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mardi 6 février 2024

De l'oison à la mouche.

Denis Kambouchner, dans La question Descartes (Folio, 2023), examinant le problème de la pensée des animaux, cite ce passage de la lettre à Chanut du 6 juin 1647 :

" C'est Dieu seul qui est la cause finale aussi bien que la cause efficiente de l'univers ; et pour les créatures, d'autant qu'elles servent réciproquement les unes aux autres, chacune se peut attribuer cet avantage, que toutes celles qui lui servent sont faites pour elle." (p. 271)

Il rapproche ensuite de ce texte quelques lignes de Montaigne (Essais, II, 12) où la créature devient un oison, doté lui d'une conscience égocentrique de l'interdépendance mentionnée par Descartes :

" Pourquoi ne dira un oison ainsi : Toutes les pièces de l'univers me regardent ; la terre me sert à marcher, le Soleil à m´éclairer, les étoiles à m'inspirer leurs influences ; j'ai telle commodité des vents, telle des eaux ; il n'est rien que cette voûte regarde si favorablement que moi ; je suis le mignon de nature ; n'est-ce pas l'homme qui me traite, qui me loge, qui me sert ? c'est pour moi qu'il fait et semer et moudre ; s'il me mange, aussi fait-il bien l'homme son compagnon, et si fais-je moi les vers qui le tuent et qui le mangent."

On notera d'abord que ce dernier texte conduit à penser Épictète, et conséquemment tout stoÏcien providentialiste, aussi naïf qu'un oison, quand il écrit dans les Entretiens I, 16 :

" Ne vous étonnez pas que les autres animaux aient à leur disposition tout ce qui est indispensable à la vie du corps, non seulement la nourriture et la boisson, mais le gîte, et qu'ils n'aient pas besoin de chaussures, de tapis, d' habits, tandis que nous, nous en avons besoin. Car il eût été nuisible de créer de pareils besoins chez des êtres qui n'ont pas leur fin en eux-mêmes, mais sont nés pour servir. Vois quelle affaire ce serait de nous occuper non seulement de nous-mêmes, mais de nos brebis et de nos ânes pour les vêtir, les chausser, les nourrir, les faire boire."

Ensuite que l'oison de Montaigne raisonne comme les hommes finalistes critiqués par Spinoza dans l'appendice de la première partie de l´Éthique. 

Enfin, que la mouche nietzschéenne hérite de l'égocentrisme du petit de l'oie montanien :

« Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent avec elle voler le centre du monde. » (Écrits posthumes, 1870-1873, Gallimard, p.277)

Amusant de relever qu'autant les lignes de Montaigne que celles de Nietzsche ne viennent illustrer la position cartésienne qu'au prix d'une trahison majeure de la pensée de Descartes : leur fable présuppose une conscience de l'animal.


samedi 25 juin 2022

Montaigne, juge des interprétations et, à son tour, interprète.

Montaigne n'a pas repris à son compte l'atomisme épicurien, mais il s'est servi, une fois dans les Essais, de l'infinité des atomes comme d' une image de l'infinité des interprétations. Dans le dernier chapitre du troisième livre, De l'expérience, partant de l'ambiguïté du langage juridique, il évoque rapidement celle de ce que nous appellerions aujourd'hui le langage philosophique, à travers l'exemple de celui d' Aristote :

" Aristote a escrit pour estre entendu ; s'il ne l'a peu, moins le fera un moins habile et un tiers que celui qui traite sa propre imagination. Nous ouvrons la matiere et l'espandons en la destrempant ; d'un subject nous en faisons mille, et retombons en multipliant et subdivisant, à l'infinité des atomes d' Epicurus." (éd. Villey, p. 1067)

La référence à la matière est plus intelligible si on rappelle ce qui est écrit plus haut :

" En semant les questions et les retaillant, on faict fructifier et foisonner le monde en incertitude et en querelles, comme la terre se rend fertile plus elle est esmiée et profondément remuée."

De l'émiettement de la terre à l'atome, il n'y a en fait pas de solution de continuité (à noter le paradoxe de la métaphore agricole associant la positivité des semailles, fructification, foisonnement, fertilité à la négativité de la multiplicité infinie des interprétations - " il se sent par experience que tant d'interprétations dissipent la vérité et la rompent " -). 

À cette ambiguïté manifestement malheureuse d' Aristote, à laquelle ne mettra jamais fin la succession inachevable des interprétations, il semble qu' Épicure, lui,  ait échappé. La clarté de son langage est mise en relief :

" Aristophanes le grammairien n'y entendait rien, de reprendre en Epicurus la simplicité et la fin de son art oratoire, qui estoit perspicuité de langage seulement." (I, 26, p. 172)

Certes la netteté de la langue épicurienne n'a pas empêché les détournements de sa pensée (le détournement se distingue de l'interprétation par la mauvaise foi de qui ne veut pas accepter  l'évidence d'une pensée déterminée) :

" (...) ces disputateurs qui, pour combatre Epicurus et se donner beau jeu, lui font dire ce à quoy il ne pensa jamais, contournans ses paroles à gauche, argumentans par la loy grammairienne autre sens de sa façon de parler et autre creance que celle qu'ils sçavent qu'il avoit en l'ame et en ses moeurs (...) " (II, 11, p. 422)

Bien sûr l'opinion que Montaigne a de l'univocité du texte d'Épicure perd de sa force à lire ces lignes de l' Apologie de Raymond Sebond où l'exception épicurienne disparaît :

" Pourquoi non Aristote seulement, mais la plus part des philosophes ont affecté la difficulté, si ce n'est pour faire valoir la vanité du subject et amuser la curiosité de nostre Esprit, luy donnant où se paistre, à ronger cet os creux et descharné ? Clitomachus affirmait n'avoir jamais sçeu par les escrits des Carneades entendre de quelle opinion il estoit. Pourquoy a evité aux siens Epicurus la facilité et Heraclytus en a été surnommé σκοτεινὸς." (II, 12, p. 508)

Les lecteurs désormais ne semblent même plus pouvoir se servir du texte obscur pour produire de multiples interprétations. L'espérance que donne le " paistre " est vite douchée par le " ronger ", acte stérile sur objet vide... Mais si le message épicurien était aussi vide, pensera-t-on, Montaigne n'aurait pu attribuer à Épicure la doctrine atomiste. À vrai dire, Montaigne n'attribue pas vraiment à Épicure les croyances atomistes que véhiculent ses textes. Interprète à l'extrême soupçon, le philosophe de Bordeaux fait d' Épicure un penseur trop éclairé, trop sceptique en fait, pour ne pas avancer masqué :

" Je ne me persuade pas aysement qu' Epicurus, Platon et Pythagoras nous ayent donné pour argent contant leurs Atomes, leurs Idees et leurs Nombres. Ils estoient trop sages pour establir leurs articles de foy de chose si incertaine et si debatable. Mais, en cette obscurité et ignorance du monde, chacun de ces grands personnages  s'est travaillé d'apporter une telle quelle image de lumiere, et ont promené leur ame à des inventions qui eussent au moins une plaisante et subtile apparence : pourveu que, toute fausse, elle se peut maintenir contre les oppositions contraires : " unicuique ista pro ingenio finguntur, non ex scientiae vi." (ibid. p. 511) - j'ai dans un billet antérieur rapproché ce texte d'un passage des Pensées de Pascal -

En fait, ce que Montaigne met à distance chez Épicure et ainsi ce dont il encourage le lecteur des Essais à douter, c'est  l'ontologie épicurienne (reste qu'elle est tout de même " image de lumière "). Il n'en va pas de même de la morale. Voyons ce qu'écrit Montaigne par exemple de la gloire. Manifestement il reprend à son compte le conseil épicurien de ne pas du tout la rechercher :

" C'estoit aussi des principaux dogmes d' Epicurus : car ce precepte de sa secte : CACHE TA VIE, qui deffend aux hommes de s'empescher des charges et negotiations publiques, presuppose aussi necessairement qu'on mesprise la gloire, qui est une approbation que le monde fait des actions que nous mettons en evidence. Celuy qui nous ordonne de nous cacher et de n'avoir soing que de nous, et qui ne veut pas que nous soyons connus d'autruy, il veut encores moins que nous en soions honorez et glorifiez. Aussi conseille il a Idomeneus de ne regler aucunement ses actions par l'opinion ou reputation commune, si ce n'est pour éviter les autres incommoditez accidentales que le mespris des  hommes luy pourrait apporter." (II, 16, p. 619)

Mais sur ce point Montaigne va jouer finement, ce qui ne veut pas dire qu' Epicure en sortira perdant. D'abord Montaigne oppose la vérité de la croyance et sa sincérité d'une part à la duplicité essentielle, constitutive, naturelle de l'esprit humain :

" Ces discours là sont infiniment vrais, à mon advis, et raisonnables. Mais nous sommes, je ne scay comment, doubles en nous mesmes, qui faict que ce que nous croyons nous ne le croyons pas, et ne nous pouvons deffaire de ce que nous condamnons."

Autrement dit, il y a des croyances vraies que nous tenons pour vraies mais pas au point que nous agissons seulement en fonction d'elles. Une sorte d'acrasie conduit le philosophe à ne pas agir selon la vérité qu'il reconnaît. Ensuite, cette affirmation tout à fait générale, Montaigne l'appuie par l' interprétation d'un " document ", le testament d' Épicure qu'il lit aussi soigneusement que sa dernière lettre - le " document " permettant l'analyse fine du concept de plaisir :

" Voyons les dernieres paroles d'Epicurus, et qu'il dict en mourant  : elles sont grandes et dignes d'un tel philosophe, mais si ont elles quelque marque de la recommendation de son nom, et de cette humeur qu'il avait décriée par ses preceptes. Voicy une lettre qu'il dicta un peu avant son dernier soupir :

EPICURUS A HERMACHUS, SALUT:

Ce pendant que je passois l'heureux et celuy-là mesmes le dernier jour de ma vie, j'escrivois ceci, accompaigné toute-fois de telle douleur en la vessie et aux intestins, qu'il ne peut rien estre adjousté à sa grandeur. Mais elle estoit compensée par le plaisir qu'apportoit à mon ame la souvenance de mes inventions et de mes discours. Or, toy, comme requiert l'affection que tu as eu des ton enfance envers moy et la philosophie, embrasse la protection des enfants de Metrodorus.
Voilà sa lettre. Et ce qui me faict interpréter que ce plaisir qu'il dit sentir en son ame, de ses inventions, regarde aucunement la reputation qu'il en esperoit  acquerir apres sa mort, c'est l'ordonnance de son testament, par lequel il veut que Aminomachus et Thimocrates, ses heritiers, fournissent pour la celebration de son jour natal, tous les mois de janvier, les frais que Hermachus ordonneroit, et aussi pour les despence qui se feroit, le vingtiesme jour de chasque lune, au traitement des philosophes ses familiers, qui s'assembleroient à l'honneur de la memoire de luy et de Metrodorus. " (II, 16, p. 620)

Concluons : l'interprétation que Montaigne fait ici d' Épicure est sans doute un atome dans l'infinité des interprétations et elle se prête à son tour à une infinité d'interprétations. Mais à mes yeux du moins, elle a sa cohérence interne : Épicure est comme Lucrèce un homme ordinaire, il ne lui suffit pas de vouloir ne pas rechercher la gloire pour y arriver ; c'est aussi un chercheur, un sceptique : son ontologie et sa cosmologie ne sont que vraisemblables ; elles ont au moins la force de pouvoir répondre aux critiques. Voilà une position que ne désavoueraient pas certains philosophes contemporains : certes ils ne peuvent pas prouver la vérité de leurs thèses mais ils peuvent répondre victorieusement aux objections, défenseurs d'une citadelle jamais capitale, mais jamais prise non plus ! Les meilleurs d'entre eux sachant même transformer en armes personnelles celles de leurs adversaires...

jeudi 23 juin 2022

L'apparition à première vue paradoxale de Lucrèce dans les Essais de Montaigne.

Lucrèce est une des références majeures des Essais. C'est essentiellement par une édition du De rerum natura, donnée par Lambin en 1563, que Montaigne apprend la doctrine épicurienne. Reste ce qui semble étrange : le disciple d' Épicure n'est quasiment pas mentionné dans les Essais. Certes il est cité 149 fois, néanmoins Montaigne communique très rarement ce qu'il pense de lui. De plus, il n'en parle jamais en tant que philosophe, seulement en tant que poète (en le comparant à Virgile) ; à une légère exception près, sur laquelle je vais m'attarder. En effet, dans De l'yvrognerie, dès la première édition (1580 ou 1582), Montaigne écrit :

" Lucrece, ce grand poëte, a beau Philosopher et se bander, le voylà rendu insensé par un breuvage amoureux."

André Lanly, leveur d'ambiguïtés, a modernisé ainsi :

" Lucrèce, ce grand poète, a beau philosopher et bander les ressorts de son âme, etc."

C'est tout : Lucrèce qui, selon Pierre Villey, a joué un grand rôle dans " le travail logique " de l'Apologie de Raymond Sebond ( Les sources et l'évolution des Essais de Montaigne, tome 1, p. 170, Hachette, 1908, Paris) et à qui Montaigne doit son sentiment de la nature, " sentiment de l'immensité de l'Univers et de l'inexorable puissance de ses lois " (ibid.) n'est donc mentionné que dans le cadre du récit d'un échec à première vue majeur, comme s'il n'était bon qu'à versifier, se révélant en revanche nul dans l'application de ses croyances philosophiques.
Nous, nous ne sommes pas étonnés de cet échec, car nous sommes habitués à entendre soit que la philosophe doit être d'abord une recherche théorique visant la vérité (et ne doit pas envisager comme but premier d'organiser la vie en fonction du bonheur), soit que c'est un fait que la philosophie n'a pas de portée pratique et qu'il vaut mieux pour bien vivre prendre du Prozac ou faire de la méditation. 
Mais que pensait Montaigne d'un tel échec ?

Commençons par un autre passage du même essai. Montaigne vient de dénoncer la " fierté " de la " secte " stoïcienne et va voir s'il peut aussi faire à d'autres " le procès d'une sagesse arrogante et ambitieuse ", pour reprendre l'expression de Pierre Villey (Les Essais de Michel de Montaigne, Pierre Villey, 1924, La Guilde du Livre, Lausanne, 1965, p.339). Montaigne commence par dénoncer les vantardises (" ventances ") de l'épicurien Métrodore, qu'il fait parler à travers une citation des Tusculanes de Cicéron :

" Occupavi te Fortuna, atque cepi ; omnesque  aditus tuos interclusi, ut ad me aspirare non posses."
" Je t'ai prévenue, Fortune, et je te tiens ; j'ai bouché toutes les avenues pour que tu ne puisses pas arriver jusqu'à moi."

Suivent, dans le même esprit, des référence à Anaxarchus, " à nos martyrs " chrétiens, à Sextius et enfin à Épicurus :

" (...) quand Epicurus entreprend de se faire mignarder à la goute, et, refusant le repos et la santé, que de gayeté de coeur il deffie les maux, et, mesprisant les douleurs moins aspres, dedaignant les luiter et les combatre, qu'il en appelle et désire des fortes, poignantes et dignes de luy,

Spumantemque dari pecora inter inertia votis
Optat aprum, aut fulvum descendere monte leonem,
Parmi ses troupeaux timides, il appelle de ses voeux quelque sanglier écumant, ou un lion fauve qui descende de la montagne (Virgile, Enéide, IV, 158)

qui ne juge que ce sont boutées d'un courage eslancé hors de son giste ? "

Montaigne en fait ne doute pas de la réalité de ces exploits, il refuse juste de les attribuer à la sagesse, définie, dans les dernières lignes de ce même essai ,comme " maniement reglé de nostre ame (...) qu'elle conduit avec mesure et proportion, et (dont elle) responds." En effet ces conduites, que l'on pourrait donner comme exemples d'une maîtrise exemplaire de soi, ne manifestent qu'une sorte de folie, comparée par Montaigne à celle des soldats héroïques :

" (...) aux exploicts de la guerre, la chaleur du combat pousse les soldats genereux souvent à franchir des pas si hazardeux, qu'estant revenuz à eux ils en transissent d'estonnement les premiers."

S'appuyant sur l'autorité d' Aristote, Montaigne donne une formule condensée correspondant à  ce type de conduites clairement déraisonnables :

" (...) tout eslancement, tant loúable soit-il, qui surpasse nostre propre jugement et discours."

Revenons à Lucrèce : le poète aurait pu ne pas céder au délire amoureux, mais au prix d'une autre folie, bien plus exceptionnelle, d'une autre " manie ", d'une autre " ardeur ", bien moins ordinaires (pour utiliser les deux  mots que, dans le même essai, Montaigne donne comme synonymes de folie).

Que Montaigne juge rares mais réels, certes en rien prudents, en rien sensés, ces comportements extraordinaires , est confirmé par un passage de l'essai De la cruauté, passage tardif (1595). Il se demande si la vertu peut exister sans douleur, précisément sans résistance au vice opprimé par cette même vertu. Il est tenté de distinguer nettement la bonté (aisée, spontanée) de la vertu (difficile, réfléchie) - on appréciera d'ailleurs anachroniquement le côté kantien du débat ! - mais il réalise que cette position qui réduit la vertu à la résistance réfléchie au mal le conduirait à ne plus admirer les excès épicuriens auxquels il s'est déjà référé dans De l'ivrognerie :

" Que deviendroit aussi cette brave et genereuse volupté Epicurienne qui fait estat de nourrir mollement en son giron et y faire follatrer la vertu, lui donnant pour ses jouets la honte, les fievres, la pauvreté, la mort et les geénes ? Si je presuppose que la vertu parfaite se connoit à combatre et porter patiemment la douleur, à soustenir les efforts de la goute sans s'esbranler de son assiette ; si je lui donne pour son object necessaire l'aspreté et la difficulté : que deviendra la vertu qui sera montée à tel point que de non seulement mespriser la douleur mais de s'en esjouïr et de se faire chatouiller aux pointes d'une forte colique, comme est celle que les Épicuriens ont establie et de laquelle plusieurs d'entre eux nous ont laissé par leurs actions des preuves trescertaines ? "

Récapitulons : Lucrèce semble en fait sortir doublement disqualifié de cette réflexion, car certes il n'a pas fait preuve  d'une vertu déraisonnable - mais remarquable - mais il n'a pas non plus  résisté banalement au " breuvage amoureux ", demeurant modéré dans l'aliénation, si on permet l'expression. Mais le pouvait-il ? En fait, le cas Lucrèce n'a pas pour fonction de rabaisser le poète mais d'illustrer l'idée que même les sages sont des hommes et que, telle une certaine quantite de vin, un breuvage trafiqué est strictement imparable. L'exemple qui suit va nettement dans cette direction : 

" Pensent ils qu'une Apoplexie n'estourdisse aussi bien Socrates qu'un portefaix ? Les uns ont oublié  leur nom mesme par la force d'une maladie, et une legiere blessure a renversé le jugement à d'autres. Tant sage qu'il voudra, mais en fin c'est un homme : qu'est-il plus caduque, plus misérable et plus de néant ? La sagesse ne force pas nos conditions naturelles."

Lucrèce, en tant qu' anéanti par une fâcheuse boisson, n'a certes rien d'honorable. Mais il faut lire dans cette courte apparition, presque fantômatique, du poète dans les Essais non  la leçon suivante : " Lucrèce n'est au fond rien ! " mais celle-ci : " Lucrèce, poète insurpassable, sage volontaire, est resté tout de même un homme ! ". 
Mais pourquoi Montaigne n'en a-t-il pas plus parlé ? La réponse est simple : Lucrèce a plus ou moins une vie aussi obscure que celle d'Homère. Les textes lus par Montaigne ne rapportaient donc rien sur lui, rendant impossible de juger  l'oeuvre et l'homme. À défaut de réfléchir sur l'homme, Montaigne exhibe son oeuvre et " déplume " le De natura rerum comme le dit Pierre Villey (ibid, tome 2, p. 509). 
À la différence du dandy dont la vie est l'oeuvre, Lucrèce ne vit pour Montaigne (et pour nous) que dans son oeuvre.







mercredi 8 septembre 2021

À qui prend les animaux comme modèles ou exterminer les monstres avec une machoire d'âne.

Dans l'excellente anthologie de Pierre Bayle que Marcel Raymond a publiée en 1948 dans la collection Le cri de la France chez Egloff à Paris, je lis un extrait d'une lettre  à Minutoli du 27 septembre 1674 (l'auteur a 26 ans). Le problème traité est celui du moyen de moraliser les hommes ; certains pensant qu'il faut prendre les animaux en exemple, Pierre Bayle, ne suivant pas sur ce plan Montaigne, met en garde :

" (...) Par exemple, lorsqu'ils déclament contre la haine du prochain, ils croient que pour confondre un vindicatif, il ne faut que l'amener à l'école des bêtes et lui faire remarquer que les animaux qu'on nomme déraisonnables ont plus de raison que l'homme, puisqu'à tout le moins ils épargnent leur semblable, ce que l'homme ne fait pas ...
... Mais, bon Dieu ! que cette voie est oblique et que si on nous prenait au mot, messieurs les censeurs, (il) y aurait bien du mécompte de votre côté ! Car que peut-on apprendre dans l'école des bêtes, qui n'autorise la tyrannie  de ceux qui soumettent le droit à la force (comment ici ne pas penser à Rousseau ?) Ne voit-on pas les petits chiens être souvent tués par les dogues ? N'est-ce pas une opinion commune, que les loups tuent celui d'entre eux que la louve a le plus aimé ? Les coqs ne se battent-ils pas tous les jours les uns contre les autres jusqu'à la mort ? Les pigeons mêmes, le symbole de la débonnaireté et de la douceur, ne les voit-on pas s'entre-déchirer à coups de bec ?
La seconde femme de l'empereur Sigismond demanda à ceux qui l'exhortaient  de demeurer veuve après la mort de son mari, à l'exemple de la tourterelle, pourquoi ils ne lui proposaient pas plutôt celui des pigeons et des autes animaux.
Que peut-on voir de plus fort que la description que Virgile nous a donnée du combat de deux taureaux amoureux d'une même génisse (Georg.3) ? Je ne  dis rien de tant de bêtes qui mangent leurs petits, comme les chats, les lapins et plusieurs autres. Il faut avouer que ces messieurs croient les gens bien faciles, s'ils espèrent les convertir avec d'aussi fausses et d'aussi méchantes raisons. C'est vouloir exterminer les monstres avec une mâchoire d'âne. Certes, bien loin que les vicieux redoutent l'école des bêtes, à laquelle on veut les amener, qu'au contraire, ils voudraient appeler devant leur tribunal de tant de sévères sentences que l'on prononce contre eux. Ils conviendraient avec les plus rigides casuistes d'en user sur le chapitre de l'amitié du prochain, de l'air  que font les animaux, car comme les voies de fait leur sont permises et que parmi eux le fort emporte toujours le faible, les hommes violents et vindicatifs trouveraient très bien leur compte à tout cela." (p. 57 à 59)

Avec un siècle d'avance, Pierre Bayle ruine les sophismes du Divin Marquis, rigide casuiste à sa manière.

jeudi 14 février 2019

Le dernier mot sur le stoïcisme.

" Puisque c'est le privilege de l'esprit de se r'avoir de la vieillesse, je lui conseille, autant que je puis, de le faire: qu'il verdisse, qu'il fleurisse ce pendant, s'il peut, comme le guy sur un arbre mort. Je crains que c'est un traistre : il s'est si estroittement affreré au corps qu'il m'abandonne à tous coups pour le suivre en sa nécessité. Je le flatte à part, je le practique pour neant. J'ai beau essayer de le destourner de cette colligeance, et lui présenter Seneque et Catulle, et les dames et les danses royales ; si son compagnon a la cholique, il semble qu'il l'ait aussi. Les operations mesmes qui luy sont particulieres et propres ne se peuvent lors souslever : elles sentent evidemment au morfondu. Il n'y a point d'allegresse en ses productions, s'il n'y en a quand et quand au corps." (Montaigne, Essais, III, V)
Chacun jugera de ce qui peut en 2019 lui tenir lieu de Sénèque, de Catulle, des dames et des danses royales...
Mais, en-deça des divisions philosophiques qui séparent en philosophie de l'esprit les dualistes (rares) et les monistes (en abondance), plus en-deça encore des divisions entre les types de dualisme ou les genres de monisme (c'est l'orgueil du philosophe de se façonner raison(s) à l'appui une nouvelle variation philosophique, peut-être minuscule de fait mais de droit impeccablement éclairée et effectivement divergente), en deça de tout cela, dis-je, qui n'a pas l'expérience, dans le meilleur des cas, de la difficulté, dans le pire, de l'impossibilité, de faire pousser le gui sur l'arbre douloureux ?
Et mon Montaigne aujourd'hui, vaut-il plus que mes Sénèque et Catulle ?
Suis-je condamné à ne pas pouvoir empêcher mon esprit de fraterniser avec mon corps ?

Commentaires

1. Le mardi 19 février 2019, 17:12 par gerardgrig
Il faudrait peut-être s'intéresser à la pensée passive de Descartes, selon Jean-Luc Marion. Ce phénoménologue chrétien abordait en premier lieu la philosophie cartésienne sous un angle déconstructiviste, avec la théologie blanche, l'ontologie grise et le prisme métaphysique de Descartes, avant de traiter de la Sixième Méditation métaphysique, qui annoncerait le concept phénoménologique de la chair. Sur la question de l'unité substantielle de l'âme et du corps, que confirme la résurrection du corps et l'union hypostatique du Christ, Descartes semblait être en défaut, ce qui lui attira la Querelle d'Utrecht. Comme Averroès, Descartes semblait dire que l'âme est unie au corps de façon accidentelle, mais l'Université faisait un contresens.
2. Le vendredi 22 février 2019, 18:19 par gerardgrig
Descartes a été un grand lecteur de Montaigne. En Hollande, l'itinéraire philosophique de Descartes a été complexe. Il a lu ou relu les philosophes de langue arabe, Avicenne et Averroès, pour penser l'union de l'âme et du corps. À cet égard, la Querelle d'Utrecht réactiva la controverse des Médiévaux sur le platonisme radical d'Averroès, accusé d'ouvrir la voie au matérialisme, un peu comme l'idéalisme solipsiste de Berkeley produira le scandale de l'empirisme. Mais Thomas d'Aquin fit le même contresens sur Averroès, que l'Université calviniste sur le cartésianisme.
Il est intéressant d'étudier le cartésianisme empirique des Hollandais au XVIIème siècle. Il apportera de l'eau au moulin des éclectiques cousiniens, pour refonder la philosophie en psychologie, à partir du Cogito cartésien compris dans un sens spiritualiste.
Outre l'averroïsme, Descartes a pratiqué l'alchimie en Hollande, grâce aux Rose-Croix (voir la Correspondance, "Les météores" de 1637 et la quatrième partie des "Principes de la philosophie"). Dans "Le Songe de Descartes", Jacques Maritain était allé très loin sur cette piste. Les Rose-Croix étaient luthériens, si bien que Descartes fut également soupçonné d'avoir versé dans le protestantisme.
À vrai dire, Descartes se mit presque tout le monde à dos, et c'est un miracle qu'il ait pu survivre !
Avec les Alchimistes, Descartes a rencontré le matérialisme stoïcien. Les Néo-stoïciens Juste Lipse et Guillaume du Vair avaient servi de passeurs entre la philosophie stoïcienne et l'alchimie. Les travaux de Bernard Joly, dans "La Rationalité de l’alchimie au XVIIe siècle", montrent bien l'alchimisation de la physique stoïcienne. Le Pneuma igné des Stoïciens, ce souffle matériel de l'Âme du monde qui traverserait la matière pour l'animer, deviendra le feu ou la lumière de l'esprit du monde, pour les Alchimistes. L'Âme du monde comme Nature ouvrière, génératrice et conservatrice, intéressa également les philosophes arabes. Les Médiévaux avaient tenté de l'identifier au Saint-Esprit.

dimanche 19 août 2018

Prendre la douleur au sérieux : critique du déni stoïcien.

Au chapitre XIV des Essais - dont le titre est lumineux " Que le goust des biens et des maux depend en bonne partie de l'opinion que nous en avons " -, Montaigne reprend une argumentation stoïcienne (qu'on pourrait aussi bien juger sceptique) selon laquelle les maux ordinaires (la mort, la douleur, la pauvreté etc.), c'est-à-dire les maux des gens ordinaires, ne sont pas intrinsèquement mauvais mais sont seulement pensés comme mauvais. Une fois mis en relief par cette argumentation le rôle de la représentation, le lecteur, s'il est de ceux qui craignent lesdits maux, pourra alors s'efforcer de les juger autrement. Mais l'intérêt du chapitre à mes yeux tient moins à cette argumentation archi-connue qu' à une objection très sèvère faite au stoïcisme et plus généralement à toute réduction de quelque chose au jugement porté sur cette chose. Voici les lignes de Montaigne :
" Bien, me dira l'on, vostre regle serve à la mort, mais que direz vous de l'indigence? Que direz vous encor de la douleur, que Aristippus, Hieronymus et la plupart des sages ont estimé le dernier mal; et ceux qui le nioient de parole, le confessoient par effect? Possidonius estant extremement tourmenté d'une maladie aigue et douloureuse, Pompeius le fut voir, et s'excusa d'avoir prins heure si importune pour l'ouyr deviser de la Philosophie: Ja à Dieu ne plaise, luy dit Possidonius, que la douleur gaigne tant sur moy, qu'elle m'empesche d'en discourir et d'en parler ! et se jetta sur ce mesme propos du mespris de la douleur. Mais cependant elle jouoit son rolle et le pressoit incessamment. A quoy il s'escrioit: Tu as beau faire, douleur, si ne diray-je pas que tu sois mal. Ce conte qu'ils font tant valoir, que porte-il pour le mespris de la douleur? Il ne debat que du mot, et cependant si ces pointures ne l'esmeuvent, pourquoy en rompt-il son propos? Pourquoy pense-il faire beaucoup de ne l'appeller pas mal?
Icy tout ne consiste pas en l'imagination. Nous opinons du reste, c'est icy la certaine science, qui jouë son rolle. Nos sens mesme en sont juges,
Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa sit omnis.
Ferons nous à croire à nostre peau que les coups d'estriviere la chatouillent? Et à nostre goût que l'aloé soit du vin de graves? Le pourceau de Pyrrho est icy de nostre escot. Il est bien sans effroy à la mort, mais si on le bat, il crie et se tourmente. "(édition Villey, p.55)
L'argumentation semble être celle-ci : juger que la douleur n'est pas un mal est une négation fausse. En effet celui qui juge ainsi subit bel et bien les effets d'une douleur, qui lui fait entre autres précisément s'écrier qu'elle n'est pas un mal. C'est le mensonge à soi-même qui est ici pratiqué par Posidonius. Par cette dénonciation, l'objecteur renverse la position stoïcienne : ce qui est de l'ordre de l'opinion pour le stoïcien, c'est-à-dire l'idée que la douleur est mauvaise, est tenu pour un savoir vrai par l'objecteur - savoir sensible, comme le confirme la citation, empiriste d'esprit, de Lucrèce - ; et inversement la science stoïcienne est imaginairement rationnelle.
Manifestement l'objecteur ne donne pas au mal la même définition que le stoïcien : le seul mal pour le stoïcisme est le mauvais usage de la raison - si la raison est bien utilisée, alors on sait que la douleur est quelque chose d'indifférent en valeur, à l'égal de son contraire, le plaisir - ; pour l'objecteur, le mal est ce qui, produisant des sensations douloureuses, fait mal et pour cela empêche de réaliser nos fins.
Cependant, à première vue, l'objection est sans portée pour le stoïcien puisque pour lui précisément le mal du point de vue sensoriel n'est pas un mal, pas plus d'ailleurs que la souffrance psychologique - ce qui entre autres délivre le stoïcisme d'avoir à construire une théodicée. Néanmoins ce qui fait tout de même la force de cette critique, c'est l'idée que le jugement stoïcien n'a strictement aucune portée pratique : non seulement il est faux mais, une fois émis, il laisse celui qui le formule soumis, malgré son déni, à la force de la douleur. Si le cochon de Pyrrhon est calme, c'est parce que le naufrage menaçant le navire où il se trouve ne le fait pas souffrir : il ne faudrait pas le comparer au sage mais à un passager inconscient de la situation.
L'objection s'attaque ainsi à une conception intellectualiste de la crainte (et du désir) selon laquelle pour faire disparaître une crainte (ou un désir), il suffit de juger que la chose, crainte (ou désirée) de fait, n'est pas en réalité ni craindre ni à désirer.
En ces temps de néo-stoïcisme conquérant, ces lignes de Montaigne appellent à douter de l'aide au bonheur que peut apporter la doctrine de Zénon. L'ataraxie visée est-elle atteinte ? Ou, bien plus modestement, la conscience que le mal senti n'est pas un mal réel, métaphysiquement parlant, diminue-t-elle la douleur en question ?
Certes, si on croit dans la vérité de la métaphysique stoïcienne, alors cohabiteront chez l'homme malade par exemple, le plaisir élitiste d'avoir raison, plaisir de distinction au sens de Bourdieu, et la douleur de souffrir, ledit plaisir étant sans doute inversement proportionnel à la douleur... Mais si le stoïcisme est réduit à une technique en vue du bonheur (comme la méditation issue du bouddhisme a été transformée en technique de réduction du stress par Jon Kabat-Zinn), alors le plaisir d'avoir raison concernant le choix de la meilleure technique de bonheur résiste-t-il longtemps à l'expérience supposée de l'impuissance des formules stoïciennes vis-à-vis de la douleur ?
Concernant les consolations stoïciennes vis-à-vis des prétendus maux à venir, il me vient souvent à l'esprit la maxime de La Rochefoucauld :
" La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir. Mais les maux présents triomphent d'elle." (maxime 22, édition de 1678)
Certes d'aucuns penseront que cette aide n'est tout de même pas rien. En effet, mais elle se réduira vite à n'être qu'une aide servant à digérer le passé, si on peut dire, vu que le secours qu'elle apporte vis-à-vis des maux possibles vient de la confiance encore inentamée qu'on a en elle quand on l'imagine en action face aux maux présentement réels.

Commentaires

1. Le dimanche 9 septembre 2018, 17:30 par JCFondras
Montaigne reprend l’épisode de la visite de Pompée à Posidonius relaté par Cicéron. Cette anecdote édifiante sera aussi citée par Kant qui prône une « action physique de la philosophie » : «… en combattant vivement l`école épicurienne, il (Posidonius) surmonta une violente attaque de goutte, il la fit descendre aux pieds, l’empêcha d'atteindre le cœur et la tête et, ainsi il donna la preuve d`un effet physique immédiat de la philosophie, effet (la santé corporelle) que la nature vise à travers elle, en déclamant sur la thèse selon laquelle la douleur n 'a rien d'un mal ». (Projet de paix perpétuelle, AK, VIII, cité par G. Chamayou, Kant. Écrits sur le corps et l’esprit, p.37).
Ce qui est intéressant chez Kant (qui tentait lui aussi de calmer ses rhumatismes par des exercices mentaux) c’est cette expression à propos de la crise de goutte : « il la fit descendre aux pieds, l’empêcha d'atteindre le cœur et la tête ». Il y a en effet des circonstances où, dans la douleur, l’expérience émotionnelle est dissociée de l’expérience sensorielle. C’est le cas dans certaines pathologies après un traumatisme cérébral (asymbolie à la douleur ou le malade ressent une sensation forte mais non désagréable, il n’a pas « mal »). C’est aussi le cas sous hypnose (avec preuves par l’IRM fonctionnelle à l’appui) et de façon bien plus spectaculaire dans les transes ou chez certains yogis (les « fakirs »). La question est de savoir si les exercices d’endurance et les exhortations mentales des stoïciens pouvaient parvenir réellement à une telle efficacité. Avec Paul Veyne et d’autres historiens, on peut en douter.
2. Le vendredi 14 septembre 2018, 18:06 par Philalethe
Je vous remercie pour votre commentaire. Il soulève entre autres l'interrogation suivante : si l'hypnose et la transe modifient la douleur, à la différence de la réflexion stoïcienne, est-ce parce que ce sont autant des états émotifs, affectifs que des états intellectuels ?
Quant à la citation de Kant, bien intéressante, je ne la trouve pas dans le Projet de paix perpétuelle...
Autre interrogation : pour vous, est-ce un effet de l'esprit sur le corps ou un effet de l'état cérébral (corrrespondant à l'état mental) sur le corps ?
3. Le jeudi 20 septembre 2018, 10:05 par JCFondras
La source chez Kant est un opuscule datant de 1796 intitulé « Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie », (section première, A « Des causes physiques de la philosophie de l’homme », paragraphe titré « De l’action physique de la philosophie » (et non dans « De la paix perpétuelle » de 1795).
Si les exercices de ceux que les philosophes antiques appelaient les « gymnosophistes » sont plus efficaces que les exhortations stoïciennes c’est probablement parce que ces exercices mobilisent à la fois le mental et le corps (respiration, postures) et qu’ils sont répétés pendant des années.
Mon interprétation est de l’ordre d’une modification, par l’entraînement, de la modulation corticale, voire sous-corticale, de la sensation douloureuse comme tendent à le prouver les études associant l’étude de l’expérience sensorielle et émotionnelle à l’imagerie cérébrale. Donc je ne parlerai pas d’effet de l’esprit (ou de l’état mental ou cérébral) sur le corps car l’état cérébral est une partie intégrante du corps et la douleur est un état cérébral Nous avons trop tendance à reproduire un dualisme corps/cerveau à la place du dualisme corps/esprit.
4. Le jeudi 20 septembre 2018, 19:06 par Philalethe
D'abord merci pour la précision apportée à la référence kantienne.
En effet l'exercice spirituel stoïcien est seulement une modification des croyances, leur ajustement à ce qui est censé être vrai (un monde providentiel, rationnel etc). Les exercices tirés du bouddhisme par exemple ne se réduisent pas aux croyances qui les justifient, c'est d'ailleurs pour cela que Jon Kabat-Zinn a pu les laïciser et élaborer son programme de MBSR. À ce propos, quel jugement portez-vous sur l'apport de la mindfulness dans la réduction de la douleur physique ? L'effet dépasse-t-il l'effet placebo ?
Je comprends votre méfiance par rapport à un dualisme corps/cerveau. Vous seriez donc porté à soutenir que certains états cérébraux (corrélés à l'entraînement) produisent d'autres états cérébraux (diminution du ressenti douloureux). Mais alors les états de l'esprit sont de purs épiphénomènes, comme des ombres chinoises "modifiant" d'autres ombres chinoises. Si c'est vrai, nous vivons constamment dans l'illusion de la causalité mentale, illusion  indispensable pour parvenir par les neurosciences à la conclusion que la seule causalité est cérébrale...
5. Le samedi 22 septembre 2018, 15:28 par JCFondras
L'effet de la mindfulness dépasse-t-il l'effet placebo ? De nombreuses recherches visent à répondre à la question de son efficacité (124 études cliniques depuis 10 ans en se référent à la base de données PubMed), soit dans le traitement des douleurs chroniques soit en situation de douleur expérimentale. Une étude récente mettant en jeu une douleur expérimentale thermique montre une efficacité supérieure à diverses formes de placebo : crème placebo, lecture d’un livre, et même méditation-placebo c’est-à-dire exercices respiratoires sans instructions propres à la mindfulness (The Journal of Neuroscience, 2015;35(46):15307-15325). Cependant ces résultats sur des sujets d’expérimentation en bonne santé ne préjugent pas de l’effet thérapeutique en situation de douleurs chroniques. Dans ce cas, les résultats sont contrastés et une récente méta-analyse conclut à une efficacité limitée (Br J Gen Pract. 2015;65:635). Ces études cliniques sont difficiles à mener car elles posent de nombreux problèmes de méthodologie.
Sur les états cérébraux et leur corrélation aux états mentaux : je serai très prudent ne souhaitant pas atteindre immédiatement mon niveau d’incompétence. Les neurosciences font de cette corrélation un présupposé : à un état mental correspond un état fonctionnel du système nerveux central visible (grossièrement) en imagerie cérébrale Elles mettent en avant le concept de neuroplasticité ; on peut entraîner son cerveau comme ses muscles ou ses articulations. Après, sur le plan ontologique, je suis enclin à un certain scepticisme. Toutes les « solutions » (matérialisme, épiphénoménalisme, parallélisme, interactionnisme, double aspect, etc.) conduisent à des apories.
6. Le dimanche 23 septembre 2018, 19:16 par Philalethe
Merci beaucoup pour ces informations précises sur l'efficacité donc incertaine de la pleine conscience.
Quant à votre scepticisme, il est fondé : si la philosophie de l'esprit est un champ  vivant de recherches, c'est précisément parce qu'aucune solution ne met fin aux objections, même si le dualisme de type cartésien a pris un coup dans l'aile et que la théorie qui manque se cherche tout de même dans le cadre du matérialisme. Cela dit, dans la vie de tous les jours ne reste-t-on pas un dualiste cartésien ?

lundi 13 juin 2016

Sancho en philosophe pascalien.

Teresa, la femme de Sancho Pança, ne veut pas sortir de sa condition, même si son mari, illusionné par Don Quichotte, rêvant de devenir gouverneur d'une île, le lui fait miroiter. Elle pense que si jamais on lui donnait un jour du "doña", on dirait du mal d'elle pour avoir été pauvre autrefois. C'est alors que Sancho la rassure en mettant en avant le pouvoir transfigurant de l'imagination ; l' écuyer dit tenir ces propos " du père prédicateur qui est venu prêcher au village, lors du dernier carême :
" Or, il disait, si je me souviens bien, que toutes les choses présentes que les yeux peuvent voir se présentent, sont et persistent en notre mémoire beaucoup mieux et avec plus de force que les choses passées (...) De là vient que lorsque nous voyons une personne bien mise et vêtue de beaux habits, avec toute la pompe de ses valets, il semble que nous soyons poussés malgré nous et comme incités à lui garder le respect, même s'il nous vient à la mémoire, en cet instant-là, en quel bas étage nous avons connu cette personne. Car cette ignominie, qu'elle touche à la pauvreté ou au lignage, du moment qu'elle est passée, n'existe plus et la seule chose qui existe c'est celle que nous avons sous les yeux."( Don Quichotte, II, chapitre VI, p. 554, La Pléiade )
On pense à Pascal :
" Qui dispense la réputation ? Qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? (...) Nous ne pouvons pas voir un avocat en soutane et le bonnet en tête, sans une opinion avantageuse de sa suffisance."
Certes, avant Pascal et Cervantès, il y a eu Montaigne : par exemple dans ce passage où il dénonce non la raison et la logique mais le fait que ceux qui s'en disent les professionnels ne sont ni raisonnables, ni logiques :
" Qui a pris de l'entendement en la logique ? où sont ses belles promesses ? " Nec ad melius vivendum nec ad commodius disserendum." (...) Ayez un maistres és arts, conferez avec luy : que ne nous faict-il sentir cette excellence artificielle, et ne ravit les femmes et les ignorants , comme nous sommes, par l'admiration de la fermeté de ses raisons, de la beauté de son ordre ? que ne nous domine-il et persuade comme il veut ? Un homme si avantageux en matiere et en conduicte, pourquoy mesle-il à son escrime les injures, l'indiscretion et la rage ? Qu'il oste son chapperon, sa robbe et son latin ; qu'il ne batte pas nos aureilles d'Aristote tout pur et tout cru, vous le prendrez pour l'un d'entre nous, ou pis." ( Essais, III, VIII)
On est aujourd'hui très sensible à la fausseté des apparences mais elles proliférent comme jamais sur notre écran.
Et, à titre personnel, que pouvons-nous donc faire de mieux que frapper l'imagination des autres par notre rejet ostensible des atours appâtants ?
Plus généralement, notre imagination ne se repaît-elle pas dorénavant de l'apparence du naturel ?

dimanche 28 avril 2013

Érasistrate, l'anti-transhumaniste !

Le médecin grec Érasistrate n'apparaît que deux fois dans les Essais de Montaigne ; c'est toujours dans le cadre d'un catalogue d'inspiration sceptique, où il exemplifie une position possible : d'abord, dans l'Apologie de Raimond Sebond, sur la place de l'âme dans le corps (lui, la juge "joignant la membrane de l'épicrane"), ensuite au chapitre XXXVII du livre II à propos du débat médical sur "la cause originelle des maladies" (il la trouve dans le "sang des artères").
En revanche, Fontenelle lui donne un rôle plus substantiel en l'opposant à Hervé. Hervé, c'est Harvey francisé, l'interlocuteur du Grec dans le cinquième dialogue des Dialogues des morts anciens avec des morts modernes.
L'Anglais est fier de la médecine moderne car elle connaît le corps humain, donc est en mesure de le soigner. Mais je doute que Fontenelle reprenne ici à son compte cette confiance simple dans le progrès. Les paroles les plus intéressantes sont en tout cas dans la bouche de son adversaire. Ce dernier distingue la connaissance du corps de celle du coeur. Fontenelle paraît lui faire soutenir implicitement une sorte de dualisme: mieux connaître les "conduits" et les "réservoirs" n'aiderait pas à mieux guérir quand c'est le coeur qui est touché. Mais à dire vrai, je crois qu'il s'agit ici de l'organe et pas d'une métaphore de l'âme.
David a peint la scène de la fameuse guérison attribuée à Érisistrate :
Certes Fontenelle n'a pu voir ce tableau, réalisé presque 20 ans après sa mort, mais il est tout de même la mise en image de l'anecdote dont Érasistrate donne la version suivante :
" J'aurais bien voulu donner à tous ces Modernes, et à vous tout le premier, le Prince Antiochus à guérir de sa fièvre quarte. Vous savez comme je m'y pris, et comme je découvris par son pouls qui s'émut plus qu'à l'ordinaire en la présence de Stratonice, qu'il était amoureux de cette belle reine, et que tout son mal venait de la violence qu'il se faisait pour cacher sa passion. Cependant je fis une cure aussi difficile et aussi considérable que celle-là, sans savoir que le sang circulât ; et je crois qu'avec tout le secours que cette connaissance eût pu vous donner, vous eussiez été fort embarrassé en ma place."
Il ne faut pas cependant faire d' Erasitrate un adversaire des Modernes, comme le prouvent les premiers mots adressés à Harvey :
" Vous m'apprenez des choses merveilleuses. Quoi, le sang circule dans le corps, les veines le portent des extrémités au coeur, et il sort du coeur pour entrer dans les artères, qui le reportent vers les extrémités."
En fait le médecin grec distingue dans les connaissances les utiles des agréables. Les utiles, vite connues, ont un impact pratique (ainsi en va-t-il sans doute à ses yeux de la connaissance du coeur par le pouls) ; les agréables mettent du temps à voir le jour mais elles restent sans effet pratique, d'où une comparaison entre la connaissance du ciel et celle du corps :
" Pour ce qui est de l'utilité, je crois que découvrir un nouveau conduit dans le corps de l'homme, ou une nouvelle étoile dans le Ciel, est bien la même chose."
Plus précisément, sa thèse est que les progrès de la médecine n'empêcheront pas de mourir :
"On aura beau pénétrer de plus en plus dans les secrets du corps humain, on ne prendra point la nature pour dupe ; on mourra comme à l'ordinaire."
Aujourd'hui, certains, qu'on désigne du nom de transhumanistes, ne sont pas loin de voir la mort comme aussi contingente qu'une maladie contagieuse : sciences et techniques bien développées pourraient l'éradiquer. Érasistrate est donc leur adversaire.

vendredi 22 mars 2013

Les morts préférables (3) : Hadrien, les médecins et les grammairiens.

Que dit Montaigne à propos de l’empereur romain Hadrien, celui qui sert à Fontenelle dans les Nouveaux dialogues des morts à ironiser sur Caton ?
Pas grand-chose à vrai dire : quatre fois quelques lignes qui, en plus, sans vraiment se contredire, ne se complètent pas non plus. Avant de prendre en compte l’Hadrien fontenellisé, voyons-les de plus près.
Première occurrence, livre II, chapitre XIII (De juger de la mort d’autrui) :
« L’ Empereur Adrianus feit que son medecin merquat et circonscript en son tetin justement l’endroit mortel où celuy eut à viser, à qui il donna la charge de le tuer ».
C’est le médecin au service, le suicide assisté, l’économie maximale de la douleur dans le cadre de l’efficacité la plus grande.
Deuxième occurrence, Livre II, chapitre XXI (Contre la fainéantise) :
« L’Empereur Vespasien, estant malade de la maladie dequoy il mourut, ne laissoit pas de vouloir entendre l’estat de l’empire, et dans son lict mesme despeschoit sans cesse plusieurs affaires de consequence. Et son medecin l’en tençant comme de chose nuisible à sa santé : Il faut, disoit-il, qu’un Empereur meure debout. Voylà un beau mot, à mon gré, et digne d’un grand prince. Adrian, l’Empereur, s’en servit depuis à ce même propos »
C’est le médecin rejeté, l’assistance refusée, le primat de la fonction politique sur la santé (Pompidou, Mitterrand, Jean-Paul II etc.).
Le médecin personnel du premier président socialiste de la cinquième république, Claude Gubler, interprète le fait en pascalien désabusé : diverti par les soucis de l’État, on remet à plus tard le face-à-face avec sa mort.
Troisième occurrence : Livre II, chapitre XXXVII (De la ressemblance des enfants aux pères) :
« Adrian l’Empereur crioit sans cesse, en mourant, que la presse des medecins l’avoit tué »
C’est le thérapeute tueur avec Hadrien en victime criarde : plus de contenance, aucune pose, les plaintes à la place ; aucune prise pour la statufication.
Dernière occurrence, Livre III, chapitre VII (De l’incommodité de la grandeur) :
« Adrian l’ Empereur debattant avec le philosophe Favorinus de l’interpretation de quelque mot, Favorinus lui en quicta bien tost la victoire. Ses amis se plaignans à luy : Vous vous moquez, fit-il ; voudriez vous qu’il ne fut pas plus sçavant que moy, luy qui commande à trente legions ? »
C’est l’empereur tyrannique. Pascal : « la tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science » (fragment 54, éd. Le Guern). « Je suis fort, donc on doit me croire ». « il n’est pas fort, donc je ne le croirai pas » : discours faux et tyranniques. Kant rappelle le principe dans Qu’est-ce que les Lumières ?
« Un monarque porte lui-même atteinte à sa majesté (…) en croyant devoir contrôler par son gouvernement les écrits par lesquels ses sujets cherchent à clarifier leurs pensées, que pour cela il fasse valoir la supériorité de ses propres vues, s’exposant alors au reproche Caesar non supra grammaticos (César n’est pas supérieur aux grammairiens) » (trad. Jean-Michel Muglioni).
Fontenelle, lui, fait d’Hadrien un portrait moins éclaté. À la différence de Caton, metteur en scène laborieux de sa mort, l’empereur romain sera le spectateur badin de la sienne.

mardi 19 mars 2013

Les morts préférables (2) : les multiples reflets de Caton réfléchi par Montaigne.

Au gladiateur désespéré ( dont le suicide, au moyen certes abject, égale pourtant en valeur aux yeux de Sénèque celui de Caton ), Montaigne se réfère aussi, mais à une fin différente de celle de Sénèque, avec un oeil d’ethnologue :
« Ils (les anciens) se torchoyent le cul (il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des parolles) avec une esponge : voylà pourquoy SPONGIA est un mot obscoene en Latin ; et estoit cette esponge attachée au bout d’un baston, comme tesmoigne l’histoire de celuy qu’on menoit pour estre presenté aux bestes devant le peuple, qui demanda congé d’aller à ses affaires ; et,n’ayant autre moyen de se tuer, il se fourra ce baston et esponge dans le gosier et s’en estouffa. » ( Essais, Livre I, XLIX)
Néanmoins, dans un autre passage, Montaigne suit Sénèque en reconnaissant que les gens humbles incarnent quelquefois au mieux, sans le savoir certes, les valeurs morales stoïciennes :
« A quoi faire nous allons gendarmant par ces efforts de la science ? Regardons à terre les pauvres gens que nous y voyons espandus, la teste penchante apres leur besongne, qui ne sçavent ny Aristote ny Caton, ny exemple, ny precepte : de ceux là tire nature tous les jours des effects de constance et de patience, plus purs et plus roides que ne sont ceux que nous estudions si curieusement en l’escole. Combien en vois je ordinairement, qui mescognoissent la pauvreté ? combien qui désirent la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction ? » (III, XII)
Certes ces hommes ne se donnent pas la mort, « ils ne s’allitent que pour mourir » : reste qu’ils ne sont ni nourris de raisonnements philosophiques (Aristote) ni exaltés par des exemples mémorables (Caton).
Mais que Montaigne pensait-il donc de Caton d’Utique et de son suicide ? Si, aux enfers fontenelliens, Montaigne avait écouté Hadrien faire descendre Caton de son piédestal, qu’en aurait-il pensé ?
« Je voy la pluspart des esprits de mon temps faire les ingenieux à obscurcir la gloire des belles et genereuses actions anciennes, leur donnant quelque interpretation vile, et leur controuvant des occasions et des causes vaines. » (I, XXXVII)
C’est un refus net de sa part d’expliquer les belles actions autrement que par les raisons des agents eux-mêmes :
« Comme Plutarque dict que, de son temps, aucuns attribuoient la cause de la mort du jeune Caton à la crainte qu’il avait eu de Caesar : dequoy il se picque avecques raison ; et peut on juger par là combien il se fut encore plus offencé de ceux qui l’ont attribuée à l’ambition. Sottes gens ! Il eut bien faict une belle action, genereuse et juste, plus tost aveq ignominie, que pour la gloire. Ce personnage là fut veritablement un patron que nature choisit pour montrer jusques où l’humaine vertu et fermeté pouvoit atteindre. » (ibid.)
Même si Montaigne ne place pas Caton parmi les trois hommes les plus excellents (II, XXXVI), il a ressenti « le desplaisir de n’estre ni Ange ni Caton » (III, II).
Ceci dit il y a pluralité de Caton dans les Essais !
Commençons au plus loin du personnage statufié : Caton l’ordinaire.
1) Dans ses relations avec les femmes et de deux manières.
Première manière (active) : « Ce grand Caton se trouva aussi bien que nous desgouté de sa femme tant qu’elle fut sienne, et la desira quand elle fut à un autre » (II, XV).
Seconde manière (passive) : « Lucullus, Caesar, Pompeius, Antonius, Caton et d’autres braves hommes furent cocus, et le sceurent sans en exciter tumulte » (III, V). On notera tout de même que si son sort est banal, la façon d’y réagir met déjà discrètement en relief un être peu commun.
2) par la fragilité du corps : c’est ici qu’entre en scène le chien enragé. On se souvient que cette bête représentait pour Spinoza le mal à éliminer sans hésitation, bien qu'irresponsable de sa nocivité. Ici, dans le texte montanien, l’animal, par l’efficacité de sa morsure, met en relief la faiblesse de la philosophie : on sait trop bien le peu que peut le corps enragé d’un philosophe :
« On luy (l’âme) voyoit estonner et renverser toutes ses facultez par la seule morsure d’un chien malade, et n’y avoir nulle si grande fermeté de discours, nulle suffisance, nulle vertu, nulle resolution philosophique, nulle contention de ses forces, qui la peut exempter de la subjection de ces accidens ; la salive d’un chetif mastin, versée sur la main de Socrates, secouër toute sa sagesse et toutes ses grandes et si réglées imaginations, les aneantir de maniere qu’il ne restat aucune trace de sa connoissance premiere (…) et ce venin ne trouver non plus de resistance en cette ame qu’en celle d’un enfant de quatre ans ; venin capable de faire devenir toute la philosophie, si elle estoit incarnée, furieuse et insensée ; si que Caton , qui tordoit le col à la mort mesme et à la fortune, ne peut souffrir la veuë d’un miroir, ou de l’eau, accablé d’épouvantement et d’effroy, quand il seroit tombé, par la contagion d’un chien enragé, en la maladie que les medecins nomment Hydrophobie. » (II,XII)
Caton, l’incarnation de la philosophie, et Socrate, identiquement vulnérables, parce que corporels, bien que philosophes extraordinaires.
Venons-en désormais à Caton l’extraordinaire ou à Caton le tendu. Il est convenu d’opposer au moment de mourir la tension catonienne à la nonchalance socratique. Dans la dernière mention qu’il en fait dans les Essais, Montaigne souligne « cette inimitable contention à la vertu qui nous estonne en l’un et l’autre Caton, cett’humeur severe jusques à l’importunité » (III, XIII). Dans le chapitre précédent celui-ci, Montaigne oppose explicitement Caton à Socrate, dont il préfère le naturel (il aurait aussi préféré mourir comme Socrate " j'eusse plustôt beu le breuvage de Socrates que de me fraper comme Caton" (III, IX) ) :
« En Caton, on void bien à clair que c’est une alleure tendüe bien loing au dessus des communes : aux braves exploits de sa vie, et en sa mort, on le sent toujours monté sur ses grands chevaux ( n’est-ce pas précisément ce Caton monté sur ses grands chevaux que Hadrien, personnage de Fontenelle, tourne en dérision ? ). Cettuy-cy (Socrate) ralle à terre, et d’un pas mol et ordinaire traicte les plus utiles discours ; et se conduict et à la mort et aux plus espineuses traverses qui se puissent presenter au trein de la vie humaine. ».
Mais, contrastant avec ce Caton-là, il y a aussi Caton le paisible. Montaigne le portraiture ainsi à deux reprises mais toujours dans le même contexte, lisant, avant de se donner la mort.
La première description reste assez vague mais souligne déjà que la lecture illustre le calme de Caton, qui, sous cet aspect, ressemble désormais au Socrate que Montaigne lui opposait auparavant :
« L’extreme degré de traicter courageusement la mort, et le plus naturel, c’est la voir non seulement sans estonnement, mais sans soin, continuant libre le train de la vie jusques dans elle. Comme Caton qui s’amusait à dormir et estudier, en ayant une, violente et sanglante, presente en sa teste et en son cœur, et la tenant en sa main » (II, XXI)
La deuxième description, dans la continuité de la première, élimine explicitement une interprétation malveillante de l’épisode. Caton a continué, peu de temps avant de mourir, de lire le livre qu’il avait avant entrepris de lire ; autrement dit, le choix de ce livre n’est pas destiné à renforcer un courage défaillant :
« Tel estude fut celuy du jeune Caton sentant sa fin prochaine, qui se rencontra au discours de Platon, de l’eternité de l’ame. Non, comme il faut croire, qu’il ne fut de long temps garny de toute sorte de munition pour un tel deslogement ; d’asseurance, de volonté ferme et d'instruction il en avait plus que Platon n'en a en ses escrits : sa science et son courage estoient, pour ce regard, au dessus de la philosophie. Il print cette occupation, non pour le service de sa mort, mais, comme celuy qui n'interrompit pas seulement son sommeil en l'importance d'une telle deliberation, il continua aussi, sans chois et sans changement, ses estudes avec les autres actions accoustumées de sa vie.
La nuict qu'il vint d'estre refusé de la Preture, il la passa à jouer ; celle en laquelle il devoit mourir, il la passa à lire : la perte ou de la vie ou de l'office, tout luy fut un." (II XXVIII)
Reste un Caton inattendu, nous l'appellerons Caton le réjoui, qui jubile d'être capable de mourir en stoïcien :
" Tesmoing le jeune Caton. Quand je le voy mourir et se deschirer les entrailles, je ne me puis contenter de croire simplement qu'il eust lors son ame exempte de trouble et d'effroy, je ne puis croire qu'il se maintint seulement en cette démarche que les regles de la secte Stoique luy ordonnoient, rassise, sans émotion et impassible ; il y avoit, ce me semble, en la vertu de cet homme trop de gaillardise et de verdeur pour s'en arrester là. Je croy sans doubte qu'il sentit du plaisir et de la volupté en une si noble action, et qu'il s'y agrea plus qu'en autre de celles de sa vie (...) Il me semble lire en cette action je ne sçay quelle esjouissance de son ame, et une émotion de plaisir extraordinaire et d'une volupté virile, lors qu'elle consideroit la noblesse et hauteur de son entreprise (...) non pas esguisée par quelque esperance de gloire comme les jugemens populaires et effeminez d'aucuns hommes ont jugé, car cette consideration est trop basse pour toucher un coeur si genereux, si hautain et si roide ; mais pour la beauté de la chose même en soy : laquelle il voyoit bien plus à clair et en sa perfection, lui qui en manioit les ressorts, que nous ne pouvons faire." (II, XI)
Une telle satisfaction peut être analysée de deux façons : soit elle est l'effet non voulu de l'action volontaire de mise à mort de soi-même ; soit elle est voulue pour elle-même, la préparation du suicide n'étant alors qu'un instrument. Or, manifestement, Montaigne choisit la deuxième possibilité :
" J'entre en doubte s'il eust voulu que l'occasion d'un si bel exploit luy fust ostée. Et, si la bonté qui luy faisait embrasser les commoditez publiques plus que les siennes, ne me tenoit en bride, je tomberois aisément en cette opinion, qu'il sçavoit bon gré à la fortune d'avoir mis sa vertu à une si belle espreuve, et d'avoir favorisé ce brigand (César) à fouler aux pieds l'ancienne liberté de sa patrie." (ibid.)
Il serait largement injustifié de présenter ces lignes comme démystifiant le personnage de Caton ; tout se passe plutôt comme si Montaigne en fin psychologue savait voir comment se respectent de fait les normes éthiques les plus élevées du stoïcisme.

vendredi 1 mars 2013

Fontenelle se moque des Anciens et des Modernes.

Au sein des Nouveaux Dialogues des morts, il est des échanges attendus plus que d'autres. Par exemple, celui entre Socrate et Montaigne. Mais, irrespectueux, le jeune Fontenelle fait d'eux de médiocres raisonneurs.
Joueur, il donne au moderne Montaigne la nostalgie de l'antique et à Socrate l'ancien la confiance dans les lointains temps à venir.
Socrate : (…) Comment va le monde ? N'est-il pas bien changé ?
Montaigne : Extrêmement. Vous ne le reconnoîtriez pas.
Socrate : J'en suis ravi. Je m'étois toujours bien douté qu'il falloit qu'il devînt meilleur et plus sage qu'il n'étoit de mon temps.
Quant à Montaigne qui cherchait désespérément Socrate, il montre bien vite son incohérence : au moment même où il fait l'éloge du passé, il professe la croyance dans une nature humaine essentiellement irrationnelle :
« Les hommes de tous les siècles ont les mêmes penchants, sur lesquels la raison n'a aucun pouvoir. Ainsi, partout où il y a des hommes, il y a des sottises, et les mêmes sottises. » (on se rappellera que la sottise est le fond de commerce de feu Pierre Arétin)
Certes Socrate marque un point en avertissant Montaigne de son inconséquence mais le voilà parti dans la défense d'un point de vue fixiste, qui rétrospectivement, rend bien légère l'espérance placée par lui au début dans les temps à venir. Dans ce cadre, Socrate propose une genèse purement psychologique de l'attachement aux Anciens :
« Ce qui fait d'ordinaire qu'on est si prévenu pour l'antiquité, c'est qu'on a du chagrin contre son siècle, et l'antiquité en profite. On met les anciens bien haut, pour abaisser ses contemporains. » (on pense à La Bruyère : "Quelques habiles prononcent en faveur des anciens contre les modernes ; mais ils sont suspects et semblent juger en leur propre cause, tant leurs ouvrages sont faits sur le goût de l'antiquité : on les récuse.")
Alors Montaigne l'héraclitéen invoque l'évidence de la différence des époques. Mais Socrate reconnaît à la fois les changements de mode et la permanence de l'immoralité.
On dit que Fontenelle a pris parti pour les Modernes, certes, mais dans ces lignes il échappe à l'alternative, comme s'il reprochait aux Anciens d'être victimes d'un mécanisme psychologique qui dans leur dos les fait se tourner vers le passé et aux Modernes de ne pas prendre au sérieux la constance de la nature.
Aucune croyance dans le progrès en tout cas :
« Sur ce nombre prodigieux d'hommes assez déraisonnables qui naissent en cent ans, la nature en a peut-être deux ou trois douzaines de raisonnables, qu'il faut qu'elle répande par toute la terre ; et vous jugez bien qu'ils ne se trouvent jamais nulle part en assez grande quantité pour y faire une mode de vertu et de droiture. »
Au fond, les Modernes comme les Anciens font la même erreur : ils ne réalisent pas la régularité de « l'ordre général de la nature ». L'amour-propre entre autres les conduit à croire dans les irrégularités, dans les exceptions ; ils se distinguent juste par l'identification de l'époque exceptionnelle.

samedi 26 janvier 2013

Anacréon, travesti en stoïcien, face à un « philosophe à bon marché », Aristote.

Sénèque ne s’est pas beaucoup intéressé au poète grec Anacréon. Une seule allusion : dans la lettre 88 à Lucilius, il mentionne la question de savoir « si la vie d’ Anacréon fut plutôt celle d’un débauché ou plutôt celle d’un ivrogne », comme un exemple de « fadaises qu’il faudrait désapprendre, si on les savait », telle, aussi bien, la question de savoir « qui était véritablement la mère d’Énée ».
En fait, une fois acceptée l’identification du narrateur à l’auteur, la question n’est pas tout à fait sans raison, car, à lire les Odes du poète, on ne sait trop, des jeunes filles ou du vin, lequel des deux biens est le plus important. Je dirais que le poète place le vin au premier plan pour l'avoir sous la main, alors que les jeunes filles ne semblent pas répondre facilement à ses avances. Néanmoins cela ne revient pas à qualifier Anacréon plus d' ivrogne que de débauché : ni l’un ni l’autre ! C’est un vieil homme voyant la mort arriver et cherchant le plaisir avant qu’il ne soit trop tard. Aujourd’hui il pourrait être objet d’exercice dans les écoles : « lire les Odes d’ Anacréon et se demander si le poète était épicurien avant Épicure ».
Pour revenir à la "fadaise", manifestement Montaigne n’a pas choisi ma solution. Dans le chapitre V du troisième livre des Essais, que Pierre Villey juge avoir été mutilé « dans les exemplaires des couvents », Montaigne fait l’éloge de l’ « occupation » amoureuse et donc paraît mettre l’accent sur les jeunes filles :
« Voyez combien elle a rendu de jeunesse, de vigueur et de gaieté au sage Anacréon »
Retenez bien que Montaigne qualifie le poète de sage… Ceci dit, à mes yeux, Montaigne a une lecture des Odes qui en gomme la mélancolie. Mais peu importe !
La fin d’ Anacréon, en tout cas, a retenu son attention ; il la mentionne en passant dans une liste de morts idiotes, rien à voir avec les morts exemplaires de quelques antiques :
« L’autre (c’est précisément notre auteur) mourut d’un grein de raisin. » (I, XX)
Des vers d'Anacréon, Montaigne n’en mentionne que deux (en grec) mais ils nous intéressent :
Τί πλειάδεσσι κάμοί
Τι δ ʹάστράσι βοώτω
“ Que m’importent à moi les Pléiades, que m’importe la constellation du Bouvier ? » (XVII, 10)
Cette indifférence par rapport à la connaissance de la nature ( réaffirmée ici par Montaigne dans cet essai ), Anacréon, une fois mort, aux enfers fontenelliens, la brandit face à Aristote.
On l’aura deviné : le jeune Fontenelle joue Anacréon contre le Stagirite.
À l'ouverture du dialogue, Anacréon apparaît pourtant bien vantard, de se donner le titre que lui donnait Montaigne :
« Vous faites sonner bien haut le nom de philosophe : mais moi, avec mes chansonnettes, je n’ai pas laissé d’être appelé la sage Anacréon ; et il me semble que le titre de philosophe ne vaut pas celui de sage »
On croit qu’en fait il a été juste chanceux :
« Je n’avais fait que boire, que chanter, qu’être amoureux ; et la merveille est qu’on m’a donné le nom de sage à ce prix, au lieu qu’on ne vous a donné que celui de philosophe, qui vous a coûté des peines infinies. Car combien avez-vous passé de gros volumes sur des matières obscures, que vous n’entendiez peut-être pas bien vous-même ? »
Mais il ne s’agit pas de heureux hasard. La vie de plaisir est réellement d’accès plus ardu que la vie philosophique :
« Je vous soutiens qu’il est plus difficile de boire et de chanter, comme j’ai chanté et comme j’ai bu, que de philosopher comme vous avez philosophé. Pour chanter et pour boire comme moi, il faudrait avoir dégagé son âme des passions violentes, n’aspirer plus à ce qui ne dépend pas de nous, s’être disposé à prendre toujours le temps comme il viendrait : enfin il y aurait auparavant bien des petites choses à régler chez soi ; et quoiqu’il n’y ait pas grande dialectique à tout cela, on a pourtant de la peine à venir à bout. »
C’est un lieu commun aussi vieux que la philosophie d’opposer la vie philosophique au discours philosophique ; le savoureux est de réussir la métamorphose du poète grec en stoïcien, certes passablement hétérodoxe. Si Sénèque, qui vit aussi dans les enfers fontenelliens, avait discuté non avec Scarron, comme il le fera, mais avec le poète grec, il se serait fait salement rosser aussi, lui et ses mille esclaves.
Quant à l’astronome, qui en prend aussi pour son grade (« La philosophie (il s’agit ici de la vraie !) n’a affaire qu’ aux hommes, et nullement au reste de l’Univers. L’astronome pense aux astres, le physicien pense à la nature, et le philosophe pense à soi. »), il prendra sa revanche dans les Entretiens sur la pluralité des mondes !

dimanche 20 janvier 2013

Où une jolie femme en remontre à un grand homme.

Dans le premier dialogue des Nouveaux dialogues des morts, Fontenelle met face à face une hétaïre grecque, Phryné, et Alexandre le Grand.
On le comprend vite, c'est Phriné qui porte la parole de Fontenelle.
Elle rappelle d'abord ce qu'on apprend en lisant Les Deipnosophistes d' Athénée (XIII, 59) :
" Vous pouvez le savoir de tous les Thébains qui ont vécu de mon temps. lls vous diront que je leur offris de rebâtir à mes dépens les murailles de Thèbes, que vous aviez ruinées, pourvu que l'on y mît cette inscription : Alexandre le Grand avoit abattu ces murailles, mais la Courtisane Phriné les a relevées "
Ce que ne dit pas Phriné mais qu'on apprend d' Athénée, c'est que cette condition épigraphique ne fut pas acceptée. Mais peu importe, Fontenelle va lui donner l'occasion de prendre le dessus en défendant le primat de la beauté sur la valeur.
Argument nº1 :
Première version : la beauté a un pouvoir direct sur les hommes alors que la valeur n'a de pouvoir que par la force.
Seconde version : la belle conquiert seule alors que le valeureux ne peut rien conquérir sans les autres :
" Si je retranchais de votre gloire ce qui ne vous en appartient pas, si je donnais à vos soldats, à vos capitaines, au hasard même, la part qui leur en est dûe, croyez-vous que vous n'y perdissiez guère ? Mais une belle ne partage avec personne l'honneur de ses conquêtes : elle ne doit rien qu'à elle-même. Croyez-moi, c'est une jolie condition que celle d'une jolie femme."
Argument nº2 : la beauté se soumet les orateurs qui, eux, pourtant résistent aux valeureux.
" Votre Père Philippe était bien vaillant, vous l'étiez beaucoup aussi ; cependant vous ne pûtes ni l'un ni l'autre inspirer aucune crainte à l' orateur Démosthène, qui ne fit pendant toute sa vie que haranguer contre vous deux ; et une autre Phriné que moi (car le nom est heureux) étant sur le point de perdre une cause fort importante, son avocat qui avait épuisé vainement toute son éloquence pour elle, s'avisa de luy arracher un grand voile qui la couvrait en partie ; et aussitôt, à la vue des beautés qui parurent, les juges qui étaient prêts à la condamner, changèrent d'avis. C'est ainsi que le bruit de vos armes ne put, pendant un grand nombre d'années, faire taire un orateur, et que les attraits d'une belle personne corrompirent en un moment tout le sévère Aréopage."
Reste que, comme leur nom l'indique, la conquérante et le conquérant ont un point commun : leur accumulation (d'amants, de terres) dépasse la mesure raisonnable. Mais cet excès est la condition de la renommée.
Aussi à partir de ce premier dialogue ne peut-on pas dire que la renommée est un état essentiellement secondaire !
Ajout du 23-01-13 : "Je ne puis dire assez souvant combien j'estime la beauté, qualité puissante et advantageuse. Il (Socrate) l'appeloit une courte tyrannie et Platon le privilège de nature. Nous n'en avons point qui la surpasse en credit. Elle tient le premier rang au commerce des hommes : elle se présente au devant, seduict et preoccupe nostre jugement avec grande authorité et merveilleuse impression. Phryné perdoit sa cause entre les mains d'un excellent advocat si, ouvrant sa robbe, elle n'eust corrompu ses juges par l'esclat de sa beauté." écrit Montaigne (Essais III 12)

Commentaires

1. Le jeudi 21 février 2013, 19:41 par FF
Bonjour. Pourriez-vous indiquer les références de l'illustration, svp?
2. Le jeudi 21 février 2013, 20:12 par Philalèthe
C'est un tableau de Gérôme (1861)