" L'art de persuader (...) repose sur une considération superficielle des rapports mutuels des concepts ; ceux-ci, de plus, ne sont définis que dans un sens favorable au but qu'on se propose. Voici l'artifice auquel on recourt d'ordinaire : lorsque la sphère du concept que l'on considère n'est comprise qu'en partie dans une seconde, et l'est aussi partiellement dans une autre toute différente, on la donne pour contenue totalement ou dans l'une ou dans l'autre, selon l'intérêt de celui qui parle. Traite-t-on de la passion, par exemple, on peut à volonté en faire rentrer l'idée ou dans le concept de la force la plus puissante, de l'agent le plus énergique qui soit au monde, ou, au contraire, dans le concept de la déraison, qui lui-même se trouve renfermé dans celui de faiblesse et d'impuissance. On peut, en se servant toujours du même procédé, l'appliquer à chacun des concepts qu'amène la suite du discours.
Presque toujours, dans la circonscription d'un concept, se trouvent plusieurs sphères d'autres idées dont chacune contient quelque chose du domaine du premier concept, mais avec une compréhension propre beaucoup plus étendue ; de celle-ci on a soin de ne mettre en évidence que la sphère où l'on veut faire entrer le premier concept, en omettant et en dissimulant toutes les autres. C'est sur un tel escamotage que sont fondés, à vrai dire, tous les artifices de la persuasion et les sophismes les plus subtils.
(...) J'ai pris pour exemple le concept de voyage. Sa sphère empiète sur celle de quatre autres, sur chacune desquelles l'orateur peut insister à son gré ; celles-ci, à leur tout, pénètrent dans d'autres, quelquefois dans deux ou trois en même temps, à travers lesquelles celui qui parle peut se diriger, comme s'il n'avait pas d'autre voie, pour arriver finalement au bien ou au mal, selon le but qu'il se propose. Il importe seulement, en passant d'une sphère à l'autre, d'aller toujours du centre (représenté par le concept principal) à la périphérie, sans jamais revenir sur ses pas. On peut, selon le faible de l'auditeur, présenter cette sophistique soit dans un discours suivi, soit dans les formes rigoureuses du syllogisme." (Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, P.U.F, p.82-83)
Par exemple, voyager est onéreux (la sphère du concept de voyage empiète sur la sphère du concept d'onéreux), ce qui est onéreux ruine, ce qui ruine cause l'indigence, ce qui cause l'indigence est mauvais, donc voyager est mauvais.
Inversement voyager chasse l'ennui, ce qui chasse l'ennui réjouit, ce qui réjouit est agréable, ce qui est agréable est bon, donc voyager est bon.
Je n'ignore pas que la mise en garde schopenhauerienne aujourd'hui peut paraître excessive par son exigence, car combien d'élèves ont une maîtrise lexicale assez étendue pour être en mesure d'aligner ces chaînes conceptuelles ?
Mais si on n'est pas apte linguistiquement à avoir ces associations d'idées que Schopenhauer condamne, on n'a pas non plus la capacité d' explorer ces possibilités conceptuelles afin de chercher ce qui en elles peut être vrai.
Si la maîtrise de la langue n'est pas une condition suffisante de la réflexion philosophique, elle en est une condition nécessaire et on trompe gravement l'élève en lui faisant croire que ce qui compte avant tout, c'est son désir de réflexion...
On mesure alors le danger de vouloir initier à la philosophie à des niveaux où l'apprentissage du français n'est pas encore une affaire réglée.