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samedi 27 août 2022

Insuffisance des traductions ou ethnocentrisme linguistique ?

Lire les dialogues de Platon, c'est quelquefois lire un monologue déguisé, au sens où ce que dit, par exemple, Socrate est interrompu seulement par des répliques sans intérêt, réduites à  des adverbes comme assurément, certainement, cela va de soi, etc.  ne servant qu'à relancer  la parole du maître. L'impression du lecteur  est alors que l'interlocuteur sert de faire-valoir à celui qui, finalement, donne une leçon unilatérale sous l'apparence d'un échange. Or, un passage de Jacqueline de Romilly dans ses Petites leçons sur le grec ancien (Le livre de poche, 2008) suggère que l'effet que je relève serait  dû à la pauvreté en français des moyens permettant de traduire la diversité expressive des particules grecques :

" On rencontre souvent chez Platon des passages de dialogue avec des particules qui scandent la moindre réplique, et il arrive que les approbations que donnent à Socrate ses interlocuteurs nous semblent monotones et un tant soit peu artificielles. Ce peut être panu ge - un adverbe signifiant " tout à fait ", renforcé par la particule ge -, et les traducteurs s'ingénient à varier en français les formes de l'acquiescement, passant de " absolument " à " certainement " ou à " parfaitement ", comme le fait Alfred Croiset au début de sa traduction du Gorgias pour éviter la monotonie. Il choisit " évidemment " pour rendre le grec pôs gar ou qui signifie proprement " comment, en effet, ne serait-ce pas ? " et il rend sobrement dèlon dèpou par un " c'est évident " sans qu'on puisse savoir, à le lire, si la particule dèpou se borne à souligner l'évidence de l'accord poli mais ironique de l'interlocuteur devant un fait tellement évident qu'il s'excuse de répéter un truisme. C'est en effet la variation des particules qui permet de savoir si l'assentiment accordé est enthousiaste ou réservé, voir excédé. L'apparente montotonie de nos traductions, parfois leur lourdeur, ne doit pas nous faire oublier que ces particules, si légères, donnent au dialogue sa vivacité et soulignent les nuance les plus fines et les plus subtiles de la pensée." (p. 106)

Je me demande dans quelle mesure Jacqueline de Romilly ne rêve pas ici à une langue, précisément le grec ancien,  telle que l'ambiguïté de l'écriture y aurait disparu, langue écrite qui serait en effet aussi expressive que l'oral. Mais cette écriture de rêve ne transcrirait-elle pas un oral à son tour largement irréel ? En effet quelles sont les nuances de l'oral qui n'ont pas tout autant une certaine dose d'équivocité ? Cette double transparence en grec ancien d'abord de l'échange oral puis de sa transcription écrite est trop belle pour être vraie.

jeudi 23 juin 2022

L'apparition à première vue paradoxale de Lucrèce dans les Essais de Montaigne.

Lucrèce est une des références majeures des Essais. C'est essentiellement par une édition du De rerum natura, donnée par Lambin en 1563, que Montaigne apprend la doctrine épicurienne. Reste ce qui semble étrange : le disciple d' Épicure n'est quasiment pas mentionné dans les Essais. Certes il est cité 149 fois, néanmoins Montaigne communique très rarement ce qu'il pense de lui. De plus, il n'en parle jamais en tant que philosophe, seulement en tant que poète (en le comparant à Virgile) ; à une légère exception près, sur laquelle je vais m'attarder. En effet, dans De l'yvrognerie, dès la première édition (1580 ou 1582), Montaigne écrit :

" Lucrece, ce grand poëte, a beau Philosopher et se bander, le voylà rendu insensé par un breuvage amoureux."

André Lanly, leveur d'ambiguïtés, a modernisé ainsi :

" Lucrèce, ce grand poète, a beau philosopher et bander les ressorts de son âme, etc."

C'est tout : Lucrèce qui, selon Pierre Villey, a joué un grand rôle dans " le travail logique " de l'Apologie de Raymond Sebond ( Les sources et l'évolution des Essais de Montaigne, tome 1, p. 170, Hachette, 1908, Paris) et à qui Montaigne doit son sentiment de la nature, " sentiment de l'immensité de l'Univers et de l'inexorable puissance de ses lois " (ibid.) n'est donc mentionné que dans le cadre du récit d'un échec à première vue majeur, comme s'il n'était bon qu'à versifier, se révélant en revanche nul dans l'application de ses croyances philosophiques.
Nous, nous ne sommes pas étonnés de cet échec, car nous sommes habitués à entendre soit que la philosophe doit être d'abord une recherche théorique visant la vérité (et ne doit pas envisager comme but premier d'organiser la vie en fonction du bonheur), soit que c'est un fait que la philosophie n'a pas de portée pratique et qu'il vaut mieux pour bien vivre prendre du Prozac ou faire de la méditation. 
Mais que pensait Montaigne d'un tel échec ?

Commençons par un autre passage du même essai. Montaigne vient de dénoncer la " fierté " de la " secte " stoïcienne et va voir s'il peut aussi faire à d'autres " le procès d'une sagesse arrogante et ambitieuse ", pour reprendre l'expression de Pierre Villey (Les Essais de Michel de Montaigne, Pierre Villey, 1924, La Guilde du Livre, Lausanne, 1965, p.339). Montaigne commence par dénoncer les vantardises (" ventances ") de l'épicurien Métrodore, qu'il fait parler à travers une citation des Tusculanes de Cicéron :

" Occupavi te Fortuna, atque cepi ; omnesque  aditus tuos interclusi, ut ad me aspirare non posses."
" Je t'ai prévenue, Fortune, et je te tiens ; j'ai bouché toutes les avenues pour que tu ne puisses pas arriver jusqu'à moi."

Suivent, dans le même esprit, des référence à Anaxarchus, " à nos martyrs " chrétiens, à Sextius et enfin à Épicurus :

" (...) quand Epicurus entreprend de se faire mignarder à la goute, et, refusant le repos et la santé, que de gayeté de coeur il deffie les maux, et, mesprisant les douleurs moins aspres, dedaignant les luiter et les combatre, qu'il en appelle et désire des fortes, poignantes et dignes de luy,

Spumantemque dari pecora inter inertia votis
Optat aprum, aut fulvum descendere monte leonem,
Parmi ses troupeaux timides, il appelle de ses voeux quelque sanglier écumant, ou un lion fauve qui descende de la montagne (Virgile, Enéide, IV, 158)

qui ne juge que ce sont boutées d'un courage eslancé hors de son giste ? "

Montaigne en fait ne doute pas de la réalité de ces exploits, il refuse juste de les attribuer à la sagesse, définie, dans les dernières lignes de ce même essai ,comme " maniement reglé de nostre ame (...) qu'elle conduit avec mesure et proportion, et (dont elle) responds." En effet ces conduites, que l'on pourrait donner comme exemples d'une maîtrise exemplaire de soi, ne manifestent qu'une sorte de folie, comparée par Montaigne à celle des soldats héroïques :

" (...) aux exploicts de la guerre, la chaleur du combat pousse les soldats genereux souvent à franchir des pas si hazardeux, qu'estant revenuz à eux ils en transissent d'estonnement les premiers."

S'appuyant sur l'autorité d' Aristote, Montaigne donne une formule condensée correspondant à  ce type de conduites clairement déraisonnables :

" (...) tout eslancement, tant loúable soit-il, qui surpasse nostre propre jugement et discours."

Revenons à Lucrèce : le poète aurait pu ne pas céder au délire amoureux, mais au prix d'une autre folie, bien plus exceptionnelle, d'une autre " manie ", d'une autre " ardeur ", bien moins ordinaires (pour utiliser les deux  mots que, dans le même essai, Montaigne donne comme synonymes de folie).

Que Montaigne juge rares mais réels, certes en rien prudents, en rien sensés, ces comportements extraordinaires , est confirmé par un passage de l'essai De la cruauté, passage tardif (1595). Il se demande si la vertu peut exister sans douleur, précisément sans résistance au vice opprimé par cette même vertu. Il est tenté de distinguer nettement la bonté (aisée, spontanée) de la vertu (difficile, réfléchie) - on appréciera d'ailleurs anachroniquement le côté kantien du débat ! - mais il réalise que cette position qui réduit la vertu à la résistance réfléchie au mal le conduirait à ne plus admirer les excès épicuriens auxquels il s'est déjà référé dans De l'ivrognerie :

" Que deviendroit aussi cette brave et genereuse volupté Epicurienne qui fait estat de nourrir mollement en son giron et y faire follatrer la vertu, lui donnant pour ses jouets la honte, les fievres, la pauvreté, la mort et les geénes ? Si je presuppose que la vertu parfaite se connoit à combatre et porter patiemment la douleur, à soustenir les efforts de la goute sans s'esbranler de son assiette ; si je lui donne pour son object necessaire l'aspreté et la difficulté : que deviendra la vertu qui sera montée à tel point que de non seulement mespriser la douleur mais de s'en esjouïr et de se faire chatouiller aux pointes d'une forte colique, comme est celle que les Épicuriens ont establie et de laquelle plusieurs d'entre eux nous ont laissé par leurs actions des preuves trescertaines ? "

Récapitulons : Lucrèce semble en fait sortir doublement disqualifié de cette réflexion, car certes il n'a pas fait preuve  d'une vertu déraisonnable - mais remarquable - mais il n'a pas non plus  résisté banalement au " breuvage amoureux ", demeurant modéré dans l'aliénation, si on permet l'expression. Mais le pouvait-il ? En fait, le cas Lucrèce n'a pas pour fonction de rabaisser le poète mais d'illustrer l'idée que même les sages sont des hommes et que, telle une certaine quantite de vin, un breuvage trafiqué est strictement imparable. L'exemple qui suit va nettement dans cette direction : 

" Pensent ils qu'une Apoplexie n'estourdisse aussi bien Socrates qu'un portefaix ? Les uns ont oublié  leur nom mesme par la force d'une maladie, et une legiere blessure a renversé le jugement à d'autres. Tant sage qu'il voudra, mais en fin c'est un homme : qu'est-il plus caduque, plus misérable et plus de néant ? La sagesse ne force pas nos conditions naturelles."

Lucrèce, en tant qu' anéanti par une fâcheuse boisson, n'a certes rien d'honorable. Mais il faut lire dans cette courte apparition, presque fantômatique, du poète dans les Essais non  la leçon suivante : " Lucrèce n'est au fond rien ! " mais celle-ci : " Lucrèce, poète insurpassable, sage volontaire, est resté tout de même un homme ! ". 
Mais pourquoi Montaigne n'en a-t-il pas plus parlé ? La réponse est simple : Lucrèce a plus ou moins une vie aussi obscure que celle d'Homère. Les textes lus par Montaigne ne rapportaient donc rien sur lui, rendant impossible de juger  l'oeuvre et l'homme. À défaut de réfléchir sur l'homme, Montaigne exhibe son oeuvre et " déplume " le De natura rerum comme le dit Pierre Villey (ibid, tome 2, p. 509). 
À la différence du dandy dont la vie est l'oeuvre, Lucrèce ne vit pour Montaigne (et pour nous) que dans son oeuvre.







samedi 18 janvier 2020

Les yeux de Socrate.

Généralement on pense plus à Socrate comme vu, que voyant. Particulièrement, c'est bien connu, il est vu comme très laid. Pourtant deux textes, au moins, conduisent à réfléchir sur Socrate voyant. Le premier est tiré du Banquet de Xénophon. C'est Socrate qui parle et se compare à son interlocuteur, Critobule :
" - (...) tes yeux voient seulement droit devant eux, tandis que les miens voient aussi de côté puisqu'ils sont à fleur de tête.
- Alors, d'après toi, de tous les animaux c'est l'écrevisse qui a les plus beaux yeux ?
- Assurément ; car ses yeux sont les plus puissants." (5.5, Les Belles Lettres, 1961, p. 65)
Non seulement les yeux de Socrate captent excellemment le visible, mais son nez sent aussi tous-azimuts :
" Critobule : Bien ; mais voyons les nez : lequel est le plus beau, le tien ou le mien ?
Socrate : Le mien, à mon avis, si du moins c'est pour sentir que les dieux nous ont donné le nez. Tes narines, en effet, regardent vers la terre, les miennes sont retroussées, de manière à capter de partout les odeurs." (5.6)
On notera cependant que la vertu du nez, du moins quant à sa forme, est subordonnée à celle de la vue :
" Critobule : Mais comment un nez camus serait-il plus beau qu'un nez droit ?
Socrate : Parce qu'il ne fait pas barrière, mais permet aux yeux de voir sur le champ ce qu'ils veulent ; un nez haut, au contraire, dresse comme par arrogance un mur entre les yeux." (ibid.)
Un problème apparaît : à quoi peuvent bien servir des sens si performants chez un homme qui n'a jamais eu comme but d'explorer finement le sensible ?
Les textes semblent permettre une double réponse, du moins si l'on restreint l'enquête à la fonction visuelle.
D'abord, on peut attribuer une finalité cognitive à ces yeux ouverts sur l'ampleur du visible. Diogène Laërce écrit qu' à son avis, " Socrate s'est entretenu aussi de physique." (Vies et doctrines des philosophes illustres, Livre II, 45, Le Livre de Poche, 1999, p. 248). Dans le Phédon (96 a-b), Socrate précise les questions naturelles qui l'intéressaient :
" Dans ma jeunesse, Cébès, je fus pris d'un appétit extraordinaire pour cette forme de savoir qu' on appelle " science de la nature ". Elle me paraissait éblouissante, cette science capable de savoir les causes de chaque réalité, de connaître, concernant chacune, pourquoi elle advient, pourquoi elle périt et pourquoi elle existe. Je ne compte pas les fois où l'examen de questions de ce genre me mettait la tête à l'envers." (Œuvres complètes, Flammarion, 2008, p. 1217)
Mieux vaut donc pour avancer dans ces quêtes empiriques avoir les yeux à l'endroit. Cependant la fonction cognitive de la vue n'a plus eu aucune utilité, semble-t-il, quand l'enquête est devenue proprement socratique, c'est-à-dire quand elle a cherché à disposer d'un savoir sur des objets intelligibles comme les réalités morales. Certes, mais un texte au moins permet de donner alors à la vue une fonction cognitivo-éthique : on le trouve dans le Banquet (221 a), c'est Alcibiade qui parle et qui décrit le comportement de Socrate soldat, lors d'une retraite de l'armée athénienne :
" D'abord, Socrate faisait preuve d'un sang-froid plus grand que Lachès (''je rappelle que Lachès est un fameux général"), et de beaucoup. Ensuite, j'avais l'impression - ce sont tes propres termes, Aristophane - que là-bas il déambulait comme il le fait ici,
se rengorgeant et regardant de côté,
observant d'un œil tranquille amis et ennemis, et faisant savoir à tous, même de fort loin, que si l'on s'avisait de se frotter à cet homme, il riposterait avec vigueur." (ibid., p. 155)
La traduction de Victor-Henri Debidour, plus " savoureuse ", comme on dit, donne :
" et toi, pour la façon dont tu te pavanes dans les rues, tes coups d'oeil en biais (...) " (Les Nuées, Théâtre complet, tome 1, Le Livre de Poche, 1965, p. 243)
La vue est donc ici mise clairement au service du courage. Et Lachès dans le dialogue éponyme pensait peut-être à Socrate quand Platon lui fait donner comme première définition du courage celle-ci, bien sûr, trop anecdotique, pour satisfaire Socrate :
" Si un homme est prêt à repousser les ennemis tout en gardant son rang, et sans prendre la fuite, sois assuré que cet homme est courageux." (190 e)
On en concluera en tout cas que les yeux protubérants de Socrate peuvent être interprétés comme un signe de son acuité visualo-morale.

Commentaires

1. Le dimanche 19 janvier 2020, 02:09 par gerardgrig
C'est l'intérêt des Petits Socratiques, de montrer Socrate sous des aspects inattendus, que Platon a savamment ignorés. Mais il est vrai que pour Platon aussi le sens de la vue a une valeur épistémique, car il est un analogue de la fonction cognitive de l'âme, liée à l'éthique. En ce qui concerne les qualités guerrières de Socrate, attachées à ses yeux globuleux, elles entrent dans la déclaration d'amour d'Alcibiade. Il y a une cristallisation amoureuse chez lui, qui lui fait trouver belle la forme animale des yeux de Socrate. En ce qui concerne l'organe olfactif, l'éloge de Socrate est plus mesuré. La vision surplombante des trous de nez de l'homme est la ruine de l'idéalisme.
2. Le lundi 27 janvier 2020, 10:14 par Philalèthe
Il me semble que dans " Le Banquet ", Alicibiade ne reconnaît à Socrate que la beauté de l'âme. Il n'est pas fou comme ces amoureux dont se moque Lucrèce dans le " Natura rerum ", prêts à transformer en qualités précieuses les pires défauts. En fait, Alcibiade, pas chanceux sur l'oreiller avec Socrate, reconnaît tout de même être pris par l'oreille, tant le charme des paroles de Socrate est comparable à la beauté des sons que le dyonisiaque satyre Marsias sait tirer de l'aulos. Peut-on alors voir dans le supplice réservé à Socrate par la Cité l'équivalent politique du terrible supplice infligé à Marsyas par Apollon ?

mercredi 23 janvier 2019

Mourir le nez dans le mur.

Dans le Journal des Goncourt, les seules lignes significatives se référant à Socrate sont datées du 17 Octobre 1889, elles portent sur le Phédon :
" Ce soir, Daudet, dont la pensée est dans une continue et perpétuelle fréquentation avec la mort, disait qu'au moment de s'en aller de la terre, avant la perte de la connaissance, on devrait avoir autour de soi la réunion des esprits amis et se livrer à de hautes conversations, que ça imposerait au mourant une certaine tenue ; et, comme nécessairement , venait sous sa parole le nom de Socrate, moi je ne comprends guère la mort que le nez dans le mur, je lui disais que la conférence in extremis de Socrate me semblait bien fabuleuse , qu'en général les poisons donnaient d'affreuses coliques, vous disposant peu à fabriquer des mots et des syllogismes et qu'il y aurait vraiment à faire avec le concours des spécialistes une enquête sur les effets de l'empoisonnement par la ciguë." (III, Bouquins, p. 335)
Le 15 Juillet 1893, Edmond de Goncourt, loin alors du persiflage matérialiste, trouve un ton plus juste, sensible peut-être à ce que les morts racontées des philosophes antiques ont de mis en scène, de démonstratif :
" Le soir, Léon lit la mort de Socrate dans le PHÉDON : ça fait penser à Jésus-Christ au jardin des Oliviers. " (p. 850)
Il arrive aussi au diariste de reconnaître qu' allégorie mise à part, les épreuves peuvent littéralement ne pas se vivre le nez dans le mur. Comme dans ces lignes du 23 avril 1883, décrivant Tourgueniev au cours d'une opération :
" Un véritable homme de lettres que notre vieux Tourgueniev. On vient de lui enlever un kyste dans le ventre et il disait à Daudet, qui est allé le voir ces jours-ci : " Pendant l'opération, je pensais à nos dîners et je cherchais les mots avec lesquels je pourrais vous donner l'impression juste de l'acier entamant ma peau et entrant dans ma chair... ainsi qu'un couteau qui couperait une banane."." (II, p.1000)
La distance de l'écrivain russe, motivée par un ardent désir littéraire de décrire au plus près l'intervention chirurgicale, ne doit pourtant pas être confondue avec celle du stoïcien, théorisée par Marc-Aurèle : dans ce dernier cas, le mot juste a seulement un usage personnel, une fin cognitive et thérapeutique à la fois ; pour le disciple du Portique, il ne s'agit pas de ne pas perdre de vue au coeur de l'épreuve la relation littéraire et donc à cette fin de risquer la métaphore parlante, mais de décrire la situation avec des concepts vrais au plus près de la matière. Un tel procédé, que Sandrine Alexandre a qualifié de redescription dégradante, vaudra donc pour toute épreuve, même celle dont on sait qu'on ne la racontera pas.

Commentaires

1. Le mercredi 23 janvier 2019, 23:18 par Elias
Mais chez Tourgueniev, la "relation littéraire" est elle sans fonction cognitive ou thérapeutique ?
2. Le jeudi 24 janvier 2019, 21:28 par Philalèthe
Si je ne prends en compte que ce que le Journal dit de Tourgueniev, je ne peux apporter que ces quelques lignes à votre questionnement :
" Et comme Flaubert et moi contestons pour des lettrés l'importance de l'amour, le romancier russe s'écrie, avec un geste qui laisse tomber ses bras à terre : " Moi, ma vie est saturée de féminilités (j'ai bien écrit féminilités). Il n'y a ni livre, ni quoi que ce soit, qui ait pu me tenir place de la femme... Comment exprimer cela ? Je trouve qu'il n'y a que l'amour qui produise un certain épanouissement de l'être, que rien ne donne, hein ?" (2 mars 1872)
3. Le vendredi 25 janvier 2019, 16:06 par gerardgrig
Est-ce à dire que l'on n'est pas artiste, quand on est stoïcien ? Il est vrai que de prime abord le dépouillement et l'austérité du sage stoïcien l'écartent de tout esthétisme, et qu'il ne range certainement pas l'esthétique dans ses priorités. Néanmoins, le dieu stoïcien est la nature. Il est donc, de façon immanente, créateur, artiste et œuvre d'art, et c'est pourquoi tout est beau dans la nature, y compris la laideur, qui se manifeste particulièrement dans la vieillesse et la décrépitude du corps. La redescription n'est pas si dégradante, car le laid est une forme de beauté au fond des choses. Dans ses "Pensées" (Livre III, II), Marc-Aurèle parle de la décomposition des aliments qui leur ajoute de la saveur, de la bave de la gueule des sangliers qui leur donne un charme puissant, ou encore de la beauté secrète, proche de celle de l'enfance, qui appartient aux personnes âgées. Et Marc-Aurèle ajoute : "Mais tout le monde n'est pas fait pour pénétrer ces mystères et ces jouissances sont réservées exclusivement au sage, qui se familiarise avec la nature et avec ses œuvres." La sculpture hellénistique, qui est très réaliste dans le choix et l'âge de ses modèles, aurait une inspiration stoïcienne. Les Stoïciens avaient un intérêt, non seulement pour la sculpture, mais aussi pour la poésie. Marc-Aurèle cite Homère et Hésiode, parce qu'ils préparent à la philosophie, ou bien la confirment.
4. Le dimanche 27 janvier 2019, 18:27 par Philalèthe
Quand Marc-Aurèle décrit la réalité dans le cadre de ce que Sandrine Alexandre a qualifié de "redescription dégradante", il ne cherche pas à faire voir la laideur du monde mais à remplacer un jugement de valeur irrationnel par une observation neutre de ce qu'est la chose dans sa matérialité : c'est remettre les choses à leur place (la toge pourpre n'est que poil de brebis teinté de la couleur d'un coquillage, par exemple). La description en jeu ne dégrade pas la chose mais la représentation subjective qui va avec le comportement déraisonnable qu'on a à son égard.
Le passage que vous citez est en effet bien intéressant, mais cette aptitude à donner du prix à ce qui dans la nature pourrait être jugé en trop par les hommes non éclairés n'est pas un attachement au concret, tel celui d'un collectionneur qui voit le tout du monde dans quelques particuliers, mais la manifestation au niveau de la perception et du goût de la complète lucidité concernant la perfection du monde. C'est donc moins une fine sensibilité au beau qui se révèle ainsi qu'une acceptation sans limites de la réalité y compris dans ce qu'elle peut avoir de désagréable pour qui l'appréhende à partir de ses affects particuliers.
Que penser alors de la sculpture ? On peut bien sûr être sculpteur et stoïcien - puisque cette philosophie peut accompagner la plus grande partie des fonctions sociales -mais on ne peut pas éprouver pour une sculpture (ou une oeuvre d'art en général) par exemple l'attachement jubilatoire et effrayé que Baudelaire exprime dans Le masque, sans supprimer cette assomption indéfinie de la réalité qui est caractéristique du sage.
5. Le jeudi 7 mars 2019, 22:12 par gerardgrig
Maxwell Anderson a écrit une pièce curieuse sur la mort de Socrate, "Barefoot in Athens". Il montrait Socrate dans son intimité et sa familiarité avec une Xanthippe dépouillée de sa légende, pendant le drame philosophique qui se nouait. Socrate refusait de se raser et il allait pieds nus dans Athènes, en prenant des chemins détournés pour éviter des moqueries à ses enfants en classe. Maxwell Anderson allait plus loin, en identifiant clairement le drame de Socrate avec l'actualité, puisqu'il y avait une guerre froide entre Sparte, la communiste, et Athènes, la démocrate. Pour avoir été vu en compagnie du tyran Pausanias, venu occuper Athènes, Socrate était même accusé de sympathies communistes. Néanmoins, les critiques et le public reprochèrent à l'auteur sa redescription de Socrate, qui les empêchait de s'élever pleinement à la compréhension philosophique du drame, quand il atteignait son sommet.
6. Le dimanche 10 mars 2019, 09:24 par Philalethe
C'est tout à fait sensé en fin de compte d'interpréter politiquement le procès de Socrate, car de son temps il a été aussi une affaire politique. La lecture angélique qu'en fait la doxa philosophique est très appauvrissante en fait, la rivalité entre Sparte et Athènes, l'opposition entre adversaires et partisans de la démocratie, étant à l'arrière-plan de cet événement.
7. Le dimanche 10 mars 2019, 21:56 par gerardgrig
La pièce d'Anderson montre bien que le procès de Socrate s'étale dans la durée, parce qu'il est sous-tendu par la question fondamentale et éternelle de la valeur de la démocratie. C'est comme la mort du Christ, qui a déjà eu lieu (voir les Manuscrits de la Mer Morte), puis qui suscitera quantité de vocations à la recrucifixion. Il y a eu une première tentative de procès de Socrate, par Critias, qui avait trahi le camp de la démocratie, mais qui a échoué à cause des péripéties de la guerre avec Sparte. Ensuite, Pausanias, venu de Sparte occuper Athènes, mettra Socrate au pied du mur, pour éprouver son engagement. Il lui dira en substance : si je m'en vais, les Athéniens te feront ton procès, alors souhaites-tu le retour de la démocratie ? Socrate accepte le retour de la démocratie et il sait qu'il perdra son procès. Mais en réalité il se sacrifiera pour elle, en montrant qu'il subit une injustice, mais qu'en démocratie elle est publique et dénonçable, alors qu'en régime communiste elle passerait inaperçue.
Étrangement, lors des purges communistes, le choix de Rajk ou de Slansky d'être des victimes consentantes, pour sauver le communisme comme seule valeur, avait une résonance socratique, qu'un auteur comme Julien Benda ne verra pas.
8. Le jeudi 14 mars 2019, 19:23 par Philalethe
Le Criton de Platon entre en résonance avec ce que vous écrivez. Alors que ses amis lui proposent de s'évader et de s'exiler en corrompant les gardiens, Socrate préfère subir un châtiment qu'il juge en effet objectivement injuste. La principale raison qu'il donne est la dette qu'il a par rapport à Athènes et à ses lois, qui ont rendu possible jusqu'à présent sa vie d'homme, de mari, de père. Qu'un tribunal ait mal jugé de son cas ne l'amène pas à conclure que les lois sont mauvaises, que la cité est mauvaise et qu'il faut les fuir. Ce n'est pas un type de régime qui est défendu mais la valeur de l'ordre étatique et juridique pour le développement des personnes. En un sens, il défend qu'il est essentiellement un animal politique !

jeudi 18 février 2016

Dialoguer empêche de mourir !


Dans Les peines de mort en Grèce et à Rome (Albin Michel, 2000), Eva Cantarella consacre un chapitre à la ciguë, nous permettant ainsi de voir sous un autre jour la mort de Socrate :
" Ce que nous pouvons dire avec certitude, c'est qu'après avoir été employé par les Trente comme instrument d'élimination des ennemis politiques, le kôneion (entendez la ciguë) devint un des moyens par lesquels on exécutait certaines condamnations à mort, régulièrement prononcées dans le respect de la loi. Il devint ainsi un des supplices d'État. Mais, à la différence de l'apotympanismos (une forme rudimentaire et grecque de crucifixion) et de la précipitation (le condamné est jeté dans le vide), la mort par le poison n'était pas destinée à tous ceux qui avaient commis un délit déterminé. La ciguë était une variante accordée à certains condamnés : plus précisément, aux condamnés pour crimes politiques et pour "impiété" (...) Même si elle était réglementée par les lois de la cité, l'exécution par le poison a été différente de toutes les autres :le kôneion, en effet, devait être payé par le condamné (...) Seul celui qui peut se la payer obtient une mort douce (...) La ciguë, comme on sait, était rare à Athènes et par conséquent très chère : douze drachmes la dose, au temps de Phocion (soit en - 318) (...) Douze drachmes étaient environ le coût de l'alimentation d'un homme pour quatre mois, d'une femme pour six mois et d'un enfant pour presque un an. Un prix donc très élevé que celui de la ciguë, qui, de plus, pour chaque condamné pouvait doubler ou tripler, si les instructions du gardien n'étaient pas respectées." (pp.101-103)
Ces lignes conduisent à lire autrement un certain passage du Phédon . Simmias et Socrate y dialoguent, mais manifestement Criton veut dire quelque chose à Socrate qui, pour cette raison, contraint d'interrompre l' échange avec Simmias, lui dit :
" (...) Voyons d'abord ce que, et depuis un bon moment déjà il me semble, ce brave Criton a envie de nous dire.
- Tout simplement, Socrate, fit Criton, ce que me dit à moi depuis un bon moment déjà celui qui doit te donner le poison : que je dois t'expliquer qu'il faut dialoguer le moins possible, car il prétend que l'on s'échauffe trop en dialoguant, et qu'il ne faut rien opposer de tel à l'action du poison ; sinon on est parfois obligé d'en boire deux et même trois fois quand on se comporte ainsi." (63d-e, éd. Brisson, p.1179)
Si on fixait à 400 E par mois le budget alimentaire moyen du Français, cela ferait aujourd'hui la dose de ciguë aux alentours de 1500 E, donc dialoguer pourrait coûter jusqu'à 45OO euros... Diantre !
Mais qu'importe l'argent à Socrate !
En effet il répond ainsi à Criton :
" Envoie-le promener, dit-il ; il n'a qu'à préparer son affaire de manière à m'en donner deux et trois fois s'il le faut.
- Je me doutais bien que tu allais réagir de cette façon, dit Criton, mais l'homme n'arrête pas de me faire des histoires.
- Laisse-le dire, fit Socrate."
Et malgré les appels à l'économie du bourreau, la victime dépensière reprend un dialogue long et vif...
Mais revenons au texte d'Eva Cantarella :
" Tout en étant administré en prison, le poison n'était donc pas une forme d'exécution capitale ordinaire, remplaçant en règle générale un autre supplice. En premier lieu, il était réservé seulement à certains condamnés à mort : les coupables de délits punis par la précipitation. En second lieu, pour les condamnés à cette mort, la ciguë n'était pas un droit : contrairement à ce qu'on dit d'habitude et abstraction faite que l'apotympanismos continuait d'être pratiqué, le poison ne remplaça pas en général la précipitation dans le barathron, il épargnait seulement le barathron à celui qui pouvait payer son prix (...) Comme déjà à l'époque des Trente - bien qu'en toute illégalité à ce moment - , le poison était une forme de mort accordée d'abord pour des raisons d'opportunité et de calcul politique. Ce n'est pas un hasard si les condamnés qui pouvaient bénéficier de la mort douce étaient, à côté des criminels politiques, les condamnés pour impiété (asebeia). Ce délit était devenu l'instrument de la répression politique la plus difficile et la plus délicate : celle des intellectuels (...) Le procès de Socrate fut donc, véritablement, fondamentalement et dans tous les sens du terme un procès politique : et les procès politiques sont toujours impopulaires, tout comme les exécutions des sentences par lesquelles ils se concluent. Dans le cas de Socrate, celui qui avait voulu sa condamnation savait qu'en face de la majorité des juges, et probablement des Athéniens, qui voyaient dans les idées un danger pour la cité, il y avait une minorité numérique, mais politiquement considérable, qui partageait ses idées : une minorité qui comptait, qui faisait l'opinion, toujours susceptible de devenir dangereuse. Tout procès politique, en tout temps et en tout lieu, peut se retourner contre celui qui l'a voulu : c'est pourquoi le kôneion était offert (sic) à celui qui globalement avait été condamné pour des raisons politiques.
L'introduction de la mort douce ne signifie pas que les Athéniens cherchaient à réduire la cruauté de la peine de mort, mais montre plutôt leur volonté d'exercer le pouvoir de façon plus discrète, conscients qu'ils étaient de la nécessité d'employer la force sans ostentation et sans excès. Mais ce ne fut pas leur seule motivation : permettre aux condamnés à mort d'éviter la peine capitale publique et infamante était aussi la reconnaissance d'un privilège social.
Les condamnés pour raisons politiques étaient très différents des autres condamnés à mort.. Ils n'étaient pas de vulgaires malfaiteurs comme les voleurs et tous les autres kakourgoi ou comme les assassins qui continuaient à mourir sur la croix. Ils étaient des dissidents et des ennemis, mais en même temps ils faisaient partie de ceux qui comptaient et appelaient le respect. Leur permettre de mourir sans douleur et sans infamie était un moyen de reconnaître cette position et de ne pas les priver d'une dignité qui, en définitive, était analogue à celle de ceux qui les avaient condamnés." ( pp.102-106)
La mort de Socrate est-elle donc sous certains aspects une mort de notable dissident ?

Commentaires

1. Le jeudi 18 février 2016, 22:39 par Elias
Quel plaisir de découvrir que, sur un thème aussi rebattu que la mort de Socrate, on peut encore découvrir des choses surprenantes.
Merci pour cet article.

jeudi 27 novembre 2014

Portrait de Socrate en propriétaire.

La Fontaine a écrit une fable sur Socrate, étrange pour qui a en tête ce que Platon nous a appris de son maître.
Elle est intitulée Parole de Socrate, la voici :
« Socrate un jour faisant bâtir,
Chacun censurait son ouvrage.
L'un trouvait les dedans, pour ne lui point mentir,
Indignes d'un tel personnage ;
L'autre blâmait la face, et tous étaient d'avis
Que les appartements en étaient trop petits.
Quelle maison pour lui ! L'on y tournait à peine.
Plût au Ciel que de vrais amis,
Telle qu'elle est, dit-il, elle pût être pleine !
La bon Socrate avait raison
De trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun se dit ami ; mais fol qui s'y repose.
Rien n'est plus commun que ce nom ;
Rien n'est plus rare que la chose. »
Cette fable (dont la première version est une fable de Phèdre) attribue à Socrate des propriétés amusantes car ne cadrant pas du tout avec celles qu'on lui connaît.
D'abord, lui qui n'a rien écrit et qui n'a bâti aucune philosophie, ressemble ici à Wittgenstein faisant construire une maison pour sa soeur : comme le philosophe viennois, Socrate en a fait les plans.
Ensuite, lui qui, dans les dialogues de Platon, passe sa vie à examiner les pensées des autres et y trouve toujours quelque chose à redire, voit dans la fable son oeuvre critiquée par tous. Et leur critique est sans reste : alors que dans Le Banquet, Alcibiade oppose la beauté du dedans de l'intériorité socratique à la laideur objective du dehors, ici autant la façade que l'intérieur sont condamnés : le côté privé ne rachète pas ce qui est exposé à la vue de tous.
Enfin, à lui qui s'est fait tant d'ennemis, il est reproché de ne pas avoir construit assez grand pour y faire entrer tous ses amis, la maison socratique devenant un avatar du Jardin d'Épicure. Certes le philosophe de la fable reconnaît que les amis sont rares, cependant, même peu nombreux, ils sont imaginés par nous l'entourant étroitement alors que dans notre esprit, c'est surtout au moment de sa mort imminente et en prison que ses amis se pressent à son entour.
Reste que la fable est grosso modo platonicienne ; en effet penser que les noms communs, comme amitié, beauté, justice,etc. s'appliquent vraiment aux choses qu'on est habitué à les faire désigner (tels amis, telles oeuvres belles, telles lois justes), c'est perdre de vue une des leçons de Platon : que les Essences (l'Amitié, la Beauté, la Justice etc.), accessibles à l'intellect seul, sont idéales et ne sont jamais que pâlement et impurement reflétées par les réalités sensibles et matérielles dont nous faisons l'expérience.

vendredi 1 mars 2013

Fontenelle se moque des Anciens et des Modernes.

Au sein des Nouveaux Dialogues des morts, il est des échanges attendus plus que d'autres. Par exemple, celui entre Socrate et Montaigne. Mais, irrespectueux, le jeune Fontenelle fait d'eux de médiocres raisonneurs.
Joueur, il donne au moderne Montaigne la nostalgie de l'antique et à Socrate l'ancien la confiance dans les lointains temps à venir.
Socrate : (…) Comment va le monde ? N'est-il pas bien changé ?
Montaigne : Extrêmement. Vous ne le reconnoîtriez pas.
Socrate : J'en suis ravi. Je m'étois toujours bien douté qu'il falloit qu'il devînt meilleur et plus sage qu'il n'étoit de mon temps.
Quant à Montaigne qui cherchait désespérément Socrate, il montre bien vite son incohérence : au moment même où il fait l'éloge du passé, il professe la croyance dans une nature humaine essentiellement irrationnelle :
« Les hommes de tous les siècles ont les mêmes penchants, sur lesquels la raison n'a aucun pouvoir. Ainsi, partout où il y a des hommes, il y a des sottises, et les mêmes sottises. » (on se rappellera que la sottise est le fond de commerce de feu Pierre Arétin)
Certes Socrate marque un point en avertissant Montaigne de son inconséquence mais le voilà parti dans la défense d'un point de vue fixiste, qui rétrospectivement, rend bien légère l'espérance placée par lui au début dans les temps à venir. Dans ce cadre, Socrate propose une genèse purement psychologique de l'attachement aux Anciens :
« Ce qui fait d'ordinaire qu'on est si prévenu pour l'antiquité, c'est qu'on a du chagrin contre son siècle, et l'antiquité en profite. On met les anciens bien haut, pour abaisser ses contemporains. » (on pense à La Bruyère : "Quelques habiles prononcent en faveur des anciens contre les modernes ; mais ils sont suspects et semblent juger en leur propre cause, tant leurs ouvrages sont faits sur le goût de l'antiquité : on les récuse.")
Alors Montaigne l'héraclitéen invoque l'évidence de la différence des époques. Mais Socrate reconnaît à la fois les changements de mode et la permanence de l'immoralité.
On dit que Fontenelle a pris parti pour les Modernes, certes, mais dans ces lignes il échappe à l'alternative, comme s'il reprochait aux Anciens d'être victimes d'un mécanisme psychologique qui dans leur dos les fait se tourner vers le passé et aux Modernes de ne pas prendre au sérieux la constance de la nature.
Aucune croyance dans le progrès en tout cas :
« Sur ce nombre prodigieux d'hommes assez déraisonnables qui naissent en cent ans, la nature en a peut-être deux ou trois douzaines de raisonnables, qu'il faut qu'elle répande par toute la terre ; et vous jugez bien qu'ils ne se trouvent jamais nulle part en assez grande quantité pour y faire une mode de vertu et de droiture. »
Au fond, les Modernes comme les Anciens font la même erreur : ils ne réalisent pas la régularité de « l'ordre général de la nature ». L'amour-propre entre autres les conduit à croire dans les irrégularités, dans les exceptions ; ils se distinguent juste par l'identification de l'époque exceptionnelle.

jeudi 17 janvier 2013

Socrate mort, plutôt fixiste, Montaigne mort, plutôt évolutionniste !

" S'il y avait n hommes de talent dans une population de x millions, il y aura vraisemblablement 2 n hommes de talent dans une population de 2 x millions."
À cette affirmation de Huxley, deux morts dialoguant, Montaigne et Socrate, me font penser :
" Montaigne : J'aurois cru que tout étoit en mouvement , que tout changeoit, et que les siècles différents avaient leurs différents caractères, comme les hommes. En effet, ne voit-on pas des siècles savans, et d'autres qui sont ignorans ? N'en voit-on pas de sérieux et de badins, de polis et de grossiers ?
Socrate : Il est vrai.
Montaigne : Et pourquoi donc n'y auroit-il pas des siècles plus vertueux, et d'autres plus méchants ?
Socrate : Ce n'est pas une conséquence. Les habits changent, mais ce n'est pas dire que la figure des corps change aussi. La politesse ou la grossièreté, la science ou l'ignorance, le plus ou le moins d'une certaine naïveté, le genre sérieux ou badin, ce ne sont là que des dehors de l'homme, et tout cela change : mais le coeur ne change point, et tout l'homme est dans le coeur. On est ignorant dans un siècle, mais la mode d'être désintéressé ne viendra point. Sur ce nombre prodigieux d'hommes assez déraisonnables qui naissent en cent ans, la nature en a peut-être deux ou trois douzaines de raisonnables, qu'il faut qu'elle répande par toute la terre ; et vous jugez bien qu'ils ne se trouvent jamais nulle art en assez grande quantité pour y faire mode de vertu et de droiture.
Montaigne : Cette distribution d'hommes raisonnables se fait-elle également ? Il pourroit bien y avoir des siècles mieux partagés les uns que les autres.
Socrate : Tout au plus, il y auroit quelqu'inégalité imperceptible. L'ordre général de la nature a l'air bien constant."
C'est le troisième dialogue des dialogues des morts anciens avec des modernes. Devançant Pascal Engel qui a pris pour modèle de son Épistémologie pour une marquise les Entretiens sur la pluralité des mondes habités de Fontenelle, ce dernier avait déjà dans ses Nouveaux dialogues de morts (1683) imité à sa manière les Dialogues des morts de Lucien.

Commentaires

1. Le vendredi 18 janvier 2013, 08:55 par pascal.engel
Merci de me considérer comme mort !
Chevalier d'E
2. Le dimanche 20 janvier 2013, 12:46 par Philalèthe
Cher Chevalier,
Un siècle ne vous a donc pas suffi ? Pensiez-vous vivre ailleurs que dans les esprits des meilleurs ?
Sachez d'ailleurs que, même si vous aviez disparu après avoir écrit vos Nouveaux dialogues des morts, c'est-à-dire à 25 ans, votre courte vie aurait été assez longue, vu que Nietzsche mettait au plus haut cet ouvrage ?
Pluton

mardi 3 mai 2011

Socrate frontiste !

Dans Libération du 3 Mai 2011, on peut lire l'article suivant :
''L’avocat Gilbert Collard compare les élus FN à Socrate
Officiellement toujours membre du Parti radical valoisien, l’avocat Gilbert Collard se montre de plus en plus sensible aux arguments de Marine Le Pen. La veille du 1er Mai, il participait à une réunion de l’Institut de formation des élus frontistes. Devant ce parterre, il a planché sur «l’actualité du procès de Socrate». Sans se prononcer sur qui devrait boire la coupe de ciguë. Après avoir défendu le syndicaliste CGT et candidat aux cantonales, Fabien Engelmann, Me Collard avait déclaré que le FN «était un parti légal et républicain».''

dimanche 7 novembre 2010

Éloge de Socrate par Austin (Royaumont 1958)

" On avait coutume de dire au temps de Socrate : " Pourquoi perd-il son temps avec les mots, alors qu' il devrait s'occuper de la nature des choses ?" Et Socrate, déjà répondait dans un sens qui paraissait juste ; je m'associe encore à ce qu'il dit.
Ce n'était pas le seul reproche qu'on lui adressât. Vous vous souvenez qu' Aristophane trouvait frivole que Socrate perdît son temps à mesurer des sauts de puces. Si d'autres après lui avaient passé leur temps à mesurer des sauts de puces comme Socrate, ils auraient inventé la physique avec quelques siècles d'avance sur ce qui s'est passé. Et je dirai que, de la même manière, si les gens depuis Socrate et à son exemple, avaient emprunté la voie du langage et s'y étaient tenus, au lieu d'aller battre en tout sens la campagne à la recherche des voies cachées des choses, la philosophie telle que nous la concevons, qui dans son genre ne me paraît pas si mauvaise, aurait été inventée, comme elle le fut partiellement à Athènes, il y a bien des siècles. En fait, nous la redécouvrons." (La philosophie analytique Éditions de Minuit 1962)
On contrastera avec Wittgenstein :
1931: " Quand on lit les dialogues socratiques, on a le sentiment d'un effroyable gaspillage de temps ! À quoi bon ces arguments qui ne prouvent rien et n'éclaircissent rien ?"
1937 : " Russell, au cours de nos entretiens, s'exclamait souvent : " Damnée logique !" - et cela exprime parfaitement ce que nous ressentions en réfléchissant sur les problèmes logiques ; je veux dire, leur énorme difficulté, ce qu'ils ont de dur et de glissant.
La raison principale d'un tel sentiment était, je crois, dans le fait que chaque nouveau phénomène de langue auquel il nous arrivait de penser après coup pouvait faire apparaître l'explication antérieure comme inutilisable. (Notre impression était que la langue pouvait faire surgir des exigences toujours nouvelles et impossibles, et qu'ainsi toute explication était rendue vaine.)
Mais c'est là la difficulté dans laquelle Socrate s'embarrasse quand il tente de donner la définition d'un concept. Un nouvel emploi du mot émerge sans cesse, qui semble ne pouvoir être unifié avec le concept auquel les autres emplois nous ont conduits. On dit alors : il n'en est pourtant pas ainsi " - mais il en est pourtant bien ainsi ! - et l'on ne peut rien faire d'autre que de se répéter constamment ces oppositions."
1947 : " Socrate qui réduit toujours le sophiste au silence, le réduit-il à bon droit au silence ? - Certes, le sophiste ne sait pas ce qu'il croyait savoir ; mais il n'y a là aucun triomphe pour Socrate. Il ne peut ni s'écrier : " Tu vois ! Tu ne le sais pas !, ni, d'un ton triomphal : " Aucun de nous ne sait donc rien !
Il semble que Wittgenstein reproche précisément à Socrate ce que Austin le loue de ne pas avoir fait : « battre en tout sens la campagne à la recherche de la voie cachée des choses », les deux s’accordant cependant sur l’idée que tout est là, sous nos yeux.
Je crois aussi que Wittgenstein est plus près du Socrate platonicien que le philosophe anglais qui semble dans ce texte se rêver en Socrate.
À noter pour finir que certains de ses élèves ont perçu Wittgenstein comme un deuxième Socrate :
" Desmond Lee, another member of Wittgenstein´s undergraduate circle of friends, has likened Wittgenstein, in his preference for discussions with younger men, and in the often numbling effect he had on them, to Socrates. Both, he points out, had an almost hypnotic influence on those who fell under their spell." (Ludwig Wittgenstein, Ray Monk, p.263)

Commentaires

1. Le dimanche 7 novembre 2010, 13:25 par Ritoyenne
Imaginez l'incompréhension totale et l'extrême surprise si, débarquant au beau milieu du Banquet ou du Protagoras, un homme du futur s'exclamait : "quel effroyable gaspillage de temps !", les Grecs en seraient pantois.
Comme St Paul voyageur, ils auraient renvoyé les étranges visiteurs au temple du Dieu inconnu (ou, pas encore connu, en l'occurence) ..
2. Le dimanche 7 novembre 2010, 16:06 par Philalèthe
Mais ne faut-il pas se méfier aussi de Saint-Paul ?
Wittgenstein (1937) : " La source qui, dans les Évangiles, coule transparente et calme, semble écumer dans les Épîtres de Paul. Du moins cela me semble à moi. Peut-être est-ce seulement ma propre impureté qui voit en elles quelque chose de trouble ; car pourquoi cette impureté ne pourrait-elle point souiller la clarté ? Mais pour moi, c'est comme si je voyais ici la passion humaine, quelque chose comme l'orgueil ou la colère, qui rime avec l'humilité des Évangiles. Comme s'il y avait bel et bien ici une insistance sur sa propre personne, et ce en tant qu'acte religieux, chose tout à fait étrangère à l'Évangile. J'aimerais poser la question - et j'aimerais que ce ne soit pas un blasphème : " Qu'aurait donc dit le Christ à Paul ?" À quoi, il est vrai, on peut à bon droit répondre : Est-ce là ton affaire ? Occupe-toi plutôt de te rendre plus digne ! Tel que tu es, tu n'es pas capable de comprendre ce qu'il peut y avoir ici de vérité.
Dans les Évangiles - c'est ce qu'il me semble - tout est plus simple, plus humble. On se trouve là comme dans une chaumière ; chez Paul, on trouve une Église. Là tous les hommes sont égaux ; chez Paul, il y a déjà quelque chose comme une hiérarchie, des dignités et des charges. - C'est, pour ainsi dire, ce que me suggère mon FLAIR."
1937 : " (...) La doctrine paulinienne de la prédestination est pour moi - au niveau qui est le mien - irreligiosité  pure et simple, un non-sens haïssable. Elle ne me convient donc pas, puisque je ne puis faire qu'un mauvais usage de l'image qui m'est proposée là. Si c'est une image pieuse et bonne, alors elle est telle à un tout autre niveau, où l'on en fait un usage pour la vie tout autre que celui dont je serais capable."
3. Le dimanche 7 novembre 2010, 16:50 par Elias
Vos citations de Wittgenstein sont tirées de quel ouvrage?
4. Le dimanche 7 novembre 2010, 16:59 par Philalèthe
Des "Remarques mêlées". Ce sont des textes qui s'échelonnent entre 1914 et 1951. C'est publié en GF Flammarion (2002) avec une introduction de Jean-Pierre Cometti et deux index bien pratiques. L'édition originale est T.E.R. (1984).
5. Le dimanche 7 novembre 2010, 17:37 par Cédric Eyssette
Dans la série des remarques de "philosophes analytiques" sur Socrate, j'aime bien ce texte de Schlick, qui distingue la recherche de la vérité (à laquelle se consacrerait la science) et la recherche de sens (qui serait le but de la philosophie, dont Socrate serait l'exemple type) : http://eyssette.net/docs/2005_2006/...
6. Le dimanche 7 novembre 2010, 17:59 par Philalèthe
Merci, Cédric, pour ce lien effectivement très intéressant.
Il me semble que Moritz Schlick y identifie la recherche socratique à une recherche essentialiste et rend donc pertinente la critique qu'en fait Wittgenstein, dans une perspective, elle, précisément anti-essentialiste.
7. Le mercredi 10 novembre 2010, 00:18 par Augustin
Peut - être, en définitive, faudrait - il s'en remettre à la docte ignorance de Nicolas de Cuse. L'ironie socratique consisterait alors en une ironie de l'ironie du langage, selon laquelle il est impossible de rien définir. De ce double fond de l'ironie surgirait alors la nécessité d'une forme d'aporie radicale menant à la méditation sur le rien. De la sorte, on pourrait dire que Socrate savait qu'il ne savait rien, parce qu'il avait médité sur le rien sur lequel est fondé le rien du langage.
8. Le mercredi 10 novembre 2010, 16:11 par Philalèthe
Rien, je crois, dans les textes de Platon ne permet d'attribuer à Socrate la thèse doublement nihiliste que vous lui attribuez. Certes Socrate dit dans l'Apologie qu'il ne sait rien mais cela ne revient pas à dire qu'il sait qu'il n' y a rien et que le langage n'est rien. C'est un jugement sur ses croyances qu'il n'identifie pas à un savoir mais cela n'implique pas qu'il n'y a rien à savoir. Des textes vont même clairement contre votre idée, comme ce texte du Ménon où Socrate conduit un jeune esclave à découvrir comme construire à partir d' un carré une figure qui a le double de sa surface. Le savoir mathématique n'est pas mis en doute. Plus généralement les enquêtes socratiques tendent vers la définition des Essences (ce qu'est la Beauté dans le Banquet). Ce n'est pas une enquête sur le sens des mots non plus - c'est une recherche ontologique, pas sémantique.

dimanche 7 février 2010

De deux immobilités (Socrate / Platon)

La première est la plus connue, elle caractérise Socrate se rendant avec Aristodème au souper offert par Agathon (source : Le Banquet de Platon). Ce n'est pas une immobilité subite, un ralentissement l'annonce:
" Chemin faisant, Socrate, l'esprit en quelque sorte concentré en lui-même, avançait en se laissant distancer." (174 d éd. Brisson)
Elle est liée essentiellement sinon à la solitude, du moins à l'isolement :
" Comme je l'attendais, il me recommanda de continuer à avancer." (ibid.)
Elle casse les règles du jeu social et gêne, par là même, qui a l'intention de continuer le jeu :
" Agathon : Mais, Socrate, comment se fait-il que tu ne nous l'amènes pas ?
Aristodème : Je me retourne (...) et je constate qu'effectivement Socrate ne m'a pas suivi. J'expliquai donc que c'était bien avec Socrate que j'étais venu, et que c'était lui qui m'avait invité à venir souper." (174 e)
Elle dure, Socrate devenant une statue pensante et asociale ; Agathon, qui a envoyé un esclave le chercher, entend de la bouche de ce dernier :
" Votre Socrate s'est retiré sous le porche de la maison des voisins, et il s'y tient debout ; j'ai beau l'appeler, il ne veut pas venir." (175 a)
L'hôte ne lui trouve aucune bonne raison et est disposé à utiliser la contrainte pour faire respecter les règles transgressées :
" Quel comportement étrange, s'écria Agathon. Va lui dire de venir, et ne le lâche pas d'une semelle." (ibid.)
Aristodème, le disciple, "un des fanatiques de l'entourage" comme dit Léon Robin (La Pléiade note 4 p.1349), explique sans pour autant justifier (il donne à cette immobilité une cause, l'habitude, mais pas de sens) :
" N'en faites rien (...), laissez-le plutôt. C'est une habitude qu'il a. Parfois il se met à l'écart n'importe où, et il reste là debout. Il viendra tout à l'heure, je pense. Ne le dérangez pas, laissez-le en paix." (175 b)
C'est donc une immobilité régulière, du coup prévisible mais néanmoins énigmatique.
Elle reste difficile à supporter pour les partenaires de jeu :
" Aristodème : Là-dessus (...) nous nous mettons à souper, mais Socrate n'arrivait pas. Aussi Agathon demanda-t-il à maintes reprises qu'on allât le chercher. , mais je m'interposai. " (175 c)
Longue, quand elle prend fin, elle n'est pourtant pas justifiée par l'intéressé mais c'est l'hôte qui en donne désormais une interprétation généreuse :
" Aristodème : Enfin, Socrate arriva sans s'être attardé aussi longtemps qu'à l'ordinaire ; en fait, les convives en étaient à peu près au milieu de leur souper.
Agathon : (...) Viens, ici, Socrate, t'installer près de moi, pour que à ton contact, je profite moi aussi du savoir qui t'est venu alors que tu te trouvais dans le vestibule. Car il est évident que tu l'as trouvé et que tu le tiens, ce savoir ; en effet, tu ne serais pas venu avant." (175 d)
Socrate n' infirmera ni ne confirmera ce dire, précisant seulement que le savoir ne se transmet pas par contact.
Passons à la seconde immobilité, celle du plus connu des disciples de Socrate, Platon. Je l'aborde à travers la référence qu'y fait Sénèque dans le De ira :
" Platon, irrité contre son esclave, ne put se donner du temps, mais il lui ordonna d'enlever tout de suite sa tunique et de tendre les épaules aux coups, afin de frapper de sa propre main ; comprenant qu'il était irrité, il garda sa main en l'air comme il l'avait et resta dans l'attitude d'un homme qui va frapper ; un ami qui survint justement lui demanda ce qu'il faisait : " Je punis, répondit-il, un homme en colère". Comme figé sur place, il conservait le geste, déshonorant pour un sage, de l'homme qui va sévir, et déjà il avait oublié l'esclave, ayant trouvé mieux à châtier." (III XII 5 ed.Veyne p.162).
La différence entre les deux immobilités est nette : certes les deux exemplifient la maîtrise de l'esprit sur le corps. Mais le corps socratique est un, dominé totalement par l'esprit qui le met au repos, alors que le corps platonicien est deux ; en effet il se divise en corps emporté par la passion et corps dominé par la raison ; la division ne passe pas au sein du corps mais entre deux états d'un processus : le mouvement colérique dynamique et ce même mouvement statique, statufié. C'est une immobilisation spectaculaire, soudaine et offerte au public, comme indice et de l'absence première de maîtrise et de la maîtrise, seconde, de cette même absence de maîtrise. Loin d'être une position méditative, elle est moindre mal et effet d'une capture : Platon se prend lui-même en flagrant délit et tel un agent de l'ordre moral, immobilise le malfaisant et l'expose à la réprobation publique.
Cependant, pareille en cela à la première, celle de Socrate, l'immobilité décrite par Sénèque court-circuite la vie ordinaire et les échanges quotidiens : comme son maître qui ne se rend pas où on l'attend, Platon ne fait pas ce qu'on attend d'un maître : châtier son esclave si besoin est. C'est le maître d'esclaves maîtrisé par le philosophe maître de soi.
Sa finalité est ne pas se répéter car les immobilisations successives, à la différence des immobilités régulières, illustreraient l' échec constant et visible de la raison.

Commentaires

1. Le vendredi 12 février 2010, 10:52 par JohnDoe
Beau tableau et belle métaphore aussi de la différence entre la pratique philosophique et (disons) la leçon de philosophie.
2. Le samedi 13 février 2010, 18:29 par Philalèthe
Votre distinction est intéressante mais on peut voir la pratique (socratique) comme une leçon et la leçon que Platon donne à lui et aux autres comme une pratique en train de se fixer.
3. Le dimanche 14 février 2010, 15:16 par JohnDoe
J'ai du mal à voir cela.
De plus en plus je me demande si la pratique philosophique en fait ne serait pas le début et la fin de la philosophie. Et s'il ne faut pas pour cela revenir à Socrate plutôt qu'à Platon, comme emblème du saisissement de la pensée.
Ce n'est pas tout à fait, je reconnais, ce que vous vouliez donner à penser en parlant du corps socratique et du corps platonicien en ces termes :
" Mais le corps socratique est un, dominé totalement par l'esprit qui le met au repos, alors que le corps platonicien est deux ; en effet il se divise en corps emporté par la passion et corps dominé par la raison."
Je ne peux m'empêcher de penser qu'il y une théâtralité chez Platon qu'il n'y a pas chez Socrate. Ne suffit-il pas à Platon de reconnaître qu'il est sous l'emprise de la colère plutôt que de donner en spectacle une division ? Une division d'ailleurs toute aristocratique. On comprend à partir de là pourquoi Platon invente la maîtrise et le philosophe roi. Il me semble que Socrate est plus démocratique et au centre de la cité.
Enfin, ce n'est pas un argument mais je ne peux manquer d'y penser non plus : lorsque dans le Phédon est faite la liste des amis présents aux derniers instants de Socrate, Platon fait dire de lui :
"Platon, je crois, était malade".
De quoi Platon pouvait-il bien être malade et pourquoi tient-il (si ces mots sont de lui, ce qui je crois n'est pas contesté) à marquer ainsi son absence ? C'est une question, que je suis sûr n'être pas le premier à me poser...
4. Le dimanche 14 février 2010, 16:09 par philalèthe
En vous lisant, plusieurs idées me viennent à l'esprit :
1) "je me demande si la pratique philosophique en fait ne serait pas le début et la fin de la philosophie" écrivez-vous.
Annulez-vous alors la valeur de la théorie ? Cela ne revient-il pas à transformer la philosophie en pratique empirique ? Or, dans la philosophie antique, la théorie est défendue comme ayant une fonction pratique. Chez Épicure, on trouve sa réduction à cette fonction pratique mais ce n'est pas le cas dans la philosophie d'Aristote où la connaissance a une valeur en soi indépendante de sa finalité pratique.
2) Qu'appelez-vous le saisissement de la pensée ?
3) Le Socrate auquel on se rapporte étant connaissable à partir de l' oeuvre de Platon (ou à partir de celle de Xénophon) , la comparaison entre les deux est donc difficile à bâtir. Les témoignages dont on dispose sur Platon sont souvent ceux d'ennemis (par exemple ceux d'Antisthène rapporté par Diogène Laërce ou plus généralement les sources tendant à faire de Platon un auteur ayant plagié Épicharme - cf encore sur ce point DL). Dans mon post, je ne voulais rien faire de plus que mobiliser un Platon connaissable à partir d'un texte de Sénèque - ce dernier ne l'a bien sûr pas inventé mais je n'ai pas cherché sa source ; je ne sais pas si on n'a pas déjà attribué une telle figure à un philosophe antérieur - à un Socrate connaissable à partir de Platon ! Dans ces limites-là, j'hésite à parler dans l'absolu de la théâtralité de Platon (en revanche celle des Cyniques n'est pas douteuse).
4) Concernant l'absence de Platon dans le Phédon, on peut donner une explication (trop ?) simple : Platon était bel et bien malade ! Le grand Léon Robin défend cette position dans une note (" Il n'y a pas de bonnes raisons pour supposer à l'absence de Platon un autre motif" La Pléiade p.1369). J'ajoute l'interprétation suivante : en mettant en évidence sa propre absence, Platon illustrerait la thèse défendue dans le Phédon, que le corps est le tombeau de l'âme et qu'il est un obstacle aux activités les plus hautes.
5. Le lundi 15 février 2010, 12:49 par gus
(je n’ai une connaissance de la philo antique que très superficielle, excusez-moi si je dis des conneries, et reprenez-moi…).
J’ai une intuition proche de celle de John Doe sur la pratique philosophique comme alpha et omega d’elle-même chez Socrate. Philathète, vous invoquez Aristote qui a écrit que la connaissance a une valeur en soi. Mais Socrate n’a pas écrit. Son enseignement philosophique était en acte, à mon sens celui d’une démarche, d’une manière de vivre. N’est-ce pas une manière de signifier que la philo n’est que praxis, une pratique alliant pensée et corps dans les actes, comme semble le suggérer cette scénette où son esprit et son corps sont unis dans la réflexion… ? Une philosophie qui serait dénaturée si on la sépare de la vie en la figeant en pure connaissance… ?
Sur la théatralité, ça me fait penser au livre de Nietzsche « de la naissance de la philo… » où il analyse que l’épopée homérique est platonicienne (thèse généalogique des idées au sens « anachronique » que lui donne Nietzsche). Selon lui, le drame est soutenu (ou s’appuie sur) par la philosophie platonicienne. Et cette scène d’autopunition est effectivement assez dramatique, un homme en prise avec ses propres tourments.
Cela me semble très différent de la mise en scène des cyniques, qui me parait plutôt être du genre de la comédie. P.ex., lorsque Diogène balance un poulet déplumé au cours de Platon pour ridiculiser sa définition de l’homme bipède.
Pour poursuivre la comparaison entre les deux immobilités. Celle de Platon montre effectivement une coupure entre sa passion et sa raison, celle-ci punissant la première. Et celle de Socrate au contraire une union entre les deux, sa passion de la raison l’amène à s’immobiliser dans une activité réflexive. Mais il me semble y avoir tout de même en creux une opposition dans la scène de Socrate, entre cette praxis philosophique et l’activité mondaine à laquelle il devait se rendre. Est-ce sur-interpréter que de voir là une dichotomie entre sagesse et mondanités ?