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mardi 13 février 2024

Éduquer et rejeter.

Comment constituer une pédagogie qui d'une part, comme il se doit, favorise le développement du meilleur de chaque élève, en reposant sur une certaine confiance, et d'autre part, respecte la vérité de la dernière phrase de l'Éthique de Spinoza ?

" Omnia praeclara tam difficilia, quam rara sunt." " Tout ce qui est remarquable est difficile autant que rare. " (traduction de Bernard Pautrat).

On entend par contraste la rengaine ressassée de la garderie à l'université : " Tout ce qui est remarquable est facile autant que fréquent."

En écho au problème posé, ces lignes de Denis Kambouchner à propos du monde des " généreux ", tel que Descartes l'entend :

" Leur société restera donc, non par vocation (comme les critiques récentes de l'humanisme le suggèrent à l'envi), mais par la force des choses, une société partielle et minoritaire." (La question Descartes, Gallimard, 2023, p. 287)

Y aurait-il un mensonge au sein de la pédagogie la plus honorable ? L'association que fait Platon dans La République entre éduquer et cacher, éduquer et exclure est-elle donc inévitable ?

mardi 13 décembre 2022

Tout n'est-il que fiction ? La position de Spinoza.

Tout esprit rationaliste , quelle que soit la variante du rationalisme qu'il défend, combat l'idée que " tout est fiction " et que la vérité n'est qu'une fiction utile, pour ainsi dire. Aussi aime-t-il trouver dans le Traité de l'amendement de l'intellect - pour reprendre la version du titre défendue par Bernard Pautrat dans la nouvelle édition des oeuvres complètes de Spinoza parue dans La Pléiade en septembre 2022 - un texte où le philosophe présente la thèse de l'inexistence de la vérité et de l'omniprésence de la fiction. Déjà en 1954, dans la première édition de Spinoza dans La Pléiade, Roland Caillois reconnaissait dans une note ne pas pouvoir identifier vraiment qui était visé par les lignes en question (dans la nouvelle édition, aucune note n'abordant la question, il semble donc que l'énigme demeure). On verra que Spinoza formule moins des objections contre cette thèse qu'il ne l'explicite, en supposant qu'une telle explicitation suffira à en souligner la fausseté :

" Peut-être se trouvera-t-il quelqu'un pour penser que c'est la fiction qui met un terme (terminat) à la fiction, et non l'intelligence ; c'est-à-dire, une fois que j'ai feint un quelque chose et que, par une certaine liberté, j'ai voulu donner mon assentiment à l'idée que ce quelque chose existe tel dans la nature des choses, cela a pour effet que par la suite il nous est impossible de penser ce quelque chose d'une autre manière. Par ex., une fois que j'ai feint (pour suivre leur raisonnement) telle nature de corps, et que, de par ma liberté, j'ai voulu me persuader qu'elle existe telle dans la réalité, il ne m'est plus possible de feindre, par ex., une mouche infinie, et une fois que j'ai feint  l'essence de l'âme, je ne peux pas la faire carrée, etc. (il n'y a donc de contradiction que relativement à un cadre imaginaire donné). Seulement il faut examiner ceci. Premièrement : ou bien ils nient, ou bien ils accordent que nous pouvons comprendre quelque chose. S'ils l'accordent, alors cela même qu'ils disent de la fiction, il faudra nécessairement le dire aussi de l'intellection (si l'imagination " constituante " coexiste avec l'intellection, le pouvoir de la première est réduit au domaine propre de l'imagination : c'est en imaginant qu'on remplace une fiction par une autre ; alors l'intellection mettra un terme à l'intellection au sens où une chose qu'on croyait comprise sera remplacée par une autre, mieux comprise. On voit que la thèse alors ne met pas en danger le savoir, qui garde et sa réalité et son indépendance). Et s'ils le nient, voyons, nous qui savons que nous savons quelque chose (Spinoza a quelques pages plus haut dénoncé la vanité du scepticisme radical), ce qu'ils disent. Ce qu'ils disent, c'est ceci : que l'âme est capable de sentir, et de percevoir de nombre de manières, non pas elle-même, ni les choses qui existent (en effet s'il n'y a que fiction, pas plus de psychologie que d'ontologie ou de cosmologie !), mais seulement ce qui n'est ni en soi ni où que ce soit ; c'est-à-dire que l'âme peut, par sa seule force, créer des sensations ou des idées qui ne sont pas celles des choses ; si bien qu'ils la considèrent, en partie, comme Dieu (peut-on dire que tout idéalisme ne prend pas au sérieux l'humanité de l'esprit, vu qu'il  l'affecte d'un pouvoir de création quasi divin ?). Ensuite, ils disent que nous, ou notre âme, possédons une telle liberté qu'elle nous contraint nous-mêmes, ou que notre âme se contraint, bien plus qu'elle contraint la liberté elle-même. Car, une fois qu'elle a feint un quelque chose et lui a donné son assentiment, elle ne peut plus penser ni feindre ce quelque chose d'une autre manière, et en outre cette fiction la contraint à penser encore à d'autres choses de manière que la première fiction ne soit pas battue en brèche ; exactement comme ici ils sont aussi contraints d'admettre, à cause de leur fiction, les absurdités que je passe ici en revue, et que nous ne nous fatiguerons pas à rejeter par aucune démonstration." (p. 24-25)

mercredi 23 mars 2022

Spinoza et le solipsisme méthodologique de Descartes.

On sait que Spinoza n'a pas fondé sa philosophie, à la différence de Descartes, sur le cogito. Dans l'Éthique,  le Je pense du sujet cartésien se métamorphose en un axiome, le premier de la deuxième partie : " L'homme pense ". Vu que Spinoza n'accorde pas de réalité à l'Humanité et donc non plus à l' Homme, l'homme de l'axiome n'est pas Spinoza mais n'importe quel individu singulier, faisant ce que peut faire n'importe quel autre, comme lui, désigné par la notion universelle d' Homme (cf II, p. 40, sc.).

Or, l'homme du cogito est aussi un individu singulier mais dans l'oeuvre de Descartes, il ne peut être que René Descartes. Bien sûr chacun de nous peut refaire le raisonnement cartésien, mais s'il est fidèle à Descartes, il ne peut même pas en conclure qu'il reproduit la pensée cartésienne, comme n'importe qui d'autre pourrait le faire, vu que cette pensée naît d'un doute qui met en question la réalité de tout, donc des autres, ceux-ci étant toujours seulement des corps dont j'ai des représentations (visuelles, auditives, etc.).

On est donc surpris de ce qu'écrit Spinoza dans le livre où il présente pour son élève Casearius la philosophie de Descartes :

" Après un examen très attentif, il reconnut qu'aucune des raisons précitées ne pouvait ici justifier le doute : qu'il pense en rêve ou éveillé, encore est-il vrai qu'il pense et qu'il est ; d'autres ou lui-même ; d'autres ou lui-même pouvaient se tromper sur d'autres points, ils n'en existaient pas moins puisqu'ils se trompaient." (La Pléiade, p. 156)

Bien sûr Descartes n'a jamais tenu pour vraie l'hypothèse solipsiste précédant la sortie définitive du doute. Mais elle est, dans sa logique, méthodologiquement exigée. Spinoza en revanche l'a si peu prise au sérieux, a si peu mis en doute la réalité de la réalité, si on peut dire, qu'il la passe sous silence au moment même où il a pour souci de reconstituer la démarche de Descartes. Or, une telle erreur spinoziste devrait rendre incompréhensible la suite du raisonnement cartésien, car, si les autres existent et pensent (et en existent d'autant plus), point n'est besoin de la garantie divine pour justifier le bien-fondé de la perception.

samedi 13 juin 2020

Contexte de découverte et contexte de justification.

Dans le Tractatus theologico-politicus, Spinoza contextualise à l'extrême la Bible, manière de faire comprendre que le sens du texte dit sacré n'est accessible que si on connaît tout des conditions historiques dans lesquelles il a été écrit, tout des caractéristiques psychologiques et des intentions de ses auteurs, tout de la langue hébraïque dans laquelle il a été formulé. Pas étonnant que Spinoza en conclue que, ces connaissances contextuelles faisant souvent défaut, ce que veut dire tel passage de la Bible est tout simplement inintelligible. Dit autrement, pour justifier le sens du texte, il faut découvrir, en dehors du texte, des faits historiques qui l'expliquent. 
Mais faut-il toujours reconstituer patiemment le contexte historico-culturel d'un texte pour en saisir le sens et pouvoir se prononcer sur sa vérité ?  

" Il n'en est pas de même à l'égard des choses que nous pouvons saisir par l'entendement et dont nous formons aisément un concept : les choses qui de leur nature se perçoivent aisément, ne peuvent jamais être exprimées si obscurément qu'elles ne soient facilement entendues, conformément au proverbe : À celui qui entend, une parole suffit. Euclide, qui n'a écrit que des choses extrêmement simples et parfaitement intelligibles, est aisément explicable pour tous et en toutes langues ; pour saisir sa pensée, en effet, et être assuré d'en avoir trouvé le vrai sens, il n'est pas nécessaire d'avoir une connaissance entière de la langue où il a écrit ; une connaissance très commune et presque enfantine suffit ; il est inutile aussi de connaître la vie de l'auteur, le but où il tendait et ses moeurs, de savoir en quelle langue il a écrit, pour qui, en quel temps, non plus que les fortunes du livre, les diverses leçons du texte et enfin quels hommes ont décidé de le recueillir. Ce que je dis d' Euclide, il faut le dire de tous ceux qui ont écrit sur les matières qui de leur nature sont perceptibles " (La Pléiade, p. 727-728).

Dit autrement, dès qu' un texte a un contenu rationnel, le contexte de découverte a une importance secondaire, le reconstituer servant seulement (mais ce n'est pas rien !) à faire une histoire vraie des découvertes de la raison humaine et donc, pour l'histoire des mathématiques, c'est bien sûr important de contextualiser les Éléments d'Euclide. Mais le point essentiel est plutôt de savoir si les justifications du contenu rationnel en question sont optimales.
Mettons cette distinction en rapport avec un fait récent : une nouvelle traduction de l' Éthique vient de paraître, basée sur un manuscrit découvert au Vatican en 2010. Or Spinoza a pensé non produire le système spinoziste mais écrire sous la dictée de la raison. Si on partage cette vue, cette découverte est donc anecdotique. En revanche, si on lui donne une grande importance, c'est qu'on lit Spinoza, comme lui a voulu lire la Bible, ce qui revient à enlever à son texte le statut de texte rationnel.

Le cas Spinoza à part, on voit ce qu'a d'insatisfaisant toute enquête visant à réviser à la baisse la portée cognitive des textes scientifiques par seulement une enquête exhaustive sur leurs conditions culturelles de production. Cette révision ne peut se faire que bien plus difficilement, c'est-à-dire en participant à la science déterminée dont ils sont les produits.

samedi 30 mai 2020

" S'il vient vous demander conseil, c'est qu'il a déjà choisi la réponse." (Sartre)

" Jérémie, accablé de tristesse et en proie à un profond dégoût de la vie, prophétisa des calamités aux Juifs ; si bien que Josias ne voulut pas le consulter, mais s'adressa à une femme de ce temps qu'il jugeait plus apte, en raison de son naturel féminin, à lui révéler la miséricorde de Dieu." (Traité des autorités théologique et politique, La Pléiade, p.639)

Est-ce une sorte de care avant la lettre ? Pas vraiment, car homme ou femme, le prophète ne fait qu'exprimer ce que son imagination lui dépeint de l'avenir. Non seulement il n'a jamais aucun savoir sur Dieu (pas plus qu'il n'a de savoir transmis par Dieu), mais souvent il n'a pas de savoir sur lui-même. Il ne comprend pas ce qu'il dit, au sens où il ne comprend pas ce que veulent dire ses propres paroles prophétiques :

" Celles de Zacharie étaient trop obscures pour qu'il pût les entendre lui-même sans explication, comme il ressort du récit qu'il en donne ; celles de Daniel,  même expliquées, ne purent être entendues par le prophète lui-même." (ibid. p. 640) 

Cognitivement, en termes spinozistes, les prophètes sont nuls. Pour savoir la vérité sur Dieu, il faut raisonner, pas imaginer. Pas de doute que si une "prophétie " est réalisée, c'est par chance, par hasard ou parce  que tel prophète a le sens des possibles. Mais Spinoza ne  dit pas cela, pas plus qu'il n'aborde la question de la réalisation des prophéties. Ce qui l'intéresse, c'est ce qui se passe en amont de la prophétie. 

On pourrait se dire que ces lignes de Spinoza ont perdu de leur portée, vu que, sous notre climat culturel, les prophètes au sens propre se font rares et courent le risque de ne pas être pris au sérieux. Certes, mais restent les prophètes au sens figuré, par exemple pour les plus impressionnants et les plus savants d'entre eux, ceux qui lisent l'avenir dans Marx ou dans Nietzsche ou dans Heidegger etc. Sans compter avec la masse des prophètes plus ordinaires, moins universitaires, qui s'appuient sur leurs intuitions, leurs expériences, leurs lectures. C'est pour éveiller notre vigilance par rapport à ces prophètes non-religieux au sens strict qu'il faut lire le chapitre II du Tractatus theologico-politicus .
Spinoza énumère en effet les différentes causes qui justifient la méfiance vis-à-vis des affirmations des prophètes, petits ou grands : par exemple, ce qu'ils disent  est conditionné par leur humeur, leur tempérament et la réception de ce qu'ils disent est à  son tour conditionné par la relation entre l'humeur de l'auditeur et la leur. Mais entrent en ligne de compte aussi dans le destin des prophéties, comment elles sont écrites : " l'élégance, la brièveté, la sévérité, la rudesse, la prolixité et l'obscurité " (ibid.). 
Le savoir de la relativité du prophète et des prophéties (et ce savoir apparaît ici essentiellement psychologique) libère de la croyance dans de telles prophéties et incline à voir les prophéties comme des indices et des expressions de tel ou tel type d'hommes. 
Autre raison de lire ce Spinoza-là, celui du Tractatus : son habileté à se faire comprendre des bons entendeurs, malgré la censure et la persécution : rien ne dit que les temps ne reviendront pas où il faudra connaître sur le bout des doigts ce savoir-faire de la dissimulation.

mercredi 27 mai 2020

L' être humain, en effet, peut aussi aisément manger de l'homme qu'écrire " La critique de la raison pure " (Robert Musil)

Quand il aborde dans le Traité des autorités théologique et politique la question de la prophétie biblique, Spinoza tient à faire du prophète un homme comme les autres, contre l'idée qu'il serait éclairé par le contact avec une réalité transcendante. C'est en vue de supprimer la possibilité d' hommes surhumains que le philosophe écrit la note suivante :

" Bien que certains hommes soient avantagés de dons que la nature n'a point accordés aux autres, on ne dit pas que les premiers se situent au-dessus de l'humanité, à moins que leurs dons (sans pareils) ne puissent être ramenés sous la définition de la nature humaine. Par exemple, la taille d'un géant est exceptionnelle, et cependant humaine. La facilité d'improvisation poétique n'est pas donnée à tous, et cependant elle est humaine. Humaine aussi est l'aptitude à imaginer différents objets, les yeux ouverts, avec autant de vivacité que si on les avait devant soi. En revanche, si qui que ce soit disposait d'un moyen de saisir les idées, et de principes de connaissance refusés aux autres hommes, il ne resterait plus dans les bornes de la nature humaine." (La Pléiade, p. 632)

Vu que les prophètes ont une disposition à  imaginer extraordinaire et que l'imagination, essentiellement dépendante de la perception, est un accès médiocre à la réalité à cause précisément des limites sensorielles, les prophètes sont autant limités que la plupart des hommes au niveau de la connaissance rationelle de la réalité. Mais pour la même raison qu'il n'existe pas plus de sous-chat que de sur-chat, ça serait tout autant erroné de les mépriser comme des sous-hommes  que de les déifier comme des sur-hommes.
En ces temps qui divinisent aussi facilement qu'ils diabolisent, j'ai jugé bon de rappeler la version de l'humanisme spinoziste, sans indulgence pour les amateurs d'au-delà ou d'en-deçà.

lundi 25 mai 2020

Des livres à ne pas mettre entre toutes les mains.

Aujourd'hui où l'on est prêt à publier des livres visant à rendre la philosophie facile pour tous et donc entre autres des livres à consommer aux toilettes ou à la plage, par exemple, mais comme je sais la masse d'approximations, voire d'erreurs qui sont diffusées ainsi, c'est un grand plaisir de relire la fin de la préface  de Spinoza à son Traité des autorités théologiques et politiques :

" À ceux qui ne sont pas philosophes, je ne recommande point mon traité, car je n'ai aucune raison d'escompter qu'il puisse leur plaire. Je sais, en effet combien sont enracinés les préjugés, auxquels tant d'hommes s'adonnent sous couleur de religion. Et je sais qu'il n'est pas plus possible de délivrer la foule de la superstition, que de la crainte. L'entêtement lui tient lieu de constance et, loin de se laisser gouverner par la raison, elle s'abandonne à des élans impulsifs pour décerner ou louanges, ou blâmes. À lire ces pages, je n'invite donc ni la foule, ni ceux qui cèdent aux mêmes passions qu'elle. Je préférerais leur voir ignorer cet ouvrage, plutôt qu'exercer leur malveillance, en y appliquant une interprétation qui serait erronée, d'après leur coutume invariable." (Oeuvres complètes, La Pléiade, 1954, p. 616)

C'est une position épicurienne, pré-Aufklärung. Nietzsche la reprendra. Promue aujourd'hui, elle sera accusée d'être méprisante et égoïste.
Peut-être sera-t-on moins en butte aux attaques, si on précise, devoir de lucidité, que la foule, c'est aussi soi-même en tant qu'on ne se surveille pas intellectuellement et qu'il faut toujours résister à la foule en nous, si vivante, si spontanée, quelquefois si brilante, même.
Bien sûr cette résistance suppose qu'on peut opposer, quelquefois au moins, la vérité aux erreurs et aux mensonges et qu'à défaut de vérité, on peut se taire ou au moins présenter ses opinions comme telles.
Mais les affirmations claironnantes nous font croire si facilement que nous aussi, on peut participer à la victoire de ce qu'elles appellent quelquefois leur vérité. Et puis qu'on a le droit de se tromper...
Sauf qu'on a en réalité le devoir de ne pas se tromper et que face à nos erreurs la honte de les avoir faites devrait nous envahir. Mais qui est prêt aujourd'hui à donner de la valeur à la honte et au remords ? Une telle valer suppose  la réalité du défaut, ici du défaut intellectuel.
Mais combien alors hurleront au dogmatisme ?

dimanche 24 mai 2020

Jünger et Spinoza : même nécessaire, le méchant reste vraiment immoral.

" Le sage (...), dont l'âme s'émeut à peine, mais, qui, par une certaine nécessité éternelle, est conscient de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d'être,  mais possède toujours la vraie satisfaction de l'âme. Si, il est vrai, la voie que je viens d'indiquer paraît très ardue, on peut cependant la trouver.'' 

Cela, Spinoza l'écrit dans les dernières lignes de l' Éthique. J'ai pensé à elles en lisant les réflexions d' Ernst  Jünger, dans son journal  le 26 mai 1944, face à un chef de bataillon disant qu'il descendrait de sa propre main le premier déserteur qu'il trouverait :

" En de telles rencontres, une sorte de nausée me saisit. Je dois parvenir à un niveau d'où je puisse observer ces choses comme on contemple les évolutions des poissons autour d'un récif corallien, les danses des insectes dans une prairie, ou comme un médecin examine le malade. Comprendre avant tout, que de tels faits sont de mise dans les cercles de bassesse. Il reste encore de la faiblesse dans mon dégoût : je participe encore trop au monde du sang. Il faut pénétrer la logique de la violence, se garder de tomber dans l'enjolivement à la Millet ou à la Renan, se garder aussi de l'infamie du bourgeois qui, bien à l'abri sous un toit, fait la morale aux acteurs d'une atroce bagarre. Quand on n'est pas mêlé au conflit, qu'on en rende grâces à Dieu ; mais on n'en est pas pour autant élevé au rang de sage."

Je ne sous-entends pas que Ernst Jünger soit un modèle de sage spinoziste, ou même de sage tout court. D'ailleurs je ne le vois nulle part dans son journal prendre une telle posture, ni même formuler l'ambition d'atteindre un idéal de ce type. Reste qu'il partage avec Spinoza la reconnaissance de la valeur de la connaissance vraie et précisément de la connaissance vraie portant sur les faits horribles, révoltants. Ce qui exclut qu'on les associe  l'indicible. Mais que les faits humains les plus immoraux soient aussi intelligibles que les phénomènes naturels ou que les pathologies les plus répugnantes n'enlève rien à la valeur de l'émotion morale, la nausée, qu'ils déclenchent chez les témoins. On pourrait penser en effet que si toutes les actions humaines sont vues, du point de vue de Sirius, comme aussi nécessaires que les phénomènes obéissant le plus strictement aux lois naturelles, alors le bien et le mal ne sont que des apparences pour la sensibilité humaine. Inversement, si l'atrocité des hommes et leur méchanceté sont au centre de l'attention, n'est-ce pas incohérent de les voir comme poissons, insectes etc. enfin comme des êtres qui n'ont pas de responsabilité et qu'il est ridicule d'accuser ? Or, Ernst Jünger paraît tenir les deux positions : même s'il dénonce le jugement moral émis par celui qui, en dehors du jeu dangereux se donne confortablement l'illusion d'être plus moral que les autres, il ne rejette en rien le jugement moral et sa part de vérité. Le chef de bataillon appartient bel et bien au cercle de la bassesse. C'est la raison pour laquelle toute esthétisation de la bassesse, voir la référence à  Millet, est rejetée aussi comme une euphémisation de l'horreur. Horreur  qui ne doit pas non plus être relativisée à la lumière d'un avenir plus lumineux, c'est du moins ainsi que je comprends la mention de Renan.
En ce sens, Ernst Jünger a quelque chose de spinoziste, précisément l'idée que,  même si le méchant est nécessité à être méchant, le jugement condamnant sa méchanceté est justifié par de bonnes raisons.

vendredi 27 février 2015

Le philosophe cruche.

Dans une lettre à Hugo Boxel, Spinoza écrit que "la plus belle main, vue au microscope, doit paraître horrible" (Oeuvres complètes, La Pléiade, p.1238). Se rapprocher de la main lui enlève fort heureusement une propriété qui, du point de vue spinoziste, se fait passer à tort pour réelle, intrinsèque à la chose, mais n'est "qu'un effet en celui qui regarde".
Imaginons maintenant que cette belle main appartienne à une jeune fille séduisante en entier et passons du philosophe hollandais à Épictète :
" Un combat entre une jolie fille et un jeune philosophe débutant est un combat inégal. " Cruche et pierre, comme on dit, ne vont pas ensemble."" (Entretiens, III, 12, 12)
C'est dans le cadre d'un exercice que ce proverbe est cité : il s'agit de s'exercer à s'abstenir d'une fille. Seulement, comme dans tout exercice, il faut progresser graduellement et il ne convient pas de se mettre immédiatement à l'épreuve d'une belle fille car le stoïcien ici n'est qu'un apprenti ne maîtrisant pas toutes ses représentations.
À la différence de l'insensé cartésien qui se prend à tort pour une cruche et s'attribue une vulnérabilité imaginaire, le stoïcien en herbe se tromperait à ne pas s'attribuer une vulnérabilité réelle. Loin d'être cruche, la fille est pierre (certes, pierre par hasard dans cette rencontre-ci, elle pourrait être cruche dans une autre). Tel l'homme ordinaire, tantôt pierre, tantôt cruche selon les aléas des circonstances.
En revanche c'est à se pétrifier irréversiblement que doit tendre le jeune philosophe ! La pierre qu'il sera une fois pour toutes aura, elle, une impénétrabilité essentielle parce qu'acquise volontairement par l'exercice et non due accidentellement aux hasards de la vie.
Pour ce faire, Sandrine Alexandre dans son fort instructif Évaluation et contre-pouvoir (Millon, 2014) indique comment on doit résister au choc d'une jeune fille ; c'est la leçon stoïcienne, exposée à plusieurs reprises par Marc-Aurèle dans les Pensées : il s'agit de voir les dessous physiques des choses attirantes, en l'espèce avoir sur la jeune fille affolante ce qu'on pourrait appeler le regard médico-légal. Lisons Sandrine Alexandre :
" La jeune fille apparaît comme le paradigme de l'objet susceptible de ne pas être "réduit" par le débutant qui n'arrivera jamais à déconstruire la belle désirable en chair, os, tendons..." (p.154)
Je suis porté à identifier une telle description matérialiste à une connaissance neutre de l'essence réelle, mais Sandrine Alexandre conseille à ses lecteurs d'y voir plutôt un procédé, analogue à celui de tordre un bâton tordu dans un sens dans l'autre, pour le redresser finalement, dit autrement, insister sur le repoussant, inaperçu au premier abord dans le séduisant, pour rendre l'objet du désir fou à sa neutralité axiologique consubstantielle. Aussi une jolie jeune fille n'est-elle pas plus 90% d'eau qu'une étoile scintillante, dans ce cas la tautologie est finalement la plus éclairante; être un stoïcien parvenu à maturité, c'est être capable de ne voir dans la jolie jeune fille qu'une jolie jeune fille.

Commentaires

1. Le samedi 28 février 2015, 10:54 par Monfeu
1°) Ces "insensés... qui s'imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre" (Méditation I), vulnérabilité imaginaire qui fait immédiatement suite à une puissance imaginaire ("... ils assurent qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très pauvres; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus..."). Ce serait très probablement la réaction primaire ("mais quoi ? ce sont des fous") qu'on aurait devant des épicuriens déclarant qu'ils sont "comme [des] dieu[x] parmi les hommes".
2°) « ...ne voir dans la jolie jeune fille qu'une jolie jeune fille. »
Le « ne...que » n'est-il pas contredit par la persistance des termes évaluatifs «jolie » et « jeune » ? A moins que le stoïcien (parvenu à maturité, pour reprendre vos propos ) n'ajoute : « maintenant j'emploie ces mots en les débarrassant de la charge passionnelle aveuglante qu'ils comportaient lors de la première expérience ». Il faut neutraliser le langage pour se (ou le) soustraire à tout assentiment à la représentation. La "neutralité axiologique", si elle est possible, est bien le résultat d'un processus dynamique: l'image du bâton qu'on tord dans l'autre sens est appropriée en ce sens-là. Mais comment comprendre cette image commune, sinon en jouant une passion contre une autre, ce qui cesse d'être stoïcien si on juge toute passion mauvaise ? Je viens à bout de la séduction qu'exerce sur moi un objet par le dégoût qu'est censée m'inspirer la représentation de sa composition matérielle, organique (à moins d'être aristotélicien en admettant qu'il y a aussi des dieux dans la cuisine...). Le danger de cette technique de lutte contre les passions est l'illusion de liberté qu'elle peut entraîner, argument spinoziste bien connu :"L'expérience nous apprend qu'il n'est rien dont les hommes soient moins capables que de modérer leurs passions (...) ils se croient libres cependant, et cela parce qu'ils n'ont pour un objet qu'une faible passion, à laquelle ils peuvent facilement s'opposer par le fréquent rappel du souvenir d'un autre objet. " (je me permets un N.B.: cette manœuvre pourrait bien être tentée en cas de passion forte également)
La "maturité stoïcienne", ce serait de parvenir à neutraliser le désir sans avoir recours à une passion contraire, car comme l'écrivait Malebranche : vaincre une passion par une autre, ce n'est pas cesser d'être esclave, c'est seulement changer de maître. Belle formule mais qui demanderait examen à son tour...
2. Le samedi 28 février 2015, 12:52 par Philalethe
Merci pour ces réflexions.

1º) La réaction que vous appelez primaire par rapport à la philosophie est exemplifiée une fois pour toutes par la servante thrace du Théétète. Ceci dit, ladite servante refrénerait sa moquerie en réalisant d'abord qu' Epicure présente à la fin de la lettre le terme lointain de l'apprentissage - Ménécée devra s'y exercer jour et nuit - et que ce terme n'est pas atteint par une transformation de l'identité du disciple (homme il est, homme il reste) mais par l'acquisition par lui, humain, d'une des propriétés intrinsèques et naturelles des dieux, la tranquillité continue de l'esprit. Seul un faux épicurien pourrait se faire passer pour un dieu vivant au milieu des  hommes ordinaires et lui, en effet, déclencherait le rire effréné des servantes.
2º) Je suis d'accord ; "ce n'est qu'une jolie jeune fille" dans la bouche du stoïcien réalisé correspond à un jugement sans émotion conforme aux joliesse et jeunesse réelles de ladite personne.
Pour le reste, voici quelques lignes éclairantes de Sandrine Alexandre :
 "aussi est-il possible d'interpréter le procédé qui joue sur le conflit entre deux surévaluations, comme un usage stratégique des passions, ou plus justement de ces "commencements de passions", ces réactions involontaires (προπάθειαι, δέγμοι, morsus, principia proludentia affectibus, agitatio, ictus) que l'on qualifierait de "quasi-passions" puisqu'elles n'impliquent pas l'assentiment (...) Marc Aurèle vise à susciter une émotion que l'on ne devrait pas ressentir." (p.167-168)

En revanche je ne vois pas en quoi cet usage thérapeutique de la quasi-passion contraire favorise l'illusion de la liberté ;  il est fondé bien plutôt sur la connaissance du rôle des passions dans la genèse de l'autonomie de l'esprit. Certes le stoïcisme n'accorde pas aux quasi-passions en question une autre fonction que de remèdes sous le contrôle d'une raison souveraine - c'est au niveau de la souveraineté de la raison que stoïciens et spinozistes se sépareraient, les derniers donnant aux passions une fonction essentielle dans la vie raisonnable elle-même, mais c'est une autre histoire -
3. Le dimanche 1 mars 2015, 11:02 par Monfeu
1) Aux yeux de la servante thrace (à ce propos voir le beau livre de Blumenberg) la seule poursuite de cet idéal est aussi déraisonnable que la prétention de l'avoir atteint, ce dont se garde bien le sage, comme on peut s'y attendre. Thales, dans sa chute, mérite aussi peu d'apitoiement que Icare : un Bruegel réduit l'événement à un simple épisode anecdotique qui ne doit troubler ni le laboureur ni le pâtre ni le pêcheur, ce qui fait mentir le récit d'Ovide qui pourtant l'inspire et qui commence par dire que ces trois personnages prennent pour des dieux nos deux candidats à l'évasion. Montaigne se rallierait à coup sûr au rire de la servante thrace , mais nous sommes d'accord sur la lettre à Menecée...
2)D'autre part, si l'argument de Spinoza ne porte pas , du moins tel qu'il est formulé dans la lettre à Schuller, c'est bien parce que la passion dont on se sert pour neutraliser la première n'en est pas une. Du simple fait qu'elle est convoquée ou sommée de comparaître à l'aide du souvenir (qui plus est répété) du même "objet", elle n'est pas subie mais voulue. Quasi passion ou plus du tout passion, comme on voudra.
4. Le dimanche 1 mars 2015, 11:16 par Philalethe
1) Malheureusement je n'ai pas lu le livre de Blumenberg auquel vous faites allusion...
Certes si la servante thrace a vraiment les pieds sur terre, alors prétendre s'envoler vaut tout aussi peu à ses yeux que se croire au ciel...
Intéressante votre remarque sur Bruegel et Ovide.
Quant à Montaigne et la servante, je me permets de vous renvoyer à ce billet
http://www.philalethe.net/post/2005...
2) Une passion produite à dessein ne reste-t-elle pas une passion ? Si je vais voir un film d'horreur pour avoir peur, la peur ressentie n'est-elle pas une passion ? Si je décide de cultiver le souvenir d'un parent défunt il y a quelque temps, la tristesse qui m'envahit n'est-elle pas une passion ?
5. Le dimanche 1 mars 2015, 14:20 par Monfeu
Je comprends bien votre objection mais serons-nous d'accord pour dire qu'une passion dont on planifie l'apparition n'en est pas une au même degré que celle qui nous prend au dépourvu ? C'est ainsi que je comprends l'expression "quasi passion", mais si je me trompe sur ce point, je me laisse convaincre facilement de l'intérêt de la lecture de l'ouvrage de Sandrine Alexandre. Merci pour cette référence et pour le lien sur Montaigne et la servante moqueuse ...
6. Le dimanche 1 mars 2015, 14:42 par Philalèthe
Oui, bien sûr je vous l'accorde ; la peur par exemple est plaisante parce qu'elle est désirée, ce que n'est pas la peur dont on est vraiment victime...

mercredi 3 septembre 2014

Spinoza et Nozick : pierre et molécule conscientes.

On sait qu'en vue de dénoncer la croyance dans le libre-arbitre, Spinoza invente une expérience de pensée :
" Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, sache et pense qu'elle fait tout l'effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu'elle n'est consciente que de son effort, et qu'elle n'est pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu'elle le désire " (Lettre LVIII à Schuller).
Imaginons que cette pierre garde sa conscience après avoir touché le sol. A supposer que la cause extérieure qui l'a auparavant lancée soit humaine et en plus sache que la pierre est désormais consciente, tout en n'ayant bien sûr rien perdu de son incapacité naturelle à se projeter elle-même en l'air, cette cause la reprendrait-elle pour lui faire subir un autre jet ?
Je suis porté à penser que, sachant que j'ai à faire à un être matériel conscient, j'y regarderais à deux fois avant de le traiter comme une pierre ordinaire. Vient à l'appui de mon inclination l'attitude que nous avons vis-à-vis des animaux, comparée à celle que nous avons par rapport aux végétaux ou aux êtres sans vie.
Aussi ai-je été étonné de lire quelques lignes de Nozick. Elles sont écrites dans le cadre d'une réflexion sur ce qu'est l'importance, plus précisément celle d'une cause, par exemple d'une action. Nozick rejette l'idée que ce puisse être le nombre des effets qui serve de critère pour juger de l'importance de la cause : " When I speak I am moving and changing the position of millions of air molecules, and these effects continue to cascade down in time. Yet that does not by itself guarantee importance to the utterance." ( The examined life, Simon and Schuster, 2006, p. 172). Mais peut-on soutenir que ce qui fait l'importance du fait initial, c'est le nombre non des effets en tant que tels mais des effets en tant que connus ? C'est dans la discussion de cette hypothèse que Nozick reproduit en un sens l'expérience de pensée spinoziste :
" First, imagine that all molecules have some rudimentary form of consciousness."
C'est alors que l'auteur soutient que l'action humaine ne serait pas jugée en fonction de la conscience ou non des entités qu'elle modifie :
" Would that make our utterances important simply because the millions of molecules were aware of their new positions caused by our speaking ? Wouldn't we instead hold those awarenesses weren't so important and so neither was the the event which caused them ?"
L'argument est donc le suivant : il ne suffit pas qu'une cause produise une infinité d'effets dont on a conscience pour qu'elle soit jugée par cela même importante. Mais si je savais que mes paroles produisent une multiplicité de modifications à des entités qui ont conscience de les subir, comment pourrais-je ne pas leur donner de l'importance ? A dire vrai, je n'envisage pas vraiment la même situation que celle imaginée par Nozick . En effet il se demande ce qui se passerait si on apprenait qu'une action, une fois faite et jugée ordinairement insignifiante, est ressentie consciemment par une multitude indéfinie d'entités et il soutient qu'elle resterait une action insignifiante dont l'impact est connu par ce qui l'a subie. Je me place plutôt avant la profération des paroles : si je savais que mes paroles vont faire bouger des entités conscientes, pourrais-je continuer de les voir comme des actions neutres ou ne serais-je pas conduit à tenir compte des intérêts de ces entités conscientes ?

mardi 11 février 2014

La pierre pensante : une expérience de pensée spinoziste réécrite par Ortega y Gasset.

Une fois de plus, partons d'un texte classique, la lettre que Spinoza adresse à Schuller à la fin de 1674 :
" Venons-en aux autres choses créées ( Spinoza vient de traiter de Dieu ) qui, toutes, sont déterminées à exister et à agir selon une manière précise et déterminée. Pour le comprendre clairement, prenons un exemple très simple. Une pierre reçoit d'une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement, par laquelle elle continuera nécessairement de se mouvoir après l'arrêt de l'impulsion externe ( ... ) Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, sache et pense qu'elle fait tout l'effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu'elle n'est consciente que de son effort, et qu'elle n'est pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu'elle le désire." ( p. 1252, éd. La Pléiade )
Cette pierre qui pense s'auto-déterminer alors qu'elle subit sans le savoir l'effet d'une action qu'elle ignore, c'est tout homme chaque fois qu'il s'imagine doté du libre-arbitre, c'est-à-dire d'une volonté causante mais non causée.
Or, je découvre avec plaisir dans la neuvième des conférences données à Madrid par Ortega y Gasset une reprise modernisée de cette même comparaison :
" Si la bala que dispara el fusil tuviese espíritu sentiría que su trayectoria estaba prefijada exactamente por la pólvora y la puntería, y si a esta trayectoria llamáramos su vida la bala sería un simple espectador de ella, sin intervención en ella : la bala ni se ha disparado a sí misma ni ha elegido su blanco. " ( p. 248, ed. Austral )
" Si la balle que tire le fusil avait un esprit, elle sentirait que sa trajectoire est exactement préfixée par la poudre et le tir et si nous appelions cette trajectoire sa vie, la balle en serait un simple spectateur, sans aucune intervention sur elle : la balle ne s'est pas tirée elle-même ni n'a choisi sa cible."
Voilà donc la pierre aveugle devenue balle lucide ! Un spinoziste pourrait en faire l'image de l'homme désillusionné et conscient de n'être pas " un empire dans un empire ". Mais Ortega y Gasset en donne une interprétation radicalement opposée :
" Pero por este mismo a ese modo de existir no cabe llamarle vida. Ésta no se siente nunca prefijada. Por muy seguros que estemos de lo que nos va a pasar mañana lo vemos siempre como una posibilidad."
" Mais pour cela même, ce mode d'existence, il ne convient pas de l'appeler vie. Celle-ci ne se sent jamais préfixée. Aussi sûrs que nous soyons de ce qui va nous arriver demain, nous le voyons toujours comme une possibilité."
Pierre ou balle, c'est l'anti-homme.
Lecteur de Descartes, de Bergson et surtout de Heidegger, Ortega y Gasset, confiant dans la valeur cognitive de la conscience de soi, annonce l'indéterminisme sartrien. Combien de passages de ces conférences amènent à voir les affirmations tranchées, radicales de la conférence sartrienne de 1945, L'existentialisme est un humanisme, comme les expressions d' une variante un peu durcie, plus optimiste, plus légère aussi, du point de vue finalement assez sombre mais quelquefois savoureusement exprimé que le philosophe espagnol soutenait dès 1929 ! Par exemple :
" Vivimos aqui, ahora - es decir, que nos encontramos en un lugar del mundo y nos parece que hemos venido a este lugar libérrimamente. La vida, en efecto, deja un margen de posibilidades dentro del mundo, pero no somos libres para estar o no en este mundo que es el de ahora. Cabe renunciar a la vida, pero si se vive no cabe elegir el mundo en que se vive. Esto da a nuestra existencia un gesto terriblemente dramático. Vivir no es entrar por gusto en un sitio previamente elegido a sabor, como se elige el teatro después de cenar - sino que es encontrarse de pronto, y sin saber cómo, caído, sumergido, proyectado en un mundo incanjeable, en un orbe impremeditado. No nos hemos dado a nosotros la vida, sino que nos la encontramos justamente al encontrarnos con nosotros. Un simil esclarecedor fuera el de alguien que dormido es llevado a los bastidores de un teatro y allí, de un empujón que le despierta, es lanzado a las baterías, delante del público. Al hallarse allí, ¿ qué es lo que halla ese personaje ? Pues se halla sumido en una situación difícil sin saber cómo ni por qué, en una peripecia : la situación difícil consiste en resolver de algún modo decoroso aquella exposición ante el público, que él no ha buscado ni preparado ni previsto. En sus líneas radicales, la vida es siempre imprevista. No nos han anunciado antes de entrar en ella - en su escenario, que es siempre uno concreto y determinado - no nos han preparado ( ... ) La vida nos es dada - mejor dicho, nos es arrojada o somos arrojados a ella, pero eso que nos es dado, la vida, es un problema que necesitamos resolver nosotros ( ... ) Por lo mismo que es en todo instante un problema, grande o pequeño, que hemos de resolver sin que quepa transferir la solución a otro ser, quiere decirse que no es nunca un problema resuelto, sino que en todo instante nos sentimos como forzados a elegir entre varias posibilidades. No es esto sorprendente ? Hemos sido arrojados en nuestra vida y, a la vez, eso en que hemos sido arrojados tenemos que hacerlo por nuestra cuenta, por decirlo asi, fabricarlo. O dicho de otro modo : nuestra vida es nuestro ser. Somos lo que ella sea y nada más _ pero ese ser no est predeterminado, resuelto de antemano, sino que necesitamos decidirlo nosotros, tenemos que decidir lo que vamos a ser."
" Nous vivons ici, maintenant - c'est-à-dire que nous nous trouvons dans un certain endroit du monde et il nous semble que nous sommes arrivés à cet endroit on ne peut plus librement. La vie, en effet, laisse une marge de possibilités à l'intérieur du monde mais nous ne sommes pas libres d'être ou non dans ce monde qui est celui de maintenant. C'est possible de renoncer à la vie, mais si on vit, ce n'est pas possible de choisir le monde dans lequel on vit. Ceci donne à notre existence une allure terriblement dramatique. Vivre n'est pas entrer pour le plaisir dans un endroit préalablement choisi selon nos convenances, comme on choisit le théâtre après le dîner - non, c'est se trouver tout d'un coup, et sans savoir comment, tombé, submergé, projeté dans un monde qu'on ne peut pas échanger, dans un cercle imposé. Nous ne nous sommes pas donné à nous-mêmes la vie, mais nous la trouvons justement en nous trouvant. Une comparaison éclairante serait le cas de quelqu'un qui, endormi, a été conduit dans les coulisses d'un théâtre et là, d'un coup qui le réveille, est lancé sur l'avant-scène devant le public. En se trouvant là, que trouve ce personnage ? Et bien il se trouve plongé dans une situation difficile sans savoir comment ni pourquoi, comme dans un coup de théâtre : la situation difficile consiste à arranger d'une manière honorable cette présence devant le public, qu'il n'a ni cherchée, ni préparée, ni prévue. Essentiellement, la vie est imprévisible. On ne nous a pas annoncés avant d'y entrer - avant d'entrer sur une scène, qui est toujours concrète et déterminée - on ne nous a pas préparés (...) La vie nous est donnée, elle nous est jetée ou nous sommes jetés en elle, mais ce qui nous est donné, la vie, est un problème que nous devons résoudre nous-mêmes (...) Pour la même raison que c'est à chaque instant un problème, grand ou petit, que nous devons résoudre sans qu'il soit possible d'attendre la solution d'un autre être, ce n'est jamais un problème résolu, mais à tout instant nous nous sentons comme forcés de choisir entre diverses possibilités. N'est-ce pas surprenant ? Nous avons été jetés dans notre vie et, en même temps, ce dans quoi nous avons été jetés, nous devons l'arranger pour notre propre compte, pour ainsi dire, nous devons le fabriquer. Ou dit autrement : notre vie est notre être. Nous sommes ce qu'elle est et rien de plus - mais cet être n'est pas prédéterminé, réglé d'avance, non, nous avons besoin d'en décider nous-mêmes, nous devons décider de ce que nous allons être."

vendredi 16 août 2013

Pour une sociologie non théologique.

Spinoza :
“ Si, par exemple, une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, ils (les théologiens) démontreront que la pierre est tombée pour tuer l’homme, de la façon suivante : si, en effet, elle n’est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (souvent, en effet, il faut un grand concours de circonstances simultanées) ont-elles pu concourir par hasard ? Vous répondrez peut-être que c’est arrivé parce que le vent soufflait et que l’homme passait par là. Mais ils insisteront : pourquoi le vent soufflait-il à ce moment-là ? Pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment ? Si vous répondez de nouveau que le vent s’est levé parce que la veille, par un temps encore calme, la mer avait commencé à s’agiter, et que l’homme avait été invité par un ami, ils insisteront de nouveau, car ils ne sont jamais à court de questions : pourquoi donc la mer était-elle agitée ? Pourquoi l’homme a-t-il été invité à ce moment-là ? et ils ne cesseront ainsi de vous interroger sur les causes des causes, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance. » (Éthique, De Dieu, appendice, La Pléiade, p.350)
Bourdieu :
« L’État a été un des grands asiles de l’igorance en ce sens que l’on fait porter à l’État tout ce qu’on ne sait pas expliquer dans le monde social et qu’on l’a couvert de toutes les fonctions possibles : l’État conserve, etc. Vous verrez dans les livres à prétention « théorique » que le nombre de phrases où l’État est le sujet est fantastique. Cette espèce d’hypostase du mot État, c’est la théologie quotidienne. Or faire de l’État le sujet de propositions n’a pratiquement aucun sens. C’est pourquoi je contourne toujours mes phrases pour en parler. » ( Sur l’État, cours du 15 Février 1990, Seuil, p.157-158 )
Si Bourdieu a raison, peut-on appeler les anarchistes les plus théologiens des politiques ?

dimanche 10 avril 2011

Spinoza a intitulé De Deo (De Dieu) la première partie de l' Éthique. Wittgenstein ne voulait et ne pouvait donner ni recevoir des leçons sur Dieu. Cependant il a désiré passionnément maintenir un lien avec Lui mais l'a-t-il pu ? " Bach a écrit sur la page de titre de son Orgelbüchlein : " À la gloire du Très-Haut, et que mon voisin puisse en bénéficier." C'est ce que j'aurais aimé dire de mon travail." C'est ce qu'il écrit à Drury dans une lettre citée par Ray Monk (p.531). Pour Wittgenstein, la gloire de Dieu et l'utilité pour l'humanité ne semblent pas être clairement séparables. L'un et l'autre sauvent de la vanité et traduisent le fait que le problème de la vie ne se pose pas ou ne se pose plus. " Je me sens un étranger dans ce monde. Si rien ne vous relie à l'humanité ou à Dieu, alors vous êtes un étranger." (28-7-1947)

Spinoza a intitulé De Deo (De Dieu) la première partie de l' Éthique.
Wittgenstein ne voulait et ne pouvait donner ni recevoir des leçons sur Dieu. Cependant il a désiré passionnément maintenir un lien avec Lui mais l'a-t-il pu ?
" Bach a écrit sur la page de titre de son Orgelbüchlein : " À la gloire du Très-Haut, et que mon voisin puisse en bénéficier." C'est ce que j'aurais aimé dire de mon travail."
C'est ce qu'il écrit à Drury dans une lettre citée par Ray Monk (p.531).
Pour Wittgenstein, la gloire de Dieu et l'utilité pour l'humanité ne semblent pas être clairement séparables. L'un et l'autre sauvent de la vanité et traduisent le fait que le problème de la vie ne se pose pas ou ne se pose plus.
" Je me sens un étranger dans ce monde. Si rien ne vous relie à l'humanité ou à Dieu, alors vous êtes un étranger." (28-7-1947)

lundi 21 mars 2011

Recension d'un livre sur Spinoza.

J'ai écrit pour Nonfiction.fr une recension d'un ouvrage de philosophie sur Spinoza (Vivre ici : Spinoza, éthique locale 2010) qui cherche à produire une théorie éthique à partir de Spinoza relu à la lumière de Riemann. Sont particulièrement intéressants les passages où l'auteur, David Rabouin, explique ce qui ne colle pas dans le système de Spinoza à la lumière de nos connaissances scientifiques actuelles.

lundi 14 décembre 2009

Freud, spinoziste.

A F., qui connaît déjà bien les fins de vie.
Arthur Koestler a rendu visite à Freud à Londres pendant l'automne 1938. Rendant compte de cet entretien, il rapporte le passage suivant:
" J'avais prononcé je ne sais quel lieu commun sur les nazis. Freud regardait d'un air lointain la fenêtre et les arbres, et avec un peu d'hésitation dit :
- Vous savez, ils n'ont fait que déclencher la force d'agression refoulée dans notre civilisation. Un phénomène de ce genre devait se produire, tôt ou tard. Je ne sais pas si, de mon point de vue, je peux les blâmer."
Koestler ajoute :
" Il employa probablement des mots tout différents, mais il ne pouvait y avoir méprise sur le sens. Il n'avait fait que donner une expression normale à la neutralité éthique inhérente au système freudien - et à toute science strictement déterministe. Pas même "tout comprendre, c'est tout pardonner" - car le pardon implique un jugement éthique, mais simplement : "Tout comprendre, c'est tout comprendre."" (Hiéroglyphes 1955 p.495)
Bien sûr on pense à :
" Je veux revenir à ceux qui préfèrent maudire les Affects et actions des hommes, ou en rire, plutôt que de les comprendre (intelligere). Ceux-là, sans aucun doute, trouveront étonnant que j'entreprenne de traiter les vices et inepties des hommes à la façon géométrique, et que je veuille démontrer de façon certaine (certa ratione demonstrare) ce qu'ils ne cessent de proclamer contraire à la raison (rationi repugnare), vain, absurde et horrible." (Spinoza Éthique III Préface trad. Bernard Pautrat)
Mais cette attitude est à mettre en perspective avec la suivante, relative à son cancer et rapportée aussi par Koestler:
" Je demandai à Freud s'il voyait à Londres beaucoup d'amis et de confrères. Il dit que "les docteurs" ne lui permettaient pas de voir beaucoup de monde, à cause de "cette chose sur ma lèvre". Il continua en disant qu'on le traitait aux rayons X et au radium. Puis le regard absent et lointain reparut dans ses yeux. il reprit : "Les docteurs disent qu'ils peuvent guérir cela. Mais sait-on s'il faut les croire ?"
Freud savait que la "chose" sur sa lèvre était un cancer. Mais le mot ne fut jamais mentionné par lui ni dans ses discours ni sans ses lettres à des amis; et personne ne le prononça jamais en sa présence. Il savait qu'il n'y avait pas d'espoir et que "les docteurs" le savaient. L'homme qui, plus qu'aucun autre mortel, connaissait les tours de la tromperie de soi-même, avait choisi d'entrer dans la nuit un voile transparent sur les yeux." (ibid. p.496)
Est-ce pesant de rapporter encore deux autres fins, bien différentes malgré un commun silence ?
Roger Vailland (1965):
" "J'ai eu (c'est Claude Roy qui parle) une seule et franche conversation sur le sujet de la "vérité" avec Élisabeth (la compagne de Vailland). Je lui ai dit : "Tout ce qu'était, voulait et disait Roger avant de tomber malade penche vers le choix de dire la vérité. C'est à lui (d'une certaine manière) et à toi (en définitive) qu'incombe la responsabilité de choisir l'illusion ou la vérité. Je t'approuverai dans l'un ou l'autre cas, mais il faut tout bien peser." Nous décidâmes que je consulterais le docteur Mario Bianchi. Celui-ci me dit : "Même si un malade, avant ou après être tombé malade, a professé et professe la volonté de savoir, il ne faut pas se fier à ce qu'il dit, mais à ce qu'il veut inconsciemment. Si Roger a accepté en quelques instants une explication "illusoire" de sa maladie, si le professeur Jean Bernard a décidé en quelques instants de lui donner cette version, c'est que tout en Roger, malgré ses dires, malgré sa volonté de "vivre et mourir en fauve de la Renaissance", montrait le refus de dévisager la réalité. Il faut donc respecter son choix vital. Il a besoin pour vivre sa mort de ne pas la nommer. Aidons-le dans cette voie." Et jamais plus je n'ai parlé du problème avec Élisabeth, encore moins présenté d'éternelles suppliques."
Jamais Claude Roy n'oublia cette rencontre avec Roger Vailland au célèbre Bar Vert de la rue Jacob, une heure avant que son ami rencontrât le professeur Jean Bernard. - Si c'est un cancer, lui dit-il, je choisirai ma mort. Sortant de chez l'illustre cancérologue, Vailland téléphona aussitôt à son vieux copain : - J'ai une veine inouïe... C'est bien un virus." (Roger Vailland ou un libertin au regard froid Yves Courrière 1991 p.939)
Michel Foucault (1984):
" Il n'avait pas peur de la mort, il le disait à ses amis lorsque la conversation en revenait au suicide (en bon samouraï, il portait les deux sabres dont le plus court sert à se donner la mort), et les faits ont prouvé qu'il ne se vantait pas. Les tout derniers mois de sa vie, il travaillait à écrire et récrire ses deux livres sur l'amour antique, à liquider cette dette envers lui-même. Il me faisait quelquefois vérifier une de ses traductions et il se plaignait d'une toux tenace et d'une légère fièvre incessante ; par courtoisie, il me faisait demander des conseils à ma femme qui est médecin et qui n'en pouvait mais. "Tes médecins vont sûrement croire que tu as le sida", lui dis-je par plaisanterie (les taquineries mutuelles sur la différence de nos goûts amoureux étaient un des rituels de l'amitié)."C'est précisément ce qu'ils pensent, me répondit-il en souriant, et je l'ai bien compris aux questions qu'ils m'ont posées." Mon lecteur aura peine à croire qu'en ce mois de février 1984 une fièvre et une toux ne donnaient de soupçons à personne ; le sida était encore un fléau si lointain et ignoré qu'il en devenait légendaire et peut-être imaginaire (à cet endroit, on lit la note suivante: "aucun de ses familiers ne s'est douté de quelque chose ; nous n'avons su qu'au lendemain de sa mort. Au témoignage de Daniel Defert, lui-même avait noté dans son calepin : "Je sais que j'ai le sida, mais, avec mon hystérie, je l'oublie.") "Au fait, lui demandais-je par simple curiosité, ça existe réellement, le sida, ou c'est une légende moralisatrice ?" -"Eh bien, écoute, me répondit-il après une seconde de réflexion, j'ai étudié la question, j'ai lu pas mal de choses là-dessus : oui, ça existe, ce n'est pas une légende. Les médecins américains ont étudié cela de près." Et il me donna des détails techniques en deux ou trois phrases. "Après tout, me dis-je, il est historien de la médecine." Des entrefilets d'origine américaine sur le "cancer des homosexuels" paraissaient alors dans les journaux, où la réalité de ce fléau était mise en doute.
Rétrospectivement, son sang-froid lors de ma sotte question me coupe le souffle ; lui-même à dû prévoir qu'il en serait ainsi un jour, méditer la réponse qu'il m'avait faite et compter sur ma mémoire." (Foucault, sa pensée, sa personne Paul Veyne 2008 p.210-211)
De ces trois illustres personnages, y a-t-il un candidat au titre d'exemplum ?
Paul Veyne, qui reprend dans ce livre un article paru dans le numéro spécial de Critique, août-septembre 1986, n'avait pas hésité alors à ajouter immédiatement après le passage que je viens de citer:
" Donner de vivants exempla était une autre tradition de la philosophie antique."
22 ans après, il n'a pas jugé bon de reprendre la phrase. Visiblement il préfère la figure du samouraï (le titre du dernier chapitre est en effet "Portrait d'un samouraï"). À cause de la référence à l'hystérie ?

Commentaires

1. Le samedi 19 décembre 2009, 09:54 par philalèthe
Merci beaucoup d'avoir attiré mon attention sur ce texte très intéressant.
2. Le dimanche 18 novembre 2012, 07:33 par frans tassigny
Avec votre accord j'ai insérer vos info sur mon micro dossier : http://fr.calameo.com/books/001343388afcee51c3943
Cordial
ft
3. Le dimanche 25 novembre 2012, 20:23 par Philalethe
Pas de problème mais comment avez-vous eu mon accord avant que je ne vous le donne ?!
Cordialement

dimanche 1 juin 2008

Dennett / Spinoza: un exemple de progrès en philosophie ?

Dennett (1942- ) écrit dans Breaking the spell. Religion as a natural phenomenon (2006):
" We don't love babies and puppies because they're cute. It'is the other way around: we see them as cute because evolution has designed us to love things that look like that." (p.129 Penguin)
" Nous n'aimons pas les bébés et les petits chiens parce qu'ils sont mignons. C'est dans l'autre sens: nous les voyons mignons parce que l'évolution nous a faits pour aimer les choses qui leur ressemblent." (trad.personnelle)
C'est un pas de plus par rapport à Spinoza (1632-1677):
" Constat itaque ex his omnibus , nihil nos conari, velle, appetere, neque cupere, quia id bonum esse judicamus; sed contra nos propterea, aliquid bonum esse, judicare, quia id conamur, volumus, appetimus, atque cupimus" (Ethique III proposition IX scolie)
" Il ressort donc de tout cela que, quand nous nous efforçons à une chose, quand nous la voulons , ou aspirons à elle, ou la désirons, ce n'est jamais parce que nous jugeons qu'elle est bonne; mais au contraire, si nous jugeons qu'une chose est bonne, c'est précisément parce que nous nous y efforçons, nous la voulons, ou aspirons à elle, ou la désirons." (trad. de Bernard Pautrat 1988)

Commentaires

1. Le dimanche 1 juin 2008, 22:59 par Nicotinamide
Je n’aime pas la remarque de Dennet. L’évolution ne nous a pas fait aimer les bébés, les chiots ou les petits du ténébrion. Comptez ceux qui dorment dans les congélateurs, ceux qui finissent secoués ou dans les poubelles… L’évolution ne nous a pas fait un nez proéminent dans le but d’y poser des lunettes… L’attachement mère-progéniture est connu : sécrétion d’ocytocine pendant l’accouchement et l’allaitement. Mais qu’en est-il du mammifère humain qui subit une césarienne et n’allaite pas ?
Ils disent : « le jugement de valeur (chose bonne, clébard mignon) ne crée pas le désir mais au contraire en découle. »
Intuitivement, je ne pense pas qu’il y ait un sens de lecture, les interactions sont circulaires. Le jugement de valeur crée du désir. Le désir crée des jugements de valeur.
2. Le lundi 2 juin 2008, 17:37 par philalèthe
Prendre Darwin au sérieux ne revient pas à invoquer l'évolution pour tout expliquer, l'hypernaturalisme est aussi faux que l'hyperculturalisme mais même si par exemple on est intéressé par une conception mimétique du désir (Girard) ou par une conception sociologique (Bourdieu par exemple), il y a un soubassement naturel de besoins qui est donné et c'est un tel soubassement que l'évolutionnisme cherche à expliquer (par exemple pourquoi les nourrissons aiment-ils le sucré et pas le salé ?). En tout cas quelqu'un comme Dennett n'est vraiment pas réductionniste; simplement pour qu'il y ait une transmission culturelle, il faut un équipement naturel, c'est lui dont l'évolutionnisme veut rendre compte.
Ce que je trouvais intéressant dans cette juxtaposition Dennett / Spinoza, c'est qu'il me semblait que Dennett avait les moyens de faire des désirs non plus des causes premières mais des phénomènes à leur tour explicables.
3. Le mercredi 4 juin 2008, 23:48 par Nicotinamide
Tout peut s'expliquer en faisant appelle aux seules propriétés de la matière. Expliquer un amour par production de lulibérine ou la naissance d'un lien par la libération d'ocytocine n'apporte rien. La littérature s'avère plus utile pour vivre ces moments. (Sans connaître la chimie du cerveau, Spinoza comprit notre déterminisme.) Dennett, que je n'ai jamais lu, dans cette citation dit une connerie. Dawkins , Gould, Duve et (un quatrième non traduit dont le nom m'échappe) incarnent 4 "néo-darwinismes" diférents. L'évolution demande de la prudence car c'est une science synthétique (elle absorbe toutes les connaissances biologiques) et ne rassemble que des conjectures.
(Test, répondre spontanéement ou interroger son collègue de sciences nat. :
"qu'est-ce qu'un gène ?"
Je suis sûr de démolir vos réponses)
4. Le jeudi 5 juin 2008, 10:25 par philalèthe
1) tout ne peut pas s'expliquer en faisant appel aux seules propriétés de la matière: par exemple, je n'explique pas un poème ou une inflation en faisant appel aux seules propriétés de la matière.
2) expliquer un amour par production de molécules x ou z n'apporte pas rien mais une explication partielle et insuffisante.
3) la littérature s'avère plus utile pour vivre ces moments: c'est possible mais vivre un moment ce n'est pas l'expliquer.
4) doit-on en rester en termes de connaissances scientifiques à celles de Spinoza ? ("Sans connaître aucune de nos sciences, Démocrite comprit notre déterminisme")
4) vous avez tort de présenter l'évolutionnisme comme une hypothèse (à vous lire j'ai l'impression de lire un créationniste). La théorie évolutionniste n'en est plus aux stades des conjectures et c'est la seule théorie scientifique dont on dispose pour rendre compte du vivant et de son évolution. Qu'il y ait comme dans toute science des divergences au niveau de la recherche ne conduit pas à la délégitimer.
5) je ne comprends pas votre test.
5. Le vendredi 6 juin 2008, 00:26 par Nicotinamide
1/ La pensée scientifique recherche les déterminismes. Néanmoins, certains physiciens travaillent sur des particules dont le comportement est aléatoire. Oui, mais même l'indéterminé possède ses lois (les probabilités). Les phénomènes complexes engendrent du hasard car les causes sont trop nombreuses. Les propriétés de la matière ne pourront pas expliquer l'inflation ou un poème pour cette raison. Toutefois vous ne pouvez pas nier que ce n'est rien d'autres que des flux de potassium et de sodium dans le cerveau du poète qui ont conduit à la production de vers.
2/ Oui
3/ J'ai choisi le mot vivre pour son ambiguité. Lire les souffrances du jeune Werther n'est pas vivre une amourette dans un café. Néanmoins, je trouve que l'on s'explique une humanité qu'une fois que l'on en a fait l'expérience... La littérature (décrite comme Mallarmé (ou Valéry ?) : "Non pas peindre l'objet mais l'effet qu'il produit") apporte aux questions auxquelles nous sommes confrontées. La science donne des réponses à des questions que l'on ne se pose pas. La mort, le sentiment amoureux, la solitude, l'éthique, la prière sont des problèmes pour lesquelles la science ne sert pas. Les Cyniques déconseillaient l'étude de la logique, de la géométrie... Les seules savoirs exigibles étaient la connaissance d'Homère. (Avez-vous remarqué le nombre de référence à Homère dans le discours antisthénien et diogénisiaque ?)
Ainsi, j'en viens au 4/. Et là, je le confesse, je ne sais plus.
Je regroupe les deux derniers points. Le test consiste à poser une question dont la réponse apparait comme une certitude. La notion de gène connut une phase d'élaboration, puis de remaniement. Aujourd'hui, elle est sur le point d'être détruite. Progression normale de la sience, un paradigme en chasse un autre... La science saute d'hypothèses en hypothèses.
Je présente l'évolution comme une hypothèse car elle prétend synthétiser des connaissances scientifiques. De plus, il s'agit d'une science "historique" la part conjecturelle est immense. Le créationisme n'est pas une hypothèse mais un dogme, il ne résiste pas à l'analyse scientifique. Le problème est qu'un dogme s'avale plus facilement qu'une démonstration scientifique. Nous atteignons rapidement nos limites. Sauriez-vous expliquer pourquoi les reptiles sont un groupe caduque ? Sauriez-vous dire si l'oeil de la mouche et celui de l'homme sont hérités d'un ancêtre commun ou s'ils sont une convergence adaptative ? Feuilletez l'Atlas de la création (est-ce qu'il traine dans le CDI ?), des photos de fossiles et d'espèces actuelles, sans réfléchir, on découvre que rien n'a changé...
6. Le vendredi 6 juin 2008, 10:08 par philalèthe
1) si vous voulez dire que toute activité humaine a des causes physiques, comment le nier ? Reste qu'il n'est pas pertinent de se tourner vers ces causes au moment d'expliquer un poème; ça le serait plus au moment d'expliquer par exemple pourquoi ce poète quand il écrivait ce poème a eu subitement l'esprit, disons, complètement vide (je dis plus car même à supposer que la cause du trouble soit cérébrale, elle serait déterminée en termes neurologiques et non physiques). Ceci dit, votre phrase: "ce n'est rien d'autre que des flux de potassium et de sodium dans le cerveau du poète qui ont conduit à la production de vers" se heurterait hors contexte à beaucoup d'objections sensées du genre: "ce qui l'a conduit à la production de ces vers c'est le désir qu'il avait de devenir poète et la croyance qu'en écrivant ces vers-là il serait reconnu comme poète."
2)"Lire les souffrances du jeune Werther n'est pas vivre une amourette dans un café." Lire n'implique pas lire avec réflexion et vivre une amourette n'implique pas la vivre sans réflexion; par exemple si Monsieur Teste vit une telle amourette, il est certainement plus, disons, "profond" que si un midinet lit Goethe. En revanche je suis d'accord avec l'idée que la littérature augmente notre connaissance sans que je parvienne vraiment à définir précisément les objets qu'elle éclaire (je crois que le dernier livre de Bouveresse est sur ce point-là un apport). Quant aux Cyniques, ne voient-ils pas dans l'attachement à la science pour la science un divertissement détournant de l'urgence pratique de changer de vie ? A propos de la relation des Cyniques avec le texte homérique, je n'ai pas d'idées mais le texte homérique n'est-il pas le proto-texte que tous les philosophes grecs à "commencer" par Platon ont cherché à récupérer, voire ont, à cette fin, détourné ? N'est-il pas à la fois une source et une cible ? Un peu comme la Bible pour la philosophie postérieure.
4) Je répète que l'évolutionnisme n'est plus une hypothèse. Arrêtez d'apporter de l'eau au moulin des créationnistes. Certes je vois que vous tenez un discours de type kühnien (les paradigmes) et que vous cherchez à juger ce que vous croyez aujourd'hui à la lumière de ce qu'on pourrait penser en l'an 4000. En fait, on n'a aujourd'hui aucune raison de penser que dans deux millénaires l'évolutionnisme sera dans la poubelle des théories fausses. C'est juste une possibilité logique mais on n'a pas de raisons pour lui donner plus de prix qu'à la possibilité qui la contredit. Je crains que votre attention à l'histoire des sciences ne vous tire vers un scepticisme post-moderniste sans fondement.
Quant aux questions que vous me posez sur l'oeil de la mouche etc, je ne vois pas ce qu'on peut tirer de mon ignorance ou de mon savoir concernant la valeur de l'évolutionnisme. Les réponses vous apprendraient quelque chose sur l'état de mon savoir et rien d'autre.
Quant à l'Atlas en question, je ne sais pas de quoi il s'agit et je ne comprends pas votre dernier argument (je serais juste tenté de dire: que rien n'a changé pour celui qui pense sans réfléchir prouve seulement qu'on doit réfléchir)
7. Le samedi 7 juin 2008, 00:26 par Nicotinamide
Sur le 4/ tout d'abord
En ce qui concerne l’atlas de la création, il a été envoyé à l’école (université, rectorat, lycée…).
J’ai copié l’article qui décrit « l’affaire » (Ici : http://www.lexpress.fr/actualite/so...
« Il pèse quelques kilos, a l'air d'un livre pour enfants et a été envoyé en nombre dans les écoles françaises: apologie d'un créationnisme mâtiné d'islam, L'Atlas de la création est un drôle d'objet
Au premier abord, c'est un livre somptueux. L'Atlas de la création, édité en décembre dernier en Turquie, est un pavé de 770 pages richement illustré. Plusieurs milliers de photographies en couleur de fossiles d'animaux lui confèrent l'apparence d'un ouvrage de vulgarisation scientifique à mettre entre les mains des enfants. D'ailleurs, depuis plusieurs jours, des centaines d'établissements scolaires français ont reçu gratuitement dix mille exemplaires de cet ouvrage signé Harun Yahya, le pseudonyme d'Adnan Oktar, un "intellectuel" turc auteur de dizaines d'ouvrages depuis les années 1980.
"Preuves" à l'appui...
Le problème - majeur - est que, sous couvert de pédagogie, cet Atlas de la Création conteste les travaux de Darwin et la théorie de l'évolution des espèces. Le ministère de l'Education nationale a immédiatement mis en garde les établissements scolaires contre cet ouvrage d'inspiration musulmane dont le contenu "ne correspond pas aux programmes". Selon Harun Yahya - qui cite le Coran à de multiples reprises - les espèces animales, et l'homme, n'ont pas évolué mais ont été "créés" par Dieu telles que nous les connaissons aujourd'hui. Pour "prouver" ses affirmations aberrantes, Harun Yahya tente de démontrer que des fossiles vieux de plusieurs centaines de millions d'années sont identiques aux espèces actuelles. Et que l'homme ne descend pas du singe. Ces idées créationnistes, propagées par certaines églises et sectes chrétiennes nord-américaines, connaissent un succès croissant dans les milieux musulmans osbcurantistes. L'objectif affiché du livre est "d'anéantir les arguments des idéologies athées". L'entreprise de prosélytisme y est clairement affiché: "Ce livre et tous les autres travaux [...] peuvent être abordés en groupes". Dans L'Atlas de la création, à côté d'une photo des attentats du 11 septembre 2001, on peut même lire que "ceux qui perpétuent la terreur dans le monde sont en réalité les darwinistes. Le darwinisme est la seule philosophie qui valorise et encourage le conflit".
Mais la phraséologie véhiculée par Harun Yahya, d'inspiration musulmane, dépasse pourtant la simple propagande islamiste radicale. Elle évoque des théories encore plus hallucinantes, un confusionnisme d'inspiration sectaire. Dans le dernier chapître, l'auteur affirme que "la matière n'existe pas": le monde ne serait qu'un ensemble d'images présentées par Dieu à l'âme humaine pour la tester... On serait tenté de rire, mais vu les moyens financiers employés pour diffusé cet Atlas dévoyé, l'auteur n'est certainement pas un plaisantin »)
Il me semble qu’à travers cet exemple, vous avez compris ce que je voulais dire : « rien n’a changé » pour celui qui applique un dogme, pour celui qui ne réfléchit pas. Cependant, il est dur de réfléchir sur une science synthétique. Les limites de nos connaissances sont approchées rapidement. Nous faisons confiance aux scientifiques pour rétorquer aux arguments créationnistes des arguments d’autorité.
Je ne comprends pas bien pourquoi dites vous que l’évolutionnisme n’est pas une hypothèse. En effet, la science est en mouvement. Inutile de prendre 2000 ans de recul pour le constater. Par exemple : « Rick Young, a geneticist at the Whitehead Institute in Cambridge, Massachusetts, says that when he first started teaching as a young professor two decades ago, it took him about two hours to teach fresh-faced undergraduates what a gene was and the nuts and bolts of how it worked. Today, he and his colleagues need three months of lectures to convey the concept of the gene, and that's not because the students are any less bright. "It takes a whole semester to teach this stuff to talented graduates," Young says. "It used to be we could give a one-off definition and now it's much more complicated. » (Tiré de là : http://www.nature.com/nature/journa... )
Ici ( http://www.nature.com/nature/journa... ) les auteurs montrent qu’il existe une transmission de caractère (tache blanche sur la queue de souris) qui ne repose pas sur la transmission d’un gène (ADN) mais sur la transmission d’ARN. Ailleurs (http://www.nature.com/nature/journa... )des chercheurs montrent qu’une plante réécrit son ADN à partir de ces « micro-ARN ».
A la lumière de ces résultats (2005-2006), vous comprenez que la théorie de l’évolution ne peut plus être la même théorie qu’il y a 20 ans ?
Mes questions étaient des pièges. On ne sait pas si l’œil de la mouche et l’œil humain sont une convergence ou l’héritage d’un ancêtre commun. Ou autre question d’évolution : est-ce que vous rapprocheriez les oiseaux des crocodiles ou des mammifères ? Des crocodiles si vous considérez la présence d’un gésier, une membrane sur l’œil, la réduction d’os du crâne qu’ils partagent avec les crocodiles. Des mammifères si vous considérez l’anse de henlé dans le rein, le tronc aortique unique, l’endothermie… qu’ils partagent avec les mammifères… Exemples un peu lourd cherchant à montrer qu’une science historique est un ensemble de conjectures.
8. Le samedi 7 juin 2008, 21:37 par Nicotinamide
Le 2/
Je me suis emballé sur Homère. Les références grouillent chez tous les philosophes antiques. Cependant, je suis certain d'avoir lu, que l'éducation consistait à apprendre par coeur des poèmes et Homère. ce soir, je n'ai pas retrouvé où.
Je recopie, celles-ci, évoquant les relations Cyniques-"sciences" :
"Un certain géomètre qualifiait Diogène d'inculte et d'ignorant. Ce dernier lui dit : "reconnais avec moi que je n'ai pas appris ce que Chiron lui-même n'a pas enseigné à Achille (soit la géométrie)"
Joan. Damasc., Exercepta...
"je (Diogène) préfère une goutte de chance à un tonneau d'esprit" (Anton. Maxi., de fortuna...
"vous vous donnez bien du souci au sujet de l'ordre cosmique, leur répondit Démonax, mais vous ne vous préoccupez pas du tout de votre désordre intérieur"
(Stobée, eclog...
Diogène Laërce VI 103-104 ou Bion IV 53
9. Le samedi 7 juin 2008, 22:15 par Florian Cova
Je me joins à la discussion :
Je ne sais pas ce que signifie que l'évolution est une science "synthétique" (en un sens, toute science est "synthétique", non ?). J'ai l'impression que vous voulez entendre par là qu'elle part des acquis en biologie (la génétique par exemple) pour construire des conjectures sur l'histoire du vivant. D'un point de vue historique, c'est faux, me semble-t-il. C'est la théorie de Darwin qui amène à poser la notion de gène au début du XXe siècle et donne son impulsion au programme de recherche qui deviendra la génétique.
Il est évident que la génétique enrichit en retour la théorie de l'évolution, et que donc celle-ci s'est beaucoup modifiée, complexifiée, enrichie. C'est là un indice de sa fécondité : vous semblez y voir un indice de sa caducité. Pourquoi ?
Enfin, la théorie de l'évolution est en grande partie historique mais pas seulement. Elle postule l'existence de mécanismes (comme la spéciation) qui ont pu être reproduits en laboratoires. Enfin, même dans le cas de spéculations historiques, il existe de nombreux cas d'expérimentations. Par exemple en psychologie évolutionniste : on pose l'hypothèse que telle fonction F a évoluée dans un contexte C pour répondre à un problème P. On en déduit alors qu'elle devraient (mieux / différemment / ne pas) fonctionner dans un contexte précis. Et on teste. Une épistémologie inductionniste empêche de tester des hypothèses historiques. Mais pas une épistémologie falsificationnistes. Or, les méthodes scientifiques se rapprochent plus des secondes.
Enfin, sur votre objection : " L’évolution ne nous a pas fait aimer les bébés, les chiots ou les petits du ténébrion. Comptez ceux qui dorment dans les congélateurs, ceux qui finissent secoués ou dans les poubelles". L'objection est : X n'est pas naturel parce X n'arrive pas à tous les coups. Dans ce cas, je vous ferai l'objection que certains m'ont déjà fait : meuh non, tous les corps ne sont pas attirés vers la terre, la preuve en est que le ballon d'hélium s'envole. Vous répondrez : une certaine force tire le ballon vers la terre, mais une force plus grande le pousse vers le haut (en termes non techniques). Pareil pour l'évolution : l'évolution nous pousse à X, mais il peut exister des motifs d'ordre externe plus puissant qui vont contre X : ce qui fait qu'il peut y avoir des cas où ne X-ons pas sans que cela rende caduque l'affirmation selon laquelle l'évolution nous pousse à X.
10. Le samedi 7 juin 2008, 23:30 par philalèthe
Nicotinamide: merci d'avoir bien voulu éclairer les allusions que je n'avais pas comprises. Ceci dit, je maintiens qu'il y a une grande différence entre soutenir que l'évolutionnisme est une théorie scientifique en évolution (sic) - d'où production d'hypothèses, conflits d'hypothèses etc - et soutenir que l'évolution est une hypothèse. Comme vous l'avez compris, je serais porté à soutenir 1 mais pas 2; quant à vous, il me semble que par endroits au moins vous n'hésitez pas à soutenir 2, d'où notre différend.
11. Le dimanche 8 juin 2008, 09:04 par philalèthe
Florian: Merci d'abord de me rendre visite !
Ceci dit, rien à dire concernant l'explication de la trajectoire  "exceptionnelle" du ballon en hélium, mais dans le cas qui est discuté (pour dire vite, les comportements hostiles aux petits enfants), elle suggère inévitablement que d'autres causes naturelles expliquent les conduites qui à première vue ne confirment pas l'évolutionnisme. Or, il me semble que si lesdites conduites ont comme tout phénomène des causes naturelles, ce n'est pas vers elles qu'on se tournera pour les rendre intelligibles mais vers des raisons psycho-sociales. Certes il ne me paraît pas interdit alors de chercher les bases évolutionnistes de telles raisons. Reste que l'explication éclairante, celle qui rend le cas intelligible, ne sera pas prima facie naturaliste, mais culturaliste.
12. Le dimanche 8 juin 2008, 19:21 par Florian Cova
A Philalethe :
"D'autres causes naturelles expliquent les conduites qui à première vue ne confirment pas l'évolutionnisme. Or, il me semble que si lesdites conduites ont comme tout phénomène des causes naturelles, ce n'est pas vers elles qu'on se tournera pour les rendre intelligibles mais vers des raisons psycho-sociales"
Tout à fait d'accord ! L'évolution n'explique pas tout. Et nous n'avons pas la possibilité de décrire toute cause d'un point de vue purement naturaliste.
13. Le mercredi 11 juin 2008, 00:23 par Nicotinamide
Florian Cova :
Je reprends des lignes :
"Je ne sais pas ce que signifie que l'évolution est une science "synthétique" (en un sens, toute science est "synthétique", non ?). J'ai l'impression que vous voulez entendre par là qu'elle part des acquis en biologie (la génétique par exemple) pour construire des conjectures sur l'histoire du vivant."
Oui. Elle synthétise de nombreuses connaissance en biologie et en géologie.
(Revenons par exemple à la comparaison entre l'oeil humain et l'oeil d'une mouche. S'agit-il d'une homologie (caractère hérité d'un ancêtre commun) ou d'une homoplasie (convergence adaptative) ? Les recherches pousseraient à comparer l'anatomie, l'histologie, la physiologie, la génétique de l'oeil. Le champs s'élargirait aux autres espèces, aux fossiles...)

"D'un point de vue historique, c'est faux, me semble-t-il. C'est la théorie de Darwin qui amène à poser la notion de gène au début du XXe siècle et donne son impulsion au programme de recherche qui deviendra la génétique.
Non, la théorie de Darwin n'amène pas à poser la notion de gène. La naissance de la génétique repose sur les travaux de Mendel. Il comptait les petits pois. (L'ancêtre du gène pourrait être les biophores de Weissmann, les pangènes de Vries.)
"Il est évident que la génétique enrichit en retour la théorie de l'évolution, et que donc celle-ci s'est beaucoup modifiée, complexifiée, enrichie."
Oui c'est incontestable. (Je dirai que la théorie de l'évolution endacre la génétique)
"C'est là un indice de sa fécondité : vous semblez y voir un indice de sa caducité. Pourquoi ?"
Non sur ce point je suis d'accord
"Enfin, la théorie de l'évolution est en grande partie historique mais pas seulement. Elle postule l'existence de mécanismes (comme la spéciation) qui ont pu être reproduits en laboratoires. "
oui ou observés dans la nature.
"Enfin, même dans le cas de spéculations historiques, il existe de nombreux cas d'expérimentations. Par exemple en psychologie évolutionniste : on pose l'hypothèse que telle fonction F a évoluée dans un contexte C pour répondre à un problème P. On en déduit alors qu'elle devraient (mieux / différemment / ne pas) fonctionner dans un contexte précis. Et on teste. Une épistémologie inductionniste empêche de tester des hypothèses historiques. Mais pas une épistémologie falsificationnistes. Or, les méthodes scientifiques se rapprochent plus des secondes."
Pour ces lignes, j'aurai besoin d'éclaircissments ? Qu'est-ce que la psychologie évolutionniste ? Pourriez doner un exemple ? Est-ce qu'inductionniste s'oppose à falsicationnistes ? (Souvenir de Hume : "qu'est-ce qui nous prouve que E=mc² sera encore vrai demain ?")
En ce qui concerne votre dernier point "l'évolution nous pousse à X, mais il peut exister des motifs d'ordre externe plus puissant qui vont contre X : ce qui fait qu'il peut y avoir des cas où ne X-ons pas sans que cela rende caduque l'affirmation selon laquelle l'évolution nous pousse à X."
Prenons un exemple : la théorie du phlogistique explique les combustions. Un métal donne de la chaux par combustion. La combustion libère du phlogistique contenu dans le métal. Oui mais alors pourquoi la chaux est plus lourde que le métal si celui-ci perd du phlogistique ? Le scientifique ne peut pas répondre : "certes, mais votre objection n'entame pas la théorie car il doit y avoir des motifs plus puissants qui masque l'action du phlogistique."
non, soit on trouve ces motifs, (ils ne peuvent pas être psycho-social), soit on adapte la théorie aux observations ou aux découvertes et (par conséquent l'affirmation Y pousse X change.)
Dire l'évolution nous pousse à aimer les larves ressemble au "génie de l'espèce schopenhauerien" qui pousse les femmes à la fidélité et les hommes à l'infidélité.
14. Le mercredi 11 juin 2008, 00:53 par Nicotinamide
Philalethe, il serait absurde d'écrire que la physique voire même l'histoire est une hypothèse. Par contre, selon Popper, l'évolutionnisme n'est pas une science mais une recherche à visée métaphysique. La théorie est non falsifiable. L'évolutionnisme ne prévoit rien. (En biologie, il existe deux types de causalité : les causes immédiates : (comment expliquer qu'une chèvre s'attache à son chevreau ? réponse physiologique: hormones...) et les causes lointaines (pourquoi une chèvre s'atache à son petit ? réponse : sélection des chèvres qui ont eu un meilleur succès reproductif))
15. Le mercredi 11 juin 2008, 10:48 par philalèthe
Nicotinamide: sauf à me tromper, les critiques que Popper adresse à l'évolutionnisme ont 45 ans d'âge (1963). Au vu de l'évolution de la théorie en question, sont-elles encore pertinentes ? Ce n'est pas une question rhétorique.
16. Le vendredi 13 juin 2008, 23:36 par Nicotinamide
La question m'est d'autant plus difficile que je n'ai pas les textes dans lesquels Popper évoquent l'évolutionisme. Cependant, je crois qu'il est revenu sur ses propros.