Affichage des articles dont le libellé est Xénophane. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Xénophane. Afficher tous les articles

lundi 3 octobre 2016

Boomorphisme.

J'ai déjà cité ces lignes de Xénophane, telles que Clément d'Alexandrie les rapporte dans les Stromates:
« Cependant si les bœufs, les chevaux et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les œuvres qu’avec art seuls les hommes façonnent,
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins,
Et le bœufs donneraient aux dieux forme bovine :
Chacun dessinerait pour son dieu l’apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun. » (V, 110)
Louis Guilloux les avait peut-être à l'esprit en écrivant dans Le sang noir :
" Si l'on avait pu rêver que les boeufs aient jamais vécu en société à l'image des hommes, et qu'eût germé dans leur cervelle de boeufs, l'idée de construire une église à leur image, cette bâtisse opaque eût fourni un merveilleux exemple d'architecture bovine, sur quoi la sagacité des petits archéologues bovins eût pu s'exercer." (Le Livre de Poche, 1969, tome II, p.85)

Commentaires

1. Le mardi 4 octobre 2016, 20:52 par Arnaud
A vrai dire, il n'est pas difficile d'imaginer ce que serait, pour les bœufs, l'étable de la Loi, par ailleurs, à coup sûr, source d'inspiration principale de leur architecture.
Sérieusement, comment Guilloux aurait-il pu écrire ce passage sans penser à Xénophane ?

dimanche 23 novembre 2014

Si les lions peignaient non des dieux mais des hommes...

« Cependant si les bœufs, (les chevaux) et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les œuvres qu'(avec art, seuls) les hommes façonnent,
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins,
Et les bœufs donneraient aux dieux forme bovine :
Chacun dessinerait pour son dieu l'apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun. »
J'ai déjà cité ce passage de Xénophane rapporté par Clément d'Alexandrie dans les Stromates (V, 110). Mais je découvre que La Fontaine a écrit une fable qui partage la même inspiration, c'est Le lion abattu par l'homme :
« On exposait une peinture,
Où l'Artisan avait tracé
Un Lion d'immense stature
Par un seul homme terrassé.
Les regardants en tiraient gloire.
Un lion en passant rabattit leur caquet.
Je vois bien, dit-il, qu'en effet
On vous donne ici la victoire.
Mais l'Ouvrier vous a déçus :
Il avait liberté de feindre.
Avec plus de raison nous aurions le dessus,
Si mes Confrères savaient peindre. »
Certes il y a au moins une grande différence : Xénophane fait comprendre que les hommes et les lions se tromperaient en s'imaginant pareils à eux Dieu, « en aucun cas (…) semblable aux mortels » (Stromates, V, 109). En revanche La Fontaine daube seulement sur la vanité humaine et c'est au lion que le lecteur du fabuliste donnera raison.
À notre époque de révision à la hausse des animaux, au-delà de toute mesure quelquefois, cette fable pourra flatter l'amour-propre trop humain des libérateurs des bêtes...

Commentaires

1. Le mardi 25 novembre 2014, 03:41 par sage pelnac
le résultat n'est pas terrible avec d'autres félins ( on peut supposer que si les lions pouvaient peindre, ils feraient un peu comme les chats)
2. Le mercredi 26 novembre 2014, 22:12 par Philalèthe
Ah, remarque trop sage, Pelnac !

lundi 24 juin 2013

Ne faites pas la grue !

À Pierre, pour ses 50 ans...
Dans Le Politique de Platon, l' Étranger guide Socrate le jeune (c'est un homme qui porte le même nom que Socrate le philosophe). Il veut aider son interlocuteur à déterminer ce qu'a de spécifique l'homme politique. Par dichotomie, le dialogue progresse. Les deux hommes arrivent à l'idée que le politique dispose d'une technique directive. Plus précisément, dans la mesure où l'homme politique ne se contente pas de faire appliquer les ordres qu'on lui a donnés l'ordre de faire appliquer, la technique est qualifiée d'autodirective. Comme elle a comme objets les êtres vivants, elle est une espèce du genre élevage, l'homme politique ressemblant à l'éleveur de troupeaux, par exemple de boeufs ou de chevaux, à la différence de celui qui élève un seul être vivant.
À ce stade, l'Étranger invite alors Socrate le jeune à poursuivre la division dichotomique : comment bien diviser le genre élevage de troupeaux ? Le jeune Socrate répond sans hésiter :
" À mon avis, il y a un élevage qui se rapporte aux hommes et un autre qui concerne les bêtes." (262a)
J'imagine que cette réplique plaît au lecteur contemporain et le détourne quelque peu de la fâcherie ressentie à lire que la masse des hommes est en premier lieu pensée sur le modèle du troupeau et l'homme politique sur celui du pasteur. En effet, qui aujourd'hui n'est pas plus ou moins rousseauiste ? Or, Rousseau, dans Du contrat social (livre I, chapitre II), expose la conception (attribuée, entre autres, à Hobbes) qu'il veut définitivement enterrer quand il écrit :
" Ainsi voilà l'espèce humaine divisée en troupeaux de bétail dont chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.
Comme un pâtre est d'une nature supérieure à celle de son troupeau, les pasteurs d'hommes qui sont leurs chefs, sont aussi d'une nature supérieure à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnait, au rapport de Philon, l'Empereur Caligula ; concluant assez bien de cette analogie que les rois étaient des dieux, ou que les peuples étaient des bêtes."
Mais revenons à Platon. L'Étranger voit dans cette distinction hommes / animaux une méprise. Elle est analogue, à ses yeux, à la distinction ordinaire entre les Grecs d'un côté et les Barbares ou à celle, extraordinaire, elle, qu'on pourrait faire entre par exemple le nombre "10.000" et tous les autres nombres :
" En détachant les Grecs comme unité mise à part de tout le reste, tandis qu'à l'ensemble de toutes les races, alors qu'elles sont en nombre indéterminé et qu'elles ne se mêlent pas les unes avec les autres, ni ne parlent la même langue, ils appliquent la denomination unique de "Barbare", s'attendant que, à leur appliquer une seule et même dénomination, ils en aient fait un seul genre. Ou encore, c'est comme si l'on se figurait diviser le nombre en deux espèces en détachant le nombre "dix mille" de tous les autres, en le mettant à part comme si c'était une seule espèce, et qu'on prétende que, à mettre sur absolument tout le reste un nom unique, cela suffise cette fois encore pour mettre à part un second genre du nombre." (262d)
On comprend aisément que, dans le cadre d'une classification des nombres, l'Étranger propose, à la place de distinction opposant le nombre "10.000" à tous les autres nombres, celle, meilleure, différenciant le pair de l'impair. Mais ce qui m'intéresse aujourd'hui est la comparaison que l' Étranger fait, devant Socrate le jeune, pour lui faire comprendre l'illusion anthropocentrique poussant les Grecs à s'opposer à tous les autres peuples, qui restent ainsi indifférenciés sous l'étiquette "Barbares". En effet l'Étranger compare, de manière amusante, ces Grecs fiers de leur hellénisme (mais tout aussi bien Socrate le jeune, opposant les hommes à tous les autres vivants) à un animal étrange, une grue consciente de soi :
" C'est ce que ferait peut-être un autre animal, s'il en existe, doué de réflexion comme, mettons, la grue, ou toute autre espèce du genre ; elle attribuerait probabement les noms comme tu le fais, en prenant d'abord un seul et même genre celui de "grue" pour l'opposer aux autres êtres vivants et pour se glorifier elle-même, et elle rejetterait en bloc le reste, y compris les hommes, pour lequel elle n'utiliserait aucun autre nom que celui de bêtes." (263d)
À partir de là, je ne veux pas encore reconduire mon lecteur vers la mouche nietzschéenne à laquelle je me suis déjà si souvent référé. Remontons plutôt au-delà de Platon. En effet cette grue me fait penser aux chevaux, aux boeufs et aux lions de Xénophane, rapportés par Clément d'Aexandrie dans les Stromates(V, 110) :
" Cependant si les boeufs, les chevaux et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les oeuvres qu'avec art seuls les hommes façonnent
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins
, Et les boeufs donneraient aux dieux forme bovine :
Chacun dessinerait pour son dieu l'apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun." (Les Présocratiques, La Pléiade, p.118)
On notera bien que les deux philosophes ne font que des expériences de pensée (tel Spinoza, dans une lettre à Schuller, donnant la conscience de soi à une pierre en mouvement). Ça serait donc faux de tirer de ces textes l'idée que Platon et Xénophane ont pensé les animaux comme des hommes comme les autres ! D'ailleurs leur but n'était pas de connaître les animaux de l' intérieur ( l'effet que ça fait d'être une chauve-souris) ou de l'extérieur mais de parvenir à une vérité qui ne soit pas en réalité une opinion déterminée par une position particulière dans le monde et l'ignorance de cette position.

mercredi 23 mai 2012

La sauterelle : l'homme en mieux.

Dans le chapitre XXVIII des Essais sur l'entendement humain, Locke présente les relations naturelles :
" Une autre raison de comparer des choses ensemble ou de considérer une chose en sorte qu'on renferme quelque autre chose dans cette considération, ce sont les circonstances de leur origine ou de leur commencement, qui n'étant pas altérées dans la suite, fondent des relations qui durent aussi longtemps que les sujets auxquels elles appartiennent par exemple père et enfantfrèrescousins germains, etc. dont les relations sont établies sur la communauté d'un même sang auquel ils participent en différents degrés ; compatriotes, c'est-à-dire, ceux qui sont nés dans un même pays" (trad. Coste)
Puis Locke explique que toutes les relations naturelles sont loin d'être désignées par le langage :
" Nous pouvons observer à ce propos que les hommes ont adapté leurs notions et leur langage à l'usage de la vie commune, et non pas à la vérité et à l'étendue des choses. Car il est certain que dans le fond la relation entre celui qui produit et celui qui est produit, est la même dans les différentes races des autres animaux que parmi les hommes :cependant on ne s'avise guère de dire, ce taureau est le grand-père d'un tel veau, ou que deux pigeons sont cousins germains."
Or, ce qu'"on ne s'avise guère de dire", rien d'étonnant si le cynique le dit, lui. Voyez Antisthène :
" Marquant son dédain à l'endroit de ces Athéniens qui se vantaient d'être des indigènes, il disait que leur noblesse ne dépassait en rien celle des limaçons et des sauterelles." (Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 1)
Ce qu'explicite la note de Marie-Odile Goulet-Cazé :
" Car limaçons et sauterelles sont aussi des autochtones " (Le Livre de Poche, p. 680)
Plus loin Locke relève ce qu'on appellera la pluralité des champs sémantiques relatives à un même référent :
" L'on ne doit point être surpris que les hommes n'aient point inventé de noms, pour exprimer des pensées dont ils n'ont point occasion de s'entretenir. D'où il est aisé de voir pourquoi dans certains pays les hommes n'ont pas même un mot pour désigner un cheval, pendant qu'ailleurs, moins curieux de leur propre généalogie que de celle de leurs chevaux, ils ont non seulement des noms pour chaque cheval en particulier, mais aussi pour les différents degrés de parentage qui se trouvent entre eux."
Antisthène donnerait-il aussi aux limaçons et sauterelles une généalogie ?
En tout cas, pas comme le paysan le fait avec ses chevaux, pour s'y retrouver facilement dans leur élevage.
Le cynique reste centré sur l'homme ; c'est juste que, pour l'élever vraiment, il le prive de ses propriétés imaginairement nobles.
Xénophane ne faisait-il pas pareil en imaginant un cheval humain, trop humain ?
" Cependant si les boeufs, les chevaux, et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
IIls savaient dessiner, et savaient modeler
Les oeuvres qu'avec art seuls les hommes façonnent
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins, Et les boeufs donneraient aux dieux forme bovine."
À dire vrai, la sauterelle cynique est supérieure au cheval xénophanien : lui, est encore un homme, à sa manière chevaline ; elle, donne l'exemple à l'homme. Qui connaît en effet une sauterelle fière de son origine ?
On l'a souvent dit : l'animal dans sa simplicité muette est pour le cynique un modèle pour les hommes.

vendredi 4 mai 2007

Xénophane: comme Descartes dans son poêle ?

Athénée de Naucratis (première moitié du 3ème siècle après J.C.) dans le Banquet des Sophistes a rapporté quelques vers étonnants de Xénophane :
« Oui, c’est au coin du feu qu’il faut en deviser,
Tout au cœur de l’hiver, allongé sur un lit,
Passablement douillet, après un bon dîner,
En buvant du vin doux, et tout en grignotant
Des pois chiches grillés. C’est alors qu’on peut dire :
« Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Dis-moi quel est ton âge ?
Et quel âge avais-tu quand le Mède arriva ? »
Il y a ici deux énigmes : d’abord quel est le sujet de la conversation ? Ensuite pourquoi faut-il de telles conditions à cette conversation-là ? Précisons.
Celui qui parle semble faire connaissance d’un étranger mais est-ce le début d’une amitié ? Ou les premières étapes d’une enquête ? Quelle histoire commence exactement ? J’ai en tout cas la certitude que ce ne sont pas des questions philosophiques.
Mais surtout pourquoi faut-il tant de tranquillité et de confort pour poser ces questions si banales, si ordinaires ? Est-ce un paysan qui, éloigné de ses champs par l’hiver, prend enfin le temps de bavarder ?
Il me semble en tout cas que ce texte n’a pas de portée philosophique et que ce serait le surinterpréter outrageusement que de vouloir en faire d’une manière ou une autre le véhicule de quelque thèse.
Quelle n’est donc ma surprise à la lecture de la note que Jean-Paul Dumont lui consacre !
« Le thème général, celui de l’interrogation métaphysique qui suppose loisir et confort, apparaît ici pour la première fois et sera repris par Aristote, notamment au premier livre de l’Ethique à Eudème. »
A la rigueur, l’interprétation pourrait se défendre s’il n’y avait que les deux premières questions et encore… Mais les deux autres ne laissent pas de place au doute : c’est une interrogation historique et pas du tout métaphysique qui débute.
Et si on devait tenir compte du titre de l’œuvre dont ce passage est tiré, les Parodies ? Mais n’est-ce pas encore plus forcé d’y voir la parodie d’une interrogation métaphysique ?
A moins qu’il ne s’agisse d’attirer l’attention sur le ridicule de la disproportion entre l’abondance du décor et la maigreur du discours ?

vendredi 20 avril 2007

Les fins contrastées de Xénophane.

Les dernières lignes que Diogène Laërce consacre à Xénophane le décrivent d’abord en tant que maître (de lui) puis en tant qu’esclave (des autres).
1) Le maître :
« Selon Démétrios de Phalère dans son traité Sur la vieillesse et selon Panétius le Stoïcien dans son traité Sur l’égalité d’humeur, il ensevelit ses fils de ses propres mains, comme Anaxagore. » (IX 20)
Il y a mille manières d’ensevelir ses enfants mais le titre du traité de Panétius laisse penser que Xénophane est resté de marbre.
Dans De la tristesse (Essais Livre I Chapitre II) Montaigne écrit :
« C’est une qualité tousjours nuisible, tousjours folle, et, comme tousjours couarde et basse, les Stoïciens en défendent le sentiment à leurs sages. »
Reste qu’ être impassible ne signifie pas nécessairement incarner à la perfection l’idéal d’apathie ; dans le même essai, Montaigne en donne plusieurs exemples, dont celui-ci :
« En la guerre que le Roy Ferdinand fit contre la veufve de Jean Roy de Hongrie, autour de Bude, Raïssiac, capitaine Allemand, voïant raporter le corps d’un homme de cheval, à qui chacun avait veu excessivement bien faire en la meslée, le plaignait d’une plainte commune ; mais curieux avec les autres de reconnoistre qui il estoit, après qu’on l’eut désarmé, trouva que c’estoit son fils. Et, parmi les larmes publicques, luy seul se tint ses yeux immobiles, le regardant fixement, jusques à ce que l’effort de la tristesse venant à glacer ses esprits vitaux, le porta en cet estat roide mort par terre. »
La faiblesse n’épargne pas les philosophes si l’on en croit la dernière anecdote rapportée par Montaigne :
« Pour un plus notable tesmoignage de l’imbécilité humaine, il a été remarqué par les anciens que Diodorus le Dialecticien mourut sur le champ, espris d’une extrême passion de honte, pour en son eschole et en public ne se pouvoir desvelopper d’un argument qu’on luy avoit faict. »
Les deux dernières phrases laissent entendre que c’est seulement à partir d' un fond de nature que les raisonnements éthiques aident à mieux vivre :
« Je suis peu en prise de ces violentes passions. J’ay l’appréhension naturellement dure ; et l’encrouste et espessis tous les jours par discours. »
Hume pensera dans la même direction :
« Celui qui sans préjugés considère le cours des actions humaines découvrira que l’humanité est presqu’entièrement guidée par sa constitution et son tempérament, que les maximes générales ont peu d’influence, et dans la seule mesure où elles émeuvent notre goût ou notre sentiment. »(Le Sceptique 1742 in Essais moraux, politiques et littéraires p. 219 Ed. Alive 1999)
Finalement Xénophane était peut-être déjà esclave de son caractère avant d’être asservi dans un sens moins contestable.
2) L’esclave :
« On pense qu’il a été vendu comme esclave (…) par les Pythagoriciens Parméniscos et Orestadas comme le dit Favorinus dans le livre I de ses Mémorables. » (20)
Jean-Paul Dumont dans son édition des textes réunis par Diels (1903) traduisait ainsi:
« On croit qu’il fut vendu comme esclave, (et affranchi ) par les pythagoriciens Parméniscos et Orestadas etc »
La note 6 (p.1217) indique laconiquement : « Doublet de la Vie de Platon de Diogène Laërce, d’après H.Diels. ». Cela signifie, j’imagine, que Laërce aurait, à l’occasion de la vie de Xénophane, répété un trait déjà narré dans la biographie de Platon.
Mais les parenthèses demeurent tout de même énigmatiques. La philologie ayant progressé, Jacques Brunschwig crache le morceau :
« Sans doute parce qu’il lui paraissait impensable que deux philosophes aient pu en vendre un troisième, Diels suppose ici un saut du même au même, qu’il comble partiellement par quelques mots signifiant « et racheté » ; l’honneur des Pythagoriciens est sauf. D’autres, pensant à une liaison par association d’idées, remplacent péprasthai (= vendu comme esclave) par tétaphtai (« enseveli ») »
Ah ! Sous ces philologues scrupuleux se cacheraient quelquefois des hommes scandalisés...
Mais alors comment comprendre ce commerce, à première vue, bien peu philosophique ?
Dans la notice qu’il consacre à Orestadas de Métaponte, l’un des deux « coupables », Constantino Macris reprend surtout les remarques de Jacques Brunschwig mais il finit tout de même par quelques lignes suggestives :
« De telles anecdotes, comme d’autres illustrant les rapports de Parménide avec la secte, ne font qu’effleurer, en le transposant sur le plan biographique, le problème assez compliqué de la relation – ambiguë, et peut-être même tendue – entre pythagorisme et éléatisme. » (Dictionnaire des philosophes antiques IV p.799)
La lecture allégorique a le mérite de rester fidèle et au texte et à la représentation que l’on se fait des relations normales entre philosophes. Lisons donc « deux pythagoriciens vendent comme esclave Xénophane » comme voulant dire « le pythagorisme est parti en guerre contre le xénophanisme ». Peut-être.
Mais, au fond deux philosophes ne pourraient-ils pas bel et bien en vendre un troisième et rester philosophes ?
J’ai l’idée que deux compères cyniques n’auraient pas répugné à donner sous cette forme une bonne leçon d’indépendance à un philosophe, par exemple, tenté de flatter les puissants.
« Tu veux servir et ben tiens donc ! »…

jeudi 19 avril 2007

Xénophane, le héros poppérien...

Karl Popper dans une conférence prononcée en 1981 à l’université de Tübingen et intitulée Tolérance et responsabilité intellectuelle fait de Xénophane le fondateur de la tradition sceptique. Cette identification est loin d’aller de soi mais ce qui est encore plus surprenant, c’est que Popper attribue au présocratique deux thèses franchement ... popériennes :
« (Il) présenta une théorie de la vérité reliant l’idée de la vérité objective à celle de la faillibilité humaine principielle. » (trad. Folcher et Howlet Lire les philosophes Chomienne p.520)
Plus explicitement , « la vérité est l’accord de ce que j’énonce avec les faits, que je sache ou non en quoi consiste cet accord » (p.522) et « il comprit que ce qu’il avait découvert à propos de sa propre théorie – qu’elle n’était malgré sa force de persuasion intuitive qu’une supposition – devait valoir pour toutes les théories humaines : tout n’est que supposition. » (ibidem).
Dans d’autres textes, Popper a expliqué comment dégager de toutes les théories la meilleure : cette dernière fait des prédictions d'abord qui courent plus que d'autres le risque d’être démenties par l’expérience et ensuite qui passent le cap de cette épreuve. Il a qualifié de falsifiable une supposition ayant cette qualité et l'a distinguée nettement des jugements infalsifiables toujours confirmés eux par l’expérience, pour la seule raison qu’ils sont formulés de manière à ne jamais courir le risque d’être démentis.
Les prédictions astrologiques (« vous ferez sous peu une rencontre décisive mais il se peut que vous n’en preniez pas conscience »), certaines considérations sur l’homme (« tous les hommes sont méchants mais, étant hypocrites, certains font semblant d’être bons. »), certains énoncés religieux (« Dieu est bon mais l’intelligence humaine est trop limitée pour comprendre comment elle s’exerce ») peuvent servir d’exemples pour comprendre ce que sont des énoncés infalsifiables.
Or, il se trouve que je peux mettre au crédit de son héros Xénophane un bel exemple d’énoncé de ce type :
« Empédocle lui ayant dit que le sage était introuvable, il lui répondit : « C’est normal : car il faut être sage pour pouvoir reconnaître le sage » (IX 20)
Soutenir qu’il existe des sages se prêterait à l’objection de ceux qui, malgré leurs recherches , n’en identifient aucun mais défendre que les sages sont invisibles pour les non-sages assure qu’on ne sera jamais démenti. En effet si un non-sage ne trouve aucun sage, c’est qu’il ne les a pas repérés ; si un non-sage identifie un sage, il est en fait lui-même sage (prime narcissique pour l’interlocuteur qui au moment où il s’apprête à démentir la vérité la ratifie) ; si un sage identifie un autre sage, la confirmation est directe ; si un sage ne découvre aucun sage, l’énoncé xénophanien continue d’être vérifié puisqu’existe au moins un sage, celui qui, malgré sa sagesse, n’en voit pas d’autres.
Ceci mis à part, cette certitude xénophanienne sur l’existence des sages n’est guère compatible avec la volonté poppérienne d’en faire le premier défenseur de l’idée que, si on peut savoir qu’on est dans le faux, on ne peut en revanche jamais être sûr d’être dans le vrai

samedi 14 avril 2007

Xénophane ou le divin revu et corrigé.

Xénophane, qui naquit à la fin du VIIème siècle avant JC, est un des plus anciens présocratiques.
Je l’admire depuis longtemps pour avoir eu, au cœur du polythéisme, la force de dénoncer l’anthropocentrisme des Grecs.
Ce n’est pas Diogène Laërce mais Clément d’Alexandrie qui, y trouvant sans doute de quoi justifier sa conversion au christianisme, rapporte dans les Stromates ces vers si inventivement dénonciateurs :
« Cependant si les bœufs, les chevaux et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les œuvres qu’avec art seuls les hommes façonnent,
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins,
Et le bœufs donneraient aux dieux forme bovine :
Chacun dessinerait pour son dieu l’apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun. » (V, 110)
Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il critique aussi l’ethnocentrisme mais reste qu’il a l’idée d’une explication de la différence religieuse par référence à la diversité humaine (dans sa dimension naturelle) :
« Peau noire et nez camus : ainsi les Ethiopiens
Représentent leurs dieux, cependant que les Thraces
Leur donnent des yeux pers et des cheveux de feu » (VII, 22)
Vu que, comme on le verra, Karl Popper a fait de Xénophane l’ancêtre d’une forme de scepticisme que le philosophe austriaco-anglais reprenait, je me sens autorisé à le trahir sans doute tout autant en l’identifiant à une des premières figures de la critique rationnelle des religions. Loin de réduire le religieux à de l’imaginaire, ses efforts de purification visent seulement à parvenir à une conception du divin qui soit à la hauteur du référent qu’il vise.
Laërce présente ainsi la représentation de dieu, une fois débarrassée de ses accidents anthropomorphiques :
« L’être divin est de forme sphérique, il n’a rien de semblable à l’homme ; tout entier il voit, tout entier il entend, sans pour autant respirer ; dans sa totalité, il est esprit, intelligence et il est éternel. » (IX 19)
Ces lignes ne sont pas facilement intelligibles : quel sens faut-il donc donner à la vue et à l’ouïe pour que leur attribution à dieu ne revienne pas à répéter l’anthropomorphisme honni ? Un passage du pseudo-Aristote est seulement partiellement éclairant :
« En tant qu’il est un, il est semblable en toutes ses parties et possède en toutes ses parties la vue et l’ouïe ainsi que les autres sensations ; car si tel n’était pas le cas, les parties qui sont celles du dieu domineraient et seraient dominées les unes par les autres, ce qui est impossible.
Etant semblable partout, il est sphérique, car il n’est pas tel ici et non tel là, mais partout » (Mélissos, Xénophane, Gorgias, III-IV 977a-979a)
Comme si la pensée de l’unité ne parvenait pas à se débarrasser de l’image du corps.
Difficile aussi, après tant de siècles de cartésianisme et d’immatérialisation de la substance pensante, de comprendre ce que peut bien être l’esprit quand on lui attribue et une figure et des sens.
Je me rappelle de ces lignes de Clémence Ramnoux écrites en 1969 pour l’article consacré aux Présocratiques dans le premier volume de l’Histoire de la Philosophie en Pléiade :
« Les présocratiques ne semblent pas non plus avoir été capables de représenter la chose qu’ils placent au commencement, au premier rang, autrement qu’avec un corps. (…) Cette chose possède expansion, compaction, forme et surtout présence avec un impact sur la sensiblité. (…) Le monothéisme attribuable à Xénophane, en protestation contre le polythéisme populaire, conserve un aspect mal connu de physique. Chez tous il faut éviter de séparer le théologien du physicien. Car le divin dont il s’agit n’est ni esprit, ni matière, la matière et l’esprit n’ayant pas été pour l’heure séparés. » (p.406, 416)
Néanmoins comme Héraclite mérite son qualificatif de méprisant quand il identifie à l’inintelligence et Hésiode et Xénophane (« la multiplicité des savoirs n’enseigne pas l’intelligence ; autrement, elle l’aurait enseignée à Hésiode et à Pythagore, et encore à Xénophane et à Hécatée ») !
Timon le sceptique, lui, l’a loué mais à moitié, regrettant qu’il soit pyrrhonien seulement dans sa critique des mythes et dogmatique dans sa définition obstinément monothéiste du divin. C’est à Sextus Empiricus (Hypotyposes pyrrhoniennes I 223) que l’on doit ces extraits des Silles où Timon fait se plaindre Xénophane de son scepticisme inachevé :
« Ah ! Que n’ai-je montré un esprit plus prudent,
Et jeté sur le monde un regard dédoublé (j’imagine que Xénophane pour être aux normes du scepticisme aurait dû donc écrire : « Dieu n’est pas plus un que multiple » au lieu d’affirmer : « Dieu est un et non pas multiple » !)
Je me suis engagé sur une voie trompeuse
Et me voici, vieillard, tout aussi maladroit
Sur toute la sceptique (dans toute mon enquête ?). En effet, quel que fût
Le lieu où mon esprit orientait sa recherche,
J’avais une réponse avec l’Un et le Même,
Tout entier existant et retournant sans cesse
A une nature une et en tous points semblable. »
Peut-on faire de Xénophane vu par Timon le portrait du philosophe par excellence ? Bénéfique par ce qu’il détruit mais si fragile par ce qu'il construit ?