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samedi 17 décembre 2005

Phédon : on ne juge pas un homme sur son corps.

On connaît Phédon par le dialogue homonyme de Platon. Quant à ce qu’en dit Diogène Laërce, c’est plutôt maigre. Pourtant il est le fondateur de l’école éliaque, du nom de la ville d’Elis, où il est né. Issu d’une famille noble, il est fait prisonnier à l’occasion de la prise de sa cité dans le cadre d’une guerre dont la détermination prête à discussion chez les érudits. Esclave, il est prostitué, ce qui ne l’empêche pas dans ses moments libres d’aller écouter Socrate et discuter avec lui. Il semble que Robert Genaille, ne concevant peut-être pas du tout la possibilité d’une double vie où l’on use tantôt de son corps tantôt de son esprit, traduise erronément :
« (Phédon fut) forcé de vivre dans un lieu de débauche, mais, ayant fermé sa porte et quitté sa maison, il fréquenta Socrate. »
Marie-Odile Goulet-Cazé rend, elle, avec exactitude le partage de sa vie en deux temps :
« (Phédon) fut contraint à rester dans une maison close. Mais quand il en fermait la porte, il participait aux entretiens avec Socrate. » (II, 105)
Que Platon ait donné le nom de Phédon comme titre d’un dialogue où il identifie le corps à une prison de l’âme me paraît, à la lumière de l’anecdote, bien trouvé . A l’image de l’âme qui n’est pas recluse dans le corps, Phédon sort du bordel et médite. Et comme l’âme est un jour définitivement libérée par la mort, Phédon est lui aussi finalement libéré de l’esclavage et donc de la prostitution :
« (Socrate) invita Alcibiade ou Criton à le racheter. De ce moment il put philosopher en homme libre »
Mais que son premier statut ait encouragé l’argument ad hominem, il n’y a là rien d’étonnant :
« Hiéronymos, dans son ouvrage Sur la suspension du jugement, s’attaqua à lui en le traitant d’esclave.»
Ayant précisé la façon dont Phédon est devenu philosophe, Diogène Laërce énumère les différents dialogues qu’on lui attribue en discutant de leur authenticité. Je m’arrêterai à l’un des deux dont il est certain qu’ils sont bien de la main de Phédon : il s’agit du Zopyre. Celui qui donne le nom au dialogue est un physiognomoniste. Je rappelle que la physiognomonie, illustrée au 18e par Lavater et tant appréciée de Balzac, est cette fausse science qui pense pouvoir identifier les traits invisibles de l’esprit à partir de ceux visibles du visage. Comme l’ouvrage de Phédon est perdu, je ne peux pas connaître directement ce qu’il pensait d’un tel savoir. Cependant, indirectement, deux témoignages de Cicéron, l’un extrait du De Fato (sur le destin), l’autre des Tusculanes, éclairent sur le contenu possible du dialogue perdu. Dans l’ouvrage que Cicéron consacre à la dénonciation du fatalisme stoïcien, il rapporte l’analyse que Zopyre aurait faite de l’âme de Socrate à partir de son corps :
« Ne savons-nous pas le jugement que porta un jour de Socrate le physionomiste Zopyre, qui faisait profession de connaître le tempérament et le caractère des hommes à la seule inspection du corps, des yeux, du visage, du front? Il déclara que Socrate était un sot et un niais, parce qu'il n'avait pas la gorge concave, parce que tous ses organes étaient fermés et bouchés; il ajouta même que Socrate était adonné aux femmes; ce qui, nous dit-on, fit rire Alcibiade aux éclats. Les dispositions vicieuses peuvent être produites par des causes naturelles; mais les détruire et les déraciner complètement, à ce point que l'âme où elles régnaient d'abord en soit à jamais affranchie, ce n'est pas là le fait de la nature, mais l'oeuvre de la volonté, de l'énergie, d'une constante discipline.» (5, trad. de Nisard)
Le sens du rire d’Alcibiade est éclairé par le passage suivant des Tusculanes :
« Zopyre, qui se donnait pour un habile physionomiste, ayant examiné (Socrate) devant une nombreuse compagnie, fit le dénombrement des vices qu'il découvrait en lui : et chacun se prit à rire, car on ne voyait rien de tout cela dans Socrate. Il sauva l'honneur de Zopyre, en déclarant que véritablement il était porté à tous ces vices, mais qu'il s'en était guéri avec le secours de la raison. » (IV, 37 trad. de Nisard)
En effet les disciples ne sont pas dupes et n’ont pas encore le soupçon des futurs psychologues des profondeurs. Certes ils ne remettent pas en question la pertinence du diagnostic mais ils séparent radicalement ce qui, dans l’esprit, est de l’ordre du naturel et ce qui en lui est de l’ordre du volontaire. On ne naît pas philosophe, on le devient. Si les disciples, et donc parmi eux Phédon, entourent Socrate jusqu’aux derniers moments, c’est à cause de sa discipline. Virtuellement niais, sot et coureur, il s’est mis, grâce à elle, au-delà de toute opprobre. Apparemment condamné par la nature à s’attacher bêtement aux femmes, il s’est détaché par la volonté de son corps et, par là même, de tous les corps, masculins autant que féminins. C’est sans doute ce que Phédon, revenu à Elis, enseigna, entre autres, à ses propres élèves.