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samedi 19 décembre 2015

Sándor Márai, lecteur attentif du Criton.

Sándor Márai, terminant ses Mémoires de Hongrie, explique pourquoi en 1948 il a décidé de s'exiler :
" (...) il ne suffit plus de se taire, il faut dire "non" par ses paroles et par ses actes et quitter cette zone contaminée. Ce "non", lourd de conséquences, demande un sacrifice que l'on n'a le droit de demander à personne, sinon à soi-même. Dans le Criton (ce petit volume ayant survécu au siège, je le pris un jour dans ma bibliothèque pour y rechercher le passage en question), Socrate affirme que tout citoyen a le droit de quitter son pays s'il ne veut pas participer à des actions qu'il juge contraires aux intérêts de celui-ci. Dans sa Civil disobedience, Thoreau, cet ermite hérétique des forêts nord-américaines (vivant sans le moindre livre, se nourrissant de racines et de miel sauvage, celui-là n'avait guère eu la possibilité de méditer sur le Criton), déclare ceci : pour protester contre un crime dont on refuse d'être le complice, il faut, en dernier recours, quitter son foyer. Babits, lui, n'était ni le premier ni le dernier à rappeler que "parmi les criminels, on est complice quand on reste muet". Élever la voix dans de telles circonstances n'est pas seulement un droit, c'est aussi un devoir." (p.403)
Dans le Criton, Socrate pose centralement le problème de savoir s'il est juste de quitter Athènes alors qu'une condamnation à mort illégitime mais légale a été prononcée contre lui. Or, partant du principe qu'il ne faut jamais commettre l'injustice, c'est-à-dire faire du tort à quelqu'un, même quand on en a été victime, Socrate en tire la conclusion qu' accepter de quitter le territoire athénien illégalement, comme le lui propose Criton, nuirait à l'État et aux Lois et serait donc une injustice. Dans ces conditions, "il faut, au combat, au tribunal, partout ou bien faire ce qu'ordonne la cité, c'est-à-dire la patrie, ou bien l'amener à changer d'idée en lui montrant en quoi consiste la justice." (51c).
C'est la leçon bien connue du Criton : il est légitime de subir une condamnation illégitime quand elle est formulée légalement dans le cadre des Lois de la Cité. Cependant Márai a raison d'en tirer aussi une autre leçon, plus discrète mais tout autant contenue dans le dialogue, qui, elle, justifie indéniablement son projet d'exil légal. En effet les Lois reconnaissent au citoyen le droit de quitter la Cité :
" Nous proclamons pourtant qu'il est possible à tout Athénien qui le souhaite, après qu'il a été mis en possession de ses droits civiques et qu'il a fait l'expérience de la vie publique et pris connaissance de nous, les Lois, de quitter la cité, à supposer que nous ne lui plaisions pas (Márai ici comprend "nous ne lui plaisions plus"), en emportant ce qui est à lui, et aller là où il le souhaite. Aucune de nous, les Lois, n'y fait obstacle, aucune non plus n'interdit à qui de vous le souhaite de se rendre dans une colonie, si nous, les Lois et la cité, ne lui plaisons pas, ou même de partir pour s'établir à l'étranger, là où il le souhaite, en emportant ce qu'il possède." (51-d)
Donc ne pas quitter le territoire que les Lois régissent est identifié comme une preuve de reconnaissance de leur valeur. Sándor Márai est ainsi autorisé par Platon à quitter la Hongrie dès qu'il réalise que les lois hongroises ne font qu'institutionnaliser l'invasion soviétique, consécutive à la libération du territoire de l'emprise de l'Allemagne nazie.
Certes Sándor Márai est tout de même partiellement infidèle à la leçon platonicienne en paraissant transformer en devoir de s'exiler en protestant ce que les Lois se contentent de présenter comme un droit au départ. Mais il faut dire aussi que la loi russe différait des Lois auxquelles Platon donnait la parole, en privant le citoyen hongrois du pouvoir de partir avec ses biens, pour la raison simple qu'elle l'en avait antérieurement dépossédé.

vendredi 11 décembre 2015

Aller-retour Caverne-Soleil, une variante de l'allégorie platonicienne.

Dans ses remarquables Mémoires de Hongrie, Sándor Márai écrit à propos d'un voyage fait en hiver 1946 :
" Je me rendis d'abord à Rome, puis à Naples. Le soleil brillait sur le Pausilippe - son éclat devait m'accompagner pendant tout mon voyage et même plus tard, après mon retour en Hongrie. Ce fut le seul souvenir positif de mon expédition en Europe de l'Ouest, le seul qui m'incitât à y revenir. Plus tard, en quittant mon pays pour ne plus y retourner, ce fut à cet appel que j'obéis. J'allai directement au Pausilippe, pour plonger, tête la première, dans sa lumière, tel le suicidé qui, après une longue hésitation, se débarrasse de sa bouée et se jette dans le Niagara.
Dans la Lumière, la pure Lumière, oui - après cette obscurité démente, je retournai enfin à la Lumière, là ou il est impossible de tricher, où il est inutile de mentir, où tout, le vrai comme le faux, se manifeste dans une clarté aveuglante. Oui, j'affrontais la Lumière, qui avait jailli d'ici avant de se répandre à travers toute l'Europe obscure et sauvage. Et, fùt-ce une dizaine d'années plus tard, alors que je grelottais , sous les néons de la nuit new-yorkaise, j'évoquais toujours avec le même bonheur la lumière du Pausilippe.
Pourtant, si l'on peut se baigner dans la lumière, si l'on peut s'y plonger comme dans l'Océan, il est impossible d'y vivre, tant elle vous éblouit. Vivre - réfléchir, agir - n'est possible que dans la pénombre. Aussi, fermant les yeux, m'étirai-je une dernière fois au sommet de ces hauteurs du sud avant de prendre le train pour Paris.
À la frontière française, je faillis être arrêté. Le douaniers examina à la loupe chacun de mes pauvres effets : il me soupçonnait de vouloir introduire en contrebande...quoi, au juste ? Je l'ignore. Sans doute ce que rapportent, d'ordinaire, les contrebandiers qui viennent de la Lumière pour regagner l'Obscurité." (Le livre de poche, p.286-287)

vendredi 4 décembre 2015

Mutadis mutandis, le prolo sadique, un des universaux humains ?

" En passant, un après-midi du printemps de 1946, par l'avenue qui, autrefois, portait le nom d' Andrássy, je vis, sur le balcon de l'immeuble sis au numéro 60, quelques gaillards en uniformes rutilants, appartenant à ce détachement spécial que l'on nommait Sûreté de l'État. Après une journée de travail bien remplie - mais peut-être s'accordaient-ils seulement une pause -, hilares, les mains sur les hanches, ils regardaient les passants qui, las et soucieux, avançaient sur le trottoir. Pleins de morgue, ils savaient qu'ils pouvaient, par un simple coup de sifflet, convoquer n'importe lequel de ces piétons dans cet immeuble de sinistre réputation, le traîner dans la chambre des tortures et lui faire subir les pires supplices, sans rendre de comptes à personne. À ma grande consternation, leurs visages me semblaient familiers : oui, c'étaient les mêmes qui, un an auparavant, sous le règne des nazis, occupaient ce même balcon. Ils avaient simplement changé de nom.
Dans les caves et dans les bureaux aux fenêtres grillagées où se déroulaient des interrogatoire musclés, avec tous les moyens imaginés par la férocité humaine, les agents de l'AVO, de la Sûreté de l'État, venaient relayer les assassins nazis pour organiser la Terreur, qui seule était capable d'imposer à la population cette immense escroquerie appelée communisme.
Monstre échappé d'un cauchemar, la Terreur réapparut donc dans la ville. Un gaz mortel, d'une insupportable fétidité, se répandit dans l'air. Que pouvait-on faire contre ces individus plastronnant sur le balcon de la Maison de la Torture ? Jamais pyromane ne deviendra pompier, jamais l'assassin ne se convertira en boucher ou en chirurgien... L'expérience montre assez que toute pédagogie se révèle impuissante contre les penchants naturels de l'être humain - par exemple, contre sa barbarie. L'homme qui porte le désir de meurtre dans ses gènes restera un assassin, fût-ce sous les dehors d'un politicien. Les hommes qui, emplis d'eux-mêmes, regardaient les passants du haut de cette fourrière sise au 60 de l'avenue Andrássy, avaient obtenu la plus grande satisfaction dont un individu de cette espèce puisse rêver : le droit d'être cruel et la certitude de l'impunité. N'agissaient-ils pas, après tout, "dans l'intérêt du peuple" ? N'étaient-ils pas les piliers les plus solides du Régime, de cette Réalité ? (Il s'est même trouvé un poète hongrois pour les exhorter, dans des vers joliment tournés, à "accomplir leur devoir". Était-ce à cette espèce d'homme que songeait De Quincey en évoquant la compassion que l'on ne peut s'empêcher d'éprouver envers ceux qui acceptent de jouer un tel rôle ?)
Mais à quelle espèce appartenaient ces hommes qui venaient de revêtir l'uniforme ? À celle du "prolo sadique" (lequel n'a rien de commun avec le "prolétaire" humilié et pressuré de toutes parts). Ce marginal armé d'une matraque constitue à la fois une figure romanesque et une redoutable réalité : il exerce son métier en toutes circonstances, sans jamais réfléchir, sans éprouver le moindre scrupule, tel le bourreau qui noue avec une précision toute professionnelle la corde autour du cou d'un condamné à mort. Un prolo sadique en uniforme - telle était la définition sociologique exact de l'agent de la Sûreté sur le balcon de cette fourrière.
Au fond, ce genre de prolo est le pire adversaire qu'on puisse rencontrer sur son chemin. Pire que le bandit, car ce dernier est -au moins- personnellement engagé dans les crimes qu'il commet. Le prolo, jamais. Il se présente au-devant de la scène de l'histoire sur le seul ordre de ses supérieurs, et donc dégagé de toute responsabilité. Il endosse alors son uniforme flambant neuf, se pourlèche les babines, retrousse ses manches et se met au travail, avec zèle et satisfaction. Ainsi s'était-il déjà présenté sur ce même balcon un an auparavant, sûr et fier de lui, en considérant la foule d'un air supérieur. Cet expert avait enfin trouvé un travail épanouissant, à la mesure de ses vraies capacités. " Que Dieu bénisse notre sain labeur !" semblait-il dire." (Mémoires de Hongrie 1971, Le livre de poche, p.232-234)

mercredi 4 novembre 2015

Dégonflement de métaphores ou le danger des galipettes verbales.

Sénèque dans le De ira mentionne les "ombres de passions", "le prélude des passions", et plus précisément "ce premier choc dont l'âme est ébranlée à la pensée d'une offense". En est affecté même le sage quand, face à une situation, il est contraint contre sa volonté de ressentir une émotion colérique, un premier mouvement d'emportement : Sandrine Alexandre dans Évaluation et contre-pouvoir, portée éthique et politique du jugement de valeur dans le stoïcisme romain (Vrin, 2014) se réfère à ce propos à des "quasi-passions", à des "réactions pré-passionnelles".
Or, je lis dans un passage des Mouettes (1942) de Sándor Márai une description fine de cet état d'impuissance affective dont même le philosophe le plus achevé, selon Sénèque, ne peut faire l'économie ; le personnage vient de voir entrer dans son bureau une jeune femme qui est l'exact portrait d'une autre femme aimée par lui il y a longtemps et qui s'est suicidée :
" Il a l'impression que le sang "envahit son coeur" mais en même temps il sait que ce n'est qu'une hyperbole littéraire, rencontrée dans des livres superficiels. Dans la réalité, ce "torrent de sang" est une impossibilité physiologique. Le sang retourne toujours naturellement vers le coeur mais cet étourdissement n'a rien à voir avec le rythme de la circulation sanguine. On rencontre souvent ce genre de lieu commun sentimental. Je suis pâle, se dit-il encore, et il se redresse, se tenant dans une pénombre protectrice car il ne veut pas que la femme remarque sa pâleur. " (Livre de poche, 2013, p.22)
C'est à travers les métaphores de la passion que le personnage a conscience de l'impact affectif. Or, c'est à ces expressions que s'applique ici le procédé de redescription dégradante : ces mots, loin de décrire au mieux ce qu'il ressent, sont ravalés au rang de stéréotypes de mauvaise littérature. Et par là-même la représentation que le personnage se fait de son propre état redevient exacte et banale. C'est affaire de machine corporelle, et en plus déformée par les clichés ! Mais l'affaire n'est pas si simple, car à ce premier état succède, tout autant contre son gré, une quasi-passion de joie et c'est encore une fois en désamorçant la bombe verbale à travers laquelle il en prend conscience que ce très haut fonctionnaire va parvenir à ne rien manifester :
" À présent, il pense : non, c'en est trop. Et cela le met soudain en joie.
Cette joie foudroyante, nerveuse, exagérée, traverse son corps, comme si une main d'une habileté démoniaque lui avait injecté quelque substance responsable de cette bonne humeur délirante et effrayante qui se répand en fourmillant dans ses membres. Il faut que je fasse très attention, se dit-il, sinon ça va dégénérer. Encore un instant et si ce maudit fourmillement et cette satanée démangeaison quelque part dans mon corps ou mon âme ou dans mes nerfs ne s'arrêtent pas, si je ne fais pas attention, si l'envie ne passe pas, je vais me mettre à rire... Rire ? Non, m'esclaffer, exploser, hurler ! À en frapper la table d'hilarité. À me jeter sur le divan, les poings serrés contre mon ventre, à me tenir les côtes tellement je hennirai ! Ça fera un scandale si je ne maîtrise pas cette compulsion que jamais encore je n'ai expérimentée de ma vie ; un esclandre tel que les employés surgiront de la pièce voisine, appelleront le ministère et les pompiers et m'enverront à l'asile et à la retraite. Dans une seconde, je vais me mettre à rire à pleine gorge, se dit-il ; ces mots-là il ne les aime pas, pense-t-il aussi. Mais ils se présentent à son insu, claironnant leur vulgaire signification avec gaieté et à pleins poumons comme s'ils rentraient enfin à la maison ; les mots se répandent dans son âme, prennent place et font des galipettes dans son cerveau et dans sa bouche ; encore une seconde et il les crachera sous forme de rire, il les crachera devant la jeune femme, sur le tapis, au milieu de la pièce, devant Dieu et le monde."
Ici Sandor Marai est un "un homme intellectuellement fort", expression de Robert Musil se désignant lui-même en tant qu'il se sert de la description de la réalité pour "surprendre des connaissances affectives et des ébranlements intellectuels que l'on ne peut saisir ni de façon générale ni conceptuellement, mais uniquement dans le papillottement des cas particuliers." (À propos des livres de Robert Musil, 1913 in Essais, p.48).

mardi 22 septembre 2015

Le coiffeur de Casanova, lucide et admiratif à la fois.

Dans le billet précédent, j'ai une fois de plus traité la question de la redescription dégradante mise en oeuvre par Marc-Aurèle, le stoïcien présupposant que voir une chose sous un aspect dégradant cause la fin de l'attrait exercé par cette chose. Mais est-ce vrai ?
Giuseppe, le coiffeur de Casanova à Bolzano, paraît reconnaître la réalité d'une beauté dont pourtant il connaît et les limites et les conditions de production. C'est du moins ainsi que le présente l'écrivain hongrois Sandor Márai dans La conversation de Bolzano (1940) :
" " La comtesse est-elle belle ? " demanda un jour l'étranger, avec plus de politesse et de détachement que d'intérêt. Le coiffeur se prépara à répondre. Il posa sur le rebord de la cheminée les fers à friser, les ciseaux et le peigne, leva sa main fine, blanche et libertine, avec de longs doigts, comme le curé qui bénit l'assemblée pendant la messe, il s'éclaircit la gorge et, d'une voix d'abord sourde puis chantante, avec des roulades aux inflexions de plus en plus aiguës, il commença : " La comtesse a les yeux noirs. Sur la joue gauche, près de son menton duveteux où se creuse une fossette, elle a une minuscule verrue que le pharmacien a déjà brûlée à l'acide sulfurique, mais qui a tout de même fini par repousser. La comtesse masque sa verrue avec une mouche." Il raconta tout cela, et d'autres détails encore, comme s'il récitait une leçon. Il parlait avec objectivité, comme un rapin qui rend compte des qualités et des faiblesses d'un chef-d'oeuvre, avec cette froide objectivité qui, dans sa bouche, correspondait à la plus haute admiration, une admiration plus forte et plus fervente que l'enthousiasme. Parce que Giuseppe voyait la comtesse tous les jours, avant le petit et le grand lever, au moment où les soubrettes brûlaient le duvet de ses jambes à l'aide de coquilles de noix chauffées, puis faisaient reluire les ongles de ses orteils avec du sirop, enduisaient d'huile son noble corps et parfumaient de vapeur d'ambre ses cheveux avant de les peigner. " La comtesse est belle !" dit-il sévèrement (...)" ( Le Livre de Poche, p.119-120 )

Commentaires

1. Le mardi 22 septembre 2015, 20:32 par Dual
Et si le coiffeur en question voulait signifier par là que cette beauté est son œuvre à lui, comme elle est celle des soubrettes ?
La description préalable des outils du métier posés sur la cheminée n'est pas anodine...
Ou alors il faut imaginer un Héraclite d'aujourd'hui qui dirait : "il y aussi des dieux dans la machinerie corporelle"
2. Le mardi 22 septembre 2015, 22:00 par Philalethe
Ah vous préférez transformer un mystère en une médiocre affaire d'amour-propre. Mais rien dans les pages qui précèdent ne suggèrent que cette interprétation est la bonne...
Je ne sais pas si la solution héraclitéenne est meilleure, qui consiste à diviniser le réel dans ses recoins les plus sales.
Le coiffeur, que je rêve ici en porte-parole anti-stoïcien plus que je ne le prends pour le personnage de Márai qu'il est, me semble envier la toge prétexte tout en sachant qu'elle n'est que laine teinte.
3. Le mercredi 23 septembre 2015, 14:23 par Dual
Qu'importe la médiocrité de l'amour-propre, si le résultat est convaincant grâce à la maîtrise du métier ? D'autant qu'un Casanova ne faisait pas le difficile pour démêler beauté naturelle et beauté factice.
Quant à la phrase d'Héraclite, une interprétation possible en est qu'il faut peut-être réviser la perception immédiate de choses que nous jugeons hâtivement sales ou répugnantes. Pourquoi faudrait-il se défendre contre la séduction de certaines apparences et accepter la répulsion (tout aussi irréfléchie) que d'autres suscitent en nous ?
4. Le mercredi 23 septembre 2015, 19:03 par Philalethe
Je n'ai jamais soutenu que la référence à l'amour-propre du coiffeur est incompatible avec la beauté objective de la coiffure ! Je suis juste sûr que si en disant que la comtesse est belle, Giuseppe se fait un compliment à lui-même, on ne peut plus lui attribuer la froide objectivité qui reconnaît à la fois la beauté, ses limites, et ses conditions de production, ce que fait le texte de Márai.
Quant à attribuer un côté attirant au dégoûtant, cela revient à nier le problème que poserait le fait psychologique hypothétique de la reconnaissance simultanée du beau et du non-attirant dans le même objet. Le présupposé du procédé de redescription dégradante est qu'on ne peut être attiré que par quelque chose dont on n'a pas les aspects dégoûtants à l'esprit et que la prise en compte de ces aspects supprime nécessairement l'attraction.
5. Le mercredi 23 septembre 2015, 21:31 par Dual
Si vous voulez le dernier mot sur le présent sujet, je vous le laisse volontiers, mais pas toutefois sans ajouter que je n'ai jamais prétendu attribuer un « côté attirant au dégoûtant »(où voyez-vous cela ?). Je ne vois pas non plus la nécessité de répondre sur le premier point qui ne correspond en rien au commentaire que j'ai proposé de vos propos.
Ce que j'observe c'est que, dans votre dernière réponse, vous vous préoccupez apparemment du sens de l'extrait au plus près du contexte, alors qu'auparavant, vous « rêviez » son coiffeur en « porte-parole antistoïcien » plus que vous ne preniez le personnage pour « ce qu'il est » chez Marai. Mais laissons cela.
Concernant maintenant la « froide objectivité » prétendue du portait de la comtesse et de sa beauté, ce qui rend vraiment perplexe est le choix du mot « rapin » qui donne une tout autre teneur aux propos dudit coiffeur et limite sérieusement, du point de vue du narrateur et donc du lecteur, le degré de « lucidité » qu'on peut raisonnablement lui prêter.
Merci pour cet échange !
6. Le mercredi 23 septembre 2015, 22:35 par Philalethe
Excusez-moi si je vous ai mal compris mais ne vous énervez donc pas... Professeur, vous devez avoir raison de me reprendre...
J'ai juste voulu donner à mon rêve toutes les chances de devenir réalité, oubliant que je devais me contenter de le voir comme strictement imaginaire... passant sans cohérence de la fantaisie à la rigueur et vice-versa... Heureusement, désigné par le destin, vous êtes venu me rappeler au principe de réalité textuelle, moi la victime du principe de plaisir interprétatif...
Mais est-ce si grave d'avoir parlé dans ce salon blagueur d'un coiffeur comme on parle ordinairement chez les coiffeurs ?
7. Le jeudi 24 septembre 2015, 05:07 par calep gapens
Je signale , dans le même ordre d'effet,
le poème de Swift, The Lady's dressing room, où apparaissent les vers célèbres:
Oh! Celia, Celia, Celia shits!
8. Le jeudi 24 septembre 2015, 09:33 par Dual
De Celia à Albertine, ou encore de la verrue aux gros grains, le non moins célèbre :
"D'abord, au fur et à mesure que ma bouche commença à s'approcher des joues que mes regards lui avaient proposé d'embrasser, ceux-ci se déplaçant virent des joues nouvelles ; le cou, aperçu de plus près et comme à la loupe, montra, dans ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractère de la figure. Les dernières applications de la photographie […] je ne vois que cela qui puisse, autant que le baiser, faire surgir de ce que nous croyions une chose à aspect défini, les cent autres choses qu'elle est tout aussi bien, puisque chacune est relative à une perspective non moins légitime. […] Comme si, en accélérant prodigieusement la rapidité des changements de perspective et des changements de coloration que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle, j'avais voulu les faire tenir toutes en quelques secondes pour recréer expérimentalement le phénomène qui diversifie l'individualité des êtres et tirer les unes des autres, comme d'un étui, toutes les possibilités qu'il renferme – dans ce court trajet de mes lèvres vers sa joue, c'est dix Albertine que je vis." Le côté de Guermantes.
9. Le jeudi 24 septembre 2015, 16:10 par Philalethe
@ calep gapens
Merci !
Ce poème va dans le sens de  la croyance stoïcienne dans l'efficacité du procédé de redescription dégradante, efficacité extrême dans ce cas puisque les aspects dégoûtants de la "haughty" Goddess Celia sont dans l'esprit de Strephon associés après son exploration des coulisses à n'importe quelle femme. C'est un point que Marc-Aurèle laisse dans l'ombre : l'apprenti sage doit-il redécrire négativement chaque exemplaire pour échapper à la tentation ou bien la redescription d'un exemplaire vaut-elle pour le type tout entier (" l'odeur d'un coquillage putréfié suffit pour accuser toute la mer " écrit Jules Renard dans son Journal en 1887 ) ? Je penche pour la deuxième hypothèse...
À noter cependant que Strephon, lui, a l'expérience sensorielle directe du dégoûtant alors que Marc-Aurèle compte seulement sur la représentation intellectuelle de ce dernier. Il lui en demande peut-être trop car l'expérience directe des aspects cachés doit avoir un pouvoir sur l'esprit que n'a pas la simple imagination de ceux-ci, encore moins leur simple conception. En fait il s'agit non d'une redescription dégradante que d'une découverte dégradante, le point commun reste le côté volontaire des deux.
Jules Renard a multiplié les redescriptions dégradantes, dès les premières pages du Journal (il a 23 ans), on lit par exemple " appelons la femme un bel animal sans fourrure dont la peau est très recherchée " ; manifestement il se sert du procédé pour prendre ses distances : " quand il voyait une jolie femme au teint animé par une course, embellie par une agitation quelconque, il ne manquait pas de se dire qu'en ce moment même elle devait avoir le derrière suant, et cela l'en dégoûtait tout de suite" (4 mars 1890).
On peut se demander si l'habitude de redécrire ainsi les femmes n'engendre pas le vice de la misogynie !
D'où un problème : quel est le juste milieu dans l'usage de la redescription dégradante !? 
10. Le jeudi 24 septembre 2015, 16:52 par Philalethe
à Dual
Merci !
Dans ces lignes de Proust il s'agit à mes yeux non de redescription dégradante mais de redescription amplificatrice.
11. Le jeudi 24 septembre 2015, 18:46 par Dual
Très juste !
Mais comparés à l'activité excrétoire de Célia,
la verrue et le duvet de la comtesse, dans le discours du coiffeur, ne relèvent-ils pas de ce même "effet de loupe" ? Auquel cas il ne s'agit pas non plus, chez Marai, d'une redescription dégradante caractéristique...
Avouez que l'élan du désir, dans l'exemple de Proust, est susceptible d'être quelque peu désappointé par la rencontre inattendue de la ..."robustesse". Dé-féminisation inopinée de la partenaire qui n'équivaut pas, nous en sommes d'accord, à une dégradation...
12. Le jeudi 24 septembre 2015, 21:48 par Philalethe
En fait ce qui a retenu mon attention dans le texte de Márai est moins la verrue que la référence aux conditions matérielles rendant possible la beauté ; en effet avant de lire le livre de Sandrine Alexandre et d'y trouver donc l'expression "procédé de redescription dégradante", je préférais voir cette manière de parler des choses comme une mise en relief de la dimension matérielle, physique des choses en-deça de la valeur qu'elles reçoivent ; j'étais donc porté à soutenir que Marc-Aurèle faisait voir ce que sont vraiment les choses, leur essence au fond ; en effet le plat de poisson est vraiment "le cadavre d'un poisson" ; la robe prétexte n'est vraiment rien de plus que "poil de brebis trempé dans le sang d'un coquillage" ; il s'agissait donc à mes yeux moins de dégradation que de matérialisation. En fait ce procédé ne dégrade la chose que du point de vue de celui qui abusivement la surévalue. Sinon, pour qui est éclairé, il la perce à jour plus qu'il ne la rabaisse, il la passe aux rayons x pour ainsi dire.
Ces précisions vous permettent peut-être de mieux comprendre pourquoi de manière un peu bizarre en effet je présente une mise en relief de la genèse matérielle de la beauté sous le titre " procédé de redescription dégradante", que je reprends donc avec quelques réserves en fait.
Quant à votre remarque sur Proust, je vous accorde à ce propos qu'on peut parler de redescription amplificatrice virtuellement dégradante :-), procédé qu'on trouve chez Spinoza dans une lettre à Hugo Boxel : "la plus belle main, vue au microscope, doit paraître horrible"