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samedi 23 mai 2015

Contre l'écran ! Pour une éducation non numérique !

En 2006, Russell Banks dans un entretien avec Jean-Michel Meurice dit à propos de la télévision les lignes suivantes ( on les lira en ayant aussi à l'esprit nos plus modernes écrans ) :
" Nous avons fait quelque chose qui n'avait encore jamais été fait. En tant qu'espèce, il nous incombait de protéger nos enfants parce qu'il faut longtemps - plus que dans toute autre espèce - à un petit d'homme pour devenir adulte, pour apprendre à se socialiser de manière humaine. Jadis, lorsque l'espèce était en évolution, nous avions d'abord protégé les petits des intempéries, des tigres à dents de sabre, des forces amorales de l'univers ; nous les protégeons jusqu'à ce qu'ils soient en mesure de prendre soin d'eux-mêmes. À notre époque, les forces amorales de l'univers sont avant tout économiques. Nous connaissons tous ces plaisanteries sur le représentant qu'on empêche d'entrer dans la maison - on referme la porte en lui coinçant le pied. En réalité, ces plaisanteries parlent de protéger les plus jeunes et les plus vulnérables, ceux qui ne sont pas capables de faire la distinction entre publicité et réalité. Mais aujourd'hui nous avons introduit le tigre à dents de sabre dans la caverne et nous lui avons dit : installe-toi bien confortablement près du feu. Et maintenant nous laissons le représentant garder les enfants pendant que nous sortons.
C'est une situation très dangereuse. Nous avons colonisé nos propres enfants. Comme il ne nous reste plus de peuples à coloniser sur la planète, comme il ne reste plus de gens incapables de faire la distinction entre de la verroterie ou des babioles et des objets de valeur, comme nous n'avons plus personne à qui acheter l'île de Manhattan en la troquant contre quelques perles de verre et des haches, nous en sommes venus à coloniser nos propres enfants. C'est un processus d'auto-colonisation. La vieille truie dévore sa portée." (Amérique, notre histoire, 2006, Actes-Sud, p.126-127)

Commentaires

1. Le jeudi 28 mai 2015, 10:29 par agel senplac
Casati et Simone parlent de colonisation numérique.
Mais est-ce que l'on peut se coloniser soi même? Cela ressemble tout autant à une servitude volontaire. Albert Memmi dans son portrait du colonisé remarque que le colonisé en vient à aimer son statut.

Comment décoloniser ? Cesser de lire sur écrans ? Mais les bibliothèques s'y transfèrent. L'éducation se numérise peu à peu ( c'est un aspect de la réforme du collège qui a été peu discuté). bientôt le vote.
2. Le mercredi 3 juin 2015, 08:44 par Philalethe
Sans doute doit-on aussi utiliser les écrans pour mettre en garde contre eux. 
Quant à l'éducation qui se numérise, elle devra parvenir à développer chez les élèves les plus jeunes une rationalité en mesure de leur permettre plus tard de voir l'Internet comme une immense bibliothèque  ne leur servant que si, avec ou sans lui, ils ont appris à bien raisonner. 
C'est sans doute possible de faire, en tant que professeur et dès le plus jeune âge de l'élève, un usage pédagogique raisonnable de l'écran mais rien n'assure que ce ne sera pas plus difficile par ce moyen-là que par les moyens antérieurs à la naissance de l'Internet, d'arriver au but de l'éducation : former des personnes éclairées et critiques. 
Plus simplement on mesure à quel point l'intégration au cours de philosophie de films n'assure pas du tout du bon usage du film dans la réflexion philosophique, tant est délicat le passage de la narration du scénario du film à une construction conceptuelle en mesure d'éclairer une argumentation ! En fait généralement seuls les élèves déjà armés conceptuellement tirent un profit manifeste de la projection d'un film. Mais il y a comme avec l'Internet une illusion qui procède de l'attrait du nouveau et de la croyance erronée qu'un progrès technologique est nécessairement un progrès dans la connaissance.
3. Le samedi 6 juin 2015, 21:36 par dual informel
Il n'est pas suffisant de souligner la difficulté de l'usage pédagogique d'un support filmique dans un cours de philosophie (ou de n'importe quelle discipline) pour marquer légitimement sa réticence à son égard, encore moins pour y renoncer, car cette difficulté vaut pour tous les moyens, y compris les plus classiques, notamment la projection d’œuvres d'art, la visite de musées, l'audition de concerts, etc., pour nourrir, par exemple, la réflexion sur l'art, la peinture, la sculpture, la musique... Ce que vous dites d'un film «(« seuls les élèves déjà armés conceptuellement tirent un profit manifeste de la projection d'un film ») s'applique également au commentaire de n'importe quelle image ou document iconographique. Le problème n'est donc pas l'introduction de moyens dont la nouveauté même entretiendrait l'illusion qu'on vaincrait par là tous les obstacles. Il revient au professeur d'attirer l'attention sur les objectifs recherchés, les outils conceptuels mis en œuvre à cette occasion, pour bien faire entendre aux élèves que le support utilisé n'est pas l'essentiel, quand bien même on les initie, dans ce cadre, à ce qu'il est convenu d'appeler le langage cinématographique. L'expérience que j'ai de l'usage de films en cours de philosophie (éventuellement avec des intervenants compétents) m'a montré que beaucoup d'élèves qui étaient plutôt muets dans les cours « ordinaires » - et pas obsolètes pour autant - devenaient fort réactifs et diserts au cours de ce genre de séances où chacun était invité à formuler un jugement sur la projection qui ne pouvait évidemment pas se borner à un « j'aime » ou « j'aime pas ». Bref, l'argumentation, dans ce contexte, consiste à justifier un jugement esthétique, à discerner éventuellement les éléments moraux, idéologiques qui peuvent s'y glisser pour prétendument l'étayer. En outre, lorsqu'un élève se risque à proposer une interprétation ou à supposer telle ou telle intention chez l'auteur, il est incité énergiquement à défendre sa cause, ne serait-ce que par les protestations des élèves qui sont en désaccord avec lui. Il n'y a donc aucun obstacle à ce que l'apprentissage de la rigueur logique passe par ce moyen ni aucune raison de montrer plus de perplexité à son égard qu'à d'autres.
4. Le dimanche 7 juin 2015, 09:19 par Philalèthe
Il faut bien distinguer : initier à la philosophie par le cinéma (plus généralement par l'art) et initier à la philosophie du cinéma (de l'art). 
Il va de soi que la seconde tâche implique la connaissance (à un degré qu'on laissera indéterminé) de ce sur quoi on philosophe - passons donc des films en classe si on fait un cours de philosophie du cinéma.
Quant à la première, elle m'apparaît comme le détour qu'on fait pour des raisons pédagogiques parce que l'accès direct à la philosophie, par les mots "abstraits" n'est plus possible pour la plupart. Ce détour peut être fait habilement ou non bien sûr. 
Mais que voudrait dire initier à la philosophie par l'Internet ? En général on se réfère à une présentation ludique, courte, visuelle. Il n'y a plus d'oeuvre d'art, sauf à entendre l'expression dans un sens démagogique et flatteur. Mais n'a-t-on pas les moyens aussi avec notre parole d'amuser, de détendre en vue d'apprendre ? Replacer les élèves à l'école dans un Internet où ils sont du matin au soir est-il le meilleur moyen de leur donner les vertus épistémiques qu'on désapprend en zappant ?
Que l'école véhicule une réflexion sur l'Internet est bien sûr une chose indispensable. Elle aurait à coeur d'expliquer comment faire de lui un usage vertueux épistémiquement.

mercredi 13 mai 2015

Est-on libre de croire ce qu'on veut ? Une démonstration logique des limites de la logique !

L'Écrivain lui explique qu'en un sens tout ce que nous lisons est en partie inventé.
Même les infos ?
Même les infos.
Même sur Internet ?
Surtout sur Internet.
Et les photos et les vidéos ? Les photos ne mentent pas, man.
Tout ment.
Si tout est mensonge, alors y a rien de vrai.
Tu as tout compris, Kid. À peu près. Ça veut dire qu'on ne peut jamais vraiment connaître la vérité de quoi que ce soit.
Où est-ce que tu as appris ça ? À la fac ?
Ouais. À Brown.
C'est quoi, ça, Brown ?
L'université où je suis allé.
(...)
Le Kid ouvre sa deuxième cannette de bière et dit à l'Écrivain : Si, comme t'as dit, tout est mensonge et qu'il n'y a rien de vrai, alors, que l'histoire du Professeur soit des conneries ou pas n'a aucune importance. C'est bien ce que tu dis ?
Ce que tu crois a de l'importance, par contre. C'est tout ce qu'on a pour agir. Et puisque tu es ce que tu fais, tes actions te définissent. Si tu crois que rien n'est vrai simplement parce que tu ne peux pas prouver logiquement que quelque chose est vrai, tu ne feras rien. Tu ne seras rien. Tu finiras par passer ta vie dans un fauteuil à bascule à regarder l'horizon en attendant une réponse qui ne viendra jamais. Autant être mort. C'est un vieux problème philosophique.
Alors, j'ai un vieux problème philosophique, dit le Kid.
(...)
Tu essayes de penser cette affaire logiquement, mais tu manques trop de rigueur. Et puis, même si tu étais rigoureux, ça ne te servirait pas. Laisse-moi te montrer les limites de la logique. D'abord oublie le bien et le mal. Oublie-les totalement. Et oublie même l'argent. L´Écrivain demande alors au Kid de tout retirer de l'équation, sauf des considérations de logique pure.
Quelle équation ?
Soit l'histoire du Professeur est vraie, X, soit elle est fausse, Y.
Ouah, de quoi tu causes, là ?
Elles ne peuvent pas être vraies toutes les deux, d'accord ? X et Y. Donc, il faut que l'une des deux soit fausse.
Ouais, j'veux bien.
Ce qui signifie que soit X, soit Y est vrai pour P.
C'est quoi ce truc de P ?
Le Professeur.
D'accord. Le Professeur, c'est P.
Bien. Ton problème, si tu t'en remets à la logique, c'est que tu ne peux pas affirmer que X est vrai pour P, ni que Y est vrai pour P. Tout ce que tu peux affirmer, c'est que soit X, soit Y est vrai pour P.
Hé, mec, c'est par là qu'on a commencé. C'est bien le putain de problème.
C'est un problème uniquement si tu t'en remets à la logique. C'est ça, que je veux te montrer. Ce qu'il te faut faire, Kid, c'est laisser tomber la logique, admettre ses limites, arrêter de rien croire et te mettre à croire ! C'est le seul moyen, qui te donnera la liberté d'agir. Sinon, tu seras coincé, pétrifié dans ton incrédulité. Pratiquement mort.
(...)
Ce qu'il sait, pourtant, c'est que si rien n'est vrai, alors rien n'est réel. La logique le lui dit. Et si rien n'est réel, alors rien n'a d'importance. Ce qui signifie qu'on est libre de croire ce qu'on veut." (Russell Banks, Lointain souvenir de la peau, Actes Sud, 2012, p. 503 à 521 passim)

Commentaires

1. Le dimanche 17 mai 2015, 14:35 par dual informel
Ce qui est limité, c'est l'exploitation relativiste des limites de la logique. On joue (l'auteur ou les contraintes de l'intrigue, qui le sait ?) avec l'ambiguïté du mot "vérité"...
Roman remarquable, par ailleurs.
2. Le dimanche 17 mai 2015, 14:47 par Philalethe
Oui, ça va de soi, j'ai hésité à mettre logique entre guillemets mais j'ai finalement jugé que le point d'exclamation final était assez ironique.

mardi 12 mai 2015

Juste croire ou chercher du lourd ?

" Il demande à l'écrivain : Alors, tu crois vraiment à l'histoire du Professeur, c'est ça ?
Absolument.
Mais comment tu sais qu'elle est vraie ? Au lieu de simplement croire qu'elle est vraie ?
Tu veux savoir si j'ai des preuves ? Du genre preuves scientifiques ? Non, bien sûr, je n'en ai pas. Pratiquement rien, dans le comportement humain, ne peut être connu de cette manière. Même notre comportement à nous. Il faut juste choisir ce qu'on croit et agir en conséquence.
Ouais, bon, moi, il faut que je sache si cette histoire est vraie ou pas. Parce que s'il s'agit juste de croire, je peux aller d'un côté comme de l'autre. Et si je vais d'un côté, mon "comportement humain" sera pas le même que si je vais de l'autre et vice versa. Quel que soit le côté où je vais, j'aurai peur que ce ne soit pas le bon côté, et mon comportement humain sera pas bon non plus. On est pas dans un roman ou dans un film, tu comprends, où des conneries de ce genre n'ont aucune importance puisqu' à la fin on sait ce qui s'est réellement passé.
L'Écrivain se met à rire et secoue la tête. Tu vas chercher du lourd, là, Kid. Mais à ta place, je ne m'en ferais pas pour ça. Qu'il se soit suicidé ou que quelqu'un d'autre, connu ou inconnu, l'ait tué, le Professeur est mort et bien mort, Tu as livré son DVD à sa veuve et je suppose que tu as reçu ton paiement qui, d'après ce que je sais par Cat, consiste en une bonne provision de billet de cent dollars. C'est bien ça ?
Ouais, c'est ça.
Donc, que tu croies l'histoire du Professeur ou pas, ta vie demain se déroulera à peu près de la même façon qu'hier. Tu peux vivre là-bas sur ton house-boat comme Huckleberry Finn sur son radeau jusqu'à ce que tu tombes sur quelque chose de mieux. Tout ça, mon p'tit gars, me paraît assez sympa. Je ne vois pas comment ton "comportement humain" sera affecté dans un sens ou dans l'autre par le fait que tu n'as pas de preuve scientifique de la véracité de l'histoire du Professeur. Tout ce qu'il te faut, Kid, c'est croire ! Juste croire !
Non, fait le Kid. Bien sûr, c'est facile à dire, pour toi. T'es un écrivain. Mais pour des gens comme moi, croire des choses, c'est pas si facile. Chaque fois que j'ai cru quelqu'un ou quelque chose, ma vie a été complètement foutue en l'air.
Désolé, Kid. Désolé, désolé. (Russell Banks, Lointain souvenir de la peau, Acte Sud, 2011, p.501-502)