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vendredi 27 avril 2018

Platon avant Saint-Augustin.

Il est vraiment dommage que, sans doute par économie, Gallimard dans la Bibliothèque des Histoires ait publié le livre de Philippe Buc Guerre sainte, martyr et terreur. Les formes chrétiennes de la violence en Occident sans son appareil de notes. C'est d'autant plus paradoxal, voire incohérent, que, grand luxe, la traduction de l'ouvrage a été confiée à un autre médiéviste expérimenté, Jacques Dalarun.
Aucune référence n'est donc donnée de ce texte de Saint-Augustin justifiant la coercition comme préparation à la conversion libératrice :
" Quand des enseignements salutaires sont associés à une utile terreur, il s'ensuit non seulement que la lumière de la vérité chasse l'aveuglement de l'erreur, mais aussi que la force de la crainte brise les chaînes de la mauvaise habitude."
Mais, passons, il suffit de compulser son Saint-Augustin. Le point est en fait que Philippe Buc présente ce philosophe comme une des premières sources chrétiennes de cette théorie combinant contrainte des corps et libération des esprits. Certes, mais au risque de lasser, je veux rappeler que Saint-Augustin reprend là son Platon, la théorie étant déjà implicite dans l'allégorie de la caverne : en effet le prisonnier libéré est "contraint de se lever subitement, de retourner la tête, de marcher et de regarder vers la lumière " ; quand on lui montre " chacune des choses qui passent, on le contraint de répondre à la question : qu'est-ce que c'est ? ". On le force à regarder la lumière elle-même, précisément la lumière dans la caverne, puis on le tire par la force en lui faisant remonter la pente raide et on ne le lâche pas. Une fois qu'il est sorti, plus besoin de continuer la coercition, le regard du prisonnier est tourné dans la bonne direction, le temps, la réalité extérieure et l'esprit feront le travail aboutissant au savoir.
Manifestement cette première (?) mise en scène des rapports complémentaires de la contrainte physique et de la liberté mentale éclaire, tout autant que les lignes de Saint-Augustin, certains des textes bien plus tardifs cités par Philippe Buc, comme par exemple ces lignes du puritain William Perkins (1558-1602) dont je ne peux malheureusement pas non plus donner la source :
" C'est vrai : la volonté ne peut être contrainte ; et il est pareillement vrai que le magistrat ne force personne à croire, car quand un homme croit vraiment et embrasse la vraie religion du fond du coeur, il le fait volontairement. Néanmoins, des moyens doivent être utlisés pour faire vouloir aux gens ce qu'ils ne veulent pas ; et ces moyens sont de les forcer à venir à nos assemblées, à écouter le verbe et à apprendre les bases de la vraie religion." (p.355)
Identiquement, personne ne force le prisonnier platonicien à croire, il est juste forcé de se trouver en plein milieu de la réalité, la croyance s'ensuivant par la force des choses.
De nos jours, cette contrainte initiale n'est plus bien vue. Elle correspond plus ou moins à ce que Kant désigne par discipline dans son Traité de pédagogie, du moins si l'on accepte que faire faire à quelqu'un ce qu'il ne veut pas (Platon) équivaut en contrainte à l'empêcher de faire ce qu'il veut (Kant : " la discipline doit brider l'homme pour l'empêcher de se livrer aux dangers dans le désordre et l'irréflexion.").
Il faudrait avoir le talent d'écrire une version de l'allégorie de la caverne que les pédagogues du jeu pourraient s'approprier. Ce serait en s'amusant et donc sans réaliser la différence de niveau entre sa caverne et la connaissance que le prisonner sortirait au grand jour. Certes, quand il se retrouverait seul face aux choses, le réel lui-même devrait être divertissant pour faire entrer sans peine le savoir dans l'esprit ... Comme notre nouveau prisonnier, d'autant plus pressé que la technique lui permettrait de gagner du temps (sur ce sujet, consulter Accélération. Une critique sociale du temps de Hartmut Rosa), serait trop impatient pour prendre le temps de s'habituer à son nouvel environnement (516 a), la réalité devrait être complètement accessible d'un seul coup. Mais, dans de telles conditions, je le vois mal s'attarder à contempler l' Idée du Bien, elle l'ennuierait vite, il redescendrait d'où il vient, juste pour se changer les idées. Serait-il tué ? Sans doute pas, on lui préférerait un clown plus captivant...

Commentaires

1. Le dimanche 29 avril 2018, 05:21 par Philippe Buc
0)
Merci pour le retour sur Platon. Toute coercicion n´est pas chrétienne.
1)
Augustin, Ep. 93.1.3, CSEL 34:2, 448, ou CCSL 31A, 169.
2)
William Perkins, Works, vol. 2 (Londres: 1617), 412:
"True it is, the will cannot be compelled; and true it is likewise, that the Magistrate doth not compell any to beleeve: for when a man doth beleeve, and from his heart imbrace true religion, he doth it willingly. Notwithstanding meanes are to be used to make them willing, that are unwilling, and the meanes is to compell them to come to our assemblies, to heare the word, and to learne the grounds for true religion".
2. Le dimanche 29 avril 2018, 14:55 par Philalethe
Merci infiniment à vous pour ces précisions.
Je tiens à ajouter que l'ouvrage, même sans les notes, reste passionnant !

mardi 9 janvier 2007

Addenda: Hipparchia, Cratès, Diogène et Saint-Augustin ou la contestation cynique revue à la baisse.

L’article que Jesús María García Gonzalez et Pedro Pablo Fuentes González ont consacré à la philosophe cynique Hipparchia dans le troisième tome du Dictionnaire des philosophes antiques (p.742-750) attire mon attention sur un texte de Saint-Augustin. Explorant en effet la meilleure source concernant Hipparchia, précisément les Socratis et Socraticorum Reliquiae de l’italien Gabriele Giannantoni, les deux auteurs espagnols relèvent que ladite source ne mentionne pas « l’opinion d’Augustin Cité de Dieu XIV 20 (« De vanissima turpitudine Cynicorum ») pour qui la consommation publique du mariage d’Hipparchia et de Cratès n’a pas eu lieu en réalité parce qu’il serait impossible d’éprouver le désir sexuel sous les regards d’autrui. »
Rappelons d'abord le texte de Diogène Laërce:
" La jeune fille choisit (de pratiquer le même genre de vie que Cratès). Après avoir pris le même vêtement que lui, elle circula en compagnie de son mari, eut commerce avec lui en public et se rendit aux dîners." (VI 97)
La publicité des actes traditionnellement privés est conforme à la tradition contestataire inaugurée par Diogène de Sinope ("Il avait l'habitude de tout faire en public, aussi bien les oeuvres de Déméter (manger) que celles d'Aphrodite." VI 69). Elle est d'autant plus scandaleuse qu'Hipparchia est une femme dont la destination conforme au nomos et à la doxa est de rester à l'intérieur de la maison.
Apulée (125-180) a donné, avant Laërce, une version plus précise de la relation conjugale en question:
" Cratès mena Hipparchia dans le portique. Là, dans l'endroit le plus fréquenté, devant tout le monde, en plein jour, il se coucha à ses côtés et Hipparchia s'y prêtant avec un cynisme pareil au sien (je me rappelle que dans les Entretiens III 22 76 Epictète dit d'elle qu'elle est "un autre Cratès") , il l'eût déflorée devant tout le monde, si Zénon n'eût étendu son manteau pour dérober son maître aux regards de la foule qui les entourait." (Florides trad. de Bétolaud 1836)
Bref, le fait est bien connu, je suis donc pressé de consulter le passage de Saint-Augustin supposé s'y référer. Lisons-le (je cite d'abord la fin du chapitre antérieur où le philosophe tient à distinguer la colère de la concupiscence, qui, elle, manifeste la fâcheuse indépendance du corps par rapport à la volonté):
"Lorsque, dans la colère, nous frappons ou injurions quelqu’un, c’est bien certainement la volonté qui meut notre langue ou notre main, comme elle les meut aussi lorsque nous ne sommes pas en colère; mais pour les parties du corps qui servent à la génération, la concupiscence se les est tellement assujetties qu’elles n’ont de mouvement que ce qu’elle leur en donne: voilà ce dont nous avons honte, voilà ce qu’on ne peut regarder sans rougir; aussi un homme souffre-t-il plus aisément une multitude de témoins, quand il se fâche injustement, qu’il n’en souffrirait un seul dans des embrassements légitimes
CHAPITRE XX.
CONTRE L’INFAMIE DES CYNIQUES.
C’est à quoi les philosophes cyniques n’ont pas pris garde, lorsqu’ils ont voulu établir leur immonde et impudente opinion, bien digne du nom de la secte, savoir que l’union des époux étant chose légitime, il ne faut pas avoir honte de l’accomplir au grand jour, dans la rue ou sur la place publique. Cependant la pudeur naturelle a cette fois prévalu sur l’erreur. Car bien qu’on rapporte que Diogène osa mettre son système en pratique, dans l’espoir sans doute de rendre sa secte d’autant plus célèbre qu’il laisserait dans la mémoire des hommes un plus éclatant témoignage de son effronterie, cet exemple n’a pas été imité depuis par les cyniques ;- la pudeur a eu plus de pouvoir pour leur inspirer le respect de leurs semblables que l’erreur pour leur faire imiter l’obscénité des chiens. J’imagine donc que Diogène et ses imitateurs ont plutôt fait le simulacre de cette action, devant un public qui ne savait pas ce qui se passait sous leur manteau, qu’ils n’ont pu l’accomplir effectivement; et ainsi des philosophes n’ont pas rougi de paraître faire des choses où la concupiscence même aurait eu honte de les assister. Chaque jour encore nous voyons de ces philosophes cyniques : ce sont ces hommes qui ne se contentent pas de porter le manteau et qui y joignent une massue (symbole d'Hercule, héros des cyniques) or, si quelqu’un d’eux était assez effronté pour risquer l’aventure dont il s’agit, je ne doute point qu’on ne le lapidât, ou du moins qu’on ne lui crachât à la figure. L’homme donc a naturellement honte de cette concupiscence, et avec raison, puisqu’elle atteste son indocilité, et il fallait que les marques en parussent surtout dans les parties qui servent à la génération de la nature humaine, cette nature ayant été tellement corrompue par le premier péché que tout homme en garde la souillure, à moins que la grâce de Dieu n’expie en lui le crime commis par tous et vengé sur tous, quand tous étaient en un seul." (traduction disponible sur www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/)
Ce passage m'étonne à plus d'un titre: d'abord parce que, ne mentionnant pas le couple Cratès-Hipparchia, il illustre la référence à l'union sexuelle par la pratique de la masturbation ("(Diogène) se masturbait constamment en public et disait: "Ah! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim !" VI 69); ensuite parce que la transgression cynique est réduite à un simulacre de transgression du fait que la honte est pensée par Saint-Augustin comme un sentiment naturel, nécessaire et invincible, effet du péché originel, et non, à la manière des cyniques, comme le produit de l'inculcation réussie mais au fond fragile de conventions arbitraires; enfin parce que l'action cynique est un spectacle raté au sens où la même honte des passants les retient d'imaginer l'inimaginable. Certes Saint-Augustin n'exclut pas la possibilité d'un mouvement contre-nature, mais en revanche il écarte tout net l'idée qu'une transgression réelle puisse faire école (j'en déduis que si Diogène a pu avoir des disciples, c'est parce qu'ils ont vu qu'il ne faisait que semblant).
Résumons: interprétés par le Père de l'Eglise, les cyniques ont trop peu de honte pour ne pas feindre de montrer aux regards d'autrui leur concupiscence mais ils en ont tout de même trop pour la satisfaire ouvertement. Au moment même où ils mettent en scène leur rupture par rapport à la cité grecque et à ses codes, ils manifestent, contre leur gré, par la timidité insoupçonnée de leurs provocations leur appartenance au genre humain et la déchéance qu'ils partagent avec quiconque.
Hercule est décidément beaucoup moins fort que Dieu et le stoïcien Zénon finalement beaucoup plus ordinaire dans ses réticences pudiques qu'on ne l'aurait imaginé ("(Zénon) devint auditeur de Cratès, manifestant de façon générale une grande ardeur à l'égard de la philosophie, bien qu'il éprouvât de la honte devant l'impudeur cynique." VII 3)

Commentaires

1. Le mardi 9 janvier 2007, 22:28 par franssoit
Bonjour,

Je ne suis pas certain de comprendre votre article.

Diogène simulait-il, Augustin croyait-il qu'il simulait, ou Augustin prétendait-il croire celà ?

F.
2. Le mardi 9 janvier 2007, 22:50 par philalethe
Augustin croyait que Diogène simulait mais le texte de Laërce ne permet en aucune manière de donner raison à Augustin.
3. Le mercredi 10 janvier 2007, 15:31 par Nicotinamide
Votre étonnement provient du fait que les auteurs de l’article Hipparchia aient pu se tromper.

Explorant en effet la meilleure source concernant Hipparchia, précisément les Socratis et Socraticorum Reliquiae de l’italien Gabriele Giannantoni, les deux auteurs espagnols relèvent que ladite source ne mentionne pas « l’opinion d’Augustin Cité de Dieu XIV 20 (« De vanissima turpitudine Cynicorum ») pour qui la consommation publique du mariage d’Hipparchia et de Cratès n’a pas eu lieu en réalité parce qu’il serait impossible d’éprouver le désir sexuel sous les regards d’autrui. »

Vous avez souligné leur première approximation. Le héros du passage de St Augustin est Diogène, non le couple Hipparchia-Cratès. Deuxième erreur : contrairement à ce que les espagnols affirment la source concernant le passage de St Augustin se trouve bien au V B 525 du Giannantoni.

Quant à l’interprétation de St Augustin elle prête au hochement d’épaules… Est que John Duncan qui baise une morte fait semblant ? Est-ce que les millions d’acteurs de pornographie font semblant ? Cette pudeur transcendantale est brisée par l’expérience du corps de tous les jours. Ce n’est pas donc pas Diogène Laërce qui donne tort au voleur de poire mais l’observation de l’Homme tel qu’il est.
Peut-être que le cynique avait honte d’un tel comportement… mais on connaît bien la falsification et l’inversion des valeurs cher à ces philosophes : « Diogène vit un garçon rougir. Courage, lui dit-il, c’est la couleur de la vertu. » DL VI 54

Si vous croyez au père Noël, je ne peux que vous conseillez la commande du livre écrit par Isabelle Glugliermina, Diogène Laërce et le cynisme. PUS.

Peut-être que vous pourrez être intéressé par une collection de fragments cyniques. L’adresse est ci-dessous. Il faut ensuite aller sur « lien » et choisir la première adresse qui vous renverra à la collection.
sndemond.free.fr/index.ht...
4. Le vendredi 12 janvier 2007, 19:23 par philalethe
Je suis tout à fait d'accord avec vous concernant le caractère honteux de la honte pour le cynisme et votre référence à VI 54 est très opportune.
En revanche votre référence au Père Noël me laisse perplexe; j'imagine que ce n'est pas un compliment pour l'auteur du livre mais vous seriez aimable de préciser votre critique.
Merci en tout cas pour le lien mais je ne parviens pas à lire en entier les fragments.
5. Le vendredi 12 janvier 2007, 22:05 par Nicotinamide
Si vous croyez au père Noël voulait dire : si vous souhaitez vous offrir un livre, je ne peux que vous conseiller le livre de Glugliermina sur Diogène Laërce et le cynisme.

Je ne suis pas un connaisseur de manipulation informatique. En cliquant sur les chiens, normalement apparait une fenetre avec les extraits. Par exemple, en ce qui concerne Hipparchia, il y a : anthologie palatine VII 413 et DL VI 96-98. Les fragments ne sont pas exhaustifs, il manque par exemple toutes les références de la souda que l'on trouve facilement là : (suda on line) www.stoa.org/sol-bin/sear...

Avec ça, on égale la partie du Giannantoni consacrée à Hipparchia (sans parler bien entendu, des références dispersées dont parle le dictionnaire comme par exemple VB 533, VB 573 ou VH 88, 115-120 qui correspondent à des lettres pseudo-épigraphe de Diogène et Cratès. Paquet (les cyniques grecs fragments et témoignages, PUO), dans la partie Hipparchia n'a pas repris la souda. Par contre il reprend du sextus que l'on retrouve ailleurs dans le giannantoni. Ex. VH 21.
A mon avis il y aurait encore 30% des fragments qui seraient encore à traduire en français. Et à rassembler, pour déclasser Paquet !