lundi 14 novembre 2005

Aristippe et l'enfant comme déchet.

D' après Pierre Larousse, pour désigner un homme raffiné dans ses goûts, délicat dans ses jouissances, on pourrait dire par antonomase un Aristippe et de citer cette phrase si banale de Lamartine: " C'était un Aristippe". Depuis 1866 le mot a disparu de la circulation mais son usage un temps me donne l'espérance que cet autre Socratique sera facile à circonvenir. A vrai dire, il n'en est rien. A la différence d' Harpagon dont l' avarice obsessionnelle unifie les traits, Aristippe se révèle en fait plutôt complexe à saisir. Pour commencer, de l'ensemble du récit que lui consacre Diogène Laërce, j' extrairai cette anecdote:
" Quelqu'un l' accusait de repousser avec mépris son fils, comme s'il n'était pas de lui. A quoi il répondit: "La pituite (pour parler clair, les glaires et autres mucosités ) et les poux aussi nous savons qu'ils naissent de nous (il faudra attendre Pasteur pour en finir avec le mythe de la génération spontanée du vivant), mais parce qu'ils sont inutiles, nous les rejetons le plus loin possible"." (II, 81)
Réduire un être humain à un pou, cela rappelle de tristes époques. On savait certes les philosophes capables se détacher des usages mais de là à identifier un fils à une secrétion répugnante, il y a un pas franchi à ma connaissance par aucun autre de ces philosophes antiques. Les stoïciens certes se détacheront de l'attachement aux personnes de leur famille et pour cela iront à comparer l'amour paternel ou conjugal à l'intérêt porté à une chose. Qu'on en juge par ce passage du Manuel d'Epictète:
" Pour chaque chose qui t'attire ou qui t'es utile ou que tu aimes, souviens-toi d'ajouter pour toi-même ce qu'elle est, en commençant par les choses les plus humbles. Si tu aimes une marmite, dis-toi: "J'aime une marmite." Car, si elle se casse, tu n'en seras pas troublé. Si tu embrasses ton enfant ou ta femme, dis-toi: "J'embrasse un homme". S'il meurt, tu ne seras pas troublé." (3, trad. de Pierre Hadot)
On mesure l'immense distance qui sépare cette attitude du dédain d' Aristippe. En premier lieu, le fils n’est pas identifié à une marmite mais l’objet commun est ce dont il faut savoir se détacher si l’on veut un jour pouvoir supporter la disparition d’un être aimé ; ensuite la distance par rapport au décès passe par l’affirmation de l’ humanité du parent et donc de sa mortalité. C'est vrai que cette histoire de mucosité rappelle un petit passage de Marc-Aurèle mais l’empereur stoïcien n' y visait alors qu’ à démythifier l’acte sexuel en le décrivant sous le jour le plus neutre:
"Représente-toi bien dans ton imagination (...) à propos de l'accouplement, un frottement de ventre et l'éjaculation d'un liquide gluant accompagné d'un spasme" ( Pensées VI 13 trad. de E.Bréhier, revue par J.Pépin)
J' ai l'impression en fait que cet Aristippe n'a pas bien compris Socrate. En fait si l'on en croit Xénophon,
"L'homme, disait encore (Socrate) , n'a rien de plus cher que son corps; et cependant, de son vivant même, il en retranche de sa main ou en fait retrancher par un autre ce qui est inutile ou superflu. C'est ainsi que les hommes se coupent les ongles, les cheveux, les callosités et qu'ils se mettent aux mains des chirurgiens qui les taillent et les brûlent en leur faisant souffrir de vives douleurs et ils croient encore leur devoir un salaire en échange; enfin ils crachent leur salive le plus loin possible de leur bouche, parce qu'il ne leur sert de rien de la garder et qu'elle leur est plutôt nuisible. Or il parlait ainsi, non pour enseigner à enterrer son père vivant ou à se couper soi-même en morceaux, mais pour montrer que ce qui est déraisonnable n'obtient pas l'estime "(I, 2, 54, trad. de P. Chambry)
Si je ne me trompe pas, quand Socrate se réfère à l' élimination des déchets de son propre corps, c'est en mettant en évidence qu' elle va avec le souci du corps. Celui qui agit ainsi sait faire le départ entre ce qui compte et ce dont il faut se débarrasser. Or, cette argumentation ne vise qu'à justifier l'idée qu'aimer son père n'est pas incompatible avec se débarrasser de son corps, une fois qu'il est mort:
" Il disait même encore qu'après le départ de l'âme, en qui seule réside l'intelligence, on se hâte d'emporter et de faire disparaître le corps de la personne la plus chère."
Aristippe n'aurait pas été seulement un mauvais père, mais aussi un mauvais socratique.

dimanche 13 novembre 2005

Eschine : devenait-on muet à l'admirer ?

Au fur et à mesure où je poursuis ma lecture, l'identité d'Eschine devient de plus en plus incertaine. Que penser en effet de son talent philosophique si Aristippe, pourtant son ami, le dénonce brutalement ?
"Même Aristippe mettait en doute l'authenticité de ses dialogues. En tout cas on raconte qu'un jour où Eschine faisait une lecture publique à Mégare, Aristippe se moqua de lui en disant: "Où as-tu pris cela, voleur ?" (II, 63, trad. de Odile Goulet-Cazé)
Même si le stoïcien Panétius "estime que (de tous les dialogues socratiques) sont vrais ceux de Platon, Xénophon, Antisthène,Eschine" (II, 64), ce dernier n'aurait-il donc rien écrit ? Etait-il même un philosophe ?
"Eschine était aussi assez bien entraîné dans les exerccies rhétoriques, comme le montre sa défense du père du stratège Phéax et de Dion. C'est surtout Gorgias de Léontini qu'il imite; Lysias composa contre lui un discours qu'il intitula Sur les manoeuvres du sycophante. On voit bien qu' Eschine était aussi un homme doué pour la parole." (II, 63)
Eschine serait-il au cours de sa vie passé dans le camp adverse, celui des Sophistes et de Gorgias, le plus grand d'entre eux ? Mais qu'est-ce qui m'assure qu' il partageait cette conception en réalité spécifiquement platonicienne des Sophistes, rhéteurs subtils mais penseurs insuffisants ? J'ai sans doute tort de penser que la frontière établie par Platon entre la recherche du vrai et le souci du beau discours existait en dehors des dialogues platoniciens comme une évidence partagée par tous. Eschine a pu donc être sincèrement socratique et prendre aussi Gorgias comme modèle. S'il en était ainsi, les attaques auxquelles le soumet le logographe Lysias n'impliqueraient pas qu'il n'ait pas aussi et en même temps suivi les règles du jeu philosophique. Quoi qu'il en soit, si la grandeur d' une oeuvre se mesure au nombre des disciples qu' elle attire, Eschine a alors échoué:
" On ne cite qu'un seul disciple d' Eschine, à savoir Aristote surnommé Le Mythe." (ibid.)
Bien sûr il s'agit d'un homonyme du célèbre précepteur d' Alexandre le Grand; rien d'étonnant, sauf le surnom, si inhabituel que W.M. Calder dans un article au titre amusant "Was Aristotle a myth ?" propose de remplacer l'énigmatique muthos par nuthos (muet). Mais à ce prix l' échec d' Eschine est encore plus patent: il n'aurait finalement réussi à transmettre ses trésors d'éloquence qu' à un muet !

samedi 12 novembre 2005

Eschine : que doit faire un Socratique pour remédier à la pauvreté ?

Les Socratiques sont attirés par la Sicile, précisément par Syracuse et ses tyrans, Denys l'Ancien d'abord puis Denys le Jeune. On sait que Platon y est allé trois fois dans le même esprit: convertir le tyran à la philosophie; triple échec mais enfin l'intention était noble. Est-ce alors pour avoir comparé son but à celui d' Eschine que Platon "lui prodigua son mépris" (II, 61, trad. Marie-Odile Goulet-Cazé) ? En effet c'est "à cause de sa pauvreté" qu' Eschine, soutenu par Aristippe, vient chercher fortune à la cour de Denys le Jeune. Comme le tyran prétend goûter la philosophie, Eschine lui offre certains de ses dialogues et ainsi entre peut-être en rivalité avec Platon. Mais il ne semble pas qu' Eschine ait ambitionné d'être le conseiller du Prince; une fois reçu des cadeaux en échange de ses dons, il rentre à Athènes. Il est peut-être méprisable, Eschine, mais enfin, plus prudent que Platon, il a évité les échecs calamiteux. Cependant, s'il revient sain et sauf à bon port, il reste pauvre. D' où une deuxième idée: "sophisteuein", c'est-à-dire s'établir comme sophiste. C'est difficile pour nous de comprendre la décision de ce disciple de Socrate, tant l'école nous a habitués à opposer au bon Socrate, désintéressé, rationnel et convaincant, les méchants sophistes, cupides et persuasifs par leur seul talent d'orateur.Quoi qu'il en soit, Eschine renonce au projet car Platon et Aristippe tiennent la place et ne lui laissent ainsi pas l'espérance de devenir renommé donc riche, comme s'il n' y avait pas de place pour l' éloquence habile quand la philosophie occupe le terrain. Eschine devient donc professeur particulier, si l'on me permet de transposer un peu librement le texte de Diogène ("il donna des leçons payantes"). Il faut bien vivre et, à défaut de partager avec les sophistes la célébrité, comme eux mais plus modestement, il demande de l'argent en échange de son savoir. Enfin il se fait logographe et "écrivit des discours judiciaires en faveur des victimes d'injustice" (II, 62) Timon, le sceptique railleur (cf notes des 01 et 02-05-05), ne tape-t-il pas en plein dans le mille quand il écrit ce vers dans les Silles ?
"(...) le vigoureux Eschine qui se laisse persuader d' écrire."
Ecrire, n'est-ce pas bel et bien une faiblesse quand se manifeste en soi "la vigueur socratique" (II, 60) ? Qu'on se rappelle en outre que de Lysias, ayant composé pour le procès de Socrate un discours judiciaire, le maître condamné décline l'offre en comparant le plaidoyer juridique à des parures certes belles mais qui ne lui vont pas, à lui Socrate ? Mais c'est finalement Diogène Laërce qui, sans le savoir sans doute, porte le coup final:
"Comme Eschine était opprimé par la pauvreté, Socrate, à ce qu'on raconte, lui dit de se faire à lui-même un emprunt en diminuant sa nourriture" (II, 62)
La formule est jolie; prendre sur soi au lieu de faire payer autrui. Mais cruelle leçon, comme si les oeuvres du disciple, à l' aune du maître, ne valaient pas plus que de vulgaires travaux alimentaires !

vendredi 11 novembre 2005

Eschine, sosie littéraire de Socrate.

"Eschine faisait l'objet de calomnies, surtout de la part de Ménédème d'Erétrie qui prétendait que la plupart des dialogues, Eschine se les était appropriés alors qu'ils étaient de Socrate et qu'il les avait reçus de Xanthippe." (II, 60 trad. Marie-Odile Goulet-Cazé)
Que je fasse confiance ou non à ce Ménédème, ce que je lis est inouï. En effet si je participe à la calomnie, j'apprends la nouvelle ahurissante 1) que Socrate, contrairement à ce qu'enseigne la tradition millénaire, était un écrivain et 2) que Xanthippe, loin de se réduire à son rôle légendaire de mégère mal apprivoisée, a manié, sinon lu, les oeuvres de son mari. Mais si, fidèle à l'avis de Diogène, je ne suis pas complice de la médisance, j'en tire la conclusion qu' Eschine, le disciple, a écrit comme le maître aurait pu écrire. Eschine talentueux au point de produire une imitation confondante de vérité; à dire vrai, il ne s'agit pas tant d'une imitation (Socrate n'ayant rien écrit, il n'y a rien du tout à copier) que d' une création tellement réussie qu'elle suggère que le maître, s'il avait écrit, n'aurait pas pu faire mieux. Diogène Laërce ne s'en tient pas là; il partage les oeuvres eschiniennes en deux parts: a) la mauvaise: ce sont les dialogues "acéphales"; comme l'explique Marie-Odile Goulet-Cazé, on ne sait si le terme désigne l' absence d' un début ou celle d'une fin, mais c'est certain qu'ils ne sont pas parfaits. Mais, ouf, ils ne seraient pas d'Eschine mais d'un faussaire, Pasiphon l' Erétrique. Le processus de production se complique alors singulièrement: Pasiphon imite mal Eschine qui, s'il n'imite pas, aurait été un imitateur excellent au cas où Socrate n' aurait pas fait que parler.... On n'en saura guère plus sur ce Pasiphon, sinon qu' il a fabriqué d'autres faux attribués à tort à Antisthène (le cynique) et à d'autres Socratiques. Je rêve à ses raisons: aurait-il voulu subtilement, car tout à fait indirectement, calomnier ces philosophes en leur faisant attribuer des textes, et médiocres qui plus est, à eux, ces disciples d'un homme qui avait condamné l'écrit et qu'ils trahissaient donc furieusement ? Mais j' invente dans doute un Pasiphon trop malignement tortueux... b) la bonne: "ceux qui portent l'empreinte de la manière socratique, ils sont au nombre de sept" (II, 61). Diogène Laërce s'exprime ici bien curieusement: j'en conclus que si les dialogues d' Eschine portent la marque socratique, alors que Socrate n'a rien écrit, c'est que le maître de Platon parlait comme un livre. D'où une nouvelle interprétation de l'abstention socratique: si Socrate n'a rien écrit, c' est qu'il écrivait en parlant. Pourquoi se serait-il donc répété ?

jeudi 10 novembre 2005

Eschine, aimé par Socrate, mais pas du tout par Platon.

Socrate, condamné à mort, attend la fin dans sa geôle . Selon le témoignage de Platon, un jour, de bon matin, survient Criton; s'il a pu pénétrer dans la prison, c'est qu' il a acheté le gardien. Socrate dormant encore, Criton est le "témoin émerveillé de (son) sommeil tellement paisible" (Criton 43 b trad. de Léon Robin), mais une fois réveillé, le maître apprend de son ami, informé de bonne source, que la mise à mort aura lieu le lendemain. On se doute que la nouvelle n'émeut pas du tout Socrate ("Eh bien, Criton ! bonne chance alors ! et si c'est ainsi qu'il plaît aux dieux, ainsi soit-il !" (43 d). En plus Socrate, interprétant un rêve qu'il vient de faire, doute que son exécution ait lieu si vite. Criton veut bien le croire mais à vrai dire la précision importe peu: s'il est venu, ce n'est pas tant pour donner la date fatale que pour répéter son avis: Socrate doit s'évader de la prison puis s'exiler, ses amis ont suffisamment d'argent pour organiser cette fuite. Il parle beaucoup, Criton, et accumule les raisons qui devraient convaincre Socrate. La principale, qu'il répète avec des variantes, c'est que si Socrate est mis à mort, les gens penseront que ses amis, qui en avaient pourtant les moyens, n'ont pas fait ce qu'ils auraient dû faire. L'insistance de Socrate à rester dans sa prison fait finalement courir à Criton le risque du déshonneur. Si la sentence est accomplie, Criton ne perd pas seulement un ami mais aussi sa dignité ! On sait peut-être que dans la suite du dialogue, Criton ne dira plus grand-chose tant est convaincante l'argumentation socratique, selon laquelle il est juste d'obéir à la loi, même si elle est injustement appliquée. A cause de Platon, on a donc pris l' habitude de penser que cette exhortation de la dernière chance, on la doit donc à Criton, au point qu'on pourrait appeler "critonisme" la conception selon laquelle la défense de la renommée a plus de prix que le respect de la justice. Mais ne voilà-t-il pas que Diogène Laërce met en doute que ce soit Criton qui ait "critonisé". Ce serait Eschine, le fils du charcutier Charinos, autre disciple de Socrate, à propos duquel ce dernier aurait dit: " Seul le fils du charcutier sait nous marquer de l'estime" (II, 60, tra. de Marie-Odile Goulet-Cazé). En effet, "c' est (Eschine), disait Idoménée (de Lampsaque, disciple d'Epicure et auteur d'un ouvrage sur les socratiques) qui, dans la prison, conseilla à Socrate de s'enfuir, et non Criton; mais Platon, parce qu' Eschine avait plus d'amitié pour Aristippe que pour lui-même, attribua les paroles à Criton." (II, 60) Subitement ce dialogue de Platon m'apparaît comme un de ces clichés truqués par les services de propagande de l' URSS stalinienne; le brave Eschine, qui pourtant "ne s'éloign(e) pas de Socrate" tant il était porté dès sa jeunesse à l'effort" (en somme Eschine s'échine...) est éliminé de l'ultime photo de famille par la censure platonicienne. On découvre ici qu'il ne faut pas attendre Freud pour assister au spectacle de disciples qui se détestent. Les frères socratiques sont déjà ennemis et se déchirent.

mercredi 9 novembre 2005

Xénophon, attaché puis détaché.

Si Diogène Laërce place Xénophon en tête des Socratiques, c'est sans doute parce qu´"il fut le premier à prendre en notes les paroles du philosophe, qu'il livra aux hommes sous le titre de Mémorables " (II, 49, trad. Marie-Odile Goulet-Cazé). Mais en quoi une telle prise de notes modifia sa vie, cela reste assez mystérieux, tant celle-ci ne semble avoir rien d'exemplaire philosophiquement, à une exception près. En plus Diogène ne lui attribue aucune doctrine, aucune pensée, se contentant de dresser à la fin, comme d'habitude, la longue liste de ses ouvrages. Je retiendrai cependant deux anecdotes. La première, qui n'est pourtant pas en sa faveur, Diogène la place au tout début, juste après avoir mis en relief son rôle de fidèle enregistreur des propos de Socrate, comme s'il avait eu comme souci de désorienter le lecteur:
"Aristippe, dans le quatrième livre de son ouvrage Sur la sensualité des Anciens (Marie-Odile Goulet-Cazé explique dans une note que s'il n'est pas justifié d'attribuer à Aristippe - dont je parlerai bientôt- un tel ouvrage, en revanche il n'est pas douteux que son auteur, quel qu'il soit, cherchait par son livre à rabaisser les philosophes) dit qu'il s'éprit de Clinias (oncle d'Alcibiade, l'amoureux de Socrate) et qu'il tint sur celui-ci les propos suivants: "Actuellement, il m'est plus doux, à moi, de contempler Clinias que de contempler toutes les autres beautés que l'on voit chez les hommes. J'accepterais d'être privé de la vue de toutes les autres beautés plutôt que d' être privé de celle du seul Clinias. Je souffre de la nuit et du sommeil, parce que je ne le vois pas. En revanche je sais le plus grand gré au jour et au soleil de ce qu'ils me donnent à voir Clinias." (II, 49)
On se souvient peut-être que, selon Diotime dans le Banquet de Platon, l'amour passionnel qu'un homme porte à un autre n'est que le commencement de la découverte du Beau, la première étape d'un parcours qui mène ensuite à la contemplation de la beauté de tous les corps. Or, Xénophon le passionné contredit ici clairement la théorie platonicienne: la beauté d'un seul corps apporte plus de plaisir que celle de tous les autres beaux corps. Contre la mise en valeur de la beauté abstraite, Xénophon proteste et insiste sur le prix incomparable de la beauté concrètement incarnée dans un seul corps. Lisant ce texte, je pense aussi au rôle que Platon fait jouer au soleil dans l' allégorie de la caverne telle qu'il la raconte dans la République: image sensible du Bien, il éclaire un paysage qui, à la différence des ombres vues par les prisonniers au fond de la caverne, représente le Réel, celui que seul l'esprit connaît et non pas ce misérable réel perçu par les sens. Or, dans cette anecdote, toute la gloire du soleil est de mettre en lumière même pas l'ensemble du sensible mais un corps parmi d'autres qui éclipse tout ce qui l'entoure. Xénophon réhabilite le soleil astronomique contre le soleil philosophique, il affirme la primauté de la vue des yeux sur celle de l'esprit ! C'est un tout autre Xénophon qu'on découvre dans un des derniers traits rapportés par Diogène. Son fils, Gryllos, vient de mourir sur le champ de bataille à Mantinée:
"On raconte qu'à ce moment-là Xénophon était en train de faire un sacrifice, la tête ceinte d'une couronne. Quand on lui annonça la mort de son fils, il enleva la couronne. Mais ensuite, quand il eut appris que son fils était mort noblement, il remit la couronne. D'aucuns disent qu'il ne versa même pas une larme. "C'est que, dit-il, je savais que j'avais engendré un mortel" (II, 55)
Eh oui, Diogène Laërce rapporte tout, sans discrimination, les ragots de commère malveillante comme les idéalisations les plus sublimes, troublant le lecteur au point que ce dernier se demande quel pouvait bien être cet entre-deux dans lequel vivaient sans doutes ces philosophes antiques. Ici donc, Xénophon est autant détaché de son fils qu'il était attaché à Clinias. Si je croyais à tort que Diogène compose savamment ses biographies, j'en déduirais qu'il nous donne à voir le passage de l'un à l'autre comme l'image même de la conversion philosophique. Avant Socrate, attaché à Clinias; après Socrate, détaché de son fils... Ce Xénophon, qui est porté dans un premier temps à interrompre le sacrifice, reprend vite son rôle rituel quand il sait que le fils est mort comme on doit mourir. Le sacrifice ordonné du fils encourage le père à poursuivre le sien. Par-delà les péripéties biologiques perdure l'ordre intemporel des devoirs. Ce Xénophon-là a tout du stoïcien, avant la lettre. La conscience aigüe et sans cesse entretenue de la nécessité de la mort sèche les yeux et pousse à identifier les larmes moins à l'expression normale d'une émotion qu'à la soutenance scandaleuse d'une thèse métaphysiquement fausse.

dimanche 6 novembre 2005

Socrate, fournisseur en Bien ?

Xénophon est à peu près un contemporain de Platon; comme lui, disciple de Socrate, comme lui, "créateur" de son maître par l'intermédiaire des textes où il le fait revivre; mais pas du tout frères, plutôt rivaux, semble-t-il, chacun cherchant peut-être à travers des textes au titre identique (le Banquet, l' Apologie de Socrate) à restituer ce que Socrate a vraiment dit. A coup sûr, déjà du temps de Diogène Laërce, Platon avait gagné la partie: mon compilateur préféré consacre à Platon et à sa doctrine un livre entier, privilège partagé avec Epicure, alors qu'une dizaine de pages lui suffisent pour faire le point sur Xénophon. En plus, ces pages laissent plutôt sur sa faim le lecteur philosophe tant Laërce est occupé à rappeler les exploits militaires de Xénophon. Pourtant ce récit commence bien. Diogène rapporte ainsi la première rencontre entre Socrate et son futur disciple, après avoir pris soin dès la première phrase de faire savoir que" Xénophon était d'une beauté extrême, au-delà de toute mesure":
" Socrate, dit-on, le rencontra dans une ruelle étroite, tendit son bâton et l'empêcha de passer, lui demandant où se vendait chacun des aliments dont on se nourrit. Quand Xénophon eut répondu, il lui posa une autre question: où les hommes deviennent-ils des hommes de bien ? Devant l'embarras de Xénophon, il dit: "Suis-moi donc et apprends-le". Et à partir de ce moment Xénophon était l'auditeur de Socrate." (Livre II, 48, trad. de Odile Goulet-Cazé)
Comme les cyniques plus tard, Socrate a ici un bâton, mais, à la différence de ces mêmes cyniques qui fuyaient et faisaient fuir les épigones, Socrate se choisit un disciple et le contexte est sans ambiguité: c'est par sa beauté qu'il le repère. Xénophon s'est fait coincer, au sens littéral comme au sens figuré: empêché d' aller de l'avant par l'obstruction de ce vieil homme (Socrate a près de 70 ans), il bute sur une étrange question. Etrange pour lui mais étrange pour moi aussi. Avec sa question préliminaire sur les lieux de vente des aliments, il est certes bien conforme à son personnage platonicien, ami des détours pour finalement frapper la cible au coeur même. Mais en revanche il se donne un rôle bien ambitieux, pas du tout en harmonie avec sa nescience si ostensiblement proclamée. Socrate joue ici au maître, et autoritaire avec cela. Conseil ou ordre, ce "suis-moi" ne laisse pas le choix. Socrate n'est pas, comme dans les dialogues de Platon, celui qui feint d'apprendre des autres ce qu'il sait qu'ils ne savent pas; il va transmettre son savoir. Mais à vrai dire je ne sais pas trop bien de quel savoir il s'agit: consiste-t-il seulement à connaître le lieu où les hommes deviennent des hommes de bien ? Ou bien réside-t-il dans la connaissance de ce qui rend homme de bien ? A la place de Xénophon, je n'aurais pas su si en suivant Socrate j'allais à la bonne adresse ou bien si j'allais à l'endroit où on me donnerait la bonne adresse ou bien une information décevante du genre: " La vérité est que ce n'est pas en allant quelque part qu'on devient homme de bien" J' ai finalement l'impression que Socrate joue ici au sophiste qui promet monts et merveilles pour conquérir ce beau Xénophon mais qu' ensuite il va tout bonnement tirer à boulets rouges sur les sophistes en annonçant à Xénophon que le Bien ne s'achète pas, même si certains font indûment profession de le vendre très cher.

Commentaires

1. Le vendredi 16 novembre 2007, 10:28 par ilou
Bonjour mr, je m'appelle ilan, j'ai 20, j'ai eu le bac l'année derniere avec un petit 11 en philo, mais je suis passionné de la philosophie antique et surtout de Socrate (c'est avec lui que je découvris la philosophie a l'age de 15 16ans). Et je trouve que dans votre article faites passer Socrate pour ce qu'il n'est probablement pas. Vous avez des arguments j'en convien mais je ne suis pas convaincu. Vous avez peut etre raison, je ne sais pas mais l'image que j'ai de Socrate c'est celui de la sagesse la plus parfaite.
Merci.
Ilan.

samedi 5 novembre 2005

Socrate, ni maçon, ni cordonnier.

Diogène Laërce rapporte la fierté que tire Socrate du fait qu'il se suffit à lui-même; jusque-là, rien de surprenant: comme tant d'autres philosophes avant lui et après lui, Socrate, réduisant ses besoins au minimum, n'a pas besoin des services des autres pour être satisfait. Ce qui retient mon attention, c' est l'anecdote qui suit:
"Une fois, même, alors qu' Alcibiade, selon ce que dit Pamphile au livre VII de ses Notes, lui offrait un grand terrain pour qu'il s' y construisît une maison, il dit: "Et s'il me fallait des chaussures et que tu me donnes du cuir pour que je m'en fasse des chaussures, je serais ridicule de le prendre." (II, 24)
Ce que je lis ici n'est pas tant le refus de la maison ou des chaussures que celui de se les faire. Même si Socrate avait un besoin légitime, je veux dire un besoin qui en aucune manière n'est incompatible avec l'idéal d'autosuffisance, il ne ne le satisferait pas par la production de ce qui le comblerait. C'est autant une condamnation du travail que de l'activité manuelle et artisanale, car j'entends que Socrate prendrait les chaussures offertes par Alcibiade s'il en avait réellement besoin. Mais quelles peuvent bien être ses raisons ? Dois-je comprendre que la satisfaction du corps n'est pas si impérative qu' elle vaille l' effort de donner une forme à la matière, comme si Socrate réservait sa force à la résolution de problèmes tout à fait distincts ? Ce serait donc l'idée que le philosophe doit plutôt marcher pieds nus que de prendre le temps de se chausser. Si philosopher, c'est apprendre à mourir comme le Phédon de Platon le fait comprendre, c'est aussi renoncer à apprendre à fabriquer, à construire de quoi prolonger la vie. Antithèse parfaite de Socrate, Hippias, tel que le décrit l' Hippias mineur, est non seulement un prodigieux sophiste mais aussi un habile artisan ("technicien encyclopédique" selon la jolie formule de Léon Robin) , qui porte sur lui la preuve de son extrême dextérité manuelle. C'est Socrate lui-même qui détaille ses talents:
"Tu disais être une fois venu à Olympie, ayant ouvré toi-même tout, sans exception, ce que tu avais sur le corps: ta bague d'abord (car c'est par là que tu commençais), la bague que tu portais elle était ton ouvrage; le cachet ensuite, ton ouvrage encore; et ton étrille et ta burette à huile, elles étaient aussi de ta façon, à toi tout seul; après cela, les chaussures, c'étais toi, disais-tu, qui en avait été le cordonnier; ton manteau, c'était toi qui l'avais tissé, ainsi que ta tunique; ce qui enfin fut, en vérité, au jugement de tout le monde, le fait le plus déconcertant, et un témoignage probant d'un savoir sans bornes, c'était la ceinture que tu avais à ta tunique, pareille, disais-tu, aux ceintures de Perse, entre les plus somptueuses, et celle-là tressée de ta propre main !" (368 b-c)
A la différence de Socrate, Hippias sait et fait savoir qu'il sait tout (faire).

jeudi 3 novembre 2005

Socrate ou trois façons de refuser un avocat.

Le Socrate des Dialogues de Platon, si mes souvenirs sont bons, est très posé et bien différent donc de celui qu' évoque Diogène Laërce, se référant , semble-t-il, à l' Apologie de Socrate de Demétrios de Phalère, disciple d'Aristote et ami de Théophraste:
" Comme souvent, dans le cours de ses recherches, il discutait avec trop de violence, on lui répondait à coups de poing et en lui tirant les cheveux, et la plupart du temps il faisait rire de lui avec mépris; et tout cela il le supportait patiemment." (II, 21, trad. Michel Narcy)
Socrate hors de ses gonds met à mal le topos du dialogue socratique comme voie pacifique menant par consentement progressif et ajusté à l'union des esprits. En plus ce Socrate, à la dialectique agressive et colérique, est rossé et c'est tout autre chose que le philosophe condamné à mort légalement. Lecteur de Platon, on a l'habitude de penser que c'est au fil des années que son maître engendre lentement une haine qui soudain prendra la forme policée d'un procès. Il en va tout autrement ici: la réplique de l'interlocuteur contrarié est immédiate, individuelle et passionnelle. Socrate est donc non seulement battu par sa femme (cf la note du 17-10-05) mais par ceux auxquels il apporte la contradiction. Ce Socrate-ci a en plus un petit côté christique dans sa manière de supporter sa minuscule Passion et d' être objet du mépris des brutes. C'est ordinairement à un Socrate fascinant qu'on a affaire, tant on est marqué par le portrait qu'en fait Alcibiade dans le Banquet de Platon. Le Socrate platonicien ne perd jamais la face. Mais il faut lire tout le texte et les lignes qui suivent redonnent en fin de compte à cette victime qui n'en peut mais une auréole de grandeur:
"D'où vient qu'après qu'il se fut laissé battre à coups de pied, quelqu'un s'en étonnant, il dit: "Et si c'était un âne qui m'avait donné une ruade, lui intenterais-je un procès ?" (ibid.)
Parlant ainsi, Socrate, bien qu'il compare le violent à un âne, l'injurie moins qu'il ne le transforme en force naturelle privée d'intention. J'y vois l'annonce de la technique stoïcienne qui désamorcera l'émotion en vidant de sens le comportement d'autrui quand on est sur le point d'en souffrir. On l'a vu, Socrate s'en sortait de la même manière avec sa mégère non apprivoisée. Ce qui en revanche m'étonne un peu ici, c'est le procès comme arme possible de Socrate, tant on est accoutumé à en faire l'instrument de ses adversaires. L'argument est en plus curieux car d'une certaine manière il légitime le procès fait à Socrate, non en tant que l'acte d'accusation est justifié mais en tant qu'il est pour les plaignants une forme adéquate de protestation, car il est bien clair que Socrate, victime des ânes, n' en est pas un, lui.

mercredi 2 novembre 2005

Socrate ou l'art de prendre son interlocuteur pour un âne.

Le Socrate des Dialogues de Platon, si mes souvenirs sont bons, est très posé et bien différent donc de celui qu' évoque Diogène Laërce, se référant , semble-t-il, à l' Apologie de Socrate de Demétrios de Phalère, disciple d'Aristote et ami de Théophraste:
" Comme souvent, dans le cours de ses recherches, il discutait avec trop de violence, on lui répondait à coups de poing et en lui tirant les cheveux, et la plupart du temps il faisait rire de lui avec mépris; et tout cela il le supportait patiemment." (II, 21, trad. Michel Narcy)
Socrate hors de ses gonds met à mal le topos du dialogue socratique comme voie pacifique menant par consentement progressif et ajusté à l'union des esprits. En plus ce Socrate, à la dialectique agressive et colérique, est rossé et c'est tout autre chose que le philosophe condamné à mort légalement. Lecteur de Platon, on a l'habitude de penser que c'est au fil des années que son maître engendre lentement une haine qui soudain prendra la forme policée d'un procès. Il en va tout autrement ici: la réplique de l'interlocuteur contrarié est immédiate, individuelle et passionnelle. Socrate est donc non seulement battu par sa femme (cf la note du 17-10-05) mais par ceux auxquels il apporte la contradiction. Ce Socrate-ci a en plus un petit côté christique dans sa manière de supporter sa minuscule Passion et d' être objet du mépris des brutes. C'est ordinairement à un Socrate fascinant qu'on a affaire, tant on est marqué par le portrait qu'en fait Alcibiade dans le Banquet de Platon. Le Socrate platonicien ne perd jamais la face. Mais il faut lire tout le texte et les lignes qui suivent redonnent en fin de compte à cette victime qui n'en peut mais une auréole de grandeur:
"D'où vient qu'après qu'il se fut laissé battre à coups de pied, quelqu'un s'en étonnant, il dit: "Et si c'était un âne qui m'avait donné une ruade, lui intenterais-je un procès ?" (ibid.)
Parlant ainsi, Socrate, bien qu'il compare le violent à un âne, l'injurie moins qu'il ne le transforme en force naturelle privée d'intention. J'y vois l'annonce de la technique stoïcienne qui désamorcera l'émotion en vidant de sens le comportement d'autrui quand on est sur le point d'en souffrir. On l'a vu, Socrate s'en sortait de la même manière avec sa mégère non apprivoisée. Ce qui en revanche m'étonne un peu ici, c'est le procès comme arme possible de Socrate, tant on est accoutumé à en faire l'instrument de ses adversaires. L'argument est en plus curieux car d'une certaine manière il légitime le procès fait à Socrate, non en tant que l'acte d'accusation est justifié mais en tant qu'il est pour les plaignants une forme adéquate de protestation, car il est bien clair que Socrate, victime des ânes, n' en est pas un, lui.

jeudi 27 octobre 2005

Socrate et ceux qui ne valent pas un sou,

Dans le Ménon de Platon, Socrate s'entretient avec un jeune esclave et par un jeu de questions habilement posées réussit à lui faire résoudre un problème géométrique. De cet accouchement inattendu, on retire l'idée que tout homme, bien interrogé, a suffisamment de raison pour découvrir des vérités universelles. Ce Socrate-là semble ainsi annoncer la confiance stoïcienne en chaque homme en tant qu'il est, malgré ses passions et ses enracinements particuliers, apte par sa raison à les dépasser et à s'entendre donc avec tout autre. Rien à voir avec ce que suggère cette phrase inattendue de Diogène Laërce:
" A l'égard de la masse de ceux qui ne méritent pas pas qu'on parle d'eux, il disait que ce serait pareil, si quelqu'un, rejetant comme fausse monnaie un unique tétradrachme, acceptait comme de bon aloi le tas fait de la même monnaie." (II, 34, trad. Michel Narcy)
Ce qui d'abord saute aux yeux, c'est que Socrate disqualifie une partie du genre humain, celle composée d'hommes sans valeur aucune. Je ne me souviens pas d'avoir lu dans les dialogues un seul passage d'une telle brutalité, même si la critique de certaines manières de vivre entraîne ipso facto celle de certains hommes. Sans doute à cause de la référence à la fausse monnaie (cf la note du 25-02-05), je pense immédiatement au mépris ostentatoire des cyniques à l'égard de ceux qui, par leurs conduites, ne méritent plus d'après eux le nom d'hommes. Mais ce passage de Diogène Laërce n'a pas comme seul intérêt de mettre dans la bouche de Socrate une position cynique. Il est aussi un remède contre l'effet que peut produire sur l'esprit du philosophe les opinions défendues par la foule. Il part en effet de la vulnérabilité à la bêtise et à l'gnorance quand celles-ci sont massivement défendues. Le problème se pose alors ainsi: comment garder la tête froide quand on défend une position condamnée par la foule ? Pour le résoudre, Socrate propose ici de se représenter la foule comme une série d'individus. La décomposition imaginaire de cette foule compacte et pour cela dangereuse redonne des forces par la conscience que l'on prend alors de la faiblesse indubitable de chacun de ses composants. Ce fut en effet un souci de ces philosophes antiques non seulement d'éduquer l'ignorant mais aussi de se protéger de la contamination multitudinaire. En particulier Epicure prodiguera différents conseils à cette fin, dont le plus connu est de s'entourer d''un groupe d'amis pour, grâce à cette densité affectueuse et intelligente, annihiler l'effet dangereux que produirait l'ensemble des insensés. Socrate propose une autre voie: afin de battre l'armée de la bêtise, se rappeler qu'on a facilement le dessus sur chacun de ses soldats.

mercredi 26 octobre 2005

Socrate ou l'art de ne pas être Narcisse .

Si j'en crois Diogène, Xanthippe frappait Socrate, qui refusait de rendre les coups. Ce qui m'intéresse, c'est la raison qu'il invoque:
" Une fois que, sur la place publique, elle l'avait dépouillé de son manteau, ses disciples lui conseillaient d'user de ses mains pour se défendre: "Oui, par Zeus, dit-il, pour que, pendant que nous échangeons des coups, chacun de vous dise: "Bravo, Socrate !", "Bravo, Xanthippe!" (II, 37)
La scène confine au burlesque mais ce que j'en retiens, c'est que Socrate ne veut pas donner aux autres le spectacle d'un combat où les jeux ne sont pas faits. Socrate ne doute pas de sa capacité de répondre mais de son aptitude à l'emporter. La violence est refusée comme occasion de mettre Socrate à égalité avec Xanthippe.Il préfère l'emporter moralement en endossant gaillardement le rôle honorable de la victime. Mais qu'il y ait eu volonté de dominer chez Socrate, la suite du texte le met peut-être en évidence:
" Il avait commerce (''je dois ici citer la précieuse et ô combien embarrassante note de Michel Narcy: " Suneinai a certes une acception plus large, mais la comparaison avec les cavaliers montant des chevaux fougueux invite à en souligner ici la connotation explicitement sexuelle'"'), disait-il, avec une femme acariâtre, tout comme les cavaliers avec les chevaux fougueux. "Eh bien, dit-il, tout comme eux, une fois qu'ils les ont domptés, maîtrisent facilement les autres, moi, de même, qui ai affaire à Xanthippe, je saurai m'adapter aux autres humains." (ibid.)
Certes la fréquentation de l'épouse a encore valeur d'exercice comme dans la pratique de la patience mais ici l'accent est clairement mis sur la domestication, si on peut dire, de Xanthippe. Tout se passe donc comme si la femme était le premier adversaire à dominer et celui qui en même temps assure des victoires à venir. Que l'occasion de la mise au pas soit l'acte sexuel (qui d'ailleurs tiendrait ici presque du viol) en rajoute à l'étrangeté de ce passage qui ne cadre pas du tout avec l'image canonique de Socrate. On peut cependant comprendre le texte autrement: de même que les cavaliers qui ont dompté des chevaux fougueux savent facilement s'y prendre avec les autres chevaux, de même Socrate qui a su comment supporter Xanthippe, la Pénible par excellence, saura supporter les autres humains. Mais la référence à l'acte sexuel s'intègre mal avec cette hypothèse de lecture, à moins de supposer que c'est Socrate qui est dominé sexuellement. Pourquoi pas finalement ? Robert Genaille en ne traduisant pas suneinai évite l'ambiguité et rend le texte plus correct:
"Il disait qu’il en était des femmes irascibles comme des chevaux rétifs. Quand les cavaliers ont pu dompter ceux-ci, ils n’ont aucune peine à venir à bout des autres. Lui-même, s’il savait vivre avec sa femme, en saurait beaucoup plus aisément vivre avec les autres gens."
A dire vrai, si on se rapporte au texte de Xénophon qui semble avoir été la source même de Diogène Laërce, il faut en conclure que la traduction conforme au sens de l'original est cette fois celle de Robert Genaille. Qu'on en juge:
" Comment se fait-il donc, Socrate, demanda Antisthène, si tu as cette opinion, que tu n'instruises pas Xanthippe et que tu t'accommodes de la plus acariâtre des créatures qui existent, je dirai même qui ont été ou qui seront jamais? — C'est que, répondit Socrate, je vois que ceux qui veulent devenir de bons écuyers se procurent non pas les chevaux les plus dociles, mais des chevaux fougueux, persuadés que s'ils parviennent à dompter de tels chevaux, ils pourront manier facilement les autres. J'ai fait comme eux : voulant vivre dans la société des hommes, j'ai pris cette femme, sûr que, si je la supportais, je m'accommoderais facilement de tous les caractères. » On trouva que ce propos ne manquait pas de pertinence. " (Le Banquet II, 10 trad. de Emile Chambry 1954)
Hypothèse: Diogène, en recopiant Xénophon, y a mis un peu du sien, ce qui fait un texte guère cohérent mais que Michel Narcy aurait rendu cependant avec exactitude. Diogène aura eu au moins le mérite de me faire penser à Socrate dans des situations tout à fait inhabituelles.

Commentaires

1. Le mercredi 21 avril 2010, 19:05 par socrateplaton73
Socrate at-il peur des gens?
Est-il intilligent
2. Le mercredi 21 avril 2010, 19:43 par philalèthe
Ce sont plutôt les autres qui semblent avoir été intimidés par lui.
Quant à son intelligence, elle n'est jamais mise en doute !

mardi 25 octobre 2005

Socrate ou la représentation comme modèle du modèle.

Si j'en crois Diogène, Xanthippe frappait Socrate, qui refusait de rendre les coups. Ce qui m'intéresse, c'est la raison qu'il invoque:
" Une fois que, sur la place publique, elle l'avait dépouillé de son manteau, ses disciples lui conseillaient d'user de ses mains pour se défendre: "Oui, par Zeus, dit-il, pour que, pendant que nous échangeons des coups, chacun de vous dise: "Bravo, Socrate !", "Bravo, Xanthippe!" (II, 37)
La scène confine au burlesque mais ce que j'en retiens, c'est que Socrate ne veut pas donner aux autres le spectacle d'un combat où les jeux ne sont pas faits. Socrate ne doute pas de sa capacité de répondre mais de son aptitude à l'emporter. La violence est refusée comme occasion de mettre Socrate à égalité avec Xanthippe.Il préfère l'emporter moralement en endossant gaillardement le rôle honorable de la victime. Mais qu'il y ait eu volonté de dominer chez Socrate, la suite du texte le met peut-être en évidence:
" Il avait commerce (''je dois ici citer la précieuse et ô combien embarrassante note de Michel Narcy: " Suneinai a certes une acception plus large, mais la comparaison avec les cavaliers montant des chevaux fougueux invite à en souligner ici la connotation explicitement sexuelle'"'), disait-il, avec une femme acariâtre, tout comme les cavaliers avec les chevaux fougueux. "Eh bien, dit-il, tout comme eux, une fois qu'ils les ont domptés, maîtrisent facilement les autres, moi, de même, qui ai affaire à Xanthippe, je saurai m'adapter aux autres humains." (ibid.)
Certes la fréquentation de l'épouse a encore valeur d'exercice comme dans la pratique de la patience mais ici l'accent est clairement mis sur la domestication, si on peut dire, de Xanthippe. Tout se passe donc comme si la femme était le premier adversaire à dominer et celui qui en même temps assure des victoires à venir. Que l'occasion de la mise au pas soit l'acte sexuel (qui d'ailleurs tiendrait ici presque du viol) en rajoute à l'étrangeté de ce passage qui ne cadre pas du tout avec l'image canonique de Socrate. On peut cependant comprendre le texte autrement: de même que les cavaliers qui ont dompté des chevaux fougueux savent facilement s'y prendre avec les autres chevaux, de même Socrate qui a su comment supporter Xanthippe, la Pénible par excellence, saura supporter les autres humains. Mais la référence à l'acte sexuel s'intègre mal avec cette hypothèse de lecture, à moins de supposer que c'est Socrate qui est dominé sexuellement. Pourquoi pas finalement ? Robert Genaille en ne traduisant pas suneinai évite l'ambiguité et rend le texte plus correct:
"Il disait qu’il en était des femmes irascibles comme des chevaux rétifs. Quand les cavaliers ont pu dompter ceux-ci, ils n’ont aucune peine à venir à bout des autres. Lui-même, s’il savait vivre avec sa femme, en saurait beaucoup plus aisément vivre avec les autres gens."
A dire vrai, si on se rapporte au texte de Xénophon qui semble avoir été la source même de Diogène Laërce, il faut en conclure que la traduction conforme au sens de l'original est cette fois celle de Robert Genaille. Qu'on en juge:
" Comment se fait-il donc, Socrate, demanda Antisthène, si tu as cette opinion, que tu n'instruises pas Xanthippe et que tu t'accommodes de la plus acariâtre des créatures qui existent, je dirai même qui ont été ou qui seront jamais? — C'est que, répondit Socrate, je vois que ceux qui veulent devenir de bons écuyers se procurent non pas les chevaux les plus dociles, mais des chevaux fougueux, persuadés que s'ils parviennent à dompter de tels chevaux, ils pourront manier facilement les autres. J'ai fait comme eux : voulant vivre dans la société des hommes, j'ai pris cette femme, sûr que, si je la supportais, je m'accommoderais facilement de tous les caractères. » On trouva que ce propos ne manquait pas de pertinence. " (Le Banquet II, 10 trad. de Emile Chambry 1954)
Hypothèse: Diogène, en recopiant Xénophon, y a mis un peu du sien, ce qui fait un texte guère cohérent mais que Michel Narcy aurait rendu cependant avec exactitude. Diogène aura eu au moins le mérite de me faire penser à Socrate dans des situations tout à fait inhabituelles.

Commentaires

1. Le mercredi 21 avril 2010, 19:05 par socrateplaton73
Socrate at-il peur des gens?
Est-il intilligent
2. Le mercredi 21 avril 2010, 19:43 par philalèthe
Ce sont plutôt les autres qui semblent avoir été intimidés par lui.
Quant à son intelligence, elle n'est jamais mise en doute !

mardi 18 octobre 2005

Socrate et Xanthippe (2)

Si j'en crois Diogène, Xanthippe frappait Socrate, qui refusait de rendre les coups. Ce qui m'intéresse, c'est la raison qu'il invoque:
" Une fois que, sur la place publique, elle l'avait dépouillé de son manteau, ses disciples lui conseillaient d'user de ses mains pour se défendre: "Oui, par Zeus, dit-il, pour que, pendant que nous échangeons des coups, chacun de vous dise: "Bravo, Socrate !", "Bravo, Xanthippe!" (II, 37)
La scène confine au burlesque mais ce que j'en retiens, c'est que Socrate ne veut pas donner aux autres le spectacle d'un combat où les jeux ne sont pas faits. Socrate ne doute pas de sa capacité de répondre mais de son aptitude à l'emporter. La violence est refusée comme occasion de mettre Socrate à égalité avec Xanthippe.Il préfère l'emporter moralement en endossant gaillardement le rôle honorable de la victime. Mais qu'il y ait eu volonté de dominer chez Socrate, la suite du texte le met peut-être en évidence:
" Il avait commerce (''je dois ici citer la précieuse et ô combien embarrassante note de Michel Narcy: " Suneinai a certes une acception plus large, mais la comparaison avec les cavaliers montant des chevaux fougueux invite à en souligner ici la connotation explicitement sexuelle'"'), disait-il, avec une femme acariâtre, tout comme les cavaliers avec les chevaux fougueux. "Eh bien, dit-il, tout comme eux, une fois qu'ils les ont domptés, maîtrisent facilement les autres, moi, de même, qui ai affaire à Xanthippe, je saurai m'adapter aux autres humains." (ibid.)
Certes la fréquentation de l'épouse a encore valeur d'exercice comme dans la pratique de la patience mais ici l'accent est clairement mis sur la domestication, si on peut dire, de Xanthippe. Tout se passe donc comme si la femme était le premier adversaire à dominer et celui qui en même temps assure des victoires à venir. Que l'occasion de la mise au pas soit l'acte sexuel (qui d'ailleurs tiendrait ici presque du viol) en rajoute à l'étrangeté de ce passage qui ne cadre pas du tout avec l'image canonique de Socrate. On peut cependant comprendre le texte autrement: de même que les cavaliers qui ont dompté des chevaux fougueux savent facilement s'y prendre avec les autres chevaux, de même Socrate qui a su comment supporter Xanthippe, la Pénible par excellence, saura supporter les autres humains. Mais la référence à l'acte sexuel s'intègre mal avec cette hypothèse de lecture, à moins de supposer que c'est Socrate qui est dominé sexuellement. Pourquoi pas finalement ? Robert Genaille en ne traduisant pas suneinai évite l'ambiguité et rend le texte plus correct:
"Il disait qu’il en était des femmes irascibles comme des chevaux rétifs. Quand les cavaliers ont pu dompter ceux-ci, ils n’ont aucune peine à venir à bout des autres. Lui-même, s’il savait vivre avec sa femme, en saurait beaucoup plus aisément vivre avec les autres gens."
A dire vrai, si on se rapporte au texte de Xénophon qui semble avoir été la source même de Diogène Laërce, il faut en conclure que la traduction conforme au sens de l'original est cette fois celle de Robert Genaille. Qu'on en juge:
" Comment se fait-il donc, Socrate, demanda Antisthène, si tu as cette opinion, que tu n'instruises pas Xanthippe et que tu t'accommodes de la plus acariâtre des créatures qui existent, je dirai même qui ont été ou qui seront jamais? — C'est que, répondit Socrate, je vois que ceux qui veulent devenir de bons écuyers se procurent non pas les chevaux les plus dociles, mais des chevaux fougueux, persuadés que s'ils parviennent à dompter de tels chevaux, ils pourront manier facilement les autres. J'ai fait comme eux : voulant vivre dans la société des hommes, j'ai pris cette femme, sûr que, si je la supportais, je m'accommoderais facilement de tous les caractères. » On trouva que ce propos ne manquait pas de pertinence. " (Le Banquet II, 10 trad. de Emile Chambry 1954)
Hypothèse: Diogène, en recopiant Xénophon, y a mis un peu du sien, ce qui fait un texte guère cohérent mais que Michel Narcy aurait rendu cependant avec exactitude. Diogène aura eu au moins le mérite de me faire penser à Socrate dans des situations tout à fait inhabituelles.

Commentaires

1. Le mercredi 21 avril 2010, 19:05 par socrateplaton73
Socrate at-il peur des gens?
Est-il intilligent
2. Le mercredi 21 avril 2010, 19:43 par philalèthe
Ce sont plutôt les autres qui semblent avoir été intimidés par lui.
Quant à son intelligence, elle n'est jamais mise en doute !

lundi 17 octobre 2005

Socrate et Xanthippe (1)

Je passe donc désormais au prestigieux disciple d'Archélaos, Socrate. Vu que nous disposons des textes de Platon et de Xénophon, que Diogène Laërce avait lui-même lus, ce que mon compilateur préféré a écrit sur le maître de Platon n'a donc rien de surprenant. Restent quelques sources d'étonnement. Voici la première. Il est généralement bien connu que la Pythie (prêtresse d' Apollon à Delphes) avait dit en réponse à une question de Chéréphon, disciple de Socrate, que "de tous les hommes sans exception, Socrate est le plus sage" (II, 37). Si elle ne donne pas de raisons, il n' est à première vue pas difficile d'en trouver dans la conscience qu' avait Socrate de ne pas être sage, sa nescience le mettant ainsi sur la voie de la recherche de la Vérité. Cela revient à dire que le vrai sage est finalement le philosophe car il est certain de ne pas être sage. Mais Diogène, lui, donne une autre explication de cette attribution à Socrate du titre de sage. Elle est en relation avec Xanthippe, la première femme de Socrate, la seule à être entrée dans la légende philosophique. Xanthippe se conduisait fort mal avec son mari, ne se contentant pas de l'injurier mais l'arrosant aussi. Or, ce qui fait la sagesse de Socrate, c'est qu'il transforme sa femme en phénomène naturel:
"Ne disais-je pas que Xanthippe en tonnant ferait aussi la pluie ?" (II, 36)
L'autre identification revient au même, bien qu'il s'agisse cette fois d'artefacts et non plus de phénomènes météorologiques:
" A Alcibiade, qui disait que Xanthippe, quand elle l'injuriait n'était pas supportable, "Pourtant moi, dit-il, j'y suis habitué, exactement comme si j'entendais continuellement des poulies ; et toi, d'ailleurs, dit-il, tu supportes les oies quand elles crient ? L'autre lui répondant: "Mais elles me donnent des oeufs et des oisons", "Moi aussi, dit-il, Xanthippe me donne des enfants." (II, 36-37)
Pour supporter Xanthippe, Socrate a la force d'imaginer que ses comportements intentionnels ne le sont pas et qu'elle ne le vise pas plus que la foudre qui le frapperait. Il y a peut-être un historique de la transformation par les philosophes des femmes en mécaniques insensées. Je pense entre autres à ce propos d' Alain daté de 1923, dirigé contre la psychanalyse et identifiant le cri d'une femme à un "cri de poulet mort" :
"Quand on appuie vivement sur la poitrine d'un poulet plumé et paré, et enfin mort à n'en point douter, on produit un cri d'angoisse de poulet qui est assez étonnant; mais croyez-vous que cette femme qui pousse un cri de surprise pense davantage ? Ce sont les muscles subitement réveillés et tendus qui resserrent vivement la poitrine."
Laissant de côté tout le parti qu'une lecture féministe pourrait faire de ces textes qu'il n'est pas forcément faux d'associer à une mysoginie philosophique, cette attitude socratique me semble en partie reprise par les stoïciens quand, à défaut de pouvoir modifier les hommes, ils décident de les supporter. Ainsi Marc-Aurèle a dans le même esprit recours à un arbre fruitier:
" De telles choses, par le fait de tels hommes (il se réfère aux méchants et à leurs méchancetés), doivent naturellement se produire ainsi, par nécessité. Ne pas vouloir que cela soit, c'est vouloir que le figuier soit privé de son suc." ´(Pensées pour moi-même livre IV , VI, trad. Meunier)
On remarque qu'à la différence du cri du volatile écrasé, autant la pluie que la poulie et le figuier sont utiles. Ce que Socrate d'ailleurs met en relief: cette femme orageuse et grinçante produit des enfants. Marc-Aurèle ira jusqu'à soutenir que le monde a besoin de ces gens insensés qui semblent troubler l' ordre du monde alors qu'ils en sont une des manifestations. Concluons: c'est pour récompenser la transformation imaginaire qu'il opère chaque jour sur son épouse que la Pythie glorifie Socrate du nom de sage. D'où cette définition: est sage quiconque est en mesure de faire comme si les comportements humains nuisibles avaient seulement des causes et pas de raisons. Mais nous verrons bientôt que Socrate n'a pas qu'une manière de s'y prendre avec sa mégère...
17 octobre 2005 | Lien permanent | Commentaires (0)
15 octobre 2005

Commentaires

1. Le jeudi 19 avril 2012, 13:24 par soumad
je trouve sa bien dommage que vous ne donner aucune description de la vie des trois fils (exemple=leur métier,age,si ils sont mariés...)

samedi 15 octobre 2005

Digression n°5 : le truc pour devenir sage ?

Un internaute peut-être égaré est à la recherche de la recette de la sagesse. Je crains de renforcer son égarement: il n'y en a pas. D'abord, ce que j'appelle sagesse n'est pas un état observable mais un idéal. Le sage est juste l'idéal des philosophes (du moins de certains d'entre eux car d'autres s'en moquent à tire-larigot). Ensuite, par définition, une recette est un procédé qu'on peut appliquer machinalement, même si ce n'est pas le cas la première fois qu'on la suit. Enfin elle est diffusable et applicable universellement, pourvu qu'on s'y attelle (je peux faire à Pékin la recette de la tarte Tatin). On me dira que Michel Foucault a parlé de techniques de soi pour désigner les moyens qu' ont inventés les philosophes antiques pour se transformer dans le sens de la sagesse. Bien sûr mais de telles techniques reviennent à des ordres qu'on se donne à soi-même et aux autres éventuellement ( comme, par exemple, "vis dans le présent, ne pense pas tout le temps à l'avenir" ) sans que personne ne puisse assurer que chacun est en mesure grâce à elles de se transformer dans le sens désiré (ce qui ne veut pas dire que personne n'est en mesure de le faire). Il me semble plutôt que les philosophes en question ne cessent jamais d'appliquer ces techniques et que la vie philosophique en ce sens-là ne dépasse pas cet effort constant et difficile d' améliorer celui qu'on est. L'oeuvre de Marc-Aurèle n'est qu' un ensemble de règles qu'il se propose de suivre et dont le lecteur d'hier et d'aujourd'hui peut s'inspirer. Pas plus qu'on ne pourra inventer des pilules qui rendent sage (qu'on ne me parle pas des antidépresseurs ou des anxiolytiques !), on ne découvrira des "kits mentaux" permettant d'atteindre la béatitude.

Commentaires

1. Le jeudi 20 avril 2006, 00:03 par Astrid (qui parcoure le site avec intérêt...)
=) ! Au moins, nous sommes fixés.
2. Le lundi 1 mai 2006, 20:43 par Astrid (qui parcourt le site avec intérêt...)
qui parcourt <<<
3. Le lundi 1 mai 2006, 22:14 par philalethe
Quelle pointilleuse vous faites !
4. Le mardi 12 septembre 2006, 02:59 par Climaticus
Quand on parle du désir du philosophe d'aquérir cet état idéal de l'âme que serais-ce la sagesse, je pense irrémédiablement aux thèses philosophiques de Socrate que je reconnait dans "le Phédon" de Platon.

Socrate considère que le véritable philosophe est celui qui ce prépare pour mourir. Celui qui n'accède pas par la pensée au savoir du philosophe serait alors incapable de mourir et son âme serait condamnée, aprés la mort du corps, à érrer sur terre ou peut être à se réincarner dans des corps d'animaux. Il mourrirait pas totalement puisqu'il n'aurait pas réussit à séparer à travers de la pensée son âme du corps. Par contre, le véritable philosophe, lui libère son âme du corps et à travers de la mort de celui-ci, son âme s'élève et accède à la vérité. La mort, pour Socrate, serait un état de réussite de l' âme et un synonime de vérité.

Ma thèse est donc la suivante:

L'homme sage est celui dont l'âme accède à la vérité, donc c'est un homme mort. Alors tout philosophe véritable mort est un homme sage. Comment peut-on dire que la pilule qui donne accés à la sagesse n'existe pas? Il suffit de pensée pendant toute la vie sur la véritable éssence de toute les choses (comme l'aurait fait Socrates) pour devenir sage. Aprés la mort bien sur. Il faut méditer, puis mourir. Voilà la formule sécrète. Ce n'est pas difficile du tout et il est impossible de démontrer que Socrate ne soit pas dans ce moment un homme sage. Aucun neurologue ne sait sonder la vériter. Au moin pendant qu'il est vivant.

vendredi 14 octobre 2005

Digression n°4 : le philosophe dit-il la vérité ?

On me demande si le philosophe dit la vérité. Si dire la vérité signifie dire ce qu'on pense être vrai, généralement le philosophe dit la vérité, même si à certaines époques et à certains endroits il doit la taire ou la dire discrètement sous une forme qui la rend presque invisible. Si dire la vérité c'est dire ce qui est vrai, le philosophe bien sûr y prétend, même le sceptique quand il dit qu'il ne sait pas s'il la possède ou pire si elle existe. Mais il y a manière et manière de dire la vérité. Dans une lettre, Descartes ne la dit pas comme il le fait dans un traité ou dans une méditation où moment même où il la découvre. Lucrèce la dit en vers tandis que Spinoza la formule en imitant le géomètre. Platon la dit sous la forme plaisante de l'allégorie ou plus directement au moment d'expliquer les mythes qu'il invente. On dira bien sûr que les oeuvres philosophiques ne sont pas les pièces d'un puzzle constitué patiemment au cours des millénaires et s'appelant la Vérité. En effet la vérité cartésienne n'est pas la vérité marxiste qui n'est pas la vérité kantienne. Mais on aurait tort de penser que chaque philosophe est en querelle avec tous les autres. Parler de guerre dramatise encore plus les choses. Il est certain que parmi ses contemporains et ses prédécesseurs proches et lointains le philosophe se choisit des amis et aussi des ennemis. Mais il en connaît aussi beaucoup par ouï-dire ou pas du tout. Rien d'étonnant car celui qui passe sa vie à lire les philosophes pour finalement prendre position n'arrive jamais au but et ne devient jamais philosophe, d' où entre eux quelquefois ces coups de griffes hargneux et pas toujours mérités ou ces éloges excessifs et qui rendent mal justice. Le jeune lecteur voudrait savoir qui a raison finalement. On lui dira que c'est à lui de le déterminer en les lisant et en les confrontant, que cela prend des années, voire des décennies et qu'il n'est pas exclu qu' il n'arrive pas au but. Se faire une idée dépend de ses forces mais aussi des hasards des lectures et des rencontres. Notre époque n'aime peut-être pas la lenteur et réglera quelquefois la difficulté en disant qu'ils ont tous tort ou tous raison. La première position relève d'une grande immodestie car pour la défendre il faudra prétendre détenir la vérité tant recherchée, seule capable de fonder la dénonciation de leurs erreurs. Quant à dire qu' ils ont tous raison alors qu'ils se contredisent quelquefois, cela revient à affirmer qu'il n' y pas de vérité et donc comment prétendre qu' on a raison de leur donner à tous raison !

Commentaires

1. Le mardi 12 septembre 2006, 04:54 par Climaticus
Et que dire si l' on pense que la vérité est un concepte inventé pour répondre à un désir inné de conciliation du scepticisme humain (c'est à dire du doute) avec l'expérience consciente (c'est à dire réfléxive) du monde?

Dans ce cas la vérité serait une sorte de mensonge nécessaire et pas un concepte qu'on peut accépter ou refouler quand l'on veut. Par contre, la nature de la vérité serait comprise. Ce serait tout simplement un idéal philosophique de connaissance absolue de tout.
D'aprés cette explication l'on pourrait pas dire que je détient la vérité, mais tout simplement que je comprend une nécessité humaine.

Aprés tout, la lecture de la philosophie peut nous réveler d'autres choses que la vérité. Elle peut nous expliquer par exemple l'attitude et le comportement des hommes face aux inquiétudes existencielles, ou peut nous aider à distinguer la multiplicité des formes que peut prendre l'expérience du monde dans l'imaginaire humain et la multipliciter des comportements des sociétés humaines.
La philosophie nous aide à comprendre par le mécanisme de la réflection et l'imagination le propre mécanisme de la réflection et de l'imagination.

Ne serait-ce pas la philosophie la meilleure méthode psychologique pour connaître l'âme humaine? Ne serait-ce peut être pas la seule?

mercredi 12 octobre 2005

Archéalos, un amant très ordinaire.

L'élève a éclipsé le maître. Qui en effet a entendu parler d'Archélaos, disciple d'Anaxagore et maître de Socrate ? Diogène Laërce lui consacre bien peu de lignes. Je ne suis pas surpris d'y retrouver les préoccupations cosmologiques de tous les philosophes milésiens. Ignorant le concept de matière, bien plus tardif et d'origine aristotélicienne, Archélaos est pourtant à nos yeux bien matérialiste quand il explique la genèse de l'humanité:
" Les êtres vivants sont engendrés à partir de la terre, quand elle est chaude et qu'elle émet une boue qui, se rapprochant du lait, est comme un aliment; c'est bien de cette façon qu'elle a fait aussi les hommes." (II, 17)
Terre nourricière au sens propre. Etrange conception à la fois si fantaisiste et si proche au fond de notre vérité scientifique, en ce qu'elle procède, semble-t-il, d'une volonté de ne pas chercher ailleurs que dans un processus immanent l'origine de l'homme. Finalement c'est un texte du néoplatonicien Porphyre qui retient mon attention:
" On disait de Socrate qu'alors qu'il était enfant il ne se comportait pas bien et était indiscipliné (...) A l'âge de dix-sept ans, il fut l'objet des soins d'Archélaos, l'élève d'Anaxagore, qui disait en être épris. Socrate ne cessa pas de rencontrer et de fréquenter Archélaos et resta auprès de lui durant de longues années. C'est ainsi qu'Archélaos le convertit aux préoccupations philosophiques." (Histoire de la philosophie, fgm. 12, éd. Nauck, 11, 23)
Le Suda, lexique anonyme écrit 7 siècles après, appelle, lui, un chat un chat:
"Aristoxène (philosophe aristotélicien de la fin du 4ème siècle av. JC) dit que Socrate suivit d'abord l'enseignement d'Archélaos. Il en fut d'ailleurs le mignon."
Je ne peux pas ne pas penser au Banquet, quand l'élève de Socrate, Platon, oppose à la relation pédérastique un parcours initiatique où l'amour d'un beau corps n'est que le point de départ vite dépassé d'une élévation spirituelle aboutissant à la contemplation de l'essence même de la Beauté. Mais Socrate, dans l'esprit de ceux qui imaginent sa vie, n'a pas la place de ce jeune aimé dont l'amant doit vite se défaire pour étendre son désir aux beaux corps en général. Ici il est juste le mignon d'un amant éclairé : en échange d'une éducation, il abandonne son corps aux désirs d'Archélaos. Il illustre parfaitement un des éléments de la relation dont Pausanias dans le Banquet fait l'éloge. Inspirée par l'Aphrodite céleste, elle se distingue de celle que commande l'Aphrodite vulgaire où l'adulte ne vise qu'a consommer sans fin les corps des jeunes garçons:
" Si l'on désire se mettre au service de quelqu'un dont on escompte quelque progrès en sagesse ou en toute autre partie de la vertu, cette servitude, volontaire, n'a rien de honteux ni de vil (...) Si en effet l' amant (entendez l'adulte) et l'aimé (entendez l'adolescent) se font chacun une loi, le premier de payer les faveurs du second d'autant de services qu'il est licite, et le second de marquer sa reconnaissance à celui à qui il doit sagesse et vertu en l'obligeant dans une mesure égale, si le premier sait apporter sa dot d'intelligence ou de vertu et que le second ressente vraiment le besoin d'améliorer son éducation et ses connaissances, alors, en ce point de coïncidence et en ce point seul, il peut y avoir quelque beauté à se donner à un amant; autrement il n'en est rien." (184 cde trad. Philippe Jaccottet)
Finalement Socrate et Archélaos ont formé un couple bien ordinaire. Le désir de l'un vise ce que possède l'autre. On est loin de ce qui, venant de la bouche de Diotime, s'exprimera à travers la parole de Socrate: la sublimation du désir sexuel à la hauteur de ce qu'on appellera bien plus tard la métaphysique.

mardi 11 octobre 2005

Digression n°3 : de qui dépend le bonheur ?

Elien, sophiste grec qui enseigna la rhétorique à la fin du IIème siècle, rapporte dans ses Histoires variées qu' "on ne vit jamais., dit-on, Anaxagore de Clazomènes rire ni même ébaucher un sourire." Il semble sur ce point avoir déteint sur son élève Euripide, si l'on en croit Alexandre d'Étolie, poète alexandrin du IIIème siècle avant J.C:
"L'élève sérieux du noble Anaxagore Se refusait à rire et même à plaisanter Après un coup à boire" (cité par Aulu-Gelle, Nuits attiques, XV, 20)
Cette impassibilité ne sera guère imitée par la postérité. Même les stoïciens ne condamneront le rire que s'il est emporté et traduit donc une perte de la maîtrise de soi. Epictète écrit dans le Manuel:
" Que le rire ne soit pas prolongé, ni à tout propos, ni sans retenue" (33, 4, trad. Hadot)
Le stoïcien rira à l'occasion d'une plaisanterie de bon goût ou par moquerie, mais la bonne, celle qui indique le bon chemin à celui dont on se moque. Quant à l'épicurien, je l'imagine mal ne pas rire avec ses amis, même si c'est plus difficile de préciser de quoi les épicuriens peuvent rire entre eux. D'eux-mêmes, quand l'un se laisse aller à glisser vers la foule ? Le rire encore comme douce et aimable correction. Des égarés ? Peut- être, à condition que ce rire soit pur de toute haine et de tout mépris. Les cyniques, eux, je les entends rire d'ici, de ce rire ravageur et forcé par lequel ils signalent à la cantonnade les tares qu'ils dénoncent ou se glorifient des comportements excentriques dont les autres se gaussent. Restent les sceptiques. Ils rient comme tout le monde, avec l'arrière-pensée que ce n'est pas drôle dans l'absolu mais qu'ils n'ont finalement pas de bonnes raisons de ne pas rire. C' est un rire qui s'éteint vite car ils ne se racontent pas d'histoire sur le risible. Ils savent trop bien que ce n'est qu'une affaire de perspective.

dimanche 2 octobre 2005

Digression n°2 : qu'est-ce qu'un philosophe ?

C'est encore un internaute aux abois qui me donne aujourd'hui l'occasion de cette seconde digression. Un certain usage dans les lycées et collèges veut qu'on appelle "historiens" les professeurs d'histoire, "naturalistes" les professeurs de SVT etc. Si c'est flatteur pour les enseignants concernés, c'est tout de même généralement faux. Un historien est celui qui écrit des livres d'histoire et non celui qui transmet les connaissances historiques à partir d'eux. Faut-il donc en conclure que c'est abusif aussi d'appeler philosophe un professeur de philosophie ? Mais qu'est-ce qu'un philosophe ? Si étymologiquement c'est quelqu'un qui aime la sagesse et s'efforce d'y tendre, aujourd'hui une telle définition pourrait éveiller sinon un rire franc, du moins une ironie soutenue. La tranquillité de l'âme (ataraxia) n'est-elle pas, dira-t-on, une valeur archaïque qui correspondrait à une conception démodée de l'esprit ? Après Freud, que vaudrait Epictète ? Je ne partage pas cette opinion qui renvoie aux curiosités historiques l'amour de la sagesse mais faut-il pour autant penser que seuls les professeurs de philosophie sont en ce sens philosophes ? Croyez-moi ! On doit être bien éloigné de la corporation pour ne serait-ce que poser la question sans pouffer de rire. On pensera plutôt que le métier d'enseignant de philosophie n'est ni une condition suffisante ni une condition nécessaire d'une vie sage. Sera philosophe en ce sens-là toute personne qui prend la vie avec philosophie. On voudra dire avec mesure et détachement, sans trembler et sans espérer ridiculement non plus. Bien sûr cette manière de vivre sent son stoïcien ou son épicurien, mais l'expérience semble prouver qu'il n'est pas utile d'avoir lu les oeuvres pour vivre comme ces modèles. Cependant il semble quand même qu'on ne pourrait dire d'un indifférent né qu'il est philosophe. Il faut qu'on sente sinon le training, du moins une résistance vaincue, celle des élans et des fièvres. Ainsi donc les philosophes ne sont pas nécessairement à l'école, en tout cas pas toujours du côté des maîtres qui peuvent même quelquefois prendre des leçons en regardant certains de leurs élèves... Il y a toutefois une autre définition de philosophe: on désigne ainsi l'auteur d'une oeuvre philosophique, quelle que soit la vie menée. Bien sûr la difficulté est alors de cerner ce qu'on appelle une "oeuvre philosophique". Les professeurs de philosophie nommeront "oeuvre philosophique" un ensemble de textes qui décrivent sous un jour nouveau la réalité humaine dans sa totalité. L'innovation sera non seulement la formulation de thèses inédites et donc généralement mal comprises par les contemporains, enclins à parler de l'homme comme en parlaient les philosophes d'avant, mais aussi la mise en avant de concepts qui seront quelques mots (nouveaux ou anciens) auxquels le philosophe donne un sens bien à lui, même si sa finalité est de rendre compte de ce que sont les hommes en réalité. Ainsi défini, le philosophe est majeur (Platon, Descartes, Kant etc - ce sont des philosophes qui ont été, sont ou seront un jour au programme des concours permettant de devenir professeur de philosophie) ou mineur (Gabriel Marcel, Jules Lequier, Maine de Biran etc - ce sont des philosophes qu'on mentionne moins souvent en cours, mais auxquels on consacre moult thèses et articles). Le critère qui départage les uns et les autres est généralement l'impact de l'oeuvre sur la postérité. En ce sens, les professeurs de philosophie sont rarement des philosophes, même si les philosophes contemporains sont quasi toujours des enseignants. Ceci dit, les professeurs de philosophie sont, comme les philosophes dont je viens de parler, des chercheurs de vérité. Le cours qu'ils écrivent correspond à une entreprise de clarification qui mobilise leur culture dans le but d'apporter non seulement une connaissance mais aussi une élucidation des problèmes philosophiques. A l'image des philosophes (petits et grands), ils travaillent à partir d'un héritage de problèmes, de thèses et de concepts dans lequel ils introduisent un ordre qui vise à l'universalité même s' il se transforme avec la vie, les lectures, les échanges et aussi les questions des élèves. Ce n'est donc pas pure flatterie de donner au professeur de philosophie le titre de philosophe. Plagiant un méchant titre d'un livre autrefois consacré à rabaisser Albert Camus, on dira de tout professeur de philosophie qu'il est un philosophe pour classes terminales. Et ce n'est pas rien.