C’est la vie de Pythagore qui ouvre le livre VIII, consacré tout entier à lui-même et à ses disciples. Ainsi débute une nouvelle tradition, antérieure de loin à Héraclide du Pont. Reste que le thème de l’imposture, illustré à plusieurs reprises par ce dernier, peut servir de fil directeur.
Pour cela il faut faire un double détour : par Salmoxis, esclave de Pythagore, et par Hérodote qui rapporte son histoire dans les Enquêtes :
« À ce que j’ai appris des Grecs de l’Hellespont et du Pont, ce Salmoxis, qui était un homme, avait été esclave à Samos, et esclave de Pythagore, fils de Mnésarchos. Puis, devenu libre, il s’était constitué une grosse fortune qui lui avait permis de rentrer dans sa patrie. Mais comme les Thraces étaient des gens pauvres et plutôt naïfs (si je me rappelle du Théétète, la servante qui se moque de Thalès, bien que d’origine thrace, n’a pourtant, elle, rien d’une demeurée), ce Salmoxis, qui avait fait l’apprentissage de la façon de vivre propre à l’Ionie et était d’un caractère plus réfléchi que les Thraces pour avoir fréquenté des Grecs, et parmi eux le Sage apparemment le plus éminent, Pythagore, avait fait aménager un appartement réservé aux hommes, où il recevait et régalait les notables de la cité. Il leur enseignait que ni lui ni ses convives ni leurs descendants ne mourraient, mais qu’ils iraient vers un lieu où, continuant à vivre pour l’éternité, ils jouiraient de tous les biens (il semble que Salmoxis diffuse une version plutôt défigurée de la théorie pythagoricienne de la réincarnation). Or, tandis qu’il faisait tout ce que je viens de dire, et tenait ces propos, il se faisait aménager un appartement souterrain ; quand cet appartement fut achevé, il disparut de la société des Thraces et descendit dans l’appartement souterrain, où il vécut trois ans. On se mit à le regretter et à le pleurer, en croyant qu’il était mort. Puis, au bout de trois ans, il réapparut aux Thraces qui dès lors eurent foi en tout ce que Salmoxis disait. » (IV 95 traduction de Daniel Delattre)
Or, à en croire Hermippe de Smyrne, auteur, lui aussi, mais bien avant Laërce, de Vies de philosophes, Pythagore en personne avait usé du même stratagème. De manière étrange, c’est dans la partie du texte consacrée aux différentes versions de la mort de Pythagore que Laërce reprend le témoignage d’Hermippe (à qui on doit déjà le récit d’une des supercheries d’Héraclide) :
« Arrivé en Italie, Pythagore se serait fait construire une habitation souterraine et aurait demandé à sa mère de consigner sur une tablette les événements qui allaient se produire et leurs dates, puis de lui faire parvenir ces notes sous la terre jusqu’à ce qu’il remonte. Ce que fit sa mère. Après un certain temps, Pythagore remonta, maigre et squelettique. S’étant rendu à l’Assemblée, il déclara qu’il revenait de l’Hadès, et de plus il rappela à ceux qui étaient là ce qui s’était passé. Secoués par ce qui venait d’être dit, ces derniers fondirent en larmes, gémirent et crurent que Pythagore était un dieu, de sorte qu’ils lui confièrent leurs femmes pour qu’elles apprennent quelque chose de ces doctrines : ce furent les Pythagoriciennes. » (VIII 41 traduction de Luc Brisson)
Ce qui fait entre autres la singularité de la deuxième version, c’est la présence des femmes (indépendamment du rôle décisif de complice joué par la mère) : alors que Salmoxis ne pense qu’à augmenter son crédit auprès des hommes, Pythagore tire de sa remontée des Enfers un pouvoir nouveau sur les femmes. Ceci dit, j’aimerais comprendre pourquoi les hommes délèguent leurs femmes à la relation avec le dieu; leur geste fait en tout cas des disciples féminines de Pythagore des créatures doublement dominées : par l’autorité traditionnelle des maris et par le maître lui-même qui abuse en plus de leur crédulité.
Plus tard Porphyre donnera un tour rationnel à l’histoire et lavera qui plus est Pythagore de tout soupçon d’imposture:
« Lorsque Pythagore eut débarqué en Italie et qu’il se fut installé à Crotone, dit Dicéarque, les citoyens de Crotone comprirent qu’ils avaient affaire à un homme qui avait beaucoup voyagé, un homme exceptionnel, qui tenait de la fortune de nombreux avantages physiques : il était en effet noble et élancé d’allure, et, de sa voix, de son caractère et de tout le reste de sa personne émanaient une grâce et une beauté infinies. Ils le reçurent si bien que, après avoir servi de guide spirituel à l’assemblée des anciens par des nombreuses et belles interventions, il entreprit de conseiller les jeunes, cette fois sur les problèmes de l’adolescence (l’expression a un côté anachronique), à la demande des magistrats de la cité ; puis ce fut le tour des enfants, accourus en masse des écoles pour l’écouter, et il en vint par la suite à organiser également des réunions réservées aux femmes. Tout cela ne fit qu’accroître sa réputation déjà grande ; et son public, nombreux déjà à Crotone même et composé non seulement d’hommes mais aussi de femmes dont nous n’avons conservé qu’un seul nom, celui de Théano (1), s’accrut encore considérablement des barbares du voisinage, des rois et des chefs. » (Vie de Pythagore 18-19 trad. de Delattre)
Ainsi l’influence pythagoricienne gagne des cercles de plus en plus éloignés de l’excellence masculine : adolescents, enfants, femmes, non-Grecs. La femme donc, avant le barbare mais après le petit garçon…
(1) Diogène Laërce donne deux versions de l’identité de Théanô :
« Pythagore avait une femme, du nom de Théanô, la fille de Brontinos de Crotone ; d’autres disent que Théanô était la femme de Brontinos et une disciple de Pythagore. » (42)
Manque une possibilité : la femme-disciple, telle Hipparchia par rapport à Cratès.