ohn Stuart Mill écrit dans La nature(1854-1858) :
" En fait, ce qui saute aux yeux, c'est que la nature accomplit chaque jour presque tous les actes pour lesquels les hommes sont emprisonnés ou pendus lorsqu'ils les commettent envers leurs congénères. Selon les lois humaines, le plus grand crime est de tuer. Or la Nature tue une fois chaque être vivant, souvent après des tortures prolongées, pareilles à celles qu'infligent délibérément à leurs semblables les pires monstres dont l'histoire nous rapporte les méfaits. Si, par une restriction arbitraire du sens du mot, nous appelons meurtre ce qui abrège la durée que l'on suppose impartie à la vie humaine, alors la nature fait exactement cela à la plupart des vies, et elle recourt pour ce faire à toutes les méthodes, violentes ou insidieuses, qu'emploient les plus mauvais des humains pour ôter la vie à leurs semblables. La Nature empale les hommes, les brise comme sur la roue, les livre en pâture aux bêtes féroces, les brûle vifs, les lapide comme le premier martyr chrétien ; elle les fait mourir de faim, geler de froid, les empoisonne avec le venin rapide ou lent de ses exhalaisons, et tient en réserve des centaines d'autres morts hideuses, que l'ingénieuse cruauté d' un Nabis ou d'un Domitien n'a jamais surpassées. Tout cela, la Nature le fait avec la plus dédaigneuse indifférence pour la pitié comme pour la justice, décochant aussi bien ses flèches sur les meilleurs et les plus généreux que sur les plus vils et les plus méchants, touchant ceux qui sont engagés dans les entreprises les plus hautes et les plus estimables, souvent en conséquence directe de leurs plus nobles actions - à tel point qu'on pourrait presque imaginer qu'elle les punit pour cela. Elle fauche ceux dont dépend le bien-être de tout un peuple, voire les espérances de l'Humanité pour les générations à venir, avec aussi peu de remords que lorsqu'elle élimine ceux pour qui la mort est un soulagement pour eux-mêmes et une bénédiction pour les personnes soumises à leur influence nocive. Ainsi se comporte la Nature envers la vie. Même lorsqu'elle ne cherche pas à tuer, c'est de gaieté de coeur qu'elle semble infliger les mêmes tortures. Les dispositions malhabiles qu'elle a prises pour assurer le renouvellement perpétuel de la vie animale, rendu nécessaire par la prompte fin qu'elle impose à chacun de ses représentants individuels, font qu'aucun être humain ne voit jamais le jour sans qu'un autre soit littéralement mis au supplice pendant des heures ou des jours, avec souvent pour aboutissement la mort. Priver quelqu'un de ses moyens d'existence est aussi coupable que celui de lui ôter la vie (il lui est équivalent d'après un auteur faisant autorité). Or la Nature le fait aussi à très grande échelle et avec l'indifférence la plus endurcie. Un seul ouragan détruit les espoirs d'une saison ; un vol de sauterelles ou une inondation ravagent une contrée ; une mutation chimique minime subie par une racine alimentaire affame un million de personnes. Les vagues de la mer, tels des brigands, s'emparent de la fortune des riches et du peu que possèdent les pauvres, dépouillant, blessant et tuant leurs victimes exactement comme le font les bandits. Bref, tous les crimes que les pires des hommes commettent contre la vie ou la propriété sont perpétrés à plus grande échelle encore par les agents naturels. La Nature provoque des noyades plus fatales que celles de Carrier , ses coups de grisou sont aussi destructeurs que l'artillerie humaine ; sa peste et son choléra surpassent de beaucoup les coupes de poison des Borgia" ( p.70-71)
Le seul moyen que trouve Stuart Mill pour contrer l'éloge irrationnel du naturel est de diaboliser la nature ; or, même si cela revient certes à discréditer ceux qui la divinisent en les accusant de ne pas prendre en compte la négativité pour les hommes de certains phénomènes naturels, la contre argumentation partage avec sa cible la même erreur : identifier la cause naturelle à une raison, d'où ces propositions comme "La Nature tue, torture etc", propositions certes iconoclastes mais au prix d'une description prétendument lucide, en réalité métaphorique et poétique.
Wittgenstein faisait clairement la distinction entre deux manières de bénir la Nature (et donc deux manières de la maudire) :
" Je puis dire : " Remercie ces abeilles pour leur miel, comme si elles étaient des hommes qui l'auraient préparé pour toi par bonté " ; cela est compréhensible et décrit la façon dont je souhaite que tu te conduises. Mais je ne puis dire : " Remercie-les, car vois comme elles sont bonnes pour toi !" -elles peuvent aussi bien te piquer l'instant d'après." (Remarques mêlées, 1937, GF)
Or, Stuart Mill ici dit quelque chose comme : " Ne remercie pas la Nature, vois comme elle est mauvaise pour toi !". Certes on peut lire le texte métaphoriquement mais alors l'argumentation perd en force. Ce qu'il nous propose au fond ici, c'est une critique de la théodicée, avec la Nature dans le rôle de Dieu.