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mardi 6 février 2024

De l'oison à la mouche.

Denis Kambouchner, dans La question Descartes (Folio, 2023), examinant le problème de la pensée des animaux, cite ce passage de la lettre à Chanut du 6 juin 1647 :

" C'est Dieu seul qui est la cause finale aussi bien que la cause efficiente de l'univers ; et pour les créatures, d'autant qu'elles servent réciproquement les unes aux autres, chacune se peut attribuer cet avantage, que toutes celles qui lui servent sont faites pour elle." (p. 271)

Il rapproche ensuite de ce texte quelques lignes de Montaigne (Essais, II, 12) où la créature devient un oison, doté lui d'une conscience égocentrique de l'interdépendance mentionnée par Descartes :

" Pourquoi ne dira un oison ainsi : Toutes les pièces de l'univers me regardent ; la terre me sert à marcher, le Soleil à m´éclairer, les étoiles à m'inspirer leurs influences ; j'ai telle commodité des vents, telle des eaux ; il n'est rien que cette voûte regarde si favorablement que moi ; je suis le mignon de nature ; n'est-ce pas l'homme qui me traite, qui me loge, qui me sert ? c'est pour moi qu'il fait et semer et moudre ; s'il me mange, aussi fait-il bien l'homme son compagnon, et si fais-je moi les vers qui le tuent et qui le mangent."

On notera d'abord que ce dernier texte conduit à penser Épictète, et conséquemment tout stoÏcien providentialiste, aussi naïf qu'un oison, quand il écrit dans les Entretiens I, 16 :

" Ne vous étonnez pas que les autres animaux aient à leur disposition tout ce qui est indispensable à la vie du corps, non seulement la nourriture et la boisson, mais le gîte, et qu'ils n'aient pas besoin de chaussures, de tapis, d' habits, tandis que nous, nous en avons besoin. Car il eût été nuisible de créer de pareils besoins chez des êtres qui n'ont pas leur fin en eux-mêmes, mais sont nés pour servir. Vois quelle affaire ce serait de nous occuper non seulement de nous-mêmes, mais de nos brebis et de nos ânes pour les vêtir, les chausser, les nourrir, les faire boire."

Ensuite que l'oison de Montaigne raisonne comme les hommes finalistes critiqués par Spinoza dans l'appendice de la première partie de l´Éthique. 

Enfin, que la mouche nietzschéenne hérite de l'égocentrisme du petit de l'oie montanien :

« Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent avec elle voler le centre du monde. » (Écrits posthumes, 1870-1873, Gallimard, p.277)

Amusant de relever qu'autant les lignes de Montaigne que celles de Nietzsche ne viennent illustrer la position cartésienne qu'au prix d'une trahison majeure de la pensée de Descartes : leur fable présuppose une conscience de l'animal.


lundi 16 novembre 2020

Julien Benda, bien avant Lucien Febvre, appelle à écrire une Histoire de l'amour.

" Un jour, il leur demandait de quand datait l'amour, — j'entends l'amour moderne, l'amour- luxe, l'amour savant, l'amour que l'on conduit au lieu qu'il vous conduise, et qui est au besoin sexuel ce qu'est la gourmandise à l'alimentation. Visiblement, ils ne se l'étaient jamais demandé, ils croyaient qu'il y a toujours eu des « amants », comme d'autres croient qu'il y a toujours eu des ouvriers, des banquiers. Ce serait pourtant intéressant de voir la genèse de cet amour, les conditions historiques de sa naissance, ses progrès. Gaston Pâris le fait dater du roman de Tristan. Comme s'il ne connaissait pas déjà l'amour-luxe, cet ancien qui soupire : " Je t'aimerai, ma chérie, bien portante ou malade "(Properce, II, XXI). Quel beau livre à faire : Histoire de l'amour." (Dialogue d'Éleuthère, Paris, Émile-Paul Frères, 1920, p. 149-150)

Très surpris de lire dans cet ouvrage de Julien Benda publié pour la première fois en 1911 un appel à écrire une histoire de l' amour, 30 ans avant l'article pionnier de Lucien Febvre intitulé La sensibilité et l'histoire : comment reconstituer la vie affective d'autrefois ? dans lequel on lit, sur la fin, les lignes suivantes :

" Nous n'avons pas d'histoire de l'Amour, qu'on y pense. Nous n'avons pas d'histoire de la Mort. Nous n'avons pas d'histoire de la Pitié, ni non plus de la Cruauté. Nous n'avons pas d'histoire de la Joie. Grâce aux Semaines de Synthèse d'Henri Berr, nous avons eu une rapide esquisse d'une histoire de la Peur. Elle suffirait à montrer de quel puissant intérêt de telles histoires pourraient être... Quand je dis : nous n'avons pas d'histoire de l'Amour, ni de la Joie — entendez bien que je ne réclame pas une étude sur l'Amour, ou la Joie, à travers tous les temps, tous les âges, et toutes les civilisations. J'indique une direction de recherche. Et je ne l'indique pas à des isolés. À des physiologistes purs. À des moralistes purs. À des psychologues purs, au sens mondain et traditionnel du mot. Non. Je demande l'ouverture d'une vaste enquête collective sur les sentiments fondamentaux des hommes et leurs modalités." (Annales d' Histoire Sociale, volume 3, 1-2, juin 1941, p. 18)

Éleuthère manifeste-t-il sa liberté d'esprit par rapport à l'histoire, telle que la concevaient ordinairement ses contemporains, ou bien reprend-il à son compte une idée exprimée déjà avant lui ? Julien Benda a-t-il une dette par rapport à Nietzsche et précisément à la deuxième partie de Humain, trop humain, intitulée Pour servir à l'histoire des sentiments moraux ?

lundi 29 mai 2017

De l'éloquence.

" Qui a possédé jusqu'à présent l'éloquence la plus convaincante ? Le roulement du tambour : tant que les rois l'ont en leur pouvoir, ils demeurent les meilleurs orateurs et les meilleurs agitateurs populaires." (Nietzsche, Le gai savoir, III, 175)

Commentaires

1. Le dimanche 4 juin 2017, 14:36 par Arnaud
« L’effet [des tambours] est d’autant meilleur et s’ennoblit d’autant plus qu’ils sont en plus grand nombre ; un seul tambour, surtout quand il figure au milieu d’un orchestre ordinaire, m’a toujours paru mesquin et vulgaire.(…) De simples rythmes sans mélodie, ni harmonie, ni tonalité, ni rien de ce qui constitue réellement la musique, destinés seulement à marquer le pas des soldats, deviennent entraînants, exécutés par une masse de quarante ou cinquante tambours seuls.(…) Ainsi, on peut avoir remarqué ceci en assistant aux exercices des soldats d’infanterie : aux commandements de porter et de déposer les armes, la petite crépitation des capucines du fusil et le coup sourd de la crosse tombant sur la terre ne signifient rien d’aucune manière quand un, ou deux, ou trois, ou même dix et vingt hommes les font entendre ; mais que la manœuvre soit exécutée par mille hommes, et aussitôt ces mille unissons d’un bruit insignifiant par lui-même donneront un ensemble brillant qui attire et captive involontairement l’attention, qui plaît, et dans lequel je trouve même quelques vagues et secrètes harmonies. » Hector Berlioz, De l’instrumentation, Les tambours, p.141, Le Castor Astral, 1994.
2. Le lundi 5 juin 2017, 10:19 par Philalethe
Oui, c'est cela. Le roi est servi par des milliers de tambours à l'unisson. Mais lui suffit la répétition mécanique de mille paroles semblables, que certains vont jusqu'à trouver belle, au point d'en avoir les larmes aux yeux.

dimanche 28 mai 2017

Faire de la philosophie.

Quand on éclaire initialement une année philosophique de classe terminale, on présente, entre conformisme et conviction, l'allégorie platonicienne de la caverne. Grandiose et enthousiasmante mais mensongère le plus souvent au vu de ce qu'on fera de fait découvrir. Aussi, à la fin de l'année, seuls les élèves les moins éclairés pourront-ils penser être sortis de la caverne.
C'est pourquoi, afin de conclure leur bref voyage philosophique, de manière aussi pompeuse certes mais moins (?) trompeuse, on peut leur transmettre ce texte de Nietzsche :
Sur l'horizon de l'infini. Nous avons quitté la terre et sommes embarqués ! Nous avons laissé la passerelle derrière nous, - mieux encore, nous avons laissé la terre derrière nous ! Eh bien ! petit navire, prends garde ! À tes côtés il y a l'océan : il est vrai qu'il ne mugit pas toujours, et parfois sa nappe s'étend comme de la soie et de l'or, une rêverie de bonté. Mais il y viendra des heures où tu reconnaîtras qu'il est l'infini et qu'il n'y a rien de plus terrible que l'infini. Hélas ! pauvre oiseau, toi qui t'es senti libre, tu te heurtes maintenant aux barreaux de cette cage ! Malheur à toi, si tu es saisi du mal du pays, comme s'il y avait eu là-bas plus de liberté, - et maintenant il n'y a plus de " terre " !" " (Le gai savoir, III, 124)
Bien sûr, le professeur de Terminale, généralement, n'a pas plus de terre que ses élèves, lui qui est payé pour faire croire qu' il va leur faire explorer en neuf mois l'océan infini. Il a juste été plus longuement ballotté par les eaux.
Peut-être les professeurs à l'Université sont-ils, eux, payés pour aborder une île, qu'ils ont passé alors des années à découvrir, y construisant pour les plus courageux et les plus doués leur propre fortin. Certes ils ne sont plus envahis par le sentiment de l'infini mais inlassablement ils doivent réparer leur forteresse, endommagée par les attaques plus ou moins éclairées des autres bâtisseurs.
ll y a donc ces navigateurs professionnels, répétitifs et toujours agités, il y a aussi ces nouveaux terriens et leurs châteaux plus ou moins sophistiqués et il y a la masse innombrable des noyés.

lundi 22 mai 2017

Épictète ne s'adressait pas plus aux autres que Marc-Aurèle.

On sait que les textes attribués à Épictète sont des leçons adressées à ses disciples et recueillies par Arrien. On sait aussi que les pensées de Marc-Aurèle étaient en revanche destinées à son usage personnel (Pierre Vesperini a même soutenu récemment qu'elle visait moins à faire de lui un philosophe stoïcien qu'un bon empereur). Or, Nietzsche a défendu qu' Épictète faisait comme s'il parlait en public alors qu'il ne parlait qu'à lui-même :
L'oreille qui fait défaut. " On appartient à la populace tant que l'on fait toujours retomber la faute sur les autres ; on est sur le chemin de la vérité lorsque l'on n'en rend responsable que soi-même ; mais le sage ne considère personne comme coupable, ni lui-même, ni les autres." - Qui dit cela ? - Épictète, il y a dix-huit cents ans. - On l'a entendu, mais on l'a oublié. - Non, on ne l'a pas entendu et on ne l'a pas oublié : il y a des choses que l'on n'oublie pas. Mais l'oreille faisait défaut pour entendre, l'oreille d´Épictète. - Il se l'est donc dit lui-même à l'oreille ? - Parfaitement : la sagesse, c'est ce que le solitaire se chuchote à lui-même sur la place publique." (Humain, trop humain, II, 386, édition Lacoste et Le Rider, p.822)
Peut-être Nietzsche écrivant ces lignes pensait-il se chuchoter à lui-même cette description d´Epictète en faux professeur et en vrai apprenant. Ce dernier en effet ne pouvait être que sur le chemin de la vérité car on ne conçoit guère un sage s'apprenant à lui-même les règles de la sagesse.
C'est alors que le valet, qui ramène tout à lui, se dit à voix basse et un peu honteux : " Et si le cours que je fais n'était pas d'abord adressé à moi, désireux de penser droit ? " Et le valet comprend que s'il a pu parler si longtemps, c'est qu'il ne parvenait guère à se détordre ou bien ne se redressait que le temps de la parole...
Épictète a chuchoté à lui-même pour que les valets à leur tour fassent semblant de s'adresser à ceux qui attendaient leurs services.

dimanche 21 mai 2017

Pour éviter la crainte et la pitié.

Mais pourquoi donc prêter tant d'attention aux vies des philosophes telles que Diogène Laërce les a rapportées ? Pourquoi lire de près les conseils de maîtrise que Sénèque donne à Lucilius ? Pourquoi écouter soigneusement les leçons d'Épictète ?
Ne serait-ce pas naïf d'imaginer y trouver des règles de vie ? Au mieux, n'inclinent-elles pas seulement à vouloir donner le change à autrui, quelquefois à se mentir à soi-même ?
" C'est devenu pour nous un besoin que nous ne pouvons satisfaire dans la réalité, d'entendre, dans les situations les plus difficiles, des hommes parler bien et tout au long : nous sommes maintenant ravis lorsque les héros tragiques trouvent encore des paroles, des raisons, des gestes éloquents et en somme un esprit clair, là où la vie s'approche des gouffres et où l'homme réel perd généralement la tête et certainement le beau langage. Cette espèce de déviation de la nature est peut-être la pâture la plus agréable pour la fierté de l'homme ." (Nietzsche, Le Gai savoir, II, 80)
Qui peut en effet accepter totalement de n'être rien de mieux qu'un homme réel ?

lundi 15 mai 2017

La difficulté d'enseigner la philosophie sans être nuisible.

On connaît Socrate, disant au Livre VII de La République :
" Je pense en effet que tu t'es rendu compte que les très jeunes gens, lorsqu'ils goûtent pour la première fois aux dialogues argumentés, en font mauvais usage, comme s'il s'agissait de jeux d'enfants. Ils y recourent sans cesse dans le seul but de contredire et, en imitant ceux qui les réfutent, ils en réfutent eux-mêmes d'autres, se réjouissant comme de jeunes chiens à tirer et à mettre en pièces par la parole ceux qui se trouvent dans leur entourage.
- Oui, dit-il, ils en raffolent.
- Dès lors, lorsqu'ils ont eux-mêmes réfuté beaucoup de gens, et lorsqu'ils ont été réfutés par plusieurs, ils basculent avec une brutale rapidité dans le scepticisme à l'endroit de ce qu'ils croyaient auparavant. Et compte tenu de cela, justement, ils deviennent eux-mêmes, comme tout ce qui touche à l'exercice de la philosophie, objets de mépris de la part de tous les autres." (539 bc, édition Brisson, pp. 1705-06)
Qui enseigne du Nietzsche à de jeunes esprits donne raison à Platon sur ce point. Mais Nietzsche lui-même fait écho à Platon en écrivant dans Le Gai Savoir (I,28) à propos de la transmission de ce que certains ont de meilleur :
" (...) justement avec ce qu'ils ont de meilleur, avec ce qu'eux seuls savent faire, ils ruinent beaucoup d'êtres faibles, incertains, qui sont encore dans le devenir et le vouloir - et c'est par cela qu'ils sont nuisibles. Le cas peut même se présenter où, somme toute, ils ne font que nuire, puisque ce qu'ils ont de meilleur n'est absorbé, en quelque sorte dégusté, que par ceux qui y perdent leur raison et leur ambition, comme sous l'influence d'une boisson forte : ils sont mis dans un tel état d'ivresse que leurs membres se briseront sur tous les faux chemins où les conduira leur ivresse." (édition Lacoste et Le Rider, pp. 72-73)
La philosophie qui n'enivre pas ennuie, celle qui enivre nuit : où est la solution ?

Commentaires

1. Le jeudi 18 mai 2017, 19:46 par gelana cleps
boire un petit coup c'est agreable. Fuir l'ivresse en philosophie, mais pas ailleurs.
L'ivresse peut être aussi ennuyeuse que la sobriété. Osons le dire : souvent Nietzsche est ennuyeux. Souvent les alcools forts sont insipides.
2. Le samedi 20 mai 2017, 12:56 par Philalèthe
Oui, on s'accoutume à un alcool, Nietzsche doit aussi être lu à petites doses et, en gardant raison, il stimule mais risque  d'anesthésier et de rendre insensible, certains nietzschéens ont un ton tellement grand seigneur, à mes yeux. 
Toutefois, même à petites doses, il rend ivres certains jeunes esprits qui perdent alors tout sens commun. Freud a encore plus cet effet : enivrés par son inconscient, les mêmes sont portés à écrire n'importe quoi en faisant de ce même inconscient un petit dieu. 
3. Le samedi 20 mai 2017, 14:15 par Arnaud
"Nietzsche n'est pas une nourriture, c'est un excitant" : célèbre citation de Valéry dans ses Cahiers qui résumerait assez bien la discussion ?
4. Le samedi 20 mai 2017, 16:00 par Philalèthe
Merci de rappeler ce texte de Valéry , mais à ses yeux " toute philosophie ne peut être qu'un excitant " (Cahiers, volume 1, La Pléiade, p.567). 
Il semble que celle de Nietzsche, si intelligent à ses yeux (" Comment se peut-il que cet homme si intelligent ait pu écrire de telles sottises ? ")  lui est indigeste : il  lui reproche son prophétisme plus que mégalomane  (" un chef d'orchestre danubien furibond " !), son infantilisme, ses généralités, ses sophismes, son verbalisme (la volonté de puissance, " le mot magique : Vie "). Il l'aime en revanche dans sa capacité à repérer "les fantômes verbaux", "les mots suspects". C'est un de ses philosophes préférés, avoue-t-il.
" Nietzsche - Inflation insupportable qui infeste cette intelligence.
Que de sommets de carton ! - Comment peut-on se croire quelque chose à ce point -!
Et quelle imagination universitaire -- Il est ivre de lectures et de lections. Les livres comptent pour lui ! Ce n'est pas le fort de M. Teste.
Et naturellement, non-observateur personnel. Pas de sens - des nerfs - type nordique.
D'où mixture, salade, d'histoire, de philo-logie et sophie - Esthétique de thèses.
Mais, quand il est bon, very-exciting. Rien de plus - mais rien de moins - et c'est beaucoup.
Appartient à l'ordre des exagérants, classe des solitaires par mégastomanie." (1942)
Ou encore ce texte dela même année :
" Excitants - Les ivresses théorétiques -
Je lis quelques pages de la "Volonté de puissance" - et après y avoir trouvé ce que cela peut donner, c'est-à-dire une excitant - de la classe L, je ressens, re-trouve la sensation du vide - que ces mixtures de prophétisme, historisme, philosophisme et biologie, me procurent."
Savez-vous à quoi la classe L se réfère ?

dimanche 14 mai 2017

Le néo-stoïcisme ressuscite-t-il les esclaves ?

Dans l' Antiquité, s'il n'y avait eu que les esclaves au sens social du terme, cela aurait fait déjà beaucoup de monde. Mais voir aussi des esclaves dans ceux qui ne suivent pas les chemins de la philosophie était un lieu commun à toutes les écoles. La 47ème lettre à Lucilius de Sénèque en est un des nombreux exemples :
" "Il est esclave". Mais c'est peut-être une âme libre. " Il est esclave ". Lui en ferons-nous grief ? Montre-moi qui ne l'est pas. Tel est asservi à la débauche, tel autre à l'avarice, tel autre à l'ambition, tous sont esclaves de l'espérance, esclaves de la peur. Je te citerai un consulaire humble servant d'une vieille bonne femme, un riche soumis à une petite esclave ; je te ferai voir des jeunes gens de la première noblesse asservis à quelque danseur d'opéra. La plus sordide des servitudes est la servitude volontaire."
Nietzsche dans Le Gai savoir (I,18) interprète malignement cette distance que par là-même le philosophe met entre lui et les hommes libres :
Fierté antique. L'antique coloris de la distinction nous manque, parce que l'esclave antique manque à notre sentiment. Un Grec d'origine noble trouvait entre sa supériorité et cette ultime bassesse de si énormes échelons intermédiaires et un tel éloignement, qu'il pouvait à peine apercevoir distinctement l'esclave : Platon lui-même ne l'a plus vu tout à fait. Il en est autrement de nous, habitués comme nous le sommes, à la doctrine de l'égalité entre les hommes, si ce n'est à l'égalité elle-même. Un être qui n'aurait pas la libre disposition de soi et qui manquerait de loisirs, - à nos yeux, ce ne serait là nullement quelque chose de méprisable ; car ce genre de servilité adhère encore trop à chacun de nous, selon les conditions de notre ordre et de notre activité sociales, qui sont foncièrement différentes de celles des Anciens. - Le philosophe grec traversait la vie avec le sentiment intime qu'il y avait beaucoup plus d'esclaves qu'on se le figurait - c'est-à-dire que chacun était esclave pour peu qu'il ne fût point philosophe ; son orgueil débordait lorsqu'il considérait que même les plus puissants de la terre se trouvaient parmi ses esclaves. Cette fierté, elle aussi, est devenue, pour nous étrangère et impossible; pas même en symbole le mot "esclave" ne possède pour nous son intensité."
Faire revivre le stoïcisme aujourd'hui, serait-ce alors se distinguer fièrement en identifiant à des esclaves la plupart de nos concitoyens égaux en droits ? Mais cette interprétation ne rend pas justice à la modestie professée des efforts tendant vers l'incarnation contemporaine du stoicïsme. Comme la figure du sage est si loin dans l'horizon de l'apprenant stoïcien d'aujourd'hui , la distinction retrouvée ne serait-elle pas plutôt celle de l'affranchi au milieu des esclaves ?

mercredi 26 novembre 2014

Un vent doté du libre-arbitre.

Dans Le Berger et la Mer de La Fontaine, je lis ces deux vers :
«  Et comme un jour les vents retenant leur haleine
Laissaient paisiblement aborder les vaisseaux  »
Malherbe, dans son Commentaire, relève, incrédule, l'exploit :
«  Si les vents étaient émus, comment retenaient-ils leurs haleines ? »
Et je pense à ces lignes de La généalogie de la morale de Nietzsche :
«  De même, en effet, que le peuple sépare la foudre de son éclat pour considérer l'éclair comme une action, effet d'un sujet qui s'appelle la foudre, de même la morale populaire sépare aussi la force des effets de la force, comme si derrière l'homme fort, il y avait un substrat neutre qui serait libre de manifester la force ou non. »(I, 13)
Dans la fable, pareil à l'homme fort imaginé par le peuple, le vent, libre de souffler violemment, se retient.
Plus sage apparemment que La Fontaine, le proverbe, lui, dit :
« On ne peut pas empêcher le vent de venter. »
Mais, lu avec l'oeil de Nietzsche, ce dicton reste pourtant bien trompeur car il a beau reconnaître que le vent souffle nécessairement, il fait néanmoins du vent le sujet d'une action, certes qu'il ne peut pas ne pas accomplir.
L'espagnol est moins équivoque que l'allemand ou le français : « il vente » (en allemand es windet) se dit « vienta », cette langue faisant ordinairement l'économie du pronom personnel, erroné philosophiquement, selon Nietzsche.

lundi 27 octobre 2014

Épictète anti-nationaliste ou la racine, la sauce et la jolie femme.

Entre le stoïcisme et le nationalisme, il faut choisir :
" Crois-tu pouvoir être toujours attaché à tout ce qui te plaît, lieux, hommes, manières de vivre ? Et maintenant te voilà assis à pleurer parce que tu ne vois pas les mêmes gens et que tu ne vis pas dans les mêmes lieux. Tu mérites d'être plus malheureux que les corbeaux et les corneilles qui peuvent voler où ils veulent , changer leurs nids de place et traverser la mer sans gémir ni regretter le passé.- Sans doute ; mais ils sentent ainsi parce que ce sont des êtres sans raison. - La raison nous a donc été donnée par les dieux pour notre malheur, pour que nous fussions toujours dans le chagrin et les regrets ? Ou bien alors alors soyons tous comme des immortels ; n'émigrons jamais ; ne quittons pas notre pays ; restons y enracinés comme des plantes ; si un de nos familiers quitte le pays, restons assis à pleurer et, s'il revient, dansons et applaudissons comme des enfants.(...) L'homme, outre sa grandeur naturelle et son mépris pour tout ce qui ne dépend pas de sa volonté, possède ce caractère de ne pas être attaché à la terre par des racines, mais de se transporter en des lieux différents, tantôt sous la pression des besoins, tantôt pour voir du nouveau.(...) Veux-tu donc te fixer au même endroit comme une plante et y prendre racine ? " C'est bien agréable !" Qui le nie ? La sauce également est agréable et aussi une jolie femme. Que disent d'autre ceux qui font du plaisir leur fin ? " (Épictète, Entretiens, III, XVI, 5-8, 36-37, La Pléiade, p.1020-1021, p.1024)
J'ajouterai aujourd'hui une petite dose de Nietzsche, là où il analyse l'histoire du point de vue antiquaire, dans les Considérations inactuelles (II, 1874). Elle permettra, moins sévèrement qu'Épictète, de dégager deux types d'attachement à l'endroit où on est né et où on vit, le premier (1) reste sensible à ce que le présent apporte de nouveau, quant au second (2), qu'on pourrait associer alors à un nationalisme passéiste, c'est un repli sur le passé qui va avec un aveuglement et une indifférence par rapport au présent :
(1) " Ce qui est petit, restreint, vieilli, prêt à tomber en poussière, tient son caractère de dignité, d'intangibilité du fait que l'âme conservatrice et vénératrice de l'homme antiquaire s'y transporte et y élit domicile. L'histoire de sa ville devient pour lui l'histoire de lui-même. Le mur d'enceinte, la porte avec sa vieille tour, les ordonnances musicales, les fêtes populaires, tout cela est pour lui une sorte de chronique illustrée de sa propre jeunesse, et c'est dans tout cela qu'il se retrouve lui-même, qu'il retrouve sa force, son activité, sa joie, son jugement, sa folie et son inconduite. C'est là qu'il faisait bon vivre, se dit-il, car il fait bon vivre ; ici nous pourrons vivre car on ne nous brisera pas en une nuit. Avec ce "nous", il regarde par-delà la vie individuelle, périssable et singulière, il se sent lui-même l'âme du foyer, de l'espèce et de la cité. Il lui arrive aussi parfois de saluer, par-dessus les siècles obscurcis et confus, l'esprit de son peuple, comme s'il était son propre esprit." (Oeuvres, volume 1, Bouquins, p. 231-232)
(2) " Tout ce qui est ancien, tout ce qui appartient au passé et que l'horizon peut embrasser, finit par être considéré comme vénérable ; en revanche tout ce qui ne reconnaît pas le caractère vénérable de toutes ces choses d'autrefois, donc tout ce qui est nouveau, tout ce qui est en devenir, est rejeté et combattu. (...) On assiste alors au spectacle répugnant d'une aveugle collection, d'une accumulation infatigable de tous les vestiges d'autrefois. L'homme s'enveloppe d'une atmosphère de pourriture ; il parvient même à avilir ses dons supérieurs, de nobles aspirations, par la manie de l'antiquaille, jusqu'à une insatiable curiosité, une curiosité universelle pour la vieillerie. Parfois, il tombe si bas qu'il finit par être satisfait de n'importe quelle cuisine et qu'il se nourrit même avec joie de la poussière de vétilles bibliographiques." (ibidem, p.234)
Si le goût pour le seul passé est répugnant, combien est alors plus répugnant le goût pour le seul passé de son minuscule terroir ?
Qu'on ne prenne pas pour autant ce billet comme un éloge du présent !

dimanche 1 juin 2014

Le cynique, "un composé bizarre de contradictions absolument incompatibles" ?

Aucune bonne raison de croire que Locke pense aux Cyniques en écrivant les lignes suivantes, mais elles m'y font penser :
" De dix mille hommes il ne s'en trouvera pas un seul qui ait assez de force et d'insensibilité d'esprit, pour pouvoir supporter le blâme et le mépris continuel de sa propre coterie. Et l'homme qui peut être satisfait de vivre constamment décrédité et en disgrâce auprès de ceux-là mêmes avec qui il est en société, doit avoir une disposition d'esprit fort étrange, et bien différente de celle des autres hommes. Il s'est trouvé bien des gens qui ont cherché la solitude, et qui s'y sont accoutumés, mais personne à qui il soit resté quelque sentiment de sa propre nature, ne peut vivre en société, continuellement dédaigné, et méprisé par ses amis et par ceux avec lesquels il converse. Un fardeau si pesant est au-dessus des forces humaines ; et quiconque peut prendre plaisir à la compagnie des hommes, et souffrir pourtant avec insensibilité le mépris et le dédain de ses compagnons, doit être un composé bizarre de contradictions absolument incompatibles." (Essais sur l'entendement humain, II, 28, 12)
Cependant, dans le cadre de l'anthropologie de Locke, on pourrait réduire la bizarrerie du Cynique : il aurait restreint l'humanité à un ensemble presque vide. Ne feraient partie de sa "coterie" que les autres Cyniques. Les hommes ordinaires seraient des détritus, certains approchant de l'humain, comme les Spartiates, tenus pour des enfants.
Mais les Cyniques ne sont pas les Épicuriens, ils ne vivent pas dans l'espace privé d'une communauté, isolée de la polis. Généralement ils sont superbement seuls, chassant le disciple à coup de bâtons. Aussi Suzanne Husson a-t-elle raison d'écrire :
" Il ne s'agit pas pour autant de fonder, au milieu de la société ordinaire, une contre-société au sein de laquelle un groupe s'isolerait du reste des hommes pour vivre selon ses règles propres : le cynique n'est ni ermite, ni membre d'une communauté enclavée de type monastique ou utopique, mais mène une vie entièrement publique. Son mode d'existence est même le plus public qui soit, puisqu' il s'efforce de lever les barrières, élevées par les insensés, entre l'idion et le koinon. Il consiste, non pas à se retirer des autres hommes, mais à vivre au milieu d' eux, soit seul soit à plusieurs, comme si les normes de la vie naturelle, partout données à qui sait les comprendre, n'exigeaient pas de lieu, de temps ni d'organisation sociale spéciale." (La République de Diogène. Une cité en quête de la nature, p. 178, Vrin).
Certes le Cynique n'est pas toujours seul, comme le dit Suzanne Husson (pensons au couple Cratès/Hipparchia), pour autant, il ne fait pas société. Il ne semble donc pas tout à fait incongru de le voir comme "un composé bizarre de contradictions absolument incompatibles".
On peut cependant supprimer son anormalité supposée en identifiant son mépris à quelque chose de feint, ce qui conduit à en faire un comédien.
Nietzsche, lui, paraît avoir été sensible au côté réellement démuni socialement au moins du cynique. Dans un fragment de Humain, trop humain (I, 275), on lit :
" L'épicurien marche comme dans des sentiers à l'abri du vent, bien protégés, à demi obscurs, tandis qu' au-dessus de sa tête, dans le vent, les cimes des arbres bruissent et lui décèlent quelle violente agitation règne là-dehors de par le monde. Le cynique, au contraire, circule comme tout nu, dehors dans le souffle du vent et s'endurcit jusqu'à perdre le sentiment." (trad. Albert, révisée par Lacoste, Laffont, p. 589)
Aux yeux du philosophe allemand, si le Cynique fait la comédie, ce n'est pas en tant qu'il joue le mépris de l'homme mais en tant qu'il simule d' abord le bonheur, avant de le ressentir vraiment par effet de la simulation (tel l'athée qui, conseillé par Pascal, deviendrait croyant à force de prendre toutes les postures du fidèle) :
" Lorsque la philosophie était affaire d'émulation publique, dans la Grèce du troisième siècle, il y avait nombre de philosophes que rendait heureux l'arrière-pensée du dépit que devait exciter leur bonheur, chez ceux qui vivaient selon d'autres principes et y trouvaient leur tourment : ils pensaient réfuter ceux-ci avec le bonheur, mieux qu'avec toute autre chose, et ils croyaient que, pour atteindre ce but, il leur suffisait de paraître toujours heureux ; mais cette attitude devait, à la longue, les rendre véritablement heureux ! Ce fut par exemple le sort des cyniques." (Aurore, IV, 367)
En tout cas comme ce Cynique-là est loin du point de vue psychologique de l'indépendance qu'il affiche !

dimanche 22 septembre 2013

Nietzsche comme argument d'autorité au bas de l'échelle de l'administration nazie.

La caisse d'aide sociale de Stettin lance une enquête le 26 Octobre 1934 afin de savoir comment classer selon nouveau le droit allemand un enfant illégitime de père juif et de mère aryenne. Les réponses des départements d'aide sociale diffèrent selon les villes. Le directeur du département de Nuremberg répond ainsi :
" Une mère qui se conduit de la sorte est tellement influencée par les idées juives que tous les efforts pour l'éclairer se révéleront probablement inutiles et que les tentatives pour éduquer son enfant juif conformément aux principes du leadership national-socialiste sont vouées à l'échec. En effet, la philosophie (Weltansschauung) national-socialiste, fondée sur le sang, ne peut être enseignée qu'aux seuls individus ayant du sang allemand dans les veines. Dans ce cas précis, il convient d'appliquer la maxime de Nietzsche : il faut porter le coup fatal à ce qui menace ruine." (Saul Friedländer, Les années de persécution, p.204-205)
Quand un bureaucrate nazi veut élever le débat, Nietzsche, lui, descend très bas...

vendredi 30 août 2013

Comprendre le blogueur.

Je me suis déja référé à la mouche nietzschéenne, celle par laquelle le philosophe commence son article de 1873 Vérité et mensonge au sens extra-moral :
" Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions (...) qu'elle sent avec elle voler le centre du monde" (Écrits posthumes, 1870-1873, Gallimard, p.277)
Aujourd'hui, il m'apparaît que cette mouche, métaphore de l'homme dans le texte d'origine, convient aussi particulièrement bien à la représentation du blogueur...
"I have no other moral than this to tag to the present story of ‘Vanity Fair.’ Some people consider Fairs immoral altogether, and eschew such, with their servants and families: very likely they are right. But persons who think otherwise, and are of a lazy, or a benevolent, or a sarcastic mood, may perhaps like to step in for half an hour, and look at the performances. There are scenes of all sorts; some dreadful combats, some grand and lofty horse-riding, some scenes of high life, and some of very middling indeed; some love-making for the sentimental, and some light comic business; the whole accompanied by appropriate scenery and brilliantly illuminated with the Author’s own candles"
Ces lignes du 28 Juin 1848 sont signées de Thackeray en prologue (Before the curtain) à son chef-d'oeuvre La foire aux vanités...

Commentaires

1. Le lundi 2 septembre 2013, 05:01 par nagel scalp
Mais la mouche en question n'est elle pas celle du coche tout simplement? ( je veux dire, celle de la Fontaine, que Nietzsche citerait ici)
2. Le lundi 2 septembre 2013, 18:05 par Philalèthe
Bonne idée ! Je n'y avais pas pensé : les deux mouches se prennent en effet pour le centre du monde. 
Cependant celle de La Fontaine se raconte des histoires seulement quand elle agit, certes avec une efficacité illusoire ; en somme elle commet  une erreur seulement ponctuelle ; en revanche la mouche nietzschéenne, elle, a cette illusion à tout instant, incluse dans la conscience d'elle-même. 
Mais effectivement la mouche vraiment nietzschéenne est la mouche venimeuse du Zarathoustra.
3. Le mardi 3 septembre 2013, 11:53 par Philalèthe
L'opposée de la mouche du coche est la mouche pascalienne :
" La puissance des mouches, elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d'agir, mangent notre corps " (20, ed. Le Guern)
Et quelle étonnante indépendance d'esprit a le coche du fabuliste comparé à celle du souverain pascalien :
" L'esprit de ce souverain juge du monde n'est pas si indépendant qu'il ne soit sujet à être troublé par le premier tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d'un canon pour empêcher ses pensées. Il ne faut que le bruit d'une girouette ou d'une poulie. Ne vous étonnez point s'il ne raisonne pas bien à présent, une mouche bourdonne à ses oreilles : c'en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu'il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison en échec et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes.
Le plaisant dieu que voilà ! O ridicolosissime heroe ! " (44)
Comme très souvent chez Pascal, c'est adapté de Montaigne...

jeudi 28 février 2013

Isaiah Berlin lisant Bertrand Russell : où l'on retrouve les métaphores militaires pour caractériser la philosophie.

"Every philosopher, in addition to the formal system which he offers to the world, has another, much simpler, of which he may be quite unaware of it. If he is aware of it, he probably realizes that it won't quite do. He therefore conceals it, and sets forth something more sophisticated, which he believes because it is like his crude system, but which he asks others to accept because he thinks he has made it such as cannot be disproved. The sophistication comes in by way of refutations of refutations, but this alone will never give a positive result : it shows, at best, that a theory may be true, not that it must be. The positive result, however little the philosopher may realize it, is due to the imaginative preconceptions, or to what Santayana calls "animal faith"." (History of western philosophy, chapitre XXIII, 1945)
Russell pose ici un diagnostic sévère qui ressemble à celui de Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal. Mais il y a d'abord un élément plus classique, cartésien : les philosophes ne dépassent pas le vraisemblable. Plus précisément, le système sans les raffinements formels et argumentatifs (crude) est fait de croyances dans lesquelles le philosophe a une confiance aveugle, irrationnelle (animal faith). L'argumentation rationnelle n'est pas décorative donc trompeuse, pourtant elle ne justifie pas ce que le philosophe tient pour vrai, elle se contente de le rendre possible.
Il me semble que Iris Murdoch n'est pas loin de la position de Russell quand elle écrit dans La souveraineté du bien (1970) :
" Faire de la philosophie, c'est faire l'exploration de son propre tempérament tout en s'efforçant de découvrir la vérité (...) Quand on fait de la philosophie, il est souvent difficile de déterminer si ce qu'on dit appartient à l'ordre de ce qui est raisonnablement public et objectif ou si l'on n'est pas tout simplement en train d'ériger un barrage, dans le droit fil de son tempérament, contre ses peurs personnelles (il est toujours intéressant de se demander à propos d'un philosophe : de quoi -t-il peur ?)" (II De "Dieu" et du "Bien", p.62, p.90, trad. Claude Pichevin, Ed. de l'Éclat, 1994)
Certes, il y a des différences entre les deux positions : Russell met l'accent sur des croyances, Murdoch sur des sentiments, précisément la peur, mais les deux soulignent la part essentiellement irrationnelle de la philosophie.
Dans sa préface à six conférences données en 1952 et reprise dans La liberté et ses traîtres (2002), Isaiah Berlin reprend le passage de Russell mais le durcit en reprenant le vocabulaire militaire de Rosenzweig :
" Bertrand Russell a dit qu'il était important, quand on lisait les théories des grands philosophes (les mathématiciens et les logiciens mis à part, car ils ont affaire à des symboles et non à des faits empiriques ou à des caractéristiques humaines), de se rappeler qu'ils avaient tous une certaine vision centrale de l'existence, de ce qu'elle était et de ce qu'elle devrait être ; et toute l'ingéniosité, toute la subtilité, l'immense intelligence et parfois la profondeur avec lesquelles ils exposent et étayent leurs systèmes bref, tout le vaste arsenal intellectuel que l'on trouve déployé dans les oeuvres des principaux philosophes de l'humanité, ne sont bien souvent que les fortifications d'une citadelle intérieure - des armes antiassaut, des objections à des objections, des réfutations de réfutations, des tentatives pour prévenir et repousser les critiques existantes ou possibles de leurs vues et de leurs théories ; et nous ne comprendrons jamais ce qu'ils ont vraiment voulu dire à moins de franchir ce barrage d'ouvrages défensifs et de pénétrer jusqu'à la vision centrale, cohérente et unique qui se trouve au-dedans, et qui bien souvent n'est ni complexe ni élaborée, mais simple, harmonieuse et aisément perceptible comme un tout." (trad Laurent Folliot, Rivages Poche, 2009)
Il y aurait à dire sur la fidélité du compte-rendu, en tout cas, plus aucune peur à l'horizon : le barrage dans la rhétorique de Berlin protège des critiques et non des peurs personnelles comme chez Murdoch (certes on peut toujours faire l'hypothèse que les ennemis philosophiques défendent les croyances dont le philosophe a peur...).
Certes cette simplification de la philosophie à laquelle se livre Berlin légitime la présentation qu'il a faite en six heures de six philosophes : Helvétius, Rousseau, Fichte, Hegel, Saint-Simon, Maistre. Mais qu'a donc fait exactement Berlin dans ses émissions radiophoniques ? A-t-il cerné la vision centrale à laquelle ses dernières lignes se référaient ou a-t-il fait un portrait à la hache des philosophies en question ?
Le lecteur se fera une première opinon en lisant ces lignes sur Rousseau :
" En théorie, Rousseau parle comme n'importe quel autre philosophe du XVIIIeme siècle. Il dit : "il faut user de raison". Il use de raisonnements déductifs, parfois très convaincants, très clairs et extrêmement bien formulés, pour atteindre ses conclusions. Mais ce qui se passe en réalité, c'est que ces raisonnements déductifs dont comme une sorte de camisole logique dans laquelle il comprimerait sa propre vision intérieure, incandescente et presque folle ; et c'est cette extraordinaire combinaison d'une vision intérieure délirante et d'une logique quasi calviniste, froide et rigoureuse, qui confère à sa prose tout son pouvoir d'envoûtement, toute sa force hypnotique. Vous pensez être face à une argumentation logique qui distingue entre des concepts et qui procède de manière valide depuis les prémisses jusqu'aux conclusions, alors que pendant tout ce temps on est en train de vous dire quelque chose de beaucoup plus violent. On est en train de vous imposer une vision ; quelqu'un essaie de vous subjuguer par le biais d'une vision de la vie très dérangée, de vous ensorceler plutôt que d'argumenter, et ce malgré un ton apparemment froid et posé." (ibid. p. 85-86)
Ici Nietzsche affleure. Mais Isaiah Berlin a-t-il dans ces lignes une compréhension pénétrante ou bien philosophe-t-il à la hussarde ?
On notera que même si l'on jugeait qu'il va vite ici, on ne serait pas en droit d'en conclure que la thèse formulée en termes généraux est fausse. Si elle est vraie (et peut-être mal appliquée à Rousseau), la seule chose importante pour le crédit philosophique de Berlin est qu' il parvienne à faire comprendre aux lecteurs qu'il n'est pas un philosophe du même type.

dimanche 27 janvier 2013

Jansenius et Nietzsche, séparés par un pont.

On connaît ce texte de Nietzsche :
« L’homme est une corde tendue entre la bête et le surhomme, - une corde sur l’abîme (...) Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but : ce que l’on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un passage et un déclin. » (Ainsi parlait Zarathoustra I, 4, éd. Lacoste et Rider)
J’y ai pensé en lisant un passage de Jansenius cité par Sainte-Beuve :
« Rompez tous les ponts avec l’orgueil, avec la volonté humaine et propre ; rompez tous les ponts, même les moindres ; qu’il n’y ait rien, pas une simple planche de passage entre l’ennemi et vous ; que ceux qui veulent venir à la sainte Cité de Grâce se jettent dans l’abîme du fossé, dans l’abîme de la Providence ; le pont de Dieu se formera sous leurs pas et ira de lui-même les chercher. Mais ne leur laissez pas croire qu’ils peuvent commencer d’eux-mêmes ce pont, qu’ils peuvent en jeter par leur effort le premier câble ou la première planche ; car ce commencement fera planche en effet à tout le reste, et tout l’orgueil humain à la suite y défilera. »(Port-Royal, livre II, La Pléiade, vol. I, p.624)
Pour Jansénius, le pont vient d’en haut, de Dieu ; pour Nietzsche, c’est l’homme qui est un pont, devrait, s'il le peut, être un pont, plus exactement.
Curieusement, dans un passage au moins de son oeuvre, Nietzsche reprend la métaphore du pont qui mène à Dieu. Il porte même un nom, Platon :
" Dans la grande fatalité du christianisme, Platon est cette fascinante ambiguïté, appelée "idéal" qui permit aux natures nobles de l'Antiquité de se méprendre elles-mêmes et d'aborder le pont qui mène à la "Croix"" (Le crépuscule des idolesCe que je dois aux Anciens, 2, ibid., p. 1025).

samedi 17 novembre 2012

Sainte-Beuve, discrètement nietzschéen ou lâche libertin ?

Sainte-Beuve cite dans Port-Royal le passage suivant du janséniste Saint-Cyran :
" Dieu ne possédant nul bien temporel, et en étant, pour le dire ainsi, dépouillé, les possède tous d'une manière suréminente, comme la mer possède les eaux des fleuves et des fontaines, c'est-à-dire dans sa sainteté et dans ses biens de Grâce et de Gloire, qui sont une même chose avec son essence. L'homme juste, après s'être dépouillé de tous les désirs et de tous les biens temporels de la terre, les possède plus excellemment dans ceux de la Grâce que Dieu lui a donnés.
Aussi on ne sauroit mieux définir la Grâce en abrégé que de dire que c'est un empire et une souveraineté sur toutes les choses du monde."
C'est alors que Sainte-Beuve écrit cette remarque assassine :
" N'y a-t-il pas de quoi contempler dans cette pensée toute la fierté et la gloire permise de l'humble pauvreté chrétienne, sa secrète revanche ?" (Livre II, p.374, La Pléiade)
On pense à l'interprétation que Nietzsche donne d'un passage de Tertullien dans La généalogie de la morale (I, 15). Certes Sainte-Beuve n'est pas NIetzsche !
Qui, peut-être, le perce à jour assez bien quand il le décrit dans Par-delà le bien et le mal(48) comme "cet aimable et sagace (lebenswürdige und kluge) cicerone de Port-Royal". Ces deux qualificatifs sont explicités par un long fragment ultérieur consacré à Sainte-Beuve dans Le crépuscule des idoles, dont je retiendrais les passages suivants :
" (...) En tant que psychologue, un génie de la médisance (en français dans le texte), inépuisable dans les moyens de placer cette médisance ; personne ne s'entend aussi bien à mêler du poison à l'éloge (...) avec souvent la langue du libertin (en français dans le texte) cosmopolite, mais sans même avoir le courage d'avouer son libertinage (en français dans le texte) (...)" (éd. Lacoste et Le Rider, p.992)

mardi 5 juin 2012

Les Grecs antiques, un peuple de stoïciens, qui ne prenait pas au sérieux toute la nature humaine ?


 Tête de Christ (musée du Louvre)
Dans L'art religieux de la fin du Moyen-Âge (1908), Émile Mâle écrit à propos des Grecs anciens :
" Raconter l'agonie d'un Dieu, montrer un Dieu épuisé, meurtri, couvert d'une sueur de sang, une telle entreprise eût fait reculer les Grecs du Vème siècle. Leur conception héroïque de la vie les rendait peu sympathiques à la douleur. Pour eux, la souffrance, qui détruit l'équilibre du corps et de l'âme est servile ; c'est un désordre que l'art ne doit pas éterniser. Seules, la beauté, la force, la sérénité doivent être proposées à la contemplation des hommes : ainsi l'oeuvre d'art devient bienfaisante, ainsi elle offre à la cité le modèle de la perfection où elle doit tendre. Ce peuple de dieux et de héros de marbre dit au jeune homme : "Sois fort, et, comme nous, domine la vie." Voilà la leçon que donne et donnera sans cesse l'antiquité. Grande leçon, assurément, et qui, depuis la Renaissance, a fait hésiter les âmes. Michel-Ange eut beau être chrétien, il fut subjugué par l'héroïsme antique.
Son Christ de la Minerve, beau comme un athlète, porte la croix comme un triomphateur : nulle trace de souffrance sur son visage impassible. Michel-Ange, comme un Grec, méprise et enseigne à mépriser la douleur. Instruits par son exemple, les Français, vers 1540, commencèrent à avoir honte d'exprimer la souffrance.
Le Christ à la Colonne de Saint-Nicolas de Troyes est un héros que ne sauraient atteindre les outrages des esclaves. L'artiste qui l'a sculpté n'imite pas seulement les procédés de Michel-Ange, il participe à son esprit. Car ce qui rend si dramatique l'histoire de l'art de la Renaissance, en France et dans toute l' Europe, c'est que c'est l'histoire de la lutte de deux principes, de deux conceptions de la vie.
Que voulaient dire nos vieux maîtres ? Ils voulaient dire que la douleur existe et qu'il ne sert à rien de la nier quand on la sent mêlée à la trame des choses. Au fond, ils avaient raison. Une religion, un art, où la douleur n'a pas sa place, n'expriment pas toute la nature humaine. La Grèce, elle-même, lassée de ses belles légendes qui ne consolaient pas, se mit à pleurer avec les femmes de Syrie la mort d' Adonis.
Il faut que les larmes longtemps contenues s'ouvrent un passage." (Colin, 1925, p.95-96)
Terminons par ces lignes de Nietzsche, qui mettent en relief en-deçà de leurs différences la parenté entre l'art hellénique (qu'on me pardonne la grossière généralité...) et l'art gothique :
L'au-delà dans l'art. Ce n'est pas sans un profond chagrin qu'on s'avoue que les artistes de tous les temps, dans leurs aspirations les plus hautes, ont rapporté précisément ces représentations à une transfiguration céleste que nous connaissons aujourd’hui pour fausse : ils sont les glorificateurs des erreurs religieuses et philosophiques de l'humanité, et ils n'auraient pu l'être sans la foi en leur vérité absolue. Or, si la foi en une telle vérité diminue, les couleurs de l'arc-en-ciel pâlissent autour des fins extrêmes de la connaissance et de l'illusion humaine : ainsi cette espèce d'art ne peut plus refleurir, qui, comme la divina commedia, les tableaux de Raphaël, les fresques de Michel-Ange, les cathédrales gothiques, suppose non seulement une signification cosmique, mais encore une signification métaphysique des objets de l'art. Il se fera une émouvante légende de ce qu'il ait pu exister un tel art, une telle foi d'artistes." (Humain, trop humain, I, 220, éd. Lacoste & Le Rider, p.555)
À la différence d' Émile Mâle, Nietzsche inclut le christianisme dans la légende.

dimanche 13 mai 2012

Épictète et Bernardin de Saint-Pierre : une même croyance en la Providence

Épictète (Entretiens, I, XVI) :
" Ne vous étonnez pas que les autres animaux aient à leur disposition tout ce qui est indispensable à la vie du corps, non seulement la nourriture et la boisson, mais le gîte, et qu'ils n'aient pas besoin de chaussures, de tapis, d' habits, tandis que nous, nous en avons besoin. Car il eût été nuisible de créer de pareils besoins chez des êtres qui n'ont pas leur fin en eux-mêmes, mais sont nés pour servir. Vois quelle affaire ce serait de nous occuper non seulement de nous-mêmes, mais de nos brebis et de nos ânes pour les vêtir, les chausser, les nourrir, les faire boire. Les soldats sont à la disposition du général, chaussés, vêtus et armés ; ce serait effrayant , si le chiliarque devait circuler pour chausser et pour habiller ses mille hommes ; de même la nature a mis à notre disposition les êtres nés pour nous servir ; ils sont tout préparés et n'exigent aucun soin ; si bien qu'un petit enfant mène les brebis avec un bâton. Mais nous oublions de remercier Dieu de nous avoir dispensés de prendre autant de soin de ces bêtes que de nous-mêmes, et nous lui faisons des reproches à notre sujet. Pourtant, par Zeus et par tous les dieux ! un seul de ces êtres suffirait à faire reconnaître la Providence, si l'on est honnête et reconnaissant ; ne parlons pas de grandes choses ; le lait qui provient de l'herbe, le fromage qui vient du lait, la laine qui vient de la peau, qui a fait, qui a imaginé tout cela ? Personne, dit-on ! Quelle inconscience ! Quelle impudence !"
Bernardin de Saint-Pierre (Études de la nature, T.II, 1839) :
" Dans nos climats tempérés, nous éprouvons une bienveillance semblable de la part de la nature. C'est dans la saison chaude et sèche qu'elle nous donne quantité de fruits pleins d'un jus rafraîchissant, tels que les cerises, les pêches, les melons ; et à l'entrée de l'hiver, ceux qui échauffent, par leurs huiles, tels que les amandes et les noix (...) C'est le long des eaux que croissent les plantes et les arbres les plus secs, les plus légers et par conséquent les plus propres à les traverser. Tels sont les roseaux, qui sont creux, et les joncs remplis d'une moëlle inflammable. Il ne faut qu' une botte médiocre de jonc pour porter sur l'eau un homme fort pesant. C'est sur les bords des lacs du Nord que croissent ces vastes bouleaux dont il ne faut que l'écorce d'un seul arbre pour faire un grand canot (...) Il n'y a pas moins de convenance dans les formes et les grosseurs de fruits. Il y en a beaucoup qui sont taillés pour la bouche de l'homme, comme les cerises et les prunes ; d'autres pour sa main, comme les poires et les pommes ; d'autres beaucoup plus gros, comme les melons, sont divisés par côtés et semblent être destinés à être mangés en famille ; il y en a même aux Indes comme le jacq , et chez nous la citrouille, qu' on pourrait partager avec ses voisins." (p. 244 à 251, passim)
" Assez ! Assez !" (Nietzsche, Généalogie de la morale, I, 14)

vendredi 13 avril 2012

L’homme, mouche et vers (Nietzsche / Locke)

Quand on lit les premières lignes de Vérité et mensonge au sens extra-moral, écrit par Nietzsche en 1873, on a un frisson cioranesque causé par l’adoption refroidissante du point de vue de Sirius :
« Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’ « histoire universelle », mais ce ne fut cependant qu’une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents n’eurent plus qu’à mourir. »
Quelques lignes plus loin, Nietzsche compare l’homme à une mouche :
« Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent avec elle voler le centre du monde. » ( Écrits posthumes, 1870-1873, Gallimard, p.277)
Or, bien que, mieux, parce que croyant en un Dieu infini, Locke a eu recours à une comparaison proche et ayant la même fonction : réviser à la baisse la valeur de la connaissance humaine.
« Si l’homme n’avait reçu que quatre de ces sens, les qualités qui sont les objets du cinquième sens, auraient été aussi éloignées de notre connaissance, imagination et conception, que le sont présentement les qualités qui appartiennent aux sixième, septième ou huitième sens, que nous supposons possibles, et dont on ne saurait dire, sans une grande présomption, que quelques autres créatures ne puissent être enrichies, dans quelque autre partie de ce vaste Univers. Car quiconque n’aura pas la vanité ridicule de s’élever au-dessus de tout ce qui est sorti de la main du Créateur, mais considérera sérieusement l’immensité de ce prodigieux édifice, et la grande variété qui paraît sur la Terre, cette petite et si peu considérable partie de l’Univers sur laquelle il se trouve placé, sera porté à croire que dans d’autres habitations de cet Univers il peut y avoir d’autres êtres intelligents dont les facultés lui sont aussi peu connues, que les sens ou l’entendement de l’homme sont connus à un ver (c’est moi qui souligne) caché dans le fond de son cabinet. »
Toutes choses égales par ailleurs, la comparaison lockéenne est encore plus humiliante que celle inventée par Nietzsche. Au moins la mouche explore, le ver, rampant lui, est coincé dans un sombre recoin !
Fontenelle, trois ans plus tôt, dans l’Entretien sur la pluralité des mondes était resté beaucoup plus pusillanime dans son évocation des habitants non-humains de la Terre.

mardi 13 mars 2012

" Je me méfie de tous les gens à systèmes et je les évite. La volonté de système est un manque de probité" (Nietzsche, Le crépuscule des idoles, 1888)

" En vérité, la manière habituelle de présenter les travaux philosophiques me déconcerte. Les ouvrages de philosophie sont écrits comme si leurs auteurs étaient convaincus de dire le dernier mot sur le sujet. Or, tous les philosophes ne pensent certainement pas qu'à la fin des fins et par la grâce de Dieu ils ont trouvé la vérité et érigé une forteresse imprenable autour d'elle. Nous sommes tous au fond bien plus modestes que cela. À juste titre. Pour avoir longuement cogité le point de vue qu'il présente, un philosophe a une idée relativement juste de ses points faibles ; il se sent peu à son aise dans les endroits où l'on fait peser un grand poids intellectuel sur quelque chose qui est peut-être trop fragile pour le supporter, dans les forums où l'on pourrait entreprendre d'éclaircir le point de vue en question, de mettre à jour ses postulats invérifiés.
Une forme d'activité philosophique consiste en quelque sorte à fourrer les choses dans quelque périmètre rigide de forme spécifique. Toutes ces choses qui sont là dehors, il faut les y faire entrer. Vous tentez de fourrer de force le matériau dans la zone rigide ; ça passe bien d'un côté, de l'autre ça achoppe. Alors vous retournez la pièce et vous appuyez sur la protubérance, ce qui en fait aussitôt apparaître une autre ailleurs. Et vous forcez de nouveau et vous rognez les angles pour que les choses s'ajustent et vous pressez jusqu'à ce que, enfin, presque tout trouve une place plus ou moins instable ; et tout ce qui ne colle pas, on le jette au loin, de sorte que ça passera inaperçu. (Certes, ce n'est pas aussi grossier que cela. Il faut aussi compter avec les chatteries et les cajoleries. Et tout le cinéma...) Rapidement, vous trouvez un angle d'où tout paraît en ordre et vous vous empressez de prendre un instantané ; en réglant l'obturateur à une vitesse grand V pour éviter que l'on ne puisse remarquer l'apparition de quelque nouvelle protubérance. Puis, retour à la chambre noire pour retoucher les accrocs, les bavures et les imperfections du périmètre. Il ne reste ensuite qu'à publier la photographie en expliquant : voilà exactement comment sont les choses, sans manquer de souligner comment rien ne s'ajuste correctement dans toute autre forme.
Aucun philosophe ne dit : " Voilà d'où je suis parti, voici où je suis arrivé ; la grande faiblesse de mon travail vient de ce que je suis parti de là pour arriver ici ; en particulier, voici les déformations les plus notables, les pressions, les poussées, les lacérations, les creusages, les étirements et le burinage, bref voici tout ce que j'ai commis en cours de route ; sans parler de toutes les choses que j'ai laissées de côté ou que j'ai feint d'ignorer et de tout ce que j'ai évité de regarder."
La répugnance des philosophes devant les failles qu'ils perçoivent dans leurs propres idées n'est pas, je le pense, une simple question d'honnêteté et d'intégrité philosophiques, même si ça l'est ou, tout au moins, si ça le devient sitôt que le phénomène est conscient. Cette répugnance est liée aux fins que poursuivent les philosophes en formulant leurs idées. Pourquoi se démènent-ils pour faire tout entrer de force dans ce seul et unique périmètre rigide ? Pourquoi pas un autre périmètre, ou, carrément, pourquoi ne pas laisser les choses où elles sont ? À quoi ça nous sert d'avoir tout dans un même périmètre ? Pourquoi y tenons-nous ? (De quoi cela nous protège-t-il ?)" (Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, Avant-Propos, 1974)
Trois manières de philosopher sont donc esquissées :
1) fourrer tout dans un périmètre rigide de forme spécifique et faire semblant que tout entre.
2) fourrer tout dans un tel périmètre en montrant bien que tout est loin d'y rentrer. C'est donc la manière de Nozick.
3) laisser les choses où elles sont. C'est peut-être la voie de Wittgenstein : " La philosophie ne saurait interférer en aucune façon avec l'usage effectif du langage, elle ne peut ultimement que le décrire. En effet, elle ne peut pas non plus lui fournir la moindre fondation. Elle laisse toutes choses en l' état." (Recherches philosophiques, 124)

Commentaires

1. Le lundi 26 mars 2012, 17:26 par caracal
Comme quoi la philosophie se légitime bien plus en tant que moyen qu'en tant que but. En tant que but, elle tue la pensée; en tant que moyen, elle la porte.