mercredi 22 juin 2005

Larousse n'aime pas les énigmes ou à père sage, fille frivole.

Par acquit de conscience, je consulte le Dictionnaire universel du 19ème siècle, précisément le 4ème volume (1869) pour savoir ce qu’écrit Pierre Larousse sur Cléobule et sa fille. Et surprise ! Si l’article sur le père est convenu, en revanche les lignes consacrées à la fille sont très personnelles et deux fois plus nombreuses. Qu’on n'en conclue pas que Cléobuline a les faveurs de Larousse, c’est tout le contraire : elle ne serait pas à la hauteur de son père. Jugez vous-même :
« CLEOBULINE, femme poète et philosophe, née à Lindos dans l’île de Rhodes, vers le milieu du 6ème siècle av. J-C. Elle était fille de Cléobule, un des sept sages de la Grèce, et est restée célèbre par sa beauté (Diogène n’en dit rien mais souligne en revanche celle de son père) et par... (notez les points de suspension qui seraient inimaginables dans un Larousse de 2005) ses griphes (je ne trouve pas le mot dans mon petit Larousse de 1998 mais son ancêtre de 1872 me renseigne : « Antiq. Sorte d’énigme que les anciens avaient l’habitude de se proposer mutuellement pendant les repas), ses logogriphes (de la même source, je tire : « Littér. Sorte d’énigme dans laquelle on compose, avec les lettres d’un mot, divers autres mots, qu’il faut deviner, aussi bien que le mot principal : Les logogriphes ne valent pas la peine qu’on prend à les deviner (Acad.) ». Cette définition me paraît un peu... énigmatique) et ses énigmes ; c’est une singularité curieuse de l’histoire que la fille d’un homme qui toute sa vie s’occupa de politique et de morale (Diogène Laërce : « Cléoboulos composa des chants et des énigmes qui atteignent trois mille vers », ce que d’ailleurs l’auteur de la notice consacrée à Cléobule reprend !), que la fille d’un penseur, d’un philosophe, d’un sage, sans cesse à la recherche de la vérité, soit passée à la postérité avec des jeux d’esprit. Une autre remarque à faire, c’est que près de deux siècles encore s’écouleront avant que Périclès fasse des loisirs aux Grecs et qu’il leur permette de chercher, allongés sur leur lit de pourpre et entre deux coupes de vin de Corcyre ou de Mendé, la solution de quelque gai problème (je connaissais le gai savoir, je découvre le gai problème !), de se surprendre, de s’embarrasser les uns les autres par quelque question douteuse et amphibologique. Cléobuline vivait au lendemain du départ d’Epiménide (j’étudierai ce sage en son temps), qui, pour prix des services qu’il avait rendus aux Athéniens, ne demanda qu’un rameau d’olivier et pour Gnosse, sa patrie, l’amitié d’Athènes ; on était en plein siècle de Solon. Qu’en conclure ? C’est que les Grecs étaient déjà, avaient été de tout temps ce qu’ils seront au temps du chien d’Alcibiade (Pierre, comme diraient les Espagnols, perd son sang-froid) spirituels et frivoles. Frivoles ! Nous le sommes en vérité autant que les Grecs, et la preuve, c’est que tout le monde connaît l’énigme suivante, et que personne de nous ne sait qu’elle appartient à la fille de Cléobule (je tire donc de ces lignes un remède contre la frivolité : apprendre le Larousse...) : « Une mère (un père selon Diogène) eut douze enfants, et chaque enfant trente fils blancs et trente filles noires (ce ne sont que des filles pour Diogène mais il n’est guère étrange que Larousse ait identifié le féminin à l’obscurité et le masculin à la clarté...), lesquels sont immortels, quoiqu’on les voie mourir tous les jours. »
Comme rasséréné par son acting out, Larousse va à la ligne et retrouve une certaine objectivité :
« On a deviné déjà qu’il s’agit de l’année se composant de douze mois, lesquels à leur tour se divisent en trente jours et trente nuits. Disons en terminant qu’on vante le savoir et l’enseignement moral que Cléobuline avait le talent de mettre en vers, à l’exemple de son père (visiblement ce n’est pas le poétique que condamne Larousse mais l’obscur : c’est un républicain), ce qui était un moyen employé assez souvent par les sages de l’antiquité pour fixer leurs doctrines et aider leurs disciples à les retenir. Les énigmes de Cléobuline ont joui chez les Grecs d’une grande renommée. »
En somme, en nommant sa fille Cléobuline, Cléobule n’est tout de même pas parvenu, aux yeux de Larousse du moins, à en faire un double de lui-même...

mardi 21 juin 2005

Cléoboulos et les 367 filles.

Le père et la fille composent des énigmes. Le père s’appelle Cléoboulos et la fille Cléobouline. Le nom de la fille, lui, n’est pas énigmatique. Le père est le tyran de Lyndos, une des villes de Rhodes. C’est, avec Périandre, un des sept sages à avoir exercé la tyrannie, que Solon et Pittacos avaient eux refusée. Cela suffit pour mettre en évidence qu’au moins dans l’esprit de Diogène Laërce la tyrannie ne désigne pas seulement comme dans la République de Platon la forme la plus exécrable de régime politique, celle où le chef, lui-même tyrannisé par ses passions, fait régner un ordre sans fondement utile seulement à satisfaire ses envies. Cleóboulos est un tyran qui se maîtrise, ce qui semblerait pour un esprit platonicien une contradiction dans les termes. Cléobouline, elle, porte certes le même nom que la noble mère de Thalès mais c’est tout de même la première femme remarquable mentionnée par Diogène dans les Vies. Dommage qu’il se contente d’indiquer qu’elle « composa des énigmes poétiques en hexamètres » (I, 89) Mais Plutarque dans le Banquet des Sept Sages est plus disert :
« Les énigmes sont pour elles des joujoux dont elle s’amuse à l’occasion pour faire sa partie avec ceux qui se rencontrent. Mais ce qui est admirable en elle, c’est sa profondeur d’esprit, son sens politique, l’aménité de son caractère, et le talent qu’elle a de rendre plus douce l’autorité de son père et d’inspirer à celui-ci des sentiments plus humains à l’égard du peuple. »
Cette jeune fille éduquée est en fait la mise en pratique partielle d’une des thèses du père :
« Il a dit qu’il faut marier ses filles quand elles sont jeunes en âge, mais femmes quant au jugement, suggérant par là qu’il faut instruire les jeunes filles aussi » (91)
Une telle éducation paraît bien courte et rien n’assure qu’elle est identique à celle des garçons : on est donc loin de Platon et de l’idée qu’il faut éduquer toute la vie et de la même manière tous les garçons et toutes les filles qui en sont capables. A part cela, on retrouve dans ces quatre pages consacrées au sixième sage deux autres références aux jeunes filles. Leur point commun, c’est de se rapporter à des textes. Le premier est une épigramme que Cléoboulos aurait composée pour figurer sur le tombeau de Midas, roi phrygien mythique qui transformait tout ce qu’il touchait en or (Apollon lui avait fait pousser des oreilles d’âne car Midas aurait jugé le satyre Marsyas meilleur à la lyre que le dieu lui-même : ces dieux grecs sont décidément bien fragiles):
« Je suis une vierge de bronze qui repose sur le tombeau de Midas tant que l’eau coulera et que de grands arbres verdoieront, tant que le soleil brillera en se levant, tout comme la lune brillante, tant que les fleuves suivront leurs cours et que la mer soulèvera ses vagues, restant sur son tombeau couvert de pleurs, j’annoncerai aux passants qu’ici est enseveli Midas »
L’une est en chair et en os : elle a une identité, l’autre est en bronze : elle est allégorique. L’une est mortelle, l’autre est faite pour échapper au temps. L’une déroute, l’autre indique. Mais les deux sont tout de même des jeunes filles. * Le second texte est la seule des énigmes de Cléoboulos, rapportée par Diogène, et présente cette fois, sous une forme encore allégorique, à peu près 365 jeunes filles!
« Un seul père : douze enfants. Chacun a deux fois trente filles qui ont deux formes possibles : Les unes sont de couleur blanche, les autres au contraire de couleur noire. Bien qu’elles soient immortelles, toutes disparaissent. » (91)
Cléoboulos a donc, à sa manière innocente, joué au Sphynx, mais ce que je relève surtout, c’est que tous ces sages sont des écrivains et qu’ils semblent ne pas connaître la séparation que Platon a tenté d’instituer (sans vraiment la respecter) entre une parole qui dirait le vrai et une autre porteuse de séduction et dangereuse pour cela. Le divorce entre la poésie et la philosophie n’a pas encore été prononcé. Ces sages mettent en vers l’absolu.
  • La vierge en bronze à l’épreuve du temps devient une éphémère stèle de pierre dans le poème de Simonide qui en vers règle ses comptes (pourquoi ?) avec le poète tyran :
« Qui dont approuverait, s’il se fonde son son bon sens, Cléoboulos, l’habitant de Lindos, qui a comparé à des fleuves aux flots éternels et aux fleurs printanières à la flamme du soleil et de la lune dorée, de même qu’au tourbillon de la mer, la puissance d’une stèle ? Car toutes choses sont inférieures aux dieux. quant à la pierre, même les mains mortelles l’effritent. Voilà donc l’avis d’un homme insensé. » (90)
Inhabituel d’entendre un poète traiter un philosophe d’insensé !

Commentaires

1. Le samedi 27 juin 2009, 14:10 par Tristan
Je suis tombé sur votre site en faisant de rapides recherches Internet sur Cléobuline, alors pour moi mère de Thalès et Reine de Corinthe.
Vous écrivez:
"Cléobouline, elle, porte certes le même nom que la noble mère de Thalès mais c’est tout de même la première femme remarquable mentionnée par Diogène dans les Vies."
Je veux bien croire que 2 personnes aient eu le même prénom.
Si je vois comment trouver des lectures concernant la fille de Cléobule (aussi appelée Eumétis?), dont vous parlez ici; je ne sais pour le moment où trouver plus d'informations concernant la mère de Thalès.
D'autant que le roman "Artamène ou le Grand Cyrus" (où Cléobuline y est la fille du tyran de Corinthe, Periandre) peut entrainer la confusion.
Connaissez-vous des écrits au sujet de cette personne ?
Je vous en remercie par avance, et vous félicite pour vos billets.
2. Le mercredi 1 juillet 2009, 17:21 par Philalèthe
La source principale est Diogène Laërce lui-même qui écrit dans Vies et doctrines des philosophes illustres en I 22:
" Thalès donc, comme le disent Hérodote, Douris et Démocrite, avait pour mère Examyas et pour mère Cléoboulinè (tous deux) descendants de la famille des Thélides, des Phéniciens qui furent les plus nobles des descendants de Cadmos et d'Agénor." (p.80-81de l'éd. Goulet-Cazé en Pochothèque)
Les notes érudites de Richard Goulet rectifient légèrement le témoignage concernant Hérodote puisqu'en I 170 il dit seulement que Thalès était phénicien. Quant à la référence à Douris, on la trouve dans Jacoby F. Die Fragmente der grieschischen Historiker 76 F 74; celle à Démocrite se trouve elle dans le Diels Die Fragmente der Vorsokratiker 68 B 115 a (qui renvoie en fait au passage de Diogène Laërce !, comme on peut le vérifier dans l'édition française que Dumont a donnée de Diels (Les Présocratiques La Pléiade p.873).
Je crains donc que vous n'ayez rien d'autre à vous mettre sous la dent (même Larousse dans son Dictionnaire universel du 19ème ne la mentionne pas)
Je vous remercie en tout cas pour vos sympathiques encouragements.
3. Le vendredi 3 juillet 2009, 20:57 par Tristan
Merci beaucoup, Philalèthe.
Je ne m'attendais pas à ce que vous preniez le temps de me répondre si rapidement!
Ma formation d'ingénieur ne m'explique pas comment il est possible de répondre ainsi à propos d'une personne aussi peu citée...
Je prends donc bien notes, non sans une certaine admiration.
Votre site est un bien joli jardin, où il fait bon se perdre dans les labyrinthes.
4. Le samedi 11 juillet 2009, 21:15 par Philalèthe
Merci à vous, pour vos métaphores !

dimanche 19 juin 2005

Flash back n°1 : Solon, Dewey et Hudson confrontés.

Lisant Le public et ses problèmes de John Dewey (1927), je tombe sur un extrait d’un livre de W.H. Hudson A traveller in little things qui immédiatement m’évoque le passage de Solon où, à celui qui lui demande comment faire pour que les hommes commettent le moins possible d’injustices, il répond : « Ce serait si ceux qui ne sont pas lésés le supportaient aussi mal que ceux qui sont lésés » (I,59) Décrivant un village du Wiltshire, Hudson parle aussi de lésion mais au sens le plus concret du terme :
« Chaque maison formait un centre de vie humaine lié à la vie des oiseaux et des bêtes, et les centres se touchaient les uns les autres comme un rang d’enfants qui se donnent la main ; tous formaient un seul organisme, poussés par une seule vie, mus par un seul esprit, comme un serpent multicolore au repos, étendu de tout son long sur le sol. J’imaginais que l’habitant d’un cottage situé à l’autre bout du village, occupé à couper un gros morceau de bois ou une souche, se blessait grièvement en faisant accidentellement tomber sur son pied sa hache acérée. Alors la nouvelle de l’accident volerait de bouche en bouche jusqu’à l’autre bout du village, un mile plus loin ; non seulement, chaque villageois serait rapidement mis au courant, mais en outre chacun aurait en même temps une image très vive de son compagnon au moment de la mésaventure, l’image de la hache acérée et luisante s’abattant sur son pied, du sang rouge coulant de la plaie ; et chacun ressentirait en même temps la plaie dans son propre pied et le choc dans son corps. De la même manière, toutes les pensées et tous les sentiments se communiqueraient librement d’une personne à l’autre, sans même qu’il soit besoin de paroles ; tous seraient des participants en vertu de cette sympathie et de cette solidarité qui unissent les membres d’une petite communauté isolée. Personne ne serait capable d’une pensée ou d’une émotion qui semblerait étrange aux autres. Le caractère, l’humeur, la manière de voir les choses propres à l’individu et au village seraient les mêmes. »
Et Dewey de conclure :
« Dans de telles conditions d’intimité, l’Etat est une impertinence. »
Commentant Solon, j’écrivais que « le droit n’a des chances d’être appliqué que si tous les citoyens s’identifient aux victimes » (note du 30-05-05). Je me dis maintenant que si tous s’identifient à n’importe quelle victime, les lois n’ont tout simplement pas de raison d’être... Les idées même de Droit et de transgression du Droit sont logiquement incompatibles avec une telle situation.

samedi 18 juin 2005

Bias ou le juste milieu entre l'amour fou et l'indifférence.

Bias tire tout de même une conséquence de la méchanceté humaine :
« Il disait (...) d’aimer comme des gens qui haïront un jour » (I,87)
Aristote dans la Rhétorique se réfère à cette pensée pour caractériser les vieillards :
« Ils n'aiment, ni ne haïssent avec une grande force, pour la même raison ; mais, suivant la maxime de Bias, ils aiment comme s'ils devaient haïr un jour et haïssent comme si, plus tard, ils devaient aimer. » (II,13,1389b23, traduction de Emile Ruelle)
Mais Aristote présente les deux aspects de cette préscience apportée aux vieillards par leur expérience : elle les retient autant de diaboliser que de porter aux nues. La prudence fait autant de place à l’espérance qu’à la crainte. Par contraste, le Bias de Laërce apparaît porté à ne voir que les mauvaises virtualités des hommes. Mais Bias ne commet-il pas à son tour l’erreur qu’il dénonçait chez Alyattès ? La méchanceté de la plupart leur est-elle essentielle ? Quoi qu’il en soit, je note qu’ainsi Bias conseille de vivre dans le présent et dans le futur à la fois ; c’est du moins comme cela que j’interprète le court passage qui précède la référence à l’amour :
« Il disait de mesurer la vie comme si on allait vivre et longtemps et peu de temps »
Ce n’est en fait contradictoire que hors contexte : celui que j’aime est présentement réellement aimable, donc je vis dans le présent en l’aimant mais il est virtuellement mauvais, donc, vivant avec la pensée qu’il me nuira peut-être, je limite mon sentiment à son être présent. Les stoïciens transformeront plus radicalement l’amour et la haine en pathoï à déraciner ; Bias suggère plutôt un contrôle de l’enracinement comme si la volonté avait le pouvoir de limiter la profondeur d’un sentiment. Je pense à l’utopique prince de Machiavel, doté d’aucun caractère mais seulement de la constante disposition à changer de trait en fonction des circonstances, tantôt homme, tantôt lion, tantôt renard. Sur ce point je partagerais sans réserve l’avis de la folk psychology selon lequel qui aime avec tant d'arrière-pensées n’aime en fait guère...

vendredi 17 juin 2005

Bias, rusé mais pas misanthrope.

C’est Pittacos qui assurait pouvoir “s’assurer des victoires sans verser de sang” (I,77) mais c’est Bias qui illustre d’une certaine manière la méthode en inventant la guerre psychologique, appliquant ainsi un de ses propres conseils : « Prends par la persuasion, non par la force » (88):
« On dit également qu’au temps où Alyattès (père de Crésus) assiégeait Priène, Bias engraissa deux mules et les poussa en direction du camp (des assiégeants) ; voyant cela, (le roi) fut consterné de constater que l’excellente condition (physique) des citoyens s’étendait jusqu’aux bêtes. Il résolut de faire une trêve et dépêcha un messager. Mais Bias, après avoir entassé des tas de sable et les avoir recouverts de blé, (les) montra à l’individu. Et finalement, en apprenant (cela) Alyattès fit la paix avec les citoyens de Priène. » (83)
Ce roi lydien symbolise parfaitement l’homme que dénonceront chacun à leur manière et parmi d'autres Platon, les sceptiques ou Descartes. Il cumule deux défauts : d’abord il pratique l’induction doublement abusive (il étend à tous les animaux des assiégés un trait qui caractérise seulement deux d’entre eux, puis attribue à tous les habitants de Priène la santé de leurs bêtes) ; ensuite il confond l’accident et l’essence (le tas de sable accidentellement recouvert de blé est pris pour étant essentiellement un tas de blé). A sa manière, Bias lui enseigne ce qu’on appellera plus tard la logique... En un sens, Bias, par rapport à Pittacos, étend l’usage de la ruse au point qu’elle n’est plus un simple auxiliaire de la force mais le seul moyen de vaincre. La force physique de l’adversaire est neutralisée avant même le début du combat par identification de l’ennemi à un esprit crédule. Ah ! si les Troyens avaient connu la mule de Bias, ils auraient peut-être échappé au cheval d’Ulysse... Mais le sage n’en conclut pas pour autant que les hommes sont naïfs. Son apophtegme est que « la plupart des hommes sont mauvais » (87), ce qui le distingue de ceux des quatre sages précédents, qui étaient clairement prescriptifs (Thalès : « Connais toi toi-même », Solon : « Rien de trop », Chilôn : « Gage donné, malheur prochain », Pittacos : « Connais le bon moment »). Bias constate. Mais comment agir, vu ce fait ? Curieusement aucun des conseils qu’il donne n’implique cette sombre anthropologie. C’est plutôt le malheur que la méchanceté qu’il prépare à affronter:
« Comme on lui demandait ce qui est difficile, il dit : « Supporter noblement une détérioration de sa situation » » (86)
Deux anecdotes cependant font intervenir les méchants:
« Faisant un jour voile en compagnie d’impies, comme le navire affrontait une tempête et que ceux-ci imploraient les dieux, il dit : « Taisez-vous, de peur qu’Ils perçoivent que vous êtes à bord de ce navire ! » Comme un homme impie lui demandait ce qu’est la piété, il se taisait. Comme l’autre lui demandait la cause de son silence, il dit: « Je me tais, parce que tu m’interroges à propos de choses qui ne te concernent pas » » (87)
Bias ici se comporte en cynique, comme s’il enfermait les impies dans une essence : ils ne peuvent pas s’amender, ils ne peuvent être que corrigés. Prière rituelle ou définition philosophique, rien ne leur servira. Dans la première situation, l’apophtegme, radicalisé, est transformé en : « tous les hommes qui m’entourent sont mauvais ». Montaigne, lisant le passage, en rajoute largement concernant le danger qu’une mauvaise compagnie fait courir au sage:
« Il y a dequoy bien et mal faire par tout: toutefois, si le mot de Bias est vray, que la pire part, c’est la plus grande, ou ce que dit l’Ecclesiastique, que de mille il n’en est pas un de bon, Rari quippe boni : numero vix sunt totidem, quot Thebarum portae, vel divitis ostia Nili, Bien rares sont les bons ; en tout à peine autant Que de portes à Thèbe ou de bouches du Nil, La contagion est très-dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les vitieux, ou les haïr. Tous les deux sont dangereux, et de leur ressembler par ce qu’ils sont beaucoup ; et d’en haïr beaucoup, parce qu’ils sont dissemblables. Et les marchands qui vont en mer ont raison de regarder que ceux qui se mettent en mesme vaisseau ne soyent dissolus, blasphemateurs, meschans: estiment telle société infortunée. Parquoy Bias, plaisamment, à ceux qui passoient avecq luy le danger d’une grande tourmente, et appelaient le secours des dieux: « Taisez-vous, feit-il, qu’ils ne sentent point que vous soyez ici avec moy » » (Essais Livre I, chapitre XXXIX, De la solitude)
A lire Diogène Laërce, traduit par Richard Goulet, il ne me semble pas que l’avertissement adressé aux impies ait d’autre but que de leur donner le meilleur moyen de sauver leur peau. A dire vrai, c’est plutôt une posture épicurienne qu’adopte ici Montaigne, mais Diogène,lui, n’attribue à Bias aucun repli antisocial de ce type. Qu’on en juge par les vers dont il en fait l’auteur:
« Complais à tous les citoyens dans la cité (...) où tu habites. Car cela suscite la plus grande gratitude. Mais le caractère arrogant souvent brille D’un dérèglement néfaste. » (85)

jeudi 16 juin 2005

Bias et les jeunes filles.

Diogène commence la biographie de Bias, le cinquième des sept sages, par un trait fort singulier:
« Phanodicos raconte qu’il racheta de jeunes captives de Messène, qu’il les éleva comme ses filles et les renvoya à leurs pères à Messène. » (I, 82)
A part cela, rien d’autre qui suggère une prise de position contre l’esclavage. D’ailleurs comme elle serait anachronique ! Avant qu’Aristote ne le justifie partiellement dans La politique, l’esclavage n’est pas l’objet de la réflexion des philosophes. Il va de soi: on ne prend donc pas position sur lui, ni pour, ni contre. J’imagine donc que cette curieuse « adoption » n’est en rien un geste de condamnation de l’asservissement mais plutôt une manifestation d’humanité :
« C’est une maladie de l’âme de désirer les choses impossibles et d’être oublieux des malheurs d’autrui. » (86)
Il ne milite pas pour l’abolition de l’esclavage mais vient au secours d’une détresse. Ce qui lui vaut le statut de Sage :
« Quelque temps plus tard, à Athènes, ainsi que nous l’avons dit, quand fut trouvé par les pêcheurs le trépied de bronze portant l’inscription « au Sage », Satyros dit que les jeunes filles – d’autres, dont Phanodicos, disent que ce fut leur père- se présentèrent à l’Assemblée et dirent que c’est Bias qui était le sage, après avoir raconté leurs aventures. » (82)
Bias vit à Priène en Ionie, Messène se trouve dans le Péloponnèse, et c’est à Athènes que sa sagesse est proclamée publiquement, comme si la reconnaissance de qui est sage dépassait largement les divisions politico-géographiques et fédérait les Grecs. Dans ce texte de Diogène Laërce, les Grecs ont une unité : ils produisent de la sagesse et le savent l'honorer ! (1) Trois siècles avant Laërce, Diodore de Sicile rapporte l’histoire autrement :
« Ceux de Priène racontent que Bias ayant délivré des mains des coureurs des filles de distinction de Messène, les traita comme ses propres filles : leurs parents étant venus quelque temps après pour les reprendre, Bias ne voulut recevoir d'eux ni la rançon qu'il avait donnée pour elles, ni même les frais de leur entretien : il leur fit au contraire de grands présents. Aussi ces filles le regardèrent toujours comme leur père et pour le bienfait de leur délivrance et pour le soin qu'il avait pris d'elles dans sa maison. Et le retour dans leur patrie n'effaça jamais son image dans leur esprit. Des pêcheurs messéniens ne tirèrent d'un second coup de filet, qu'ils avaient jeté dans la mer, qu'un trépied d'airain qui portait cette inscription : Au plus sage. Ils allèrent aussitôt le présenter à Bias. »
Que sont donc les coureurs pour Monsieur l’ abbé Terrasson en 1787 dans sa traduction de l' Histoire Universelle ? Si j’en crois Littré, il s’agit d’hommes de mauvaise vie. Ce Bias-là vient donc au secours non plus de captives quelconques mais de jeunes filles de bonne famille menacées par la débauche ( et de humer subitement, à lire ce récit, un léger parfum sadien...). Il n’en reste pas moins que ce sage continue de m’étonner car ces philosophes ne sont pas décrits d’ habitude comme des pères et moins encore encore comme des pères adoptifs (ils sont en général caractérisés en tant que fils ou maître). En revanche, des enfants de Bias Diogène ne dit rien. Un petit fils apparaît pourtant et joue un rôle essentiel mais muet au dernier acte :
« Il mourut de la façon suivante : ayant plaidé en faveur de quelqu’un, alors qu’il était déjà d’un âge avancé, après avoir achevé son discours, il pencha la tête sur les genoux du fils de sa fille. Lorsque la partie adverse et que les juges eurent prononcé leur verdict en faveur du client de Bias, quand la cour se dispersa, il fut découvert mort sur les genoux de son petit-fils » (I, 84).
Très précisément cette mort est à l’opposé de la mort qui nous attend; je pense à ces lignes de Sartre :
« Nous avons, en effet, toutes les chances de mourir avant d’avoir rempli notre tâche ou, au contraire, de lui survivre. Il y a donc un nombre de chances très faible pour que notre mort se présente, comme celle de Sophocle (ou comme celle de Bias) à la manière d’un accord de résolution. Mais si c’est seulement la chance qui décide du caractère de notre mort, et, donc, de notre vie, même la mort qui ressemblera le plus à une fin de mélodie ne peut être attendue comme telle ; le hasard, en en décidant, lui ôte tout caractère de fin harmonieuse. Une fin de mélodie, en effet, pour conférer son sens à la mélodie, doit émaner de la mélodie elle-même. Une mort comme celle de Sophocle ressemblera donc à un accord de résolution mais n’en sera point une, tout juste comme l’assemblage de lettres formé par la chute de quelques cubes ressemblera peut-être à un mot, mais n’en sera point un » (L’être et le néant p.582 Tel Gallimard)
Mais Bias n’est pas foudroyé à la fin de sa plaidoirie, sans se suicider, il décide de mourir : c’est donc bel et bien un accord de résolution. Convergence improbable de deux fins: celle de la nature et celle de la volonté.
(1) Ajout du 21-10-14 : rappelons que la sagesse fleurit dans tous les coins de la Grèce !

mardi 14 juin 2005

Pittacos, confiant dans le temps ?

Pittacos est un insulaire. Je peux donc comprendre pourquoi il répond « la mer » quand on l’interroge sur ce qui n’est pas sûr et « la terre » quand la même question porte sur ce qui est sûr. Si on lui demande ce qui est invisible, c’est à l’avenir qu’il pense. Ce qui me surprend un peu : certes chez lui aucune pratique ni aucune défense de la divination, à la différence de Chilôn mais tout de même ces lignes :
« Il disait aussi que c’est la marque des hommes intelligents, avant que ne surviennent les difficultés, de faire en sorte qu’elles ne surviennent pas » (I,78)
Ce qui suggère une visibilité partielle de l’avenir. Mais la difficulté augmente à prendre connaissance de sa conception du temps :
« A ceux qui voulaient connaître ce qui est reconnaissant, il dit : « Le temps » » (I, 77).
Genaille avait traduit par « agréable » le mot grec que Goulet choisit de rendre par « reconnaissant ». Mis à part que je ne fais pas confiance à cette ancienne traduction qui n’a pas résisté au ... temps, le choix de Genaille ne rendait pas plus intelligible l’énoncé. Si la reconnaissance consiste à ne pas oublier ce qui a eu lieu, la phrase veut-elle dire que tout ce qui a lieu dans le présent porte les marques de ce qui a eu lieu ? Le temps n’oublie pas, ce qui serait une des manières de dire que les choix qu’on fera détermineront irréversiblement l’avenir. Je vois bien ce qu’a de limité mon explication, elle ne prend pas en compte que la reconnaissance est seulement la mémoire d’un passé digne d’être retenu pour sa bonté. Pittacos veut-il dire que si je fais aujourd’hui un bon choix, je peux être assuré demain de jouir de ses fruits ? Est-ce juste une manière un peu compliquée de dire que le temps récompense celui qui agit bien ? Ce qui me permettrait de comprendre pourquoi, quand on lui demande ce qui est le meilleur, il dit :
« Bien faire le travail du moment » (I, 77).
Puisque le temps est reconnaissant, bien faire le travail du moment, c’est penser à l’avenir. Les premières lignes que Diogène lui consacre plaident en faveur de cette thèse. Si le premier paragraphe le décrit en tyrannicide, le deuxième le dépeint en tyrannicide comblé :
« Les Mytiléniens rendirent à Pittacos les plus grands honneurs et mirent le pouvoir entre ses mains. » (75)
Le temps est reconnaissant en effet : il est élu tyran. Si, à la différence de Solon, il accepte, il sait néanmoins déposer le pouvoir après avoir mis en ordre les affaires publiques (il avait dû en mesurer le danger puisqu’ il dit aussi : « Le pouvoir montre l’homme » (77)). Il semble cependant qu’il ne suffise pas de bien faire le travail du moment pour que le temps soit reconnaissant :
« Son apophtegme est : « Connais le bon moment » » (79)
C’est seulement quand on fait bien le travail au bon moment que le temps est reconnaissant. N’est-ce donc pas uniquementt pour l’homme ordinaire que l’avenir est invisible ? Finalement Pittacos aurait compté sur le temps. Je me demande si le stoïcisme et l’épicurisme ne vont pas se constituer à partir du moment où le philosophe pensera qu’il ne peut compter que sur lui-même.

lundi 13 juin 2005

Diogène Laërce ou la riche platitude.

Environ 600 ans avant que Diogène Laërce n’écrive les Vies, Platon dans le Protagoras caractérise les Sept Sages comme partageant tous l’art des hommes de Sparte : la parole laconienne, l’art de « décocher un propos qui compte, court et ramassé » (342e, trad. de Léon Robin). Socrate présente ce jugement à propos d’une des formules de Pittacos :
« Il est difficile d’être un brave homme »
Le choix de la traduction est étonnant, je préfère la version, due à Richard Goulet, que je trouve dans Diogène :
« Il est difficile d’être excellent »
En fin commentateur, Socrate oppose devenir un homme de bien à être un homme de bien et discute subtilement du sens de la phrase (plus précisément de celui des vers du poète Simonide rapportant ce dit de Pittacos). Le brave Diogène ne fait pas ces nuances, Laërce n’est pas fin, il n’identifie aucune différence dans les deux versions qu’il reproduit : « Il dit également qu’ « il est difficile d’être excellent », parole également mentionnée par Simonide quand il dit :
« Devenir un homme de bien est difficile en vérité : le mot est de Pittacos » (I, 76)
La ligne qui suit indique pourtant que Diogène a lu le dialogue de Platon, mais il ne fait pas la synthèse de ses lectures. Il ne lit pas pour mieux comprendre mais pour plus répéter. Diogène rapporte tout et n’importe quoi, l’or et la boue. Ainsi, avant de clore cette vie par une lettre apocryphe de Pittacos, il n’hésite pas à recopier les insanités du poète Alcée, qui, ennemi politique du sage, l’a largement rabaissé mais apparemment sans inventivité aucune :
« Alcée lui donne le nom de « larges pieds », du fait qu’il avait de grands pieds et les traînait en marchant ; de « pieds crevassés » parce qu’il avait des crevasses aux pieds, de « vantard » parce qu’il se vantait sans raison ; d’ « enflé » et de « ventru » parce qu’il était gros ; et encore de « dîneur de l’ombre » parce qu’il mangeait sans lampe ; de « sale » parce qu’il était négligé et malpropre. » (81)
Aucun indice permettant de savoir si Laërce fait confiance ou non dans ce témoignage ; sans doute a-t-il juste mis à la fin les « restes », plus désireux de ne rien oublier que de composer une vie. Ainsi ouvre-t-il celle de Pittacos par un exploit et la termine-t-il par des remarques calomnieuses sur son physique. Mais il ne faut rien en conclure. Je note aussi qu’il n’a consacré aucun vers de son cru à Pittacos, qui partage ce déshonneur (mais en est-ce un ?) avec Cléoboulos. Il ne faudrait surtout pas lire Diogène Laërce pour s’initier à la philosophie grecque. Il saute du coq à l’âne, met le commérage sur le même plan que la thèse, en un mot ce n’est pas du tout un philosophe. Ce n’est pas non plus un commentateur de philosophe, ni un historien. C’est juste un compilateur et c’est ce que j’aime en lui : je visite en le lisant l’antithèse du monument philosophique, systématique et construit, ce qu’il faut lire quand on veut devenir philosophe. Diogène n’est pas un architecte, certes il n’est pas désordonné au point de changer de plan d’une vie à l’autre : ainsi il commence par la généalogie, présente les homonymes à la fin etc. Mais son arrangement ne vise pas à persuader, encore moins à convaincre. Son ordre est purement pratique, sans arrière-pensée théorique : dès qu’on y place des intentions, on le surinterprète. Je me demande si on ne commence pas à surinterpréter Diogène dès qu’on l’interprète. Il n’a pas d’arrière-pensées, mais alors a-t-il des pensées ?

dimanche 12 juin 2005

Pittacos, un faux enfant.

A la fin du récit où il fait le portrait de Pittacos, Diogène reproduit un épigramme que le poète Callimaque de Cyrène (3ème siècle av.JC) a consacré au sage :
« Un étranger venant d’Atarnée posa à Pittacos, De Mytilène, le fils d’Hyrrhadios, la question suivante : Bon vieillard, je suis sollicité par deux offres de mariage : L’une des épouses est de mon rang par la richesse et la naissance, L’autre est d’un rang supérieur au mien. Quel est le meilleur parti ? Allons ! Conseille-moi : laquelle dois-je prendre pour épouse ? Il dit. L’autre, levant son bâton, arme du vieillard : Vois. Ceux-ci te diront tout ce qu’il y a à dire. Des enfants en vérité qui avaient des toupies rapides A un vaste carrefour les faisaient tourner de leurs coups. Suis-les à la trace, dit-il. Et lui se plaça plus près. Les enfants disaient : Conduis celle qui est à ta portée. Entendant ces paroles, l’étranger évita de convoiter La plus grande maison, en accord avec le cri des enfants. De même que cet homme conduisit dans sa modeste demeure l’épouse de rang inférieur, De même, toi aussi, Dion, prends celle qui est à ta portée » (I, 80)
Les enfants sont pris comme modèles. Les cyniques m’avaient habitué à identifier quelquefois les animaux à des illustrations parfaites de la sagesse mais, que je sache, ils n’ont jamais fait jouer ce rôle aux enfants. Je n’ai pas non plus en tête des textes stoïciens ou épicuriens allant dans cette direction. Les enfants en réalité ne sont guère présents dans ces Vies. Il est donc quelquefois sage d’imiter l’enfant, qui fait ce qu’il y a à faire sans le savoir et sans avoir délibéré. On est aux antipodes de Descartes qui dans toute sa philosophie oppose l’enfant crédule, rempli de préjugés et d’impressions incontrôlées au philosophe qui passe au tamis de sa raison tout ce qui prétend à la vérité. J’aime aussi l’idée naïve qu’une règle, née de l’expérience d’un jeu*, peut valoir pour le choix d’une femme (j’ai presque envie de dire : pour la vie entière, tant à travers ce conseil matrimonial semble s’annoncer une éthique de la modération que bien d’autres philosophes reprendront à leur compte). Cet étranger aurait été donc bien insensé : il se serait déplacé pour consulter un sage alors qu’il aurait pu tout aussi bien prêter attention aux enfants de sa rue ! Non, car il n’y aurait vu que... des enfants jouer à la toupie ! Mais peut-être Pittacos a-t-il désormais converti son regard en lui faisant voir la conduite enfantine non comme sage en toute rigueur mais comme incarnation immanente d’une règle à abstraitre pour l’exporter dans un domaine tout à fait différent. Contrairement aux apparences, le sage a mieux à dire qu’un enfant. Ainsi ce premier épigramme de Callimaque ne révise-t-il pas à la baisse l’apport de la sagesse, puisqu’il ne se réduit pas à rabaisser au niveau des enfants celui qui veut s’élever. Que cet avertissement n’ait rien d’enfantin, l’explication que Diogène donne des raisons de le proférer le prouve :
« Il semble avoir donné ce conseil en tenant compte de sa propre situation. Car sa femme, qui était de plus haute naissance que lui puisqu’elle était la soeur de Dracon, fils de Penthilos (Richard Goulet précise qu’il ne s’agit pas du Dracon draconien !) le traitait avec la plus haute condescendance. » (81)
Il faut donc du temps et des efforts pour parvenir à se conduire avec une femme comme un enfant avec une toupie. Aucun enfant, à coup sûr, n’en aurait l’idée. Montaigne qui dans tous les Essais ne se réfère qu’une seule fois à Pittacus ne met pas en relief l’erreur initale du sage dont il ne dit rien mais souligne l’impuissance des hommes par rapport aux souffrances que leur femme leur afflige:
« Pittacus disait que chacun avait son défaut ; que le sien estoit la mauvaise teste de sa femme ; hors cela, il s’estimerait de tout poinct heureux. C’est un bien poisant inconvenient, duquel un personnage si juste, si sage, si vaillant sentait tout l’estat de sa vie altéré : que devons nous faire, nous autres hommenetz ? » (Livre III, chapitre V, Sur des vers de Virgile).
Montaigne qui s’appuie ici sur De la tranquillité de l’âme de Plutarque tire du « cas Pittacos » une leçon bien plus sombre que celle présentée par Diogène Laërce où au moins les enfants et leurs toupies sauvaient l’espérance...
  • au sens strict, il ne s’agit pas d’une règle du jeu des toupies : rien dans ce jeu n’interdit à un enfant de tenter d’en faire tourner une qui est moins à sa portée qu’une autre.

samedi 11 juin 2005

Pittacos ou faut-il toujours verser le sang ?

Milet, Salamine, Sparte, Mytilène, Priène, Lindos, Corinthe : sept villes, sept sages. Si la sagesse est grecque, elle n’est pas athénienne et aucune ville grecque n’a le privilège d’engendrer des sages. A lire le texte de Diogène Laërce, j’ai l’impression que la sagesse est sans cause. Les sages naissent ici et là, ils ont des pères (seule la mère de Thalès est mentionnée), mais ni leur famille ni leur terre n’éclairent en quoi que ce soit leur exceptionnalité. Je le répète : ils n’ont pas de maîtres. On naît sage, on ne le devient pas. Pittacos, lui, est de Mytilène. C’est le premier sage à avoir tué. Pas n’importe qui : le tyran de l’île de Lesbos (dont Mytilène est une des villes) : Mélanchros. C’est par le rappel de cette mise à mort que Diogène commence le récit de sa vie. Le contexte en est la guerre qui oppose les Athéniens aux Mythiléniens pour la domination de Sigée. Chef de l’armée, il doit affronter en combat singulier le chef du camp adverse, Phrynôn, champion olympique de pancrace, disons donc un lutteur éminent :
« En gardant caché un filet sous son bouclier, il en enveloppa Phrynôn et, l’ayant tué, il récupéra le territoire. » (I, 74)
Ce duel est en somme la victoire de la ruse sur la force. Reste la tromperie. Le mérite est-il relatif au résultat de l’acte, l’élimination du chef ennemi, et non à ses modalités. Juge-t-on une fin, pas des moyens ? Je suis tenté de penser plutôt que la duperie n’est pas disqualifiée intrinsèquement. La preuve en est que dans le texte homérique même les dieux trompent leurs adversaires (Athéna par exemple qui dans l’Odyssée gruge à tout bout de champ pour secourir par tous les moyens son protégé, Ulysse). La ruse s’exerce en dehors des limites d'application d’un code qui réglerait l’état des forces avant l’affrontement. La guerre n’est pas un sport. Il y a dans le texte de Diogène le rappel d’un deuxième meurtre, mais il s’agit désormais d’un fait divers, pourrait-on dire. La victime est le fils de Pittacos, qui, chez le barbier, est tué d’un coup de hache par un forgeron de Cymé. Pas un mot sur les raisons : Laërce en reste à la narration minimale du fait. Ce qui l’intéresse, c’est la réaction du sage :
« Comme les Cyméens avaient envoyé le meurtrier à Pittacos, ce dernier, après avoir pris connaissance des faits et avoir fait relâcher l’individu, déclara : « Le pardon est meilleur que le repentir » ».
Puis Diogène rapporte une variante qui ne change rien à l’attitude mais éclaire la réplique :
« Mais, selon Héraclite, c’est alors qu’il avait Alcée sous sa domination et après l’avoir fait relâcher qu’il déclara : « Le pardon est meilleur que le châtiment » ».
C’est la première fois qu’un sage fait l’éloge du pardon. C’est étrange car d’abord Pittacos, comme Solon, est un législateur : sans contestation aucune, il donne au droit une valeur fondamentale. Ainsi le seul livre qu’on lui attribue a un titre sans ambiguité En faveur des lois et quand Crésus lui demande quel est le pouvoir suprême, il répond que c’est celui de la loi. En plus Diogène reproduit quatre vers d’un chant que Pittacos a composé et dont le contenu rappelle l’intransigeance solonienne dans la condamnation de l’hypocrisie:
« C’est avec un arc et un carquois rempli de flèches, Qu’il faut marcher contre l’homme mauvais. Car la parole qui sort de sa bouche n’est en rien crédible ; Il parle en ayant en son coeur une pensée trompeuse » (78)
Ensuite ce pardon n’est pas, comme on le pense aujourd’hui, une attitude morale par rapport à celui qui est justement puni. Ici il ne consiste pas à redonner une dignité à celui qui a été puni ; il se substitue carrément à l’exercice de la justice. Pourquoi donc Pittacos pardonne-t-il de cette manière au meurtrier de son fils ? Quelques lignes plus loin, Diogène m’éclaire peut-être indirectement en rapportant un de ses dires :
« Il disait également de s’assurer des victoires sans verser de sang. » (77)
Le pardon serait-il la meilleure des victoires sur la méchanceté ? La conscience d’avoir été pardonné détournerait-elle davantage le criminel du mal que l’imposition du châtiment ? Mais alors Pittacos aurait dit que le pardon est meilleur que le châtiment et non pas qu’il est meilleur que le repentir. Genaille, qui traduit mal, élimine la difficulté :
« Les gens de Cumes envoyèrent le meurtrier à Pittacos et il lui pardonna, disant que le pardon valait mieux que le châtiment. Selon Héraclite, il fit prisonnier Alcée, puis le délivra, disant que le pardon valait mieux que la vengeance ».
Et si Pittacos identifiait le pardon à un perfectionnement de soi ? A la différence du châtiment qui produit le repentir chez le coupable, le pardon ne modifie en rien l’accusé mais illustre la maîtrise de soi de la victime. Au fond, en refusant l’exercice de la justice, Pittacos n’est peut-être plus un citoyen soucieux de législation mais un homme désireux de devenir meilleur. Il aurait choisi la situation où il est le plus difficile de pardonner comme épreuve maximale pour tester sa valeur. Le souci de soi a remplacé alors la défense de la cité.

vendredi 10 juin 2005

Chilon, mort de plaisir.

« Il était taciturne » (I, 72). Ce qui ne me surprend pas. « Taciturne » vient du latin « tacere » qui veut dire « se taire ». Chilôn est un silencieux, du genre de ceux qui savent qu’une fois la vanne levée, le regrettable flux s’écoule. Cet homme, qui vit en se statufiant, va succomber à un trop-plein de vie :
« Il mourut, comme le dit Hermippe, à Pisa, après avoir embrassé son fils, vainqueur aux Jeux Olympiques à la boxe. Cela lui arriva par un excès de joie associé à une faiblesse due au nombre des années. »
Mais cette fin est-elle encore une mort exemplaire? Pour Laërce, à coup sûr, vu l’épigramme qu’il compose en l’honneur de Chilôn :
« Porteur de lumière, Pollux, je te sais gré que le fils De Chilôn a remporté au pugilat le vert laurier. Mais si le père, en voyant son fils couronné, défaillit de plaisir, Il ne faut pas s’en indigner : puisse une telle mort être la mienne. »
On a dit que Diogène Laërce devait avoir été épicurien, un des arguments étant la place réservée à Epicure qui occupe à lui tout seul le livre X, celui qui ferme les Vies. On pourrait alors voir dans cet éloge d’un plaisir fatal de quoi fortifier cette supposition. (1) Il n’en reste pas moins que Chilôn ne parvient plus face à cet événement à se conduire conformément aux maximes qu’il défendait. Certes cette mort peut encore être vue comme illustrative : en fin de vie, le sage montre ce qu’il advient quand on baisse la garde. En somme, il ne serait pas envahi, il se laisserait envahir en guise de dernière leçon... On peut voir aussi cette fin sous un autre aspect : comme Cléobis et Biton, le sage perdrait la vie dans une sorte d’acmé. A la différence de Solon qui plaçait les sportifs en-dessous des guerriers, Chilôn aurait été comblé par la victoire olympique de son fils. C’est seulement un peu étrange car le texte ne me livre aucun indice d’une si grande valeur accordée et à la paternité et à la gloire.
(1) Ajout du 21-10-14 : la raison d'un tel plaisir mortel n'est pas épicurienne car le désir de voir son fils triompher aux Jeux Olympiques est tout à fait vain.

jeudi 9 juin 2005

Chilon ou être sage jusqu'au bout des ongles.

“Qu’est-ce qui est difficile ? « Garder les secrets, bien occuper ses loisirs et être capable de supporter une injustice » (I, 69)
C’est inhabituel de mettre sur le même plan la pratique de l’otium et l’exercice de la moralité. Quels sont donc les loisirs du sage ? Je pars ainsi à la recherche de loisirs qui exigent des efforts, de loisirs tendus et denses. J’imagine qu’ils correspondent au temps de la vie pendant lequel Chilôn ne remplit pas la fonction politique qui lui incombe. Est-ce composer des élégies ? A l’image de Solon, mettre en vers les vérités ? Double effort : poétique et intellectuel ? Versifier dans l’espoir de transformer les hommes dans le sens du meilleur ?
« Alors qu’on lui demandait en quoi les gens cultivés se distinguent des incultes, il dit : « Par de belles espérances »
Est-ce enquêter sur le divin ?
« On dit qu’il demanda à Esope ce que Zeus faisait. L’autre répondit : « Il humilie ce qui est élevé et élève ce qui est humble »
Le sage a donc besoin du fabuliste pour identifier la nature du dieu des dieux. A noter au passage que le Zeus ésopien est somme toute simple à comprendre, bien que la réponse laisse dans l’ombre la raison des élévations et des humiliations. Est-ce le respect de la justice ? la punition de la démesure ? Resterait aussi à savoir si Zeus se livre une fois ou périodiquement à ce renversement des hiérarchies comme dans une démolition perpétuelle des ordres institués. Est-ce consoler les amis ? Une de ses maximes recommande de « se déplacer plus rapidement pour les infortunes des amis que pour leur succès ». Je dispose désormais d’un critère de l’amitié : est ami celui qui met plus de temps à venir me voir quand je vais bien que quand je vais mal. Mais on le savait déjà. Est-ce « bien gouverner sa propre maisonnée » ? J’ai beau faire, je ne trouve pas dans cette vie de Chilôn des activités qui représenteraient à nos yeux le loisir. Le sage ne se repose pas. Même la tranquillité résulte de l’obéissance à un précepte : « Rester tranquille » Chilon donne à lui et aux autres des ordres. Il ne flâne pas, il applique la maxime : « Ne pas se hâter en chemin. » Quand l’exercice du métier s’interrompt, c’est la pratique du devoir qui continue.

mercredi 8 juin 2005

Chilon et l'éloge de la retenue.

Chilôn était éphore, ce qui n'est pas peu de pouvoir. Au nombre de cinq, les éphores veillaient au respect des lois et à ce que les deux rois de Sparte n'abusent pas de leur autorité. Son frère "supportait mal de ne pas devenir éphore, alors que lui-même l'était" (I, 68) et Chilôn lui répondit:
"C'est que moi je sais subir l'injustice, mais pas toi."
La réplique est énigmatique. On se tromperait à mes yeux en l'identifiant à une leçon de l'expérience: pour accéder aux plus hautes charges, il faut ne pas se rebeller contre l'injustice. Le prix à payer pour le pouvoir serait de supporter l'arbitraire de ceux qui nous commandent. C'est peut-être vrai mais cela serait anachronique dans la bouche de Chilôn. Je préfère l'entendre à la manière socratique: l'homme juste préfère subir l'injustice à la commettre, renonçant même à rendre à autrui la monnaie de sa pièce. Mieux vaut souffrir la douleur de la victime que fauter comme le bourreau. Ainsi, à travers la justification qu'il adresse à son frère, Chilôn identifie l'exercice du pouvoir politique à la pratique de la vertu, qui consiste à se retenir. Le sage est un homme qui se retient et précisément qui commande à sa parole:
"Que la langue ne devance pas la pensée" (69)
Une langue non domestiquée, c'est la trahison, la calomnie, la menace, l'irrespect, la moquerie, la colère:
" Garder sa langue, et surtout dans un banquet (se méfier du vin qui ensauvage la langue). Ne pas médire de son prochain, sous peine d'entendre des paroles dont il y aura lieu de s'affliger (la raison est curieuse: il ne s'agit pas de ne pas faire de mal à autrui ou de respecter la vérité mais d'éviter pour soi-même des motifs de se plaindre, car il suffit d'une langue déchaînée pour déchaîner toutes les autres, c'est en se retenant qu'on aide autrui à faire de même). Ne menacer personne car c'est une pratique de femmes (doit-on ici identifier la menace à la rage impuissante et à l'aveu de sa faiblesse, comme si seul avait à menacer celui qu'on tient pour rien ?) (...) Ne pas médire de celui est mort (...) Ne pas rire d'un infortuné (...) Maîtriser son emportement."
Il y a quelque chose du stoïcisme dans tout cela, le rêve d'une vie sans épanchement, d'un corps mis au pas, dompté, seulement véhicule de la pensée mais jamais expression des émotions. Ne jamais dire plus que ce qu'on doit dire, ce qui revient à ne pas dire tout ce qu'on pense. Un psychanalyste dirait que tous ces conseils sont autant de manière de développer la répression (die Unterdrückung). Une des dernières maximes me paraît clairement représentative de cette réduction du corps à une extériorisation neutre de la raison:
"Quand on parle, ne pas agiter la main, car c'est un geste d'insensé."
Le délire commence avec le geste, non l'indication volontaire bien sûr, comme quand on montre le chemin à quelqu'un, mais la gesticulation machinale, qui montre plus que ce qu'on dit. Plus de deux millénaires avant Freud, Chilôn s'acharne déjà à ne pas donner prise à l'interprétation psychanalytique en expliquant comment faire pour que le corps soit muet et que seule parle à travers lui la raison.

mardi 7 juin 2005

Chilon : de l'art de choisir sans avoir l'air de choisir.

Chilon respecte le droit, il est légaliste; c'est en somme une vie juste, à une exception près:
"On dit qu'un jour, déjà âgé, il dit qu'il n'avait vu en sa propre vie aucun manquement à la loi. Il n'avait de doute que dans un seul cas: un jour, en effet, alors qu'il jugeait une affaire (mettant en cause) un ami, il le fit pour sa part en conformité avec la loi, mais il persuada son collègue de l'acquitter, afin de préserver et la loi et son ami." (I, 71)
On va découvrir ce que cache l'expression "juger pour sa part en conformité avec la loi". Aulu-Gelle dans les Nuits Attiques explicite l'étrange "pour sa part". C'est le sage lui-même qui parle:
"Je devais, moi troisième, être juge dans une affaire où il s'agissait de la tête d'un ami. La loi était formelle, l'accusé devait être condamné. Il fallait donc ou perdre un ami ou violer la loi (le problème est clairement posé: quelle est la valeur la plus haute, l'amitié ou la justice ?). Après avoir médité longuement sur les moyens de sortir d'une position aussi délicate (ou,face à un dilemme,comment agir sans avoir à refuser une des deux voies ?), je ne trouvai pas de parti meilleur à suivre que celui auquel je m'arrêtai. Tout bas je portai une sentence de mort, et j'engageai mes collègues à faire grâce au coupable. Ainsi je conciliai les devoirs du juge avec ceux de l'ami." (I, 3, traduction de Charpentier-Blanchet)
C'est clair: exercer son métier de juge n'est pas formuler à voix haute et intelligible la décision légitime, non, la publicité de la décision n'est que secondaire, accidentelle. On peut donc s'en passer pourvu qu'on prononce les paroles requises. Peu importe qu'elles soient dites de manière à ne pas être entendues. Etre juste n'est pas communiquer une décision de manière à ce qu'elle soit suivie d'effets, c'est seulement formuler l'avis. On remarque que la justice pourrait être encore plus discrète; il aurait suffi qu'elle se renferme dans les limites d'une parole intérieure. Non, Chilon fait un compromis entre ne rien dire mais le penser et faire entendre son dire: il choisit le dire inaudible. La mauvaise foi est nette: elle consiste à identifier un dire accidentellement inaudible ("j'ai rendu la justice mais on ne m'a pas entendu à cause de ce vacarme extérieur qui a couvert ma voix") à un dire intentionnellement inaudible ("j'ai rendu la justice de manière à ce que personne ne le sache"). Ainsi Chilôn a-t-il rendu la justice sans en avoir l'air (ce qui bien sûr n'est pas rendre la justice!). Il va dans le même mouvement agir amicalement en faisant semblant de rendre la justice. En effet, quand il plaide la grâce, c'est officiellement en tant que juge qu'il le fait, non en tant qu'ami. En somme l'amitié se manifeste deux fois dans deux simulacres de justice: le premier donne bonne conscience, le second bafoue la justice. Qu'aurait perdu Chilôn à s'abstenir du premier temps ? Peut-être la reconnaissance des dieux qui doivent savoir entendre les voix quasi muettes. Chilôn a dû être emporté par son amitié car à l'heure du bilan, il est finalement lucide:
" Mais aujourd'hui cette conduite me donne quelque inquiétude; je crains qu'il ne soit ni légal ni juste, dans la même affaire et dans le même moment, sur la même question, d'avoir conseillé aux autres tout le contraire de ce que je croyais devoir faire." (ibid.)
Au fond, il savait bien qu'un dilemme se tranche et que c'est incohérent de prétendre résoudre un conflit de devoirs en accomplissant les deux impératifs. Si c'était possible, il n'y aurait pas de conflit ! Je repense à l'élève de Sartre qui ne savait pas s'il devait rester auprès de sa mère ou rejoindre les forces libres en Angleterre et je l'imagine optant pour le stratagème chilonien: au moment des adieux, il aurait dit: "le mieux est que je reste avec toi" et il serait parti. On ne peut pas être juste si on ne se conduit pas justement et une conduite juste ne se résume pas à juste quelques phrases...

vendredi 3 juin 2005

Chilon l'ambigu.

De Solon à Chilon, le troisième des Sept Sages, le passage est aisé : il se fait par Pisistrate, qui ne serait pas devenu le tyran d’Athènes si son père avait écouté Chilon :
« Chilon, comme le dit Hérodote dans son premier livre, conseilla à Hippocrate qui offrait à Olympie un sacrifice, (au cours duquel) on constata que les chaudrons bouillaient d’eux-mêmes, ou bien de ne pas se marier ou bien, s’il avait une épouse, de divorcer et de ne pas reconnaître ses enfants. » (I, 68)
« Hippocrate ne voulut point déférer aux conseils de Chilon. Quelque temps après naquit Pisistrate » (Hérodote Histoire I, LIX, trad. de Larcher)
Pas étonnant que l’une de ses maximes recommande de ne pas détester la divination (70). En revanche plus difficile de comprendre à la lumière de cette prophétie * la position que lui attribue Diogène au tout début du récit qu’il lui consacre :
« Il disait que la prévision de l’avenir atteinte par la réflexion constitue la vertu d’un homme. » (68)
Je retrouve avec lui comme avec Thalès la difficulté de classer ces sages dans le camp des rationalistes. La limite claire entre le mythe et la raison, qui est un des topoï des présentations scolaires de la philosophie, ne paraît pas rendre compte de l’ambiguïté de leurs conduites. En effet, Chilon le spartiate voit-il l’avenir ou le prédit-il à la manière de ceux qui connaissent l’enchaînement régulier des causes et des effets ? Le deuxième cas penche certes un peu plus en faveur de la dernière hypothèse :
« Il fut principalement célèbre chez les Grecs pour avoir fait une prédiction à propos de l’île de Cythère en Laconie. Ayant en effet étudié sa situation (cela ne sent-il pas son scientifique ?) il dit : « Plût au ciel qu’elle ne fût pas ou qu’ayant été elle eût sombré dans l’abîme! » Et sa prédiction fut avisée. Car Démaratos, qui avait été banni des Lacédémoniens, conseilla à Xerxès de rassembler ses vaisseaux (au large de) l’île. Et la Grèce eût été perdue, si Xerxès s’était laissé persuader. Plus tard, Nicias, lors des événements du Péloponnèse, soumit l’île, y établit une garnison athénienne et infligea nombre de malheurs aux Lacédémoniens. » (72)
Je prends mon atlas et je veux bien admettre que Chilon est le fondateur de la géopolitique ! Sparte est loin à l’intérieur des terres et Cythère est une île… Ce que je remarque, c’est en tout cas son patriotisme qui l’incline à préférer un anéantissement au déshonneur d’une occupation !
  • On pourrait interpréter ce conseil comme la formulation d’une règle présentée à l’occasion d’un cas particulier et non comme l’anticipation de l’avenir. Mais c’est interdit par l’une de ses maximes: « Se marier en toute simplicité. » (70). Je ne peux pas non plus identifier cet avertissement à son apophtegme : « Gage donné, malheur prochain » (73), même si Plutarque dans le Banquet des Sages suggère que cette formule a empêché beaucoup de se marier. C’est la procréation qui ici me semble condamnée et non le contrat de mariage.

jeudi 2 juin 2005

Solon et Crésus : la question du bonheur (2)

Si l’on en croit Plutarque dans ses Vies parallèles, Crésus invitant Solon ressemble à s’y méprendre à ce riche propriétaire qui fait entrer Diogène dans sa magnifique demeure en lui interdisant de cracher. On se rappelle de la réaction du cynique :
« Après s’être raclé la gorge, (il) lui cracha au visage, en lui disant qu’il n’avait pas trouvé d’endroit plus convenable. » (VI, 32)
Crésus étale en effet sa somptuosité mais le Solon de Plutarque se contente de rester d’un mutisme désapprobateur face au déploiement des richesses. En revanche il se comporte, avant la lettre, en cynique dans le texte de Laërce :
« Certains disent que Crésus, après s’être paré de tous ses atours et s’être assis sur son trône, lui demanda s’il avait déjà contemplé plus joli spectacle. Solon répondit : « (Oui,), des coqs faisans et des paons, car ils sont parés d’un éclat naturel et mille fois plus beau » » (I, 51)
Certes je ne me rappelle pas avoir vu comparées, dans le Livre VI consacré aux Cyniques, la beauté humaine à la beauté animale ; mais ce qui, à mes yeux, identifie la réplique de Solon à une réplique cynique, c’est, à part son insolence, la référence à l’animalité comme modèle. Crésus, à qui l’implicite, à première vue, ne suffit pas, demande à Solon de lui désigner un homme heureux :
« Il répondit : « Tellos d’Athènes, Cléobis et Biton » » (50)
Dans le texte d’Hérodote, Solon se justifie:
« Crésus, étonné de cette réponse : « Sur quoi, lui demanda-t-il avec vivacité, estimez-vous Tellos si heureux ? Parce qu’il a vécu dans une ville florissante, reprit Solon, parce qu’il a eu des enfants beaux et vertueux, que chacun d’eux lui a donné des petits-fils qui tous lui ont survécu, et qu’enfin, après avoir joui d’une fortune considérable relativement à celles de notre pays, il a terminé ses jours d’une manière éclatante : car, dans un combat des Athéniens contre leurs voisins à Eleusis, il secourut les premiers, mit en fuite les ennemis, et mourut glorieusement. Les Athéniens lui érigèrent un monument aux frais du public dans l’endroit même où il était tombé mort, et lui rendirent de grands honneurs. » (Histoire Livre I, XXX, trad. de Larcher)
Toutes les valeurs dont les philosophes vont plus tard se détacher radicalement sont ici des conditions du bonheur : la puissance, la beauté, la richesse, la gloire, les honneurs. Certes, si la mort de Tellos est belle, c’est qu’il fait acte de courage mais cette vertu n’est pas séparable d’un attachement patriotique et civique qui cessera dans les sagesses hellénistiques d’être estimé. Quant aux deux frères Cléobis et Biton, originaires d’Argos, Hérodote encore m’apprend que c’est leur force physique qui les singularise. Vainqueurs aux Jeux, devant mener leur mère au temple d’Héra, en l’absence de bœufs, ils les remplacent et, sous le joug, ils tirent le chariot où elle a pris place. Ils font ainsi quarante-cinq stades (un peu plus de 7km) et à l’arrivée sont félicités pour leur vigueur. La mère, comblée d’avoir de tels fils, prie la déesse d’accorder à ses deux enfants ce qui peut arriver de plus heureux à l’homme : les deux jeunes hommes, qui s’étaient endormis, ne se sont plus réveillés. Qu’en conclure ? On pourrait certes voir dans ce geste divin une condamnation de la vie comme essentiellement malheureuse ; mais je crois que ce serait faire fausse route. La mort scelle ici des vies heureuses et les met définitivement à l’abri d’une corruption, pour reprendre le terme aristotélicien, par des événements futurs imprévisibles. Dans ces conditions, les deux frères ont la même vie que celle de Tellos : certes artificiellement abrégée, mais comme elle, un mélange de dons et de vertus. Les hommes heureux aux yeux de Solon savent mettre les cadeaux de la Fortune au service des meilleures causes. Ici la famille, en la personne de la mère, est encore comme dans la vie de Tellos une valeur. Les deux frères en deviendront pour toujours des symboles de l’amour filial. Mais l’histoire ne dit pas si la mère de Cléobis et Biton est, elle, heureuse. Certes, réjouie de l’exploit de ses fils et de l’admiration dont elle est l’objet, elle a tout pour l' être … jusqu’au moment où Héra exauce son vœu. Aristote apporte, je crois, la réponse :
« On n’est pas, en effet, complètement heureux si on a un aspect disgracieux, si on est d’une basse extraction, ou si on vit seul et sans enfants ; et, pis encore sans doute, si on a des enfants ou des amis perdus de vices, ou si enfin, alors qu’ils étaient vertueux, la mort nous les a enlevés. » (Ethique à Nicomaque I, 10 1099 b 5, trad. de Tricot)
Très banalement, le bonheur des uns a fait le malheur de l’autre.

mercredi 1 juin 2005

Solon et Crésus : la question du bonheur (1)

Bien que Diogène Laërce soit muet sur ce point, Hérodote nous apprend que Crésus a été instruit par Solon sur la question du bonheur. Dans les premières lignes du chapitre XIX du Livre I des Essais, intitulé fort clairement Qu’il ne faut juger de nostre heur qu’après la mort , Montaigne rapporte ainsi l’histoire :
« Les enfants sçavent le conte du Roy Croesus à ce propos ; lequel, ayant esté pris par Cyrus et condamné à la mort, sur le point de l’exécution, il s’escria : « O Solon, Solon ! » Cela rapporté à Cyrus, et s’estant enquis que c’estoit à dire, il luy fit entendre qu’il verifioit lors à ses despens l’advertissement qu’autrefois luy avait donné Solon, que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face, ne se peuvent appeler heureux, jusqu’à ce qu’on leur aye veu passer le dernier jour de leur vie, pour l’incertitude et variété des choses humaines, qui d’un bien léger mouvement se changent d’un estat en autre, tout divers. » (éd. de la Pléiade, p.77)
Je tire deux leçons de cette anecdote : 1)le bonheur ne dépend pas de moi 2)en toute rigueur, je ne pourrai jamais affirmer que je suis heureux. Ce sont les autres qui, parlant au passé, diront peut-être : « il a été heureux » Cela suffit pour mettre en évidence la distance qui sépare cet enseignement de la croyance fondamentale des trois philosophies hellénistiques que sont le stoïcisme, l’épicurisme et le stoïcisme : que le bonheur dépend seulement de moi et que, si je m’y prends bien, je peux l’atteindre sans reste. « Je suis heureux » est alors un énoncé intelligible et vrai. Humanité de Solon qui sait le pouvoir sur nous des « choses qui ne dépendent pas de nous », comme disait Epictète. Aristote discute très précisément la position de Solon dans l'Ethique à Nicomaque. Il rejette d’abord l’interprétation qui consisterait à soutenir que l’homme mort est heureux :
« N’est-ce pas là une chose complètement absurde, surtout de notre part à nous qui prétendons que le bonheur consiste dans une certaine activité ? » (I, 11, 1100 a 10, trad. de Jean Tricot)
Il préfère donc la comprendre ainsi : « C’est seulement au moment de la mort qu’on peut d’une manière assurée qualifier un homme d’heureux, comme étant désormais hors de portée des maux et des revers de fortune. » (a 15). Mais il invoque alors l’opinion selon laquelle ce qui arrive aux descendants et précisément leurs malheurs affectent négativement celui qui est mort, même si sa vie est entièrement une période de félicité. Il ne congédie pas purement et simplement cette croyance mais en envisage une conséquence contradictoire : la même personne sera dite heureuse ou malheureuse à des moments différents. En revanche il attaque la position de Solon en arguant que la condition principale du bonheur est « une activité conforme à la vertu » (1100b 10) et que les événements heureux ne sont que « de simples adjuvants dont la vie de tout homme a besoin ». L’homme qu’on peut appeler heureux a suffisamment d’assise pour supporter « les coups du sort avec la plus grande dignité » (20) La position d’Aristote apparaît ainsi comme une position de compromis, pourrait-on dire, entre la fragilité solonienne et l’absolue autarcie stoïcienne. Les hasards de la fortune peuvent rendre la vie plus heureuse ou rétrécir et corrompre le bonheur « L’homme heureux ne saurait jamais devenir misérable, tout en n’atteignant pas cependant la pleine félicité s’il vient à tomber dans des malheurs comme ceux de Priam » Je rappelle que Priam, roi de Troie, perd dans la dernière année de la guerre qui oppose sa ville aux Grecs, treize fils, dont trois le même jour tués par Achille. Priam ou le Deuil par antonomase, lui-même massacré par Néoptolème, le fils de celui qui a massacré ses fils… Aristote reconnaît que le bonheur s’effrite sous les coups du sort mais qu’en même temps il peut se reconstituer lentement ( et Saint-Thomas explicite : « tum per exercitium virtuosi actus, tum per reparationem exterioris fortunae », « tantôt par la pratique de l’acte vertueux, tantôt par le rétablissement de la bonne fortune », traduction personnelle). Position modérée qui fait la part des choses sans enfermer l’homme dans une citadelle irréellement imprenable, sans pour autant en faire une girouette évoluant au gré des vents.