'esprit ?
2. Le mercredi 5 août 2015, 21:01 par Philalethe
Peut-être sommes-nous sereins à bord parce que nous savons que le pilote pourrait conduire aussi bien n'importe quel navire du même type !
3. Le jeudi 6 août 2015, 17:26 par Dual
Mis à part le fait que le rapport du pilote au navire est jugé par Descartes inapproprié pour penser adéquatement la relation de l'âme au corps, Kundera, qui n'y fait d'ailleurs ici aucune référence, demande apparemment à son personnage un pouvoir d'autopersuasion hors du commun, car l'idée d'un "être humain" dont l'identité existerait antérieurement à - et donc indépendamment de - son incarnation est dépourvue de sens (je laisse le mythe d'Er de côté...). En fait, Kundera précise que son personnage (la jeune fille) ne parvient pas à ce détachement tant désiré : « Voilà ce qu'elle se répétait sous toutes les variations possibles, mais sans pouvoir s'inculquer cette façon de sentir. Ce dualisme de l'âme et du corps lui était étranger. Elle se confondait trop avec son corps pour ne pas ressentir celui-ci avec anxiété. »
La suite de l'histoire montre l'échec total de cette méthode d'autopersuasion :  le jeu de l'auto-stop (l'auteur s'amuse-t-il avec le préfixe « auto- » ?)   dont cette jeune fille a d'abord l'initiative tourne très vite pour elle au cauchemar, puisque feignant de devenir pour son jeune amant une parfaite inconnue ou une rencontre de hasard, elle ravive en elle la jalousie de le voir courtiser, puis faire l'amour à une autre femme, celle que précisément elle s'applique à représenter pour lui. C'est d'un autre corps dont il jouit à présent dans une chambre d'hôtel, puisque, par le jeu en question, la jeune fille est dépossédée du sien. Tout cela se termine par les pleurs et des sanglots déchirants pour réclamer piteusement la fin du jeu : « Je suis moi, je suis moi... ».
Cela rappelle par ailleurs le paradoxe du jeu sans fin dans lequel les deux joueurs ont commis l'imprudence de ne pas convenir, AVANT le commencement du jeu, d'un signe sans ambiguïté avertissant l'autre qu'il désire l'interrompre : quand on joue à « faire semblant », et que l'un des deux se lasse du jeu, qu'est-ce qui garantit qu'il ne fait pas semblant de vouloir l'interrompre ? (Voir dans ce sens une scène de Les mains sales de Sartre entre Hugo et Jessica, Troisième tableau, scène I)
4. Le samedi 8 août 2015, 12:10 par Philalèthe
Merci beaucoup de vos remarques qui, compensant ma paresse, donnent aux visiteurs le contexte de la citation !