lundi 18 avril 2005

Chrysippe et la vieille femme.

Je m’interroge sur la vieille femme qui accompagne Chrysippe dans sa vie; je ne veux pas la laisser être simplement un trait accidentel dans sa vie, une contingence. J’aimerais lui donner la nécessité d’un personnage dans un roman ou sur une toile, en n’oubliant pas que ces vies, sans doute jamais vécues, sont d’abord écrites. La première fois que Diogène la mentionne, c’est pour en faire un témoin de la fécondité littéraire de Chrysippe :
« Quant à la vieille femme qui était à son service, comme le dit Dioclès, elle prétendait qu’il écrivait chaque jour cinq cents lignes. » (VII, 181)
C’est une servante et je l’imagine sur le modèle de Céleste Albaret qui est attentive aux faits et gestes de Monsieur Proust. Elle l’aurait vu écrire beaucoup et régulièrement. Quoi de plus ordinaire ! Mais est-ce encore elle qui témoigne que Chrysippe, quand il boit, ne s’affaiblit que physiquement ?
« Dans les soirées où l’on buvait, il restait tranquille, bien que ses jambes le fissent tituber ; ce qui amenait la servante à dire : « Seules les jambes de Chrysippe s’enivrent » (183)
Elle s’exprime de manière originale, cette servante, et met bien en évidence, sans le savoir, que Chrysippe n’est tout de même ici qu’un demi Socrate ! Car ce dernier, quand il buvait, restait autant inchangé physiquement que moralement: à la fin du Banquet, après avoir parlé et bu toute la nuit, il est le seul à ne même pas s’assoupir mais à repartir au petit matin aux activités du jour qui commence. Chrysippe, lui, est à moitié homme : s’il boit trop, c’est le corps qui trinque, mais seulement le corps. Cette seule anecdote en dit long sur le stoïcisme : comment rester le même dans un corps qui change au milieu d’un monde qui change, c’est le problème de ces sages. En somme, Chrysippe, c’est l’incarnation d’une impossibilité logique : l’ivresse sobre ou la sobriété ivre. Il y aura d’autres figures du même type comme l’ému apathique ou le compatissant froid. Mais, à dire vrai, ce ne sera pas exactement pareil car l’ému apathique sera un apathique dont le devoir est de participer à l’émotion d’un ami par exemple. Il ne sera au fond qu’indifférent, dans le bon sens du terme (c’est un des apports des Stoïciens d’avoir donné un sens à l’expression « indifférence dans le bon sens du terme »). En revanche Chrysippe est réellement ivre et réellement sobre, sauf qu’en étant deux en un, ce n’est pas contradictoire. Chrysippe n’est pas une personne, c’est un esprit dans un corps et quoi de plus ordinaire qu’un phare battu par la mer ! Je reviens à la vieille femme :
« Il semble avoir été quelque peu arrogant. En tout cas, malgré tous les ouvrages qu’il composa, il n’en a dédié à aucun roi. Il se contentait seulement d’une vieille femme, comme le dit Démétrios dans ses Homonymes. » (185)
J’ai donc une définition de la vieille femme : elle était cette personne qui tout au long de sa vie a contenté Zénon. Cela reste énigmatique. Qu’apportait-elle à Chrysippe ? Le contentement s’explique-t-il par son caractère exceptionnel (ce n’est plus Céleste) ou par la simplicité de Chrysippe dont l’exceptionnalité réside dans le fait qu’il se contente de n’importe qui ? Richard Goulet ne choisit pas et préfère présenter lumineusement l’alternative :
« On peut comprendre ou bien qu’il préférait le jugement de cette vieille femme à celui des rois, ou bien qu’il n’avait à son service que cette servante et ne chercha pas à obtenir des puissants des dons qui lui eussent permis d’améliorer son train de vie. » (note 2 p. 904)
J’opte (un peu arbitrairement) pour la première hypothèse : ni l’âge ni la féminité ne sont des obstacles à la sagesse. Reste que son apparition évoque dans ce texte un personnage étrange, entre domestique et ami. Elle est toujours présente, mais jamais intime. Elle l’observe au quotidien mais ne diffuse pas de secrets. Je pense au proverbe. « Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre ». Hegel dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire justifie ainsi :
« Ce n’est pas parce que celui-là n’est pas un héros, mais parce que celui-ci n’est qu’un valet. »
Je n’exclus pas que Chrysippe ait été un héros pour la vieille femme : elle était peut-être juste un être raisonnable qui finissait de jouer le rôle de sa vie, la servante d'un philosophe.

dimanche 17 avril 2005

Chrysippe, le redécouvreur.

Comme on a perdu la fin du livre VII des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, c’est par la force des choses le dernier des anciens stoïciens auxquels je consacrerai mon feuilleton. Donc rien sur Zénon de Tarse, Diogène (encore un), Apollodore, Boéthos, Mnésarchidès, Mnasagoras, Nestor, Basilide, Dardanos, Antipatros, Héraclidès, Sosigénès, Panétius, Hécaton, Athénodore, un autre Athénodore, Antipatros, Arius et Cornutus. J’imagine que je pourrais glaner quelque part des renseignements biographiques sur eux, voire même des fragments de leur philosophie, mais la meilleure source reste définitivement tarie. J’ aime bien les derniers mots du livre VII :
« Sur ce qui est dit au sujet de… »
C’est le 162ème titre, mutilé bien sûr, des 705 livres de Chrysippe et par hasard, mais comme pour annoncer l’indétermination de tous ceux qui suivent, c’est donc un livre sur… rien en somme. Ces si nombreux ouvrages n’ont pas comme seule fonction de mettre en relief la dimension à nouveau herculéenne de cette vie : ils ont bel et bien été écrits. C’est un fait que trois cents après sa mort, au premier siècle, le philosophe Cornutus laisse en héritage au poète Perse 700 livres de Chrysippe. Ce dernier ne manquait donc pas de souffle ; d’ailleurs il était, comme son maître Cléanthe, un athlète, mais coureur de fond et non pugiliste. Ce qui en revanche le distingue radicalement de Cléanthe, c’est qu’ « il était un homme plein de dons naturels et doué d’une grande vivacité sous tous rapports. » (179). Cependant ce n’est pas un hétérodoxe. Il est convaincu de la vérité de la doctrine puisqu’il demande qu’on lui enseigne les conclusions mais il veut découvrir par lui-même les démonstrations. Je crois qu’il ne veut pas innover en justifiant de manière nouvelle la thèse consacrée, il veut seulement exercer son intelligence : il m’apparaît donc comme un excellent élève, capable de faire aussi bien que les fondateurs du savoir auquel il veut être initié. Donc Chrysippe ne trouve pas, il retrouve. J’en veux pour preuve son usage des citations, abondant si l’on en croit Apollodore d’Athènes dans son Recueil de doctrines :
« Si l’on enlevait en effet des livres de Chrysippe toutes les citations étrangères, on ne trouverait plus que des feuilles blanches » (181)
Quel usage rassurant de la citation ! Elle est mobilisée non pour présenter une position différente, mais sa propre position (qui est en plus celle de toute une communauté) déjà annoncée et soutenue avant par d’illustres témoins. Ainsi il stoïcise Euripide :
« Un jour dans l’un de ses écrits il cita la quasi-totalité de la Médée d’Euripide ; quelqu’un qui avait le livre en main dit à celui qui lui demandait ce qu’il tenait : « La Médée de Chrysippe » (180)
Ce n’est pas du tout un plagiat, c’est l’illustration de l’intemporalité de la vérité (stoïcienne). Comme les pères de l’Eglise trouveront dans le Manuel d’Epictète un christianisme avant la lettre, Chrysippe trouve dans les tragédies euripidiennes la vérité déjà dite. On est heureusement sorti de la longue époque où les philosophes pensaient que la Vérité parlait à travers leur bouche et à travers celles de tous ceux qu’avant eux elle avait habité. Aujourd’hui on serait plutôt porté à se demander pourquoi les philosophes se sont donnés si longtemps un si beau rôle.(1) Chrysippe n’est pas seulement par cela loin de nous, il est aussi très éloigné de Socrate. La philosophie n’est plus le dialogue incertain et souvent inabouti qui, au-delà des opinions, vise les Essences, elle est une tradition qui accumule les preuves d’une Vérité déjà trouvée et toujours conservée. Je pense à Schopenhauer qui reproduira bien plus tard cette représentation de la philosophie en cherchant jusque dans les Vedantas la répétition des vérités qui composent sa philosophie qui n’a bien sûr rien, mais rien du tout, de schopenhauerien :
« Cette théorie a toujours existé. D’abord elle est la première, la plus essentielle des idées contenues dans le plus vieux livre du monde, les Védas sacrés, dont la partie dogmatique, ou pour mieux dire ésotérique, se trouve dans les Upanishads. (…) Elle faisait aussi le fond de la sagesse de Pythagore (…) C’est à cela que se réduit ou peu s’en faut toute la doctrine de l’Ecole éléate : le fait est bien connu (…) De nos jours enfin, Kant ayant achevé d’anéantir le vieux dogmatisme, si bien que le monde étonné en contemple les débris fumants, la même idée a reparu dans la philosophie éclectique de Schelling : Schelling prend les doctrines de Plotin, de Spinoza, de Kant et de Jacob Boehme. » (Le fondement de la morale, IV, traduction de Burdeau)
Comment élève de Schopenhauer aurais-je pu ne pas être schopenhauerien ! Quel plus beau rêve que de s’inscrire dans une si longue Tradition de Vérité ?
(1) Ajout du 18-10-14 : mais à trop douter de la possibilité de connaître la vérité, on risque de priver la philosophie de toute fonction et de toute portée.

vendredi 15 avril 2005

Sphaïros du Bosphore.

Des 31 livres écrits par ce disciple de Cléanthe et comme d’habitude tous perdus, je ne sais donc rien, si j’excepte celui qui a pour titre Sur la semence. Si le maître avait publié Sur le plaisir, en revanche rien de lui sur la génération, qui pourtant, dans le cadre de la physique, est l’objet d’une doctrine ; comme Diogène Laërce rapporte en VII, 159 dans son exposé général du stoïcisme les thèses de l’école sur la semence en en attribuant quelques-unes à Sphaïros, j’ai donc un maigre fragment de son apport :
« Et Sphaïros dit que la semence vient des corps dans leur totalité ; de fait, elle est génératrice de toutes les parties du corps. Ils disent cependant que la semence de la femelle n’est pas féconde. Elle est en effet privée de tension, rare et pleine d’eau, comme le dit Sphaïros. »
Si, comme l’avait écrit Cléanthe la femme peut être aussi sage que l’homme, en revanche la nature féminine ne permet pas de procréer mais de recevoir seulement la semence fécondante. C’est dans le corps de la femme que l’ouvrage de l’homme prend forme, vieille thèse. Mais la semence ne désigne pas seulement le sperme humain, c’est, au plus haut niveau, Dieu lui-même qui n’est pas, comme nous sommes habitués à le penser, cet étrange Esprit infini et éternel qui a créé le monde mais bien la Semence qui ordonne et structure le monde. Aussi étonnant que cela puisse nous paraître, Dieu, alias l’Intellect, alias le Destin, alias Zeus (VII, 135) est un corps qui engendre le monde pensé comme être vivant :
« De même que la semence est contenue dans la liqueur séminale, de même Dieu est la raison séminale du monde. » (136)
On réalise que, même si le Manuel d’Epictète a été, après quelques aménagements mineurs, un ouvrage médité dans les monastères de la chrétienté, la physique stoïcienne et la physique chrétienne, si on peut dire, sont radicalement distinctes. Certes elles ont en commun de penser que le monde a un sens indépendamment de celui que les hommes donnent à leur vie. Sans aucun doute la physique contemporaine a plus d’affinités avec l’épicurisme, pour lequel la réalité n’a pas de raisons mais seulement des causes dépourvues de toute finalité. On ne sait rien de la mort de Sphaïros. Je ne doute pas en tout cas qu’il ait été rusé. On se rappelle comment Ariston de Chios, l’élève hétérodoxe, avait été la victime du vilain tour de Persaïos désireux de réfuter ainsi la thèse selon laquelle le sage n’a pas d’opinions (09-04). A malin, malin et demi : cela semble avoir été la règle de ces cercles stoïciens. A son tour, Ptolémée Philopator, roi d’Egypte et si l’on en juge par l’anecdote monarque philosophiquement éclairé, lui tend un piège de la même veine :
« Une discussion étant un jour survenue sur la question de savoir si le sage pouvait avoir des opinions et Sphaïros prétendant qu’il ne pouvait avoir d’opinion, le roi qui voulait le réfuter (et si, au fond, Ptolémée, tel Antigone Gonatas, n’avait pas agi en philosophe amateur mais en puissant politique, désireux au fond de rabattre le caquet d’un philosophe, auteur comme tant d’autres d’un ouvrage sur la royauté ?) ordonna que l’on servît des grenades de cire (j’imagine la batterie d’artisans mobilisée par le royal projet pour faire ce « trompe-l’-œil-et-la-main-et-le-nez-philosophiques »). Comme Sphaïros s’était laissé prendre, le roi s’écria qu’il avait donné son assentiment à une représentation fausse. Sphaïros lui répondit avec à-propos, disant qu’il avait ainsi donné son assentiment non pas au fait que c’étaient des grenades, mais au fait qu’il était raisonnable que ce fussent des grenades et qu’il y avait une différence entre la représentation compréhensive (le jugement objectivement vrai) et le raisonnable. » (VII, 177)
Il y a en effet une différence nette entre « juger vrai que ces objets sont des grenades » et « juger vrai qu’il est raisonnable, vues les apparences et sous réserve qu’elles soient démenties, que ces objets sont des grenades. » Une dernière anecdote le met à nouveau en relation avec le monarque mais cette fois à travers un intermédiaire :
« Comme Mnésistratos (on ne sait par ailleurs rien de lui) l’accusait d’avoir dit que Ptolémée n’était pas roi, il dit : « Tel qu’il est, Ptolémée est aussi un roi. »
Mnésistratos a-t-il compris la subtilité de cette réponse elliptique ? Si Ptolémée a le titre de roi, il n’en est réellement pas digne. Il est donc un roi sans en être un. Décidément, Ptolémée Philopator a perdu la bataille contre Sphaïros.

jeudi 14 avril 2005

Rêverie sur des titres de livres disparus.

Laërce donne 50 titres de livres écrits par Cléanthe et dont il assure qu’ils étaient très beaux. De certains, je devine le contenu. Ainsi le Contre Démocrite devait être une réfutation du hasard au nom de la Providence. D’autres sont transparents car leur titre est la thèse qui y est défendue : Que la vertu est identique pour l’homme et la femme ou Que le sage (peut) pratiquer la sophistique ( ce « peut » entre parenthèses m’intrigue d’autant plus qu’aucune note dans cette édition pourtant savante des Vies ne vient m’éclairer et que Genaille a choisi lui un titre tautologique et rassurant par sa simplification : Que le sage philosophe - un sage grec qui ne philosophe pas, c’est en effet une contradiction dans les termes, comme un cercle carré ou un jour nocturne ! ). Un intitulé, Sur Gorgippe, fait exister pour un instant un certain penseur dont on ne sait rien par ailleurs, alors que d’autres, comme les quatre livres d’Exégèses d’Héraclite, sont consacrés à des célébrités de la philosophie. Beaucoup se réfèrent à des valeurs sûres du stoïcisme ( Sur la liberté ou les trois livres Sur le devoir ) et j’ai l’idée un peu naïve que leur perte n’est pas aussi grave que celle de ceux consacrés à la jalousie, à la réputation, à l’honneur : si ces trois livres avaient été conservés, on ne se contenterait pas de dire que les stoïciens ont condamné la jalousie, ce qui certes n’est guère original (de quel point de vue autre que celui du jaloux pourrait-on en faire l’éloge ? Qui écrira une Apologie de la Jalousie ?) et ont considéré la réputation et l’honneur comme des « indifférents ». Certains titres me semblent déplacés : c’était à un épicurien, me dis-je superficiellement, d’écrire un Art d’aimer ; d’autres me laissent vraiment perplexes : qu’a-t-il pu écrire Sur les géants ou Sur l’hyménée ? Et puis pour finir j’invente des titres : Sur l’argentSur DiogèneSur les esclaves et je m’imagine écrivant un faux livre de Cléanthe ou du moins de substantiels fragments…Faussaire en philosophie, je crois que ça n’existe pas, c’est à inventer, même si ça ne serait peut-être rien de plus que du cynisme mal compris. C’est la monnaie qu’il faut falsifier, pour en dénoncer la valeur, pas la philosophie. Je vais laisser Cléanthe, un peu à regret. Son nom est si important dans la liste des pères fondateurs, mais qu’écrire de plus à son propos ! Sa mort est presque un remake de celle de son maître ; il saute sur la première occasion, qu’il interprète comme un signe du destin, pour se laisser mourir. Genaille donne au prétexte une dimension tout de même inquiétante ( c’est d’après lui une tumeur à la gencive) mais Goulet le réduit à la dimension du doigt cassé de Zénon et ce n’est plus qu’une gingivite ! Ce qui singularise cependant sa mort, c’est qu’à la différence de celle du maître qui était accablé par les maux des vieillards, elle met fin à une vie en bonne santé. La raison de ce suicide est la longueur de la vie déjà vécue, comme si, au bout d’un certain temps, le rôle joué, à toujours être joué identiquement et parfaitement, perdait de son prix. Comme ces morts de philosophes sont irréellement belles ! C’est bien souvent le point final du livre de leur vie. La mort mise comme un point sur un i. Pas de débandade, jusqu’au bout une démonstration. Mais je me rappelle Pascal, plus humain :
« Le dernier acte est sanglant, quelque que belle que soit la comédie en tout le reste » (Pensée 154, éd. de la Pléiade)
On peut compléter par la pensée 134 :
« Ce que les stoïques proposent est si difficile et si vain. »
A ses yeux, si les stoïciens ont eu raison de mettre en relief la grandeur de l’homme, ils ont été aveugles à sa misère. A ce prix-là, ils ont manqué Dieu.

mercredi 13 avril 2005

Cléanthe, âne et fier de l'être.

Ce n’est pas seulement la terre, creusée par Cléanthe, qui ne donne pas de fruits, c’est son propre esprit !
« Il travaillait beaucoup, mais il était peu doué par nature et excessivement lent. » (VII, 170).
On se moque de lui :
« Il supportait les quolibets de ses condisciples et acceptait de s’entendre appeler un âne, disant que lui seul pouvait supporter le faix de Zénon. » (VII, 171)
Malin l’imbécile ! Il détourne l’injure et en fait un compliment : de buté, il devient résistant au poids des tâches. Du devoir, il comprend l’essentiel, qu’il faut le porter. Alors devenir âne est un idéal humain difficile.
Bon, il reconnaît tout de même sa bêtise :
« Souvent il s’injuriait lui-même. L’entendant faire, Ariston lui dit : « Qui donc injuries-tu ? » Et lui dit en riant : « Un vieil homme, qui a des cheveux gris mais nulle intelligence » (ibid.)
Attention ! Ce n’est pas un portrait accablant de lui-même qu’il fait, c’est juste une proclamation : j’ai tout gagné à la force du poignet ! Pas servi par la nature, donc d’autant plus méritant. De l’art de se faire des compliments en s’insultant. Ces philosophes antiques sont de sacrés fieffés. Je ne me trompe pas. Il n’accepte que les jurons qu’il peut tourner en éloges. Face aux vraies insultes, il reste de marbre et s’illustre d’autant :
« Comme le poète Sosithéos (un illustre inconnu : je ne trouve que cette occurrence de son nom dans ces 1400 pages des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce) au théâtre s’en prenait à lui en sa présence en disant : « Ceux que la folie de Cléanthe conduit comme des bœufs » il garda sa contenance. S’émerveillant de ce fait, les spectateurs applaudirent Cléanthe et chassèrent Sosithéos ( le spectacle n’est pas sur scène mais dans la salle, on le savait, ces philosophes sont des comédiens de leur idéal ). Quand ce dernier éprouva du remords pour l’insulte (qu’il lui avait infligée), Cléanthe l’accueillit, disant qu'il serait anormal que Dionysos et Héraclès ne se fâchent pas quand ils sont moqués par les poètes, et que lui prenne mal la première diffamation venue. » (VII, 173)
Bas les masques ! Le tâcheron montre son vrai visage : un aspirant à la divinité. Le héros Hercule ne lui suffit plus, c’est d’un dieu qu’il se veut l’image.

mardi 12 avril 2005

Cléanthe ou l'héroïque corvéable.

C’est du successeur de Zénon à la tête de l’école stoïcienne que je vais parler aujourd’hui. Il s’appelait Cléanthe mais on le surnommait Phréantle (le puiseur d’eau), car la nuit il se livrait à cette activité « dans les jardins, tandis que durant le jour il s’exerçait dans les raisonnements. » (VII, 168). Richard Goulet écrit à son propos : « il exécutait la nuit des « petits boulots » qui lui permettaient d’étudier durant le jour ». Certes on peut voir les choses comme ça. Portrait de Cléanthe en étudiant fauché. Mais n’est-ce pas petit et faux ? C’est vrai certes qu’il multiplie les activités manuelles : il creuse la terre, arrose, fait cuire des grains. Il a plusieurs employeurs : au moins un propriétaire de jardin et une marchande de farine. Il s’échine, ce Cléanthe. Mais je le soupçonne d’en faire un peu trop. Un autre à sa place se tuerait à travailler tant, mais lui non :
« On dit aussi qu’il fut conduit devant le tribunal pour expliquer comment il réussissait à rester en aussi bonne forme en vivant ainsi. Il fut ensuite acquitté après avoir présenté comme témoins le propriétaire du jardin où il puisait de l’eau et la marchande de farine chez qui il faisait cuire les grains » (ibid.)
Quel singulier procès ! Quelle charge a bien pu peser sur Cléanthe ? En tout cas, c’est manifeste qu’il travaillait dur, au vu et au su de tous. Mais pourquoi donc ? Pour vivre d’abord :
« Il fut célèbre pour son acharnement au travail, lui qui, étant d’une extrême pauvreté, s’efforça de gagner sa vie. » (ibid.)
En effet « on dit qu’il écrivait sur des tessons et des omoplates de bœufs ce qu’il entendait de la part de Zénon, parce qu’il n’avait pas d’argent pour acheter du papyrus. » (VII, 174)
Mais aussi pour payer les leçons du professeur :
« On dit également qu’Antigone, alors qu’il était son auditeur (Cléanthe sue la nuit et enseigne donc le jour), lui demanda pourquoi il puisait de l’eau. Il aurait répondu : « Ne fais-je que puiser de l’eau ? Eh quoi ? Est-ce que je ne creuse pas la terre ? Quoi ? Est-ce que je n’arrose pas et ne fais pas toutes sortes de corvées en vue de la philosophie ? Zénon en effet qui l’entraînait dans ce sens lui ordonnait de lui rapporter une obole sur ses gages » (VII, 169)
Comme il est prompt à souligner la multiplicité et la diversité des travaux auxquels il se livre ! Il ne peut pas être fier de travailler pour gagner de l’argent, c’est si ordinaire. D’ailleurs, sur ordre de Zénon, il refuse l’argent qu’on veut lui donner pour le récompenser :
« On dit que les membres de l’Aréopage l’approuvèrent et votèrent pour que dix mines lui soient allouées, mais que Zénon lui interdit de les prendre. On dit de même qu’Antigone lui aurait donné trois mille drachmes (ici, pas de trace de refus mais sa vie de labeur ne change pas : Laërce ne dit pas s’il est riche mais, quoi qu’il en soit, il n’en continue pas moins de suer sang et eau) » (ibid.)
L’argent n’est pas la fin qu’il vise. Il fait juste une démonstration ou plutôt c’est le couple Zénon/Cléanthe qui sous leurs faux airs de maître/disciple, de maître très rude et de disciple très discipliné, se partage les rôles d’une petite leçon de philosophie appliquée :
« Un jour Zénon apporta au milieu de ses disciples la petite monnaie qu’il avait rassemblée (entendez bien: les oboles données par Cléanthe) et dit : « Cléanthe pourrait nourrir un autre Cléanthe, s’il le voulait ; mais ceux qui possèdent de quoi se nourrir cherchent auprès des autres ce qui leur est nécessaire, bien qu’ils s’adonnent sans contrainte à la philosophie. » (VII, 170)
Je traduis : Cléanthe travaille beaucoup plus qu’il n’est nécessaire pour vivre mais s’il le fait, c’est pour illustrer la valeur de l’indépendance et en même temps ridiculiser ceux qui se prétendent philosophes du seul fait d’aimer la philosophie sans vivre en philosophes. En fin de compte, ce que voulait Cléanthe, c’est changer de surnom :
« Aussi appelait-on également Cléanthe un second Héraclès. » (ibid.)
A ce prix, rien d’étonnant à ce qu’il apprécie sa propre vie :
« Préférant sa vie à celle des riches, il disait que pendant qu’eux jouaient à la balle il travaillait, en la creusant, même la terre infertile. » (VII, 171)
Peu importe que la terre soit infertile, il creuse pour exhiber la valeur de l’effort. Ce qui compte donc ce n’est pas que le sol soit fécond, c’est seulement que les regards soient attirés par sa persévérance et sa ténacité. Au fait, vous voulez connaître la profession qu’il pratiquait avant de se convertir à la vie zénonienne ? C’est sans surprise : il était boxeur.

lundi 11 avril 2005

Le dernier disciple dissident de Zénon, Denys d' Héraclée.

Cet hérétique peut plaire : au pays des sages, il assure une présence humaine, rassurante par sa médiocrité même. S’il révise la doctrine, ce n’est pas qu’il est emporté par une pulsion doctrinaire, mais qu’il fait simplement, comme presque tout un chacun , l’expérience d’une douleur insupportable. Il prend son seul cas comme règle pour soutenir que si les stoïciens identifient la douleur à un indifférent, c’est parce qu’ils ont eu la chance de ne jamais vraiment souffrir.
« Denys le transfuge a dit que la fin était le plaisir, à cause d’une circonstance pénible : une maladie des yeux (Cicéron parle d’une maladie des reins, la colique néphrétique peut-être) ; souffrant en effet de façon intense, il hésita à dire que la douleur était un indifférent. » (VII, 166)
Denys, représentant de tous les malades et de tous les blessés, parle au nom du bon sens mais je ne suis pas sûr qu’il ait compris la pensée qu’il critique. Classer la douleur parmi les indifférents, ce n’est pas la décrire ; c’est seulement indiquer la valeur qu’il faut lui donner moralement. Que la douleur soit humainement insupportable et qu’elle entraîne à tout faire pour la fuir, jusqu’à s’anéantir, ne veut pas dire qu’il n’ y a pas de plus haute valeur que le plaisir. En effet quel était le philosophe stoïcien qui ne savait pas que l’indifférence réelle à la douleur n’est pas un fait humain mais seulement l’idéal vers lequel doit tendre celui qui veut bien vivre ? La suite de la vie est logique :
« Ayant abandonné Zénon, il se tourna vers les Cyrénaïques : il entrait dans les maisons closes et s’adonnait sans dissimulation à toutes les autres voluptés. » (VII, 167)
Comme le met en relief clairement la référence à la franchise du comportement, la fréquentation des prostituées vaut allégeance à la philosophie des Cyrénaïques, ces penseurs mal connus, qui avaient pour maître Aristippe et qui faisaient du plaisir physique la fin de la vie, le bonheur n’étant compris par eux que comme une série discontinue de plaisirs corporels différents. Les titres des livres d’Aristippe sont immédiatement parlants : A ceux qui lui reprochent d’avoir vin vieux et courtisanes ou A ceux qui lui reprochent le luxe de sa table. Dans le livre II des Vies consacré à Socrate et aux socratiques, Diogène Laërce dépeint un philosophe qui, loin d’en avoir honte, justifie sa vie. Il reconnaît aimer les femmes et fréquenter les prostituées, entretenir Laïs, se parfumer, aimer l’argent et en avoir besoin mais s’il recherche tous les plaisirs, il se présente comme esclave d’aucun :
« Au moment où il entrait, un jour, dans la maison d’une courtisane, comme un des jeunes gens qui l’accompagnaient s’était mis à rougir, Aristippe dit : « Ce qui est mal, ce n’est pas d’entrer, mais c’est de ne pas pouvoir en sortir. » (II, 69 trad. de Marie-Odile Goulet-Cazé)
Ou bien cette autre anecdote, identique dans le fond :
« A ceux qui ne manquaient pas de lui en faire reproche, il disait : « Je possède Laïs, mais je ne suis pas possédé par elle. Car c’est de maîtriser les plaisirs et de ne pas être subjugué par eux qui est le comble de la vertu, non point de s’en abstenir. » (II, 75)
Cet Aristippe n’est pas un viveur ordinaire et il faudra bien qu’un jour je consacre quelques lignes à expliquer pourquoi je juge la conception cyrénaïque du plaisir plus exacte que celle d’Epicure qui l’a emporté pourtant en célébrité. Mais ce n’est point encore le moment, il me reste à méditer sur quelques anciens stoïciens. Je reviens à Denys et j’ai la preuve que cet homme-là ne s’est pas non plus malgré les apparences laissé aller :
« Il se laissa mourir de faim vers les quatre-vingts ans. »
CQFD : il ne faut pas être pris au piège de ces théoriciens déguisés en bons vivants.

dimanche 10 avril 2005

Les disciples dissidents de Zénon, Hérillos de Chalcédoine.

« On dit qu’alors qu’il était enfant Hérillos trouva de nombreux amants. Pour les repousser Zénon le força à se raser la tête : ils se détournèrent de lui. » (VII, 166)
« Ses livres, bien qu’ils ne comprennent pas un grand nombre de lignes, ont beaucoup de force et contiennent des réfutations dirigées contre Zénon. » (VII, 165)
Juste quatre lignes pour faire rêver les psychanalystes. (1)
(1) Ajout du 18-10-14 : cette petit billet ne rend pas tout à fait justice à la richesse du texte de Laërce.

samedi 9 avril 2005

Les disciples dissidents de Zénon, Ariston de Chios (3)

« En philosophant de la sorte et en discutant au Cynosarges, il réussit à se faire appeler chef de tendance (« un chef de secte » écrit Genaille). Miltiade et Diphile furent appelés de fait Aristonéens. Il avait de la persuasion et était fait pour la foule » (VII 161)
La meilleure preuve de l’échec de ce disciple dans sa tentative de devenir à son tour un maître, c’est que dans l’ensemble des Vies et doctrines des philosophes illustres on ne trouve nulle autre mention de Miltiade et de Diphile. S’il y eut au moins deux Aristonéens (« Aristoniens » Genaille), il n’y a pas eu d’aristonéisme. Et pourtant son pouvoir de séduction était grand :
« Ariston de Chios, le Chauve, surnommé la Sirène » (VII, 160)
C’est la première ligne du texte de Diogène, qui commence, par quelques-uns de ses mots, comme un polar ! Genaille, pressé ou perdu, écrit « Siren », rendant du coup incompréhensible le sens du surnom. Je ne suis pas étonné qu’Ariston ait enseigné au Cynosarges ; c’était le gymnase où avait professé Antisthène or, il m’a semblé hier qu’Ariston, en niant l’existence de « préférables », revenait à la simplicité et au radicalisme des cyniques ( à dire vrai, je suis troublé aujourd’hui par cette courte phrase qui m’avait échappé et que Diogène écrit dans le paragraphe consacré aux disciples de Zénon : « Ariston, fils de Miltiadès, de Chios, celui qui introduisit la doctrine de l’indifférence » (VII, 37). Me suis-je trompé en pensant qu’Ariston révisait la théorie des "indifférents" ? Aurais-je dû au contraire la lui attribuer ? Je reste indécis, d’autant plus que Genaille écrit « qui prônait la doctrine de l’indifférence » mais Bréhier rejoint Richard Goulet… Dois-je revoir à la hausse l’image d’Ariston ? D’un coté, ruinant le système, de l’autre, l’enrichissant (je parlais d’appauvrissement…) par la référence aux « indifférents ». Peut-être. (1) Il n’en reste pas moins que sa conception des « indifférents » ne porte aucune marque de la théorie des préférables et demeure tout à fait dans la ligne cynique. ) Ce qui est certain, c’est qu’Ariston finit par se détacher de son maître Zénon, à un mauvais moment, semble-t-il :
« S’étant confié à Polémon (en amont de l’initiation, Ariston se confie aux bons soins du maître de son maître), à ce que dit Dioclès de Magnésie, il déserta, alors que Zénon était tombé dans une longue infirmité. » (VII, 162)
A lire ces lignes, j’ai l’impression qu’Ariston laisse plus tomber un malade qu’il ne change de directeur spirituel. En tout cas, un fidèle de Zénon, Persaïos, s’en prend à lui, comme on va le voir. Ce Persaïos avait un jour été rudement testé par le roi, ami de Zénon :
« Antigone qui voulait un jour le mettre à l’épreuve lui fit rapporter la fausse nouvelle que ses propriétés avaient été dévastées par les ennemis ; devant la mine assombrie de Persaïos, il dit : « Ne vois-tu pas que la richesse n’est pas un indifférent ? » (VII, 36)
Comme c’est bizarre ! Il y a ici un renversement inhabituel des rôles. Le potentat, loin d’être la victime du philosophe, donne en cynique moqueur une leçon au riche stoïcien. En tout cas, Persaïos retient la recette et s’ingénie à mettre Ariston en difficulté :
« Ariston était par-dessus tout attaché à la doctrine stoïcienne selon laquelle le sage n’est pas homme d’opinion (décidément il est bien difficile de savoir si ce disciple est plus fidèle qu’infidèle ! (2)). Persaïos qui était opposé à cette doctrine fit déposer par l’un de deux frères jumeaux une somme chez Ariston, puis envoya l’autre la lui reprendre. Il réfuta ainsi Ariston qui se trouvait embarrassé. » (VII, 162)
Je ne cache pas que l’anecdote me laisse un peu perplexe (quel lecteur m’aidera ?). Je fais l’hypothèse suivante : une opinion (doxa) est un jugement douteux ; or, face à la conduite incohérente du jeune homme (il n’y a du point de vue du philosophe qu’un seule homme qui est venu le voir deux fois), Ariston ne peut pas savoir ce qu’il doit penser de la situation : il a donc seulement une opinion. Le tour est joué ; ceci dit, je ne comprends pas pourquoi Ariston a eu besoin de recourir à des jumeaux. Pourquoi n’a-t-il pas demandé à une seule personne d’avoir avec Ariston une attitude contradictoire ? Robert Genaille, au mépris certes du texte original, écrit lui un texte au sens lumineux :
« Il était fermement attaché à ce dogme stoïcien qui veut que le sage n’ait pas de doutes. Mais un jour, Persée lui amena deux frères qui discutaient d’un dépôt, l’un voulant le rendre, l’autre le garder ; Ariston ne sut que leur conseiller, et se montra ainsi en contradiction avec ses théories. »
Comme les belles, malgré leur infidélité, sont reposantes pour l’esprit !
(1) Ajout du 18-10-14 : plus de doute aujourd'hui ! C'est à Ariston que le stoïcisme doit la doctrine de l'adiaphoria (source : Dictionnaire des philosophes antiques, 1994, vol.1, p.402)
(2) Ajout du 18-10-14 : " en prétendant que le sage n'a pas d'opinion (...), il ne fait que reprendre un dogme de la Stoa" (ibid., p.402). En effet Diogène Laërce écrit dans son résumé du stoïcisme : " on dit encore que le sage n'aura pas d'opinions, c'est-à-dire qu'il ne donnera son assentiment à rien de faux." (VII 121)

vendredi 8 avril 2005

Les disciples dissidents de Zénon : Ariston de Chios (2)

Appauvrissement nº2 : il est un peu plus difficile à comprendre, même s’il ne faut guère de mots à Diogène Laërce pour présenter l’hérésie aristonéenne :
« Il a dit que la fin était de vivre dans l’indifférence à l’égard de ce qui est intermédiaire entre la vertu et le vice, sans faire quelque distinction que ce soit entre les choses, mais en se comportant de façon égale envers toutes. » (VII, 160)
Est en jeu la conception des « indifférents », conception qui constitue un élément de l’éthique stoïcienne. En effet « indifférent » est quelque chose qui n’est ni absolument bien ni absolument mal, étant claire et jamais contestée l’idée que le Bien est la vertu et le Mal le vice. Pour analyser le concept d’ « indifférent », il faut en distinguer de deux sortes :
A) Les « indifférents » qui n’éveillent spontanément ni répulsion ni attraction comme par exemple « avoir sur la tête un nombre pair ou impair de cheveux, tendre le doigt ou le plier » (VII, 104). C’est un état du corps ou de l’esprit ou du monde extérieur qui est totalement neutre du point de vue des désirs du sujet et de ses craintes. Par rapport à ces « indifférents », le stoïcien, comme tout un chacun, est indifférent. Mais il n’en va pas de même avec les autres « indifférents »
B) Ces derniers éveillent spontanément répulsion ou attraction. Pour les identifier, il faut à nouveau opérer une distinction entre ceux qui sont relatifs a) à l’âme b) au corps c) aux choses extérieures, c'est-à-dire a)le talent naturel, les dispositions artistiques, la capacité de progresser ou leur absence b)« la vie, la santé, la vigueur, la robustesse, l’habileté, la beauté » ou « la mort, la maladie, la faiblesse, la mauvaise condition physique, l’infirmité, la laideur » (VII, 106) c)« la richesse, la réputation, la bonne naissance » ou « la pauvreté, le manque de considération sociale, la mauvaise naissance » (ibid.) Conformément à l’attitude ordinaire, la doctrine stoïcienne va déterminer parmi ces « indifférents » ceux qui sont préférables et ceux qui sont rejetables (inutile, je crois, d’établir une nouvelle liste !) mais, à la différence de la position la plus commune, le stoïcisme va défendre « qu’il est possible d’être heureux sans ces choses »(VII, 104). Pas besoin en effet d’être beau, riche et en bonne santé pour être vertueux et par là même heureux. En revanche ces « préférables » peuvent « servir au bonheur » : ils ont pour cela de la valeur, soit parce qu’ils facilitent la vie vertueuse, comme la richesse, la bonne naissance, la santé (cela va de soi qu’ils peuvent aussi servir au malheur si par exemple la richesse n’est pas attribuée à un stoïcien mais à un homme déraisonnable), soit parce qu’ils ont du prix pour eux-mêmes, comme le talent naturel, la capacité de progresser, les dispositions artistiques. Certains indifférents ont une double valeur : précieux par eux-mêmes et utiles pour bien se conduire, comme la force, la sensibilité, l’habileté. Au fond, ce que fait le stoïcisme, c’est seulement relativiser la valeur des biens communément reçus pour être des conditions nécessaires du bonheur. L’hérésie d’Ariston consiste finalement à annuler totalement leur valeur : c’est en somme sur ce plan un cynique car il rejoint ainsi leur ascétisme et leurs travaux herculéens.

jeudi 7 avril 2005

Les disciples dissidents de Zénon, Ariston de Chios (1)

Si je commence par la fin, la mort que lui attribue Diogène Laërce n’est pas de bon augure :
« On rapporte qu’étant chauve il prit un coup de soleil et mourut de cette façon. » (VII, 164)
Pure passivité, cette fois ; le philosophe n’organise pas sa sortie, il est expulsé de la vie. Néanmoins Ariston n’a pas suivi Zénon comme un mouton. Cependant ses initiatives ne le conduisent pas à enrichir la doctrine mais à l’appauvrir. Appauvrissement nº1 : Zénon avait pour la première fois divisé la philosophie en trois parties, la physique (qu’est-ce que la réalité ?), la logique (comment connaître la vérité ?), l’éthique (comment bien vivre ?). Mais ces trois parties, interdépendantes, se justifiaient réciproquement et constituaient la philosophie comme un ensemble systématique : l’idée de la philosophie comme système de vérités scientifiques est en effet d’origine stoïcienne. On ne vivra bien que si on connaît la vérité à propos de la réalité. La logique fonde la physique qui justifie l’éthique, mais cet ordre n’est qu’une des manières de mettre en évidence la relation entre les parties car il semble qu’aucune position n’ait jamais défini la relation correcte à établir entre elles. En réalité, quel que soit l’endroit par où on entre dans le système, le raisonnement initial conduit petit à petit à la compréhension de la totalité. Cette indétermination se traduit par la multiplicité des comparaisons prises par les stoïciens pour faire comprendre la dimension systématique de leur doctrine :
« Ils comparent la philosophie à un animal, assimilant aux os et aux tendons la logique, aux parties plus charnues l’éthique, à l’âme la physique. » (VII, 40)
C’est à mes yeux la meilleure comparaison car si on enlève une des trois parties, il n’y a plus d’animal. L’image, en plus, met bien en évidence qu’aucune des trois parties n’est plus importante que les autres. On a malheureusement fait le deuil aujourd’hui d’une représentation si cohérente de la philosophie ! L’autre image se réfère encore au vivant mais sous une forme à mes yeux moins adéquate :
« Ou encore à un œuf : l’extérieur est en effet la logique, ce qui vient ensuite l’éthique, la partie la plus intérieure la physique. »
Enlever la coquille de l’œuf ne touche en rien ni au blanc ni au jaune - du moins si l'oeuf est cuit !- et voilà qui fait la limite de l’image ! En outre cette comparaison a l’inconvénient de suggérer que la doctrine a un cœur, un centre. La métaphore suivante a le même défaut :
« Ou bien à un champ fertile : la clôture d’enceinte est la logique, le fruit l’éthique, la terre ou les arbres la physique. »
Je pense alors à Descartes qui de cet ensemble extraira l’arbre pour symboliser toute la philosophie :
« Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale. » (Préface des Principes de la philosophie 1644)
Ici aussi il y a système mais une partie est pensée clairement comme fondamentale : la métaphysique (en clair, la connaissance rationnelle de Dieu). Retour à Ariston qui anéantit le système en disqualifiant deux des trois parties :
« Le « lieu » (topos) physique et le « lieu » logique, il les supprimait, disant que l’un nous dépasse, l’autre ne nous concerne pas et que seul le « lieu » éthique nous concerne. » (VII, 160)
Diagnostic : Ariston n’a rien compris du caractère systématique de la doctrine qu’il défend. On ne peut pas vivre conformément à la nature si on ne connaît pas la nature et on ne peut pas connaître la nature si on n’est pas en mesure de discriminer le vrai du faux ! D’où le discrédit qu’il jette sur l’étude subtile et complète que le stoïcisme fait des différents types de raisonnement :
« Il comparait les arguments dialectiques aux toiles d’araignée, lesquelles, bien qu’elles démontrent apparemment un certain art, sont inutiles. » (VII, 161)
Mais Ariston ne se contente pas de donner un coup de balai fatal dans les toiles d’araignées de la logique, c’est aussi l’éthique qu’il simplifie…

mercredi 6 avril 2005

La fin de Zénon.

Zénon disait donc que mieux vaut faire un faux pas avec les pieds qu’avec la langue mais je doute si j’en crois ce passage :
« Voici comment il mourut. En sortant de l’école, il achoppa et se brisa le doigt. Frappant la terre de la main, il prononça le vers tiré de Niobé : « J’arrive. Pourquoi m’appelles-tu ? » Et aussitôt il mourut, en retenant sa respiration. » (VII, 28)
A dire vrai, le texte doit être ambigu, car Richard Goulet prend soin de préciser dans une note que les traducteurs sont divisés : si Hicks a choisi « holding his breath », Bréhier opte pour : « il mourut subitement d’étouffement. » et Genaille a élu, comme Hübner et Cobet, un « il s’étrangla » ambigu (si un cynique est capable de se retenir de respirer, pourquoi son élève ne serait-il pas en mesure d’étrangler son corps, si on peut parler ainsi ?) En tout cas, la différence n’est pas mince : entre activité et passivité, entre maîtrise et impuissance. Confiant dans les qualités de Richard Goulet, je garde l’idée de suicide. Mais alors, pourquoi un doigt cassé lui suffit-il pour qu’il mette fin à sa vie ? N’est-ce pas beaucoup de bruit pour rien ? Sauf que Zénon est vieux et que le fracture du doigt n’a pas seulement pour cause le choc mais a aussi un sens : c’est un signe de la Providence. Qu’un épicurien serait choqué de voir Zénon transformer un événement strictement atomique en marque du Ciel ! La mise à mort volontaire n’est pas ici désertion, c’est plutôt l’accomplissement du rôle exactement comme le veut le metteur en scène. Je pense alors à Epictète :
« Comme au cours d’une traversée, quand le navire a jeté l’ancre dans un port, si tu en descends pour aller chercher de l’eau fraîche, tu peux ramasser une chose accessoire au bord du chemin, il te faut pourtant avoir l’esprit tendu vers le bateau et te retourner constamment, de peur que peut-être le pilote ne t’appelle, et que, s’il t’appelle, tu doives abandonner toutes ces choses, afin que tu ne sois pas embarqué dans le navire, ficelé comme un mouton. » (Manuel 7, trad. de Pierre Hadot)
Le faux pas traumatique, c’est l’appel du capitaine et mourir comme un mouton, c’est mourir en protestant. Ce passage me permet aussi de comprendre que, si Zénon est prompt à arriver là où la Providence lui dit de venir, c’est qu’il montre ainsi qu’il ne tient pas à ce qu’il a et qu’il perdra en mourant. Il ne perdra rien en toute rigueur, c’est plutôt lui-même qu’il conservera en mettant fin ainsi à sa vie. Il est vrai que dans les vers que Diogène Laërce lui consacre la fin prend un autre sens :
« On rapporte que Zénon de Kition mourut, alors qu’affligé par nombre des maux de la vieillesse, il fut délivré en restant sans manger. »
Si la maîtrise de soi demeure exemplaire dans cette autre version, elle semble avoir une fin hédoniste qui ne cadre guère avec l’idéal de vie stoïcien. Mais on fait erreur : si le stoïcien se suicide, ce n’est pas par amour du plaisir mais par dignité ; il y a des situations où on n’est plus en mesure d’être à la hauteur de ses exigences, qui ne sont d’ailleurs pas les siennes mais celles de la raison. Autrement dit, et pour utiliser la langue de la doctrine, quand on n’est plus en mesure de vivre conformément à la nature, on n’attend pas la mort naturelle. Il n’y aurait désertion et abandon de poste que si la situation dégradante n’était pas définitive et irréversible. Or Zénon est bel et bien dans les fers de la vieillesse. Oui, sans doute, un stoïcien aujourd’hui serait partisan de la légalisation de l’euthanasie !

mardi 5 avril 2005

Zénon et le vin.

Même s’il a eu comme maîtres Xénocrate et Polémon, modèles d’impassibilité, Zénon n’hésite pas à s’amuser :
« Il était également, à ce qu’on dit, facile à vivre, si bien que le roi Antigone venait souvent faire la fête chez lui et se rendait avec lui chez Aristoclès le citharède pour festoyer ; ensuite il s’éclipsait. » (VII, 13)
Faire la fête avec un roi, voilà qui n’a rien de cynique. Mais je me rassure en réalisant que ces banquets, dont il disparaît heureusement rapidement, sont exceptionnels :
« Antigone (de Caryste, biographe de première qualité, d’après les recherches les plus récentes) dit qu’il mangeait des petits pains et du miel et qu’il buvait un peu de vin de bon bouquet. » (ibid.)
Bien que Zénon soit loin de Diogène, disputant aux chiens un poulpe cru, ce régime alimentaire me semble constituer tout de même un ordinaire très modéré. D’ailleurs la tempérance est un trait aussi de sa vie sexuelle :
« Il recourait rarement aux services des jeunes esclaves ; une fois ou deux peut-être à ceux d’une jeune servante (ou prostituée), afin de ne pas passer pour misogyne. »
Comme ses maîtres cyniques, ce premier stoïcien n’a pas de vie privée : l’exercice de l’hétérosexualité n’est pas réalisation d’un désir, même rare ; c’est encore pédagogie ! Zénon affirme l’unité du genre humain à travers l’exception qu’il fait à sa pratique pédéraste. Cette jeune femme n’est pas réductible à sa fonction : c’est un être humain raisonnable et j’imagine que Zénon, qui ne cessait pas de philosopher, y compris dans l’exercice de sa fonction de maître, a dû aussi sagement dialoguer avec cette partenaire qui est au fond une allégorie de la Femme ou plutôt de l’Etre Humain de sexe féminin. Il n’en reste pas moins que ce Zénon, qui ne perd pas une occasion de théoriser, perd cependant le contrôle de lui dans les occasions où il festoie :
« Comme on lui demandait, dit Hippobote, pourquoi, alors qu’il était austère, il se laissait aller dans les banquets, il dit : « Les lupins aussi, bien qu’ils soient amers, s’adoucissent quand ils sont humectés. » Hécaton, lui aussi, dit au second livre de ses Chries qu’il se détendait lors de tels rassemblements. Il disait aussi qu’il vaut mieux faire un faux pas avec les pieds qu’avec la langue. » (VII, 26)
Ce relâchement est énigmatique et, en plus, justifié fort sophistiquement : car si les lupins s’adoucissent, c’est qu’ils sont humectés or, pardonnez-moi l’expression, Zénon s’humecte lui-même. J’ai du mal donc à assimiler son ivresse à un faux pas, car l’esprit de Zénon n’est pas son pied, il est libre et si, à la rigueur, un homme libre peut perdre la maîtrise de son corps, il ne peut renoncer à la maîtrise de sa parole et de ses actions qu’en perdant ipso facto la liberté. Bien sûr, si Zénon oppose la démarche incertaine de l’homme qui a trop bu à la parole relâchée et négligée, c’est qu’il assure ainsi que son laisser-aller n’est que physique, si on peut dire. Il reste que j’ai en tête le Socrate du Banquet buvant comme un trou et restant droit. A cette aune, Zénon me paraît déchoir. Qu’en est-il exactement ? Je n’ai tout de même pas la ressource de soutenir que Zénon simule l’ivresse dans les réunions où il est convenable de trop boire. Ce serait un peu fort de café. En revanche je vais faire la théorie de l’ivresse raisonnable. C’est Sénèque qui m’aide à ce niveau : dans De la tranquillité de l’âme, il fait l’éloge de la dissipation occasionnelle recréatrice. Donner sa part à la folie dans les limites que lui impose la raison évite d’être insensé, comme si dire des bêtises de temps à autre reposait de la tension d’être intelligent et aussi bien sûr permettait de rester, à la longue, fidèle à l’exigence d’être intelligent ! Ainsi Zénon, en faisant la part du diable, prend figure humaine, comme s’il avait déjà lu Pascal :
« L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. » (Pensées 574 Ed. de La Pléiade)
Bien sûr cette bête, loin d’être la bête divine et herculéenne des cyniques, est vraiment bête. Elle est celle que Diogène dépassait en jouant à l’animal. Zénon préférait, lui, la laisser jouer, le temps d’un banquet.

lundi 4 avril 2005

Zénon et l'esclave.

On le sait déjà, ce que condamne le stoïcien, c’est la servitude morale, l’assujettissement aux désirs et aux passions. Nul homme n’en est à l’abri, qu’il soit roi ou esclave. Mais aucun homme n’en est nécessairement victime : c’est affaire de volonté d’accéder à la maîtrise de soi. Il n’en reste pas moins qu’on pouvait attendre du philosophe stoïcien un comportement vis-à-vis des esclaves différents de ceux des autres maîtres. Or, je lis dans les Vies de Laërce en VII, 23 :
« Il faisait fouetter un esclave qui, dit-on, avait volé. »
Je découvre donc Zénon en maître bien ordinaire. Pas sûr. Je suis d’abord certain que c’est sans colère, ni haine qu’il afflige ce châtiment au fautif. Mais alors, demandera-t-on, pourquoi le fait-il ? On posera d’autant plus facilement cette question qu’on se rappelle le peu de cas que Zénon fait de ses avoirs, qui, en réalité, ne lui appartiennent pas en propre. Certes, un cynique ne l’aurait jamais fait, essentiellement pour avoir été, sinon esclave, du moins propriétaire de rien, si on peut dire. Zénon le stoïcien, lui, n’hésite pas à se faire justice parce qu’ « il fut le premier à employer le nom de devoir » (VV, 25) et que ce mot ne renvoie pas alors à une obligation morale mais à la fonction sociale que chacun joue dans la cité. Au maître en effet de corriger ses esclaves, s’ils ne se comportent pas comme il faut. Si Zénon n’avait pas châtié son esclave, il n’aurait pas joué correctement le rôle que la Providence lui a donné. On dira que le recours à la Fortune a bon dos et qu’il est susceptible de justifier les pires horreurs. Certainement pas : la punition est administrée raisonnablement à un homme lui aussi raisonnable. Ainsi ce n’est pas seulement un maître qui frappe un esclave mais simultanément un homme qui instruit un autre homme, comme le met en relief la suite du passage :
« Comme ce dernier disait : « C’est mon destin de voler », il dit : « Et d’être fouetté. »
L’esclave de Zénon était à demi stoïcien ; on le savait : stoïcien, il n’eût pas volé mais sa demi instruction est révélée surtout par sa référence au destin ; il pense naïvement que, s’il y a Destin, alors il n’y a ni mérite, ni démérite. Se pensant sur le modèle de la balle projetée par le fusil, il ne se juge donc pas responsable des torts qu’il cause. Mais comment les stoïciens auraient-ils pu ne pas prendre en compte le fait que nous ne sommes pas des choses et que nous nous contrôlons et nous orientons en prenant des décisions ? Ce sont donc seulement les événements physiques qui sont fatals mais la conduite de mon esprit reste libre. L’esclave aurait donc pu ne pas voler s’il avait surmonté son désir de s’approprier le bien de son maître : ce n’était pas son destin de voler mais, l’ayant fait, c’est effectivement son destin d’être fouetté. On pourrait se demander comment une décision qui a son origine dans la liberté du maître est un élément de la fatalité. La réponse est simple : ce que Zénon a voulu, c’est fouetter son élève, mais s’il l’a réellement fait, c’est par toute une série de causes physiques qui ne dépendaient, elles, pas de lui mais de la Fortune (son fouet ne lui avait pas été volé : il l’avait sous la main ; son bras n’était pas paralysé etc.). Donc, en fin de compte, même si l’impulsion à agir est libre, l’action concrète est déterminée par Dieu. Je doute que l’esclave, sous le choc des coups, ait pu ainsi philosopher (s’il l’avait fait, il aurait été un stoïcien accompli et n’aurait donc pas dû être battu !). Mais en parlant à son esclave, Zénon s’adressait sans doute à la cantonade et à la postérité, via Diogène Laërce ! Reste à expliquer deux autres lignes qui suivent de très peu le passage précédent :
« Voyant l’esclave d’un de ses disciples marqué de coups, il lui dit : « Je vois les vestiges de ton emportement »
Non, Zénon ne condamne pas dans le disciple ce qu’il approuve en lui. C’est simplement qu’il y a coups et coups ! En voyant les marques qu’a laissées la punition, il réalise que le disciple n’a pas puni en maître mais en homme enragé par l’affront. Montrant du doigt les stigmates de la victime, c’est le désordre passionnel du bourreau qu’il accuse et qui s’accuse de lui-même par l’excès et la démesure du châtiment. Le maître n’était pas maître de lui : en donnant une leçon à son esclave, il a montré qu’il n’avait pas compris la leçon de Zénon. Ce n’est pas l’arroseur arrosé mais le maître maîtrisé par sa passion !

dimanche 3 avril 2005

Zénon, fêté à Athènes mais fidèle à Kition.

Zénon n’est pas Socrate : alors que celui-ci a été légalement condamné à mort par ses concitoyens, celui-là, presque 140 ans après l’empoisonnement de Socrate, est honoré par l’Etat athénien qui lui offre et une couronne d’or et un tombeau au Céramique, à l’endroit même où l’on enterrait les soldats morts pour la patrie. Alors que Socrate a été accusé de corrompre la jeunesse, Zénon est récompensé pour avoir incité « à la vertu et à la modération ceux des jeunes gens qui venaient se confier à ses soins » selon les termes du décret que Diogène Laërce reproduit (authentiquement d’après les plus récentes études) en VII, 10. Il est félicité aussi pour avoir exhorté ces jeunes gens « aux plus belles choses, ayant offert en exemple à tous sa propre vie qui était en accord avec les discours qu’il tenait. » (trad. de Richard Goulet) Ce n’est pas seulement par sa cité d’adoption que Zénon est fêté mais par le successeur d’Alexandre, Antigone Gonatas, qui lui demande très explicitement de jouer le rôle de conseiller :
« Le roi Antigone au philosophe Zénon : Salut ! Je considère que pour la fortune et la célébrité je mène une vie supérieure à la tienne, mais je suis dépassé par ta pensée et ta culture, ainsi que par le bonheur parfait que tu possèdes. C’est pourquoi j’ai décidé de t’enjoindre de venir chez moi, persuadé que tu n’auras rien à dire contre cette demande. Toi donc, efforce-toi par tous les moyens de me rejoindre, considérant que tu seras le précepteur non de moi seul mais de tous les Macédoniens à la fois. Car il est manifeste que celui qui instruit le prince de Macédoine et le dirige vers les actes de la vertu, entraîne aussi ses sujets à se comporter en hommes de bien. Car tel est celui qui gouverne, tels deviennent – comme il est vraisemblable – dans la plupart des cas aussi ses sujets. » (VII, 7)
A la différence du décret, cette lettre n’est pas jugée authentique. Peu importe, ce qui m’intéresse en elle, c’est qu’elle illustre la conception de la bonne politique telle que Platon la présente dans la République (c’est par la transformation morale du chef de l’Etat que se réalise la meilleure des cités). C’est aussi le fait qu’Antigone offre à Zénon ce que Platon est allé chercher vainement deux fois à Syracuse à la cour de Denys. Mais Zénon refuse de moraliser les Macédoniens et délègue cette tâche à un disciple, Persaios, en invoquant sa grande vieillesse. Le stoïcisme, en la personne de Zénon, ne dérange donc pas les pouvoirs établis. En laissant de côté la référence à un changement de la mentalité athénienne, on peut partiellement expliquer ce trait par une raison doctrinale : mettant au fondement de tous les événements un Destin, une Providence, un Dieu qu’il identifie à la Raison, le stoïcisme justifie toutes les fonctions sociales et ne disqualifie pas intrinsèquement la royauté ; de même qu’il y a des manières déraisonnables de jouer son rôle d’esclave, il y a des exercices insensés du pouvoir royal. Mais cela veut dire que la position de pouvoir, quelle qu’elle soit, n’exclut pas essentiellement de la sagesse celui qui l’occupe. Zénon est donc on ne peut plus honoré : pourtant « Antigone de Caryste dit qu’il ne renonça pas à être citoyen de Kition. En effet, alors qu’il avait contribué à la restauration de l’établissement de bains et que l’on inscrivait sur la stèle « Zénon le philosophe », il demanda que l’on ajouta « de Kition ». » (VII, 13) Comment expliquer un tel attachement à la patrie alors que le stoïcisme est connu pour son cosmopolitisme et qu’il se constitue en partie grâce à l’héritage d’un cynisme qui fait du déraciné un modèle de détachement par rapport aux conventions et aux usages particuliers et donc pour cela pensés comme arbitraires ? Pas question de recourir à une explication psychologique : encore une fois, je lis ses vies non comme des faits et gestes d’hommes de chair et de sang mais comme des doctrines en action. J’imagine donc que jouer Kition contre Athènes, c’est, au fond, analogue à ne pas aller rejoindre Antigone Gonatas, une manière de remettre la grandeur temporelle à sa place. Il ne s’agit pas de mettre au plus haut la ville d’origine ( Zénon n’est pas Barrès !) mais d’empêcher que la ville d’adoption ne se prenne pour le nombril du monde ! (1)
(1) Ajout du 18-10-14 : Plutarque y a vu, lui, une incohérence : " Ce qui est contradictoire et absurde, c'est, qu'après avoir si longtemps maintenu à l'étranger leur personne et leur vie, de garder leurs noms pour leur patrie ; c'est comme si, ayant quitté sa femme pour vivre et dormir avec une autre et ayant eu des enfants de celle-ci, il ne contractait pas mariage avec elle, pour ne pas sembler avoir de tort avec la première." (Des contradictions des Stoïciens, IV, éd. de la Pléiade, p.94)

samedi 2 avril 2005

Zénon le marcheur.

De Polémon, il me reste un dernier trait à souligner :
« On dit encore que ce n’est pas assis qu’il traitait des problèmes qui lui avaient été soumis, mais qu’il argumentait tout en marchant. » (Vies et doctrines des philosophes illustres IV, 19, trad. de Tiziano Dorandi)
Marcher en enseignant n’est pas une pratique propre à Polémon. Dans le Protagoras (314e-315ab), Platon décrit ainsi le sophiste qui donne son nom au dialogue :
« Quand nous fûmes entrés, nous trouvâmes Protagoras qui se promenait sous les portiques, accompagné et suivi dans sa promenade, d’un côté par Callias (suit la liste des disciples) Il y en avait parmi ces gens, qui suivaient par-derrière, prêtant l’oreille à ce qui se disait : pour la plupart, des étrangers, cela se voyait, que Protagoras emmène avec lui de chacune des cités par lesquelles il passe, charmant ces gens à la façon d’Orphée, par le son de la voix, et c’est à la voix qu’ils le suivent, une fois pris sous son charme ! (je fais l’hypothèse que c’est précisément ce type de voix qui est l’anti-modèle de Polémon) Mais le chœur comptait aussi quelques-uns de nos compatriotes. Quant à moi, la vue de ce chœur me causa une joie extrême, par les merveilleuses précautions qu’on y prenait pour ne jamais gêner la marche de Protagoras en se trouvant par-devant lui ; mais au contraire, dès qu’il faisait demi-tour, et, avec lui, ceux qui l’accompagnaient, c’était par une belle manœuvre, bien réglée, que ces infortunés auditeurs se séparaient sur un côté et sur l’autre, puis en exécutant leur évolution circulaire, prenaient chaque fois, avec la plus grande élégance, leur place à l’arrière. » (trad. de Léon Robin)
Etrange cortège, un peu comique, où le disciple suit au sens propre celui dont il boit les paroles et où le monologue magistral se réalise symboliquement à travers cette marche sans obstacles que « le chœur » à l’unisson aménage soigneusement. Mais, si l’on en croit Alexis, poète comique cité par Diogène Laërce en III, 27, Platon aussi déambulait de long en large et si on appelle Aristote le Péripatéticien, il se peut que ce soit aussi parce qu’il avait coutume de se promener en enseignant. C’est en tout cas cette manière de professer que Zénon va adopter, comme me l’apprend Diogène Laërce dans ce passage un peu énigmatique :
« Il donnait ses cours en allant et venant dans le Portique des peintures (…) voulant ainsi que l’endroit ne soit pas encombré d’auditeurs. Car, sous les Trente, mille quatre cents citoyens avaient été tués sous ce portique. » (VII, 5)
Richard Goulet, qui traduit ces lignes, ajoute la note suivante :
« Je ne crois pas, malgré le car, que le passage veuille dire que l’endroit a été choisi par Zénon parce qu’il était déserté par les Athéniens. C’est plutôt par son habitude de parler en déambulant que le philosophe empêchait la formation d’un cercle de badauds autour de lui. »
Si Richard Goulet a raison, Zénon donne donc à la marche un autre sens que ne le faisait Protagoras. Ce n’est plus la mise en scène dynamique de la popularité, c’est une tactique destinée à décourager celui qui veut s’attacher et se fixer au maître. Tactique en tout cas bien inefficace puisque ce Portique où marche Zénon devient si connu par le nombre de disciples que Zénon attire qu’il finit par donner son nom à la philosophie qui se constitue dans ces allers et retours (stoa signifie en effet en grec le portique). Il reste que c’est sur le lieu d’un massacre de ses concitoyens que Zénon choisit de déterminer le vrai. Robert Genaille donne un éclairage inattendu sur l’élection de cet endroit :
« Il y discourait, voulant purifier ce lieu de massacres, car, sous les Trente, on y avait tué plus de quatorze cents citoyens. »
A la différence de Richard Goulet qui annihile totalement le « car », Genaille l’explicite. Mais je sais (il y a du progrès dans les traductions et Bréhier corrobore Goulet) que Genaille a beaucoup trop fait confiance à son imagination. Il faut donc renoncer à l’idée d’une parole qui, par sa rationalité peut-être, aurait l’étonnante mission d’effacer les traces d’un déraisonnable massacre. Mais pourquoi ne pas garder l’intention d’enseigner dans un endroit déserté ? N’est-ce pas un compromis entre le refus cynique de donner des leçons et l’empressement sophistique à exhiber le succès de sa parole par la foule de ses disciples ?

vendredi 1 avril 2005

Les maîtres de Zénon (3)

4) Polémon : en devenant son élève, Zénon devient l’élève de l’élève de son précédent maître, Xénocrate, mais, comme Polémon succède à Xénocrate à la tête de l’Académie platonicienne, s’attacher à lui ne revient en rien à rompre avec Xénocrate, d’autant plus que « Polémon imitait, semble-t-il, Xénocrate en tout point. » (IV, 18, trad. de Tiziano Dorandi). C’est précisément l’impassibilité de Xénocrate qui est prise comme modèle par Polémon et qui annonce à mes yeux l’apathie stoïcienne. D’abord, Polémon se convertit à la vie philosophique par le spectacle de l’imperturbabilité xénocratique :
« Un jour, à la suite d’un pari avec ses jeunes amis, ivre et le front ceint d’une couronne, il arriva dans l’école de Xénocrate. Celui-ci, nullement dérangé, continua son discours sans rien changer. Il traitait de la modération. Le jeune homme, en l’écoutant, fut peu à peu conquis. » (IV, 16)
Ce qui bien sûr a séduit Polémon, ce n’est pas seulement le thème du cours mais l’application de la leçon à la manière même de la délivrer. Rester modéré quand on fait un cours sur la modération et qu’on est dérangé par des trublions, voilà l’exploit. Et convertir, sans vouloir convertir, par le seul spectacle de soi-même, en est un autre, d’autant plus que Polémon revient de loin et est l’antithèse exemplaire de son maître :
« Dans sa jeunesse, il était tellement intempérant et dissolu qu’il gardait sur lui de l’argent pour être prêt à satisfaire ses désirs (…) Il fut même mis en accusation par sa femme qui lui reprochait de la maltraiter, parce qu’il avait des rapports sexuels avec des jeunes gens. » (IV, 16,17)
Passé à la vie philosophique, Polémon va exhiber ostentatoirement la maîtrise qu’il a de lui-même. Il montre à chaque instant qu’il est toujours identique à lui-même par sa voix qui n’était jamais troublée. Aucune circonstance ne le fait sortir de ses gonds :
« Alors qu’un chien enragé lui arrachait le mollet, il fut le seul à ne pas devenir blême. » (IV, 17).
La réalité extérieure ne mord pas sur lui ; il enregistre sans réagir ce qui bouleverse autrui :
« Et lorsque survint de l’agitation dans la ville, après s’être informé de ce qui se passait, il resta impassible. » (ibid.)
Ce silence ne vient pas de l’incapacité à s’émouvoir mais d’un pouvoir de contrôle de ses émotions, lié à la certitude, muette mais fondatrice, que ce qui arrive de l’extérieur et à l’extérieur n’a aucune importance. Même le texte homérique le laisse froid et Dieu sait ce qu'Homère représente dans la culture grecque traditionnelle :
« Un jour que Nicostrate, surnommé Clytemestre, lui lisait, à lui et à Cratès (il s'agit non de Cratès le Cynique mais du successeur de Polémon à la tête de l'Académie), quelques vers du Poète, Cratès se laissa émouvoir, tandis que, lui, resta comme s’il n’avait pas entendu. » (IV, 18)
Je trouve ici l’illustration parfaite de l’attitude que Platon recommande quelquefois d’avoir vis-à-vis d’Homère dans ses dialogues : pas d’enthousiasme, juste du recul critique. On ne s’étonnera donc pas du fait que, s’il assiste à des pièces, il n’en reste pas moins inébranlable :
« Dans les spectacles théâtraux, il ne montrait aucune forme d’émotion. » (IV, 17)
Encore une fois, comment ne pas penser en lisant ces lignes aux recommandations données par Epictète le Stoïcien dans le Manuel ?
« Aller souvent aux spectacles n’est pas nécessaire, mais si une fois l’occasion se présente, ne parais prendre parti pour personne d’autre que pour toi-même, ce qui veut dire : veuille qu’arrive seulement ce qui arrive et qu’ait seulement la victoire celui qui a la victoire, ainsi tu ne seras gêné. Abstiens-toi totalement de crier et de rire de quelque chose ou encore de t’exciter exagérément. » (33, 10, trad. de Pierre Hadot)
Imitant Xénocrate, Polémon, à son tour, convertit, comme il a été converti :
« Même sa voix restait immuable. C’est pourquoi Crantor fut conquis. »
Cette voix monotone est à mes yeux l’antithèse accomplie de la voix du rhéteur, qui, loin d’être blanche, s’échauffe et se module en fonction des émotions qu’elle vise à créer. Mais, par l’exhibition de la volonté de ne pas persuader, cette voix impassible bouleverse sur le champ.