dimanche 15 janvier 2006

Quatre petits matchs entre Stilpon le Mégarique et Cratès le Cynique.

A Arlette M., fidèle lectrice de 7h du matin
Stilpon était simple, sans affectation et bien disposé envers les gens ordinaires », écrit Diogène Laërce (II, 117). Dois-je en conclure qu’il était retors, affecté et mal disposé envers les gens extraordinaires ? C’est la question que je me pose à lire les quatre anecdotes qui le mettent en scène face à Cratès. 1) « Un jour que Cratès le Cynique, au lieu de répondre à la question qu’il lui posait, avait lâché une pétarade, Stilpon lui dit : « Je savais bien que tu dirais tout sauf ce qu’il faut » » (ibid.) Certes quand un cynique lâche des gaz, c’est moins un indice de flatulences intestinales qu’une marque de provocation. Il arrive en effet au cynique non de péter en parlant (que c’est banal) mais de parler par pets. On se souvient même (cf. note du 06/03/05) que Cratès avait pratiqué la pédagogie du pet avec son beau-frère, Métroclès de Maronée, mort de honte d’ « avoir lâché un pet au beau milieu d’un exercice oratoire » (VI, 94). Stilpon est donc à la hauteur de Cratès quand il identifie le bruit déplacé à un hors sujet mais le surpasse, en constatant par là même, son incapacité à répondre à la question. A malin, malin et demi : il semble que c’est le grand principe qui régit les rencontres philosophiques dans ces histoires rapportées par Diogène. Cratès n’a d’ailleurs pas plus de chances quand c’est lui qui pose la question, comme on va le voir ! 2) « Un jour que Cratès lui tendait une figue sèche tout en lui posant une question, Stilpon prit la figue et la mangea. Cratès dit alors : « Par Héraclès, j’ai perdu la figue ». « Pas seulement la figue, dit Stilpon, mais aussi la question dont la figue était le gage. » (II, 118). On se demandera quelle peut bien être la question. Marie-Odile Goulet-Cazé suggère que c’est n’importe quelle question, assez difficile, il faut ajouter, pour qu’on mérite une figue si on en trouve la réponse. La figue une fois mangée, plus besoin pour Stilpon de prendre en compte la question. « Perdre la question », en fait bien étrange expression, voudrait alors dire « poser une question qu’autrui cesse de reconnaître comme étant une question à poser ». J’imagine : Stilpon fait comprendre ainsi à Cratès que les questions qu’il pose ne sont pas intéressantes en elles-mêmes. Si un rien (une figue !) est à la clé, on les prend au sérieux, mais sans ce rien, elles ne valent vraiment rien ! Philippe Muller dans son ouvrage sur Les Mégariques fait l’hypothèse que la question était : « Ce que je tiens dans ma main, est-ce une figue ? » et qu’on peut interpréter ainsi sa consommation par Stilpon : « La réplique du Mégarique, qui mange la figue, signifierait alors l’irréalité de la chose sensible particulière par opposition à l’idée » (p.166) Il faudrait alors imaginer que Cratès, hostile comme tous les cyniques à l’existence des Idées intelligibles, a demandé : « Est-ce la Figue que je tiens dans ma main ? ». Stilpon, faisant disparaître une figue particulière, mettrait alors en relief que demeure la Figue en tant que concept général. Mais quand, quelques lignes plus tard, Diogène Laërce écrit « comme il était très habile en éristique (l’art de se battre avec des arguments), il rejetait même les Idées (bien sûr platoniciennes) », on ne comprend plus. De manière surprenante, les lignes qui suivent immédiatement semblent démentir ce que Diogène vient de soutenir, je veux dire l’anti-platonisme de Stilpon, mais en revanche rendent très crédible l’hypothèse de Muller : « Il allait jusqu’à dire que quand on dit « homme », on ne dit personne (au sens où aucun homme particulier n’est l’Homme, le Concept, l’Idée d’Homme), car on ne dit ni cet homme-ci ni cet homme-là. Par conséquent, ce n’est pas non plus celui-ci (vu ainsi, l’Homme est un concept qu’on pense et ne peut jamais être une personne qu’on rencontre). Ou encore : « le légume » n’est pas ce légume qu’on me montre, car le légume existait il y a plus de dix mille ans. Ce n’est donc pas ce légume-ci (on se rend compte que l’argument pourrait être répété à l’infini en prenant comme point de départ à chaque fois un nouveau nom commun) » (II, 119) 3) « Une autre fois, en hiver, Stilpon vit Cratès qui avait mis le feu à son vêtement. « Cratès, dit-il, tu me sembles avoir besoin d’un manteau neuf ( imatiou kainou), ce qui signifiait (d’un manteau et de jugeote « imatiou kai nou) » (II, 118) Sachant que le Cynique ne possédait qu’un manteau, une besace et un bâton, on peut supposer que Cratès avait approché par mégarde son habit d’un feu. La vacherie stilponienne est donc justifiée. Mais, entreprise à hauts risques ! , je vais ici donner toutes ses chances au Cynique : en fait, s’il brûle son manteau en hiver, c’est pour montrer qu’on peut se passer même de l’indispensable. Ainsi Stilpon n’aurait rien compris à ce triomphe grelottant... Certes, si j’avais raison, on ne comprendrait pas pourquoi « offensé, Cratès le parodia en ces vers : En vérité j’ai vu Stilpon en proie à de méchantes souffrances A Mégare, où se trouve, dit-on, le gîte de Typhôn (jeu de mots sur tuphos : l’orgueil et Tuphoéos : le monstre). C’est là qu’il disputait, avec de nombreux disciples autour de lui. Ils passaient leur temps à courir après la vertu (jeu de mots : tên d arétên et Nikarétên, Nicarète étant la courtisane avec laquelle Stilpon vivait) en changeant les lettres » (II118) Ou l’art de dénoncer par des jeux de mots l’art du jeu de mots ! 4) « On raconte qu’au beau milieu d’un entretien avec Cratès, il courut acheter du poisson. A Cratès qui essayait de le retenir et qui disait : « Tu laisses tomber la discussion ? », Stilpon : « Moi, pas du tout ; la discussion, je la garde, mais c’est toi que je laisse tomber ; car, si la discussion, elle, peut attendre, le poisson, lui, va être vendu » » (II, 119) Le Cynique est battu sur son propre terrain. A grossier, grossier et demi. Mais, en même temps, Stilpon, donnant à un poisson la préférence sur une discussion, aurait pu entendre Cratès lui répliquer : « Tu places donc un animal mort plus haut que la vérité ! »

vendredi 13 janvier 2006

Stilpon ou l'art de la dénonciation détournée.

Stilpon, autre Mégarique et satané piégeur, m’a déjà intéressé en tant que maître de Zénon de Kition, fondateur du stoïcisme (cf. note du 30/03/05) mais j’avais alors laissé de côté quelques anecdotes qui pourtant valent la peine d’être commentées. On sait peut-être que Phidias était considéré dans l’Antiquité comme le plus grand des sculpteurs. Rien de son oeuvre n’a été conservé mais, grâce aux récits de Pausanias qui a eu la chance de les voir, on sait qu’il a réalisé de colossales sculptures représentant Athéna. Stilpon était-il face à celle qu’il fit pour le Parthénon, haute sans son socle de 11,50 m, charpente en bois imputrescible recouverte de plaques d’or et d’ivoire, quand il demanda : « Est-ce qu’Athéna, la fille de Zeus, est un dieu ? » Comme on lui répondait « oui », il reprit : « Mais celle-ci n’est pas de Zeus, elle est de Phidias ». L’autre en convenant, il dit : « Donc ce n’est pas un dieu » (II, 116) Aristote aurait ri et répliqué : « Cher Stilpon, ô Mégarique si ingénieux, ne savez-vous pas que toute chose a quatre causes et que vous confondez dans votre raisonnement cause formelle et cause efficiente ? Phidias est effectivement celui qui a fait la sculpture mais la forme qu’il lui a donnée représente Athéna, fille de Zeus ! » Mais ce n’était pas à Aristote que Stilpon s’adressait, juste à un citoyen grec ordinaire qui perçoit dans l’affirmation non un sophisme mais, à plus juste titre sans doute, un sacrilège : « Cela lui valut d’être convoqué devant l’Aéropage où, loin de nier ce qu’il avait dit, il soutint avoir correctement raisonné. Athéna en effet n’est pas un dieu, mais une déesse ; ce sont les mâles qui sont des dieux. » (ibid.) Je ne vois rien d’autre qu’une piètre reculade dans cette argutie qui respire la mauvaise foi, comme si, sous la menace, Stilpon le malin faisait l’imbécile. En tout cas, les membres de l’Aéropage ne s’y trompèrent pas, qui « lui intimèrent l’ordre de quitter la cité sur-le-champ. » (ibid.) L’anecdote que Diogène rapporte à la suite met en relief que si, à propos de l’Athéna de Phidias, Stilpon faisait semblant de confondre la statue et son modèle, c’était peut-être afin de dénoncer la prosternation devant les idoles : « En tout cas Cratès (le cynique, frère d’un des maîtres de Stilpon, Pasiclès de Thèbes) lui ayant demandé si les dieux se réjouissaient des génuflexions et des prières (lui sait à quoi s'en tenir), on dit que Stilpon fit cette réponse : « Ne m’interroge pas là-dessus en pleine rue, insensé que tu es, mais seul à seul » (II, 117) Théodore l’Athée, le Cyrénaïque (cf. notes des 12-14-15-16/12/05), qui semble avoir malgré son surnom moins visé les dieux que les crédulités humaines, n’a pas perdu l’occasion que, face à Athéna, Stilpon lui offrait de rajouter une touche d’impiété en transformant la déesse en mortelle et en dénonçant peut-être ainsi indirectement l’anthropomorphisme des croyances religieuses ordinaires : « Il lui dit en se moquant : « D’où Stilpon savait-il cela ? Aurait-il retroussé son vêtement et regardé son « jardinet » ? » (ibid.) On se rappelle que Théodore s’y connaissait en la matière car c’est lui qui, coincé dialectiquement par Hipparchia la cynique, lui avait rappelé sa féminité en lui enlevant son manteau (cf. note du 09/03/05). Avec Stilpon, peut-être se vengeait-il du sale tour que ce dernier lui avait joué et qui lui avait valu, à lui l’Athée, l’ironique surnom de Dieu (cf. note du 09-12-05). Mais j’imagine pourtant que Stilpon avait su reconnaître en Théodore un complice déguisé. Diogène Laërce, une fois l’anecdote rapportée, pas coutumier pourtant des jugements comparatifs, sort très inhabituellement de sa neutralité et distribue les compliments : « Ce Théodore était plein d’audace, mais Stilpon, lui, était plein d’esprit » (II, 116) Je ne sais trop s’il vaut mieux avoir de l’audace que de l’esprit. Pour une fois qu'il hiérarchise les philosophes dont il raconte la vie et la doctrine, Diogène ne s'est guère mouillé.

mercredi 11 janvier 2006

Diogène Laërce, un valet de chambre ?

J’aime lire avec soin Diogène Laërce mais je sais qu’il ne faut pas avoir foi en lui. Prenons par exemple le portrait qu’il fait de Diodore d’Iasos, surnommé Cronos comme son maître Apollonios Cronos, lui même auditeur d’Eubulide de Milet. Certes il reconnaît qu´ « il était un dialecticien, qui passe, selon certains, pour être le premier à avoir découvert l’argument voilé et l’argument cornu » (II, 111). Mais, mis à part que le lecteur a appris, quelques lignes avant, que c’est à Eubulide que l’on doit l’invention de ces arguments, Diogène Laërce a fait précéder ce passage d’un épigramme de Callimaque de Cyrène :
« Mômos lui-même écrivait sur les murs : « Cronos est sage »
Ce Mômos est un dieu qui s’est fait chasser de l’Olympe tant il passait son temps à railler ses divins confrères. C’est un moqueur qui ne respecte rien et qui écrit ainsi des graffitis ironiques sur les murs de Iasos (car quand on sait qu’Aphrodite est la seule déesse qui ne tombe pas sous les critiques de Mômos, on ne peut tout de même pas faire l’hypothèse qu’il faut prendre au premier degré un énoncé concernant un simple mortel). Il sait en effet percer à jour et mettre à nu les failles, même s’il reprochait à Héphaistos, alias Vulcain, d’avoir fait l’homme sans laisser une ouverture dans la poitrine, ce qui aurait permis d’y voir directement ses secrètes pensées, comme le rapporte Lucien de Samosate:
« On dit que Minerve, Neptune et Vulcain, disputèrent un jour d'adresse et d'industrie. Neptune forme un taureau, Minerve invente l'art de construire les maisons, et Vulcain donne naissance à l'homme. Ils vont ensuite trouver Momus, qu'ils avaient choisi pour juge. Momus considère l'oeuvre de chacun. Ce qu'il trouve à redire dans les autres oeuvres, nous n'avons pas besoin de le rapporter ici. Quant à l'homme, il blâme Vulcain, qui l'avait bâti, de n'avoir pas placé une petite fenêtre sur sa poitrine, afin qu'en l'ouvrant, tout le monde pût connaître ses désirs et ses pensées, s'il mentait ou s'il disait la vérité. » (Hermotime ou les Sectes trad. de Talbot 1912).
Mais, aux dires de Diogène, Diodore n’est pas seulement l’objet de la dérision de la Dérision faite homme , il est aussi moqué par l’homme à la cour duquel il vit, Ptolémée Sôter, ex-général d’Alexandre et maître de l’Egypte. Sans doute sous les regards mêmes du souverain, Stilpon, autre mégarique, le met au défi de résoudre les embûches dialectiques dont tous ces disciples d’Euclide paraissent avoir été friands. Diodore restant muet, Ptolémée le lui reproche et l’humilie même en l’appelant par son surnom ambigu, Cronos, qui désigne à l’origine le Titan, père de Zeus, célèbre amphibologiquement pour sa subtilité et pour sa folie radoteuse. Si l’on ajoute que Krónos se prononce comme Chrónos (le Temps), on mesure alors les multiples sens de l’inscription murale (« Le Subtil est sage », ce qui est presque une tautologie ; « Le Radoteur est sage », ce qui est une contradiction ironique ; « Le Temps est sage », ce qui met hors jeu Diodore). En tout cas quand Diodore entend Krónos dans la bouche de Ptolémée, il ne doute pas que c’est une condamnation :
« Il quitta alors le banquet, et, après avoir écrit un traité sur le problème posé, de découragement il se suicida » (II, 112)
Encore une fin qui n’a rien de glorieux, quel que soit le sens donné au suicide : doit-on penser que le traité échoue à régler les problèmes posés par Stilpon ou que Diodore est désespéré à l’idée qu’un homme comme lui, en mesure d’écrire un traité si argumenté, soit rabaissé publiquement à cause de sa seule incapacité à solutionner immédiatement ce qui mérite tout un ouvrage pour être éclairé ? Ce qui est certain, c’est que Diodore n’a rien de stoïcien ! Autant un cynique qu’un disciple de Zénon rirait de cet amour-propre mal placé ! Et voilà le bouquet, le clou enfoncé par Diogène le suiveur, qui, encouragé par la triade Callimaque, Mômos et Ptolémée (illustre poète, dieu et roi ont de quoi certes persuader quand ils se liguent contre une victime) participe à la curée avec une grande cruauté :
« Diodore Cronos, lequel parmi les dieux à un funeste découragement t’a contraint, pour que de toi-même tu te sois précipité dans le Tartare, parce que tu n’avais pas résolu les énigmatiques paroles de Stilpon ? Tu t’es bien révélé « Cronos », sans le R et sans le C (soit onos, ce qui signifie l’âne en grec comme le précise précieusement Marie-Odile Goulet-Cazé) » (ibid.)
Et c’est tout ce qu’en dit Diogène Laërce. Et pourtant je lis dans une autre note de la même traductrice :
« Diodore était un philosophe éminent « le seul philosophe de Mégare sur lequel nous ayons conservé un ensemble de textes relativement cohérent et substantiel » (Muller, Les Mégariques, p.51)"
Et de me rappeler Hegel : s’il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre, ce n’est pas la faute du grand homme mais celle du valet de chambre...

mardi 10 janvier 2006

Hommage à un disciple peu chanceux d' Eubulide de Milet.

Vous étiez un philosophe connu pour vos talents dialectiques au point qu’on vous surnommait le Réfutateur, vous avez eu un maître qui a laissé à la postérité des arguments bien embarrassants et vous, vous êtes connu pour vos livres dirigés contre d’autres philosophes eux-mêmes réputés. Alors que vous aviez déjà des disciples et que vous enseigniez dans votre ville natale, vous décidiez de changer de résidence et choisissiez une ville fort prestigieuse et connue de tous pour les jeux qui s’y déroulaient tous les quatre ans. Vos disciples s’étonnèrent et vous demandèrent pourquoi vous ne restiez pas où vous étiez. Vous avez répondu que vous ambitionniez de fonder une école qui porterait le beau nom de la ville que vous aviez élue. J’imagine que c’est alors de bien mauvais gré qu’ils vous ont suivi, car prétextant que les frais d’installation étaient trop coûteux et qu’en plus, du point de vue de la santé, le nouveau lieu n’avait rien d’idéal, ils vous ont laissé tomber et vous êtes resté là tout seul, avec pour unique compagnon un serviteur. Bien sûr, comme il se doit, vu que vous êtes un philosophe antique, tout ce que vous avez écrit a été perdu. On ne sait donc pas grand chose de ce que vous pensiez, vous ne portez guère plus que l’étiquette de l’école à laquelle on vous associe. Vous avez dû avoir des ennemis et vous en aviez d’ailleurs bien besoin pour montrer votre talent à leur clouer le bec mais je doute qu' ils vous en aient vraiment voulu. Je sais en effet que l’un d’entre eux qui vous raillait durement n’a pas hésité à vous rendre service en accompagnant votre épouse lors d’un voyage sur des routes peu sûres où elle craignait d’être attaquée. Si au moins vous aviez eu une de ces morts glorieuses qui sauve une vie de la médiocrité mais non, c’est sans doute une mauvaise infection qui a mis fin à vos jours. Vous l’aviez contractée en nageant dans un fleuve et en vous piquant avec un roseau. Même le plus ingénieux des interprètes ne pourrait rien faire de cette mort-là qui semble condenser toute la contingence et l’absence de sens de nos morts à nous, les obscurs aussi peu illustres au niveau de leur vie que de leur doctrine... Cher Alexinos d’Elis, je vous dis adieu et vous envoie illico sur Internet d’où, peut-être, on vous extraira un jour ou l’autre pour vous faire revivre un peu.

lundi 9 janvier 2006

Eubulide de Milet ou gare aux Mégariques !

Ils portent des noms étranges, on les appelle en effet le Menteur, le Caché, l’ Electre, le Voilé, le Sorite, le Cornu et le Chauve. Non, ce ne sont pas des philosophes antiques mais des arguments destinés à confondre le rival. Leurs inventeurs sont les Mégariques, disciples d’Euclide le Socratique (à ne pas confondre avec le géomètre !) et précisément Eubulide de Milet. Soit le Menteur : « je mens », dit-il. Est-ce vrai ? De le supposer on conclut que l’énoncé est faux car il va de soi que si le menteur dit la vérité, alors il ne ment pas. Puis-je m’en tenir à dire que l’énoncé est faux ? Mais alors le menteur dit la vérité. D’où le vertige du passage incessant du vrai au faux et du faux au vrai. En pratique, le contexte éclaire et rend sensé l’usage d’un jugement qui, en effet dans l’absolu, n’est ni vrai ni faux. Le Caché, l’Electre et le Voilé sont trois versions du même raisonnement : « Connaissez-vous votre père ? –Oui. – Connaissez-vous cette personne voilée ? –Non –Cette personne voilée est votre père. Donc, vous le connaissez et ne le connaissez pas en même temps. » Enfantin : il suffit de remplacer le deuxième « connaître » par « reconnaître » pour dissiper la contradiction. Du coup Electre, qui se tient à côté de son frère Oreste sans pourtant le reconnaître, ne sera plus embarrassée par le mégarique donneur de leçons. Voici maintenant le Sorite ou le Tas, tel que le présente le Dictionnaire des sciences philosophiques (Franck 1843) :
« Un grain de blé fait-il un tas ? – Non – Et deux grains de blé ? – Pas davantage
On insiste en ajoutant chaque fois un seul grain de blé ; et l’adversaire est forcé de convenir, ou que cent mille grains ne font pas un tas ou qu’un tas de blé est déterminé par un grain » (p.495 de la deuxième édition) Le Chauve pose lui aussi le problème de la limite mais en sens inverse : à quel moment devient chauve celui à qui on enlève les cheveux un à un ? Je réalise subitement que cette expérience de pensée pourrait se transmuer en supplice... On se rend compte que le Chauve et le Sorite, à la différence des trois précédents, sont à prendre au sérieux. Les concepts de « chauve » et de « tas », prédicats vagues, ne sont pas toujours d’application facile mais les cas délicats ne sont-ils pas l’exception ? Et d’autre part, pour toutes ces situations limites où le mot ne convient pas vraiment, il y a toutes les périphrases qui, associées au contexte et éclairées par lui, enlèvent toute ambiguïté à ce qu’on dit. Du « chauve potentiel » au « légèrement chauve » en passant par le « à peine chauve » ! Reste le Cornu : on a tout ce qu’on n’a pas perdu, or vous n’avez pas perdu de cornes, donc vous avez des cornes. Ce Cornu, lui, même s’il est déclinable à l’infini, n’est pas vraiment intimidant. On ne peut perdre que ce qu’on a : associé à un objet qu’on ne possède pas, le verbe n’a pas de sens. L’argument n’a donc pas de portée car il contient une phrase absurde. Je ne sais pas vraiment ce que Diogène Laërce pensait des raisonnements eubulidiens car il se contente de les présenter par leur nom comme une série de personnes qu’on connaîtrait seulement par leurs surnoms :
« Le Menteur, le Caché, l’Electre, le Voilé, le Sorite, le Cornu et le Chauve »
Il ne compose sur leur auteur aucune épigramme mais cite tout de même un passage assez ravageur d’un poète comique dont il ne précise pas l’identité :
« Eubulide le disputeur qui interrogeait sur des raisonnements cornus (cornus peut-il valoir pour biscornus ?) Et qui, par ses arguments faux et prétentieux confondait les orateurs, S’en est allé emportant le bavardage rempli de « r » mal prononcés de Démosthène » (II, 108)
A dire vrai, on ne sait trop si Eubulide a eu Démosthène comme disciple ; il semble en revanche avoir polémiqué contre Aristote. A ce propos, le mystérieux D.H. qui vers 1840 signe l’article consacré dans le Dictionnaire des sciences philosophiques à Eubulide de Milet, prend clairement parti en une seule phrase bien sentie :
« Sa vie entière n’a guère été qu’une lutte contre Aristote, lutte à peu près stérile, dans laquelle une logique captieuse essayait de prévaloir contre le bon sens (dois-je en conclure que D.H. était péripatéticien ?) »
Les dernières lignes assènent le coup final :
« Ce second successeur d’Euclide n’est déjà plus pour les anciens eux-mêmes qu’un disputeur infatigable, qu’un sophiste de profession. Quand il s’agit d’un pareil homme, un argument qui permet d’embarrasser un adversaire porte en soi son explication »
Pierre Larousse lui en traite d’une manière qui suggère qu’il n’est peut-être pas tout à fait prétentieux de penser qu’on progresse aussi en philosophie :
« Ces arguments, si subtils aux yeux des Grecs, feraient aujourd’hui hausser les épaules au dernier de nos élèves de logique » (Grand dictionnaire universel du 19e Vol. 7 p.1097)
Mais si je pense aux réactions probables des élèves de Terminale en 2006, je ne me sens pas aussi fondé que Larousse à croire dans le progrès...

samedi 17 décembre 2005

Phédon : on ne juge pas un homme sur son corps.

On connaît Phédon par le dialogue homonyme de Platon. Quant à ce qu’en dit Diogène Laërce, c’est plutôt maigre. Pourtant il est le fondateur de l’école éliaque, du nom de la ville d’Elis, où il est né. Issu d’une famille noble, il est fait prisonnier à l’occasion de la prise de sa cité dans le cadre d’une guerre dont la détermination prête à discussion chez les érudits. Esclave, il est prostitué, ce qui ne l’empêche pas dans ses moments libres d’aller écouter Socrate et discuter avec lui. Il semble que Robert Genaille, ne concevant peut-être pas du tout la possibilité d’une double vie où l’on use tantôt de son corps tantôt de son esprit, traduise erronément :
« (Phédon fut) forcé de vivre dans un lieu de débauche, mais, ayant fermé sa porte et quitté sa maison, il fréquenta Socrate. »
Marie-Odile Goulet-Cazé rend, elle, avec exactitude le partage de sa vie en deux temps :
« (Phédon) fut contraint à rester dans une maison close. Mais quand il en fermait la porte, il participait aux entretiens avec Socrate. » (II, 105)
Que Platon ait donné le nom de Phédon comme titre d’un dialogue où il identifie le corps à une prison de l’âme me paraît, à la lumière de l’anecdote, bien trouvé . A l’image de l’âme qui n’est pas recluse dans le corps, Phédon sort du bordel et médite. Et comme l’âme est un jour définitivement libérée par la mort, Phédon est lui aussi finalement libéré de l’esclavage et donc de la prostitution :
« (Socrate) invita Alcibiade ou Criton à le racheter. De ce moment il put philosopher en homme libre »
Mais que son premier statut ait encouragé l’argument ad hominem, il n’y a là rien d’étonnant :
« Hiéronymos, dans son ouvrage Sur la suspension du jugement, s’attaqua à lui en le traitant d’esclave.»
Ayant précisé la façon dont Phédon est devenu philosophe, Diogène Laërce énumère les différents dialogues qu’on lui attribue en discutant de leur authenticité. Je m’arrêterai à l’un des deux dont il est certain qu’ils sont bien de la main de Phédon : il s’agit du Zopyre. Celui qui donne le nom au dialogue est un physiognomoniste. Je rappelle que la physiognomonie, illustrée au 18e par Lavater et tant appréciée de Balzac, est cette fausse science qui pense pouvoir identifier les traits invisibles de l’esprit à partir de ceux visibles du visage. Comme l’ouvrage de Phédon est perdu, je ne peux pas connaître directement ce qu’il pensait d’un tel savoir. Cependant, indirectement, deux témoignages de Cicéron, l’un extrait du De Fato (sur le destin), l’autre des Tusculanes, éclairent sur le contenu possible du dialogue perdu. Dans l’ouvrage que Cicéron consacre à la dénonciation du fatalisme stoïcien, il rapporte l’analyse que Zopyre aurait faite de l’âme de Socrate à partir de son corps :
« Ne savons-nous pas le jugement que porta un jour de Socrate le physionomiste Zopyre, qui faisait profession de connaître le tempérament et le caractère des hommes à la seule inspection du corps, des yeux, du visage, du front? Il déclara que Socrate était un sot et un niais, parce qu'il n'avait pas la gorge concave, parce que tous ses organes étaient fermés et bouchés; il ajouta même que Socrate était adonné aux femmes; ce qui, nous dit-on, fit rire Alcibiade aux éclats. Les dispositions vicieuses peuvent être produites par des causes naturelles; mais les détruire et les déraciner complètement, à ce point que l'âme où elles régnaient d'abord en soit à jamais affranchie, ce n'est pas là le fait de la nature, mais l'oeuvre de la volonté, de l'énergie, d'une constante discipline.» (5, trad. de Nisard)
Le sens du rire d’Alcibiade est éclairé par le passage suivant des Tusculanes :
« Zopyre, qui se donnait pour un habile physionomiste, ayant examiné (Socrate) devant une nombreuse compagnie, fit le dénombrement des vices qu'il découvrait en lui : et chacun se prit à rire, car on ne voyait rien de tout cela dans Socrate. Il sauva l'honneur de Zopyre, en déclarant que véritablement il était porté à tous ces vices, mais qu'il s'en était guéri avec le secours de la raison. » (IV, 37 trad. de Nisard)
En effet les disciples ne sont pas dupes et n’ont pas encore le soupçon des futurs psychologues des profondeurs. Certes ils ne remettent pas en question la pertinence du diagnostic mais ils séparent radicalement ce qui, dans l’esprit, est de l’ordre du naturel et ce qui en lui est de l’ordre du volontaire. On ne naît pas philosophe, on le devient. Si les disciples, et donc parmi eux Phédon, entourent Socrate jusqu’aux derniers moments, c’est à cause de sa discipline. Virtuellement niais, sot et coureur, il s’est mis, grâce à elle, au-delà de toute opprobre. Apparemment condamné par la nature à s’attacher bêtement aux femmes, il s’est détaché par la volonté de son corps et, par là même, de tous les corps, masculins autant que féminins. C’est sans doute ce que Phédon, revenu à Elis, enseigna, entre autres, à ses propres élèves.

vendredi 16 décembre 2005

Théodore face à la moquerie cynique.

Métroclès de Maronée est un cynique; à vrai dire, la postérité y voit plutôt le frère d’Hipparchia et le beau-frère de Cratès. En effet, même s’il semble avoir été le premier à recueillir par écrit mots fameux et faits et gestes de Diogène, aucune anecdote ne le met, lui, en scène, de manière illustre, sauf sa mort qui, je l’accorde, rachèterait toute vie, même particulièrement médiocre, je veux dire du point de vue de la vie cynique standard
« Il mourut à un âge avancé, s’étant lui-même étranglé » (VI, 95 trad. de Marie-Odile Goulet-Cazé)
Mais si je parle de lui aujourd’hui, c’est parce que je n’oublie pas que Théodore, qui s’était fait coincer par un raisonnement d’Hipparchia, s’en était sorti bassement en lui relevant les jupes, ce qui d’ailleurs, on s’en rappelle, n’avait pas démonté la philosophe cynique . J’imagine donc que le frère a voulu venger la soeur et ça donne :
« On raconte qu’un jour où il passait à Corinthe entraînant avec lui de nombreux disciples, Métroclès le Cynique, qui était en train de laver des brins de cerfeuil, lui dit : « Hé toi, le sophiste, tu n’aurais pas besoin de tant de disciples si tu lavais des légumes ! » A quoi Théodore, en l’interrompant, rétorqua : « Et toi, si tu savais t’entretenir avec les hommes, tu n’aurais pas affaire à ces légumes ! » (II, 102)
Je comprends l’hostilité du cynique vis-à-vis du cyrénaïque : comme lui, il provoque mais au service d’une cause cyniquement méprisable : le plaisir. Et puis, de voir la file des disciples coller aux basques du maître, ça ne peut qu’irriter celui pour qui il faut avant tout, quand on est un maître, chasser les élèves à coups de bâton. En tout cas, ils sont terribles l’un avec l’autre ces deux philosophes puisqu’ils réduisent un style de vie à l’expression déguisée d’une impuissance. Incapable de vivre une existence simple et frugale : c’est la course-poursuite aux disciples ; incapable d’entrer en rapport avec les hommes : c’est la misanthropie légumière. Ce que chacun dit à l’autre : « tu es vaincu au moment même où tu cries victoire. » Dans la joute dialectique, c’est à coup sûr un match nul. Théodore, enlevé par Cratès à la secte aristotélicienne sur un coup fumant, n’a certainement pas avec une telle réplique gagné un quelconque disciple. Seuls ceux qui le suivaient déjà se sont un petit peu plus pressés autour de lui.

jeudi 15 décembre 2005

Théodore, le diplomate pas diplomatique.

Ptolémée I, (compagnon d’armes d’Alexandre le Grand, maître de l’Egypte et de la Cyrénaïque), « envoya un jour (Théodore) comme ambassadeur auprès de Lysimaque (autre compagnon d’Alexandre, roi, lui, de Thrace) »(II, 102) Voici donc ce dénonciateur du patriotisme et ce défenseur du cosmopolitisme au service du souverain qui règne sur sa patrie. On comprend ainsi pourquoi il joue le rôle qui lui est confié d’une manière guère orthodoxe :
« A cette occasion, alors que Théodore s’exprimait avec une grande franchise, Lysimaque lui dit : « Mais dis-moi, Théodore, n’est-ce pas toi qui as été banni d’Athènes ? » A quoi Théodore répliqua : « On t’a bien informé. En effet la cité d’Athènes, comme elle n’était pas capable de me supporter, m’a expulsé, tout comme Sémélé a expulsé Dionysos. » »
L’histoire de Sémélé vaut d’être connue ; écoutons Pierre Larousse la raconter dans sa version romaine :
« Sémélé, fille de Cadmus et d’Harmonie et mère de Bacchus (Dionysos). Elle fut d’abord aimée en vain par Actéon, que Diane, suivant quelques auteurs, ne fit périr qu’à cause de cette passion, elle-même brûlant d’un feu secret pour le beau chasseur. Jupiter s’éprit ensuite des charmes de Sémélé et n’eut pas de peine à la séduire, grâce à sa qualité de maître des dieux déguisé sous les traits et la taille d’un adolescent (l’ado, incarnation du dieu des dieux, quelle illustration magnifique de notre jeunisme !). Mais il eut beau envelopper cette nouvelle infidélité de tous les voiles du mystère, Junon, la jalouse Junon, eut bientôt pénétré le secret, et la vengeance ne se fit pas attendre. Revêtant la figure de Béroé, la vieille nourrice de Sémélé, elle se présenta à sa rivale, lui inspira des soupçons sur la personnalité de son amant et lui donna le conseil perfide d’exiger de lui qu’il la visitât entouré de tous les attributs de sa puissance, afin de lui prouver ainsi sa divinité. Jupiter, qui avait juré par le Styx à Sémélé de lui accorder sa demande, avant de la connaître, dut enfin remplir sa promesse. Il se montra donc à elle dans un nuage de lumière, tenant d’une main le sceptre et de l’autre la foudre. Sémélé, ivre de gloire et d’amour, lui tendit les bras et se précipita dans les siens ; mais elle fut aussitôt embrasée et consumée (quelle fin idéale pour les contempteurs de la passion !). Mais l’enfant (Dionysos donc) qu’elle portait dans son sein ne périt point ; Jupiter l’enferma dans sa cuisse jusqu’au terme de sa naissance. Quand ce fils fut grand, il descendit aux enfers pour en retirer sa mère et obtint de son père Jupiter qu’elle serait admise dans l’Olympe parmi les immortelles, sous le nom de Chioné ou Thyoné. » (Dictionnaire universel du 19e siècle 1875)
Théodore, dit Dieu, se compare donc au fils de Zeus (à noter que le choix du dieu est, qui plus est, judicieux : Dionysos incarne le refus du politique et des valeurs socialisées). On comprend la réaction du diadoque, potentat mis au défi :
« Lysimaque reprit : « Eh bien, tâche de ne plus te retrouver chez nous ». « Pas de risque, dit Théodore, sauf si Ptolémée m’y envoie »
La réplique théodoréenne, certes ferme, manque tout de même du panache que lui conférait en revanche Cicéron dans les Tusculanes. Ce dernier d’ailleurs la rapporte sous deux versions, chacune plus cynique que l’autre :
« N'admirons-nous pas Théodore de Cyrène, célèbre philosophe, qui, menacé par le roi Lysimaque d'être pendu à une croix : "Intimidez", lui dit-il, "vos courtisans avec de telles menaces; pour Théodore, il lui est indifférent qu'il pourrisse, ou dans la terre, ou dans l'air" (Livre I, 43 trad. de Nisard 1841)
« Théodore, quand Lysimaque le menaça de lui ôter la vie, "O le grand exploit", dit-il à ce prince, "quand vous ferez ce qu'une cantharide peut faire aussi aisément que vous ! » (Livre V, 40)
Montaigne reprendra l’ultime variante cicéronienne mais pour dénoncer la mise en scène des morts philosophiques et leur préférer le courage simple des hommes ordinaires :
« Or laissons ces glorieux courages : Theodorus respondit à Lysimachus menaçant de le tuer : Tu feras un grand coup d'arriver à la force d'une cantharide. La plus part des Philosophes se treuvent avoir ou prevenu par dessein, ou hasté et secouru leur mort. Combien voit-on de personnes populaires, conduictes à la mort, et non à une mort simple, mais meslee de honte, et quelquefois de griefs tourmens, y apporter une telle asseurance, qui par opiniatreté, qui par simplesse naturelle, qu'on n'y apperçoit rien de changé de leur estat ordinaire : establissans leurs affaires domestiques, se recommandans à leurs amis, chantans, preschans et entretenans le peuple : voire y meslans quelquefois des mots pour rire, et beuvans à leurs cognoissans, aussi bien que Socrates ? » (Essais Livre I chap.XV)
Revenons à la version de Diogène Laërce :
« Mithrès, le trésorier de Lysimaque, qui se trouvait là, lui dit : « Non content de ne pas reconnaître les dieux, tu sembles ne pas reconnaître non plus les rois » ( Timocrate, ancien disciple d’Epicure, quand il voudra salir son maître, le transformera en larbin de Mithrès le larbin : Diogène, dégoûté, rapporte avec des pincettes : « A ce que dit Timocrate (...) Epicure flatte honteusement Mithrès, l’administrateur de Lysimaque, le qualifiant dans ses lettres de « Sauveur » et « Seigneur » » (X, 4)) « Comment, dit Théodore, puis-je ne pas reconnaître les dieux, alors que précisément, je te considère, toi, comme un ennemi des dieux ? »
C’est confirmé : Théodore n’est pas l’ennemi des vrais dieux, il est seulement l’adversaire des amis des faux dieux.

mercredi 14 décembre 2005

Théodore l'Athée ou Théodore l' anticlérical ?

C’est par la vie de Théodore que Diogène Laërce conclut la partie du livre II consacrée aux Cyrénaïques. En tout, bien peu de lignes, desquelles se dégage confusément le portrait d’un homme persécuté par les autorités. Exilé de Cyrène, chassé d’Athènes, condamné (par qui ? où ?) selon Amphicratès, à boire la ciguë, tel un deuxième Socrate. Mais pourquoi donc ? Il semble avoir défié les pouvoirs. Après avoir rapporté l’anecdote racontant comment il se fait piéger par Stilpon, Diogène le montre accusant d’impiété un prêtre :
« Théodore, un jour qu’il s’était assis auprès du hiérophante Euryclidès (c’est le prêtre qui initie aux mystères), lui demanda : « Dis-moi, Euryclidès, quels sont ceux qui se montrent impies à l’égard des mystères ? » Euryclidès ayant répondu : « Ceux qui les dévoilent aux non-initiés », « Donc toi aussi tu es impie, dit Théodore, puisque tu les expliques à des non-initiés. » Et en vérité peu s’en fallut qu’il ne fût conduit à l’Aéropage (où il aurait été jugé), si Démétrios de Phalère ne l’avait tiré de là. » (II, 101)
A lire ce texte, la première impression est que Théodore, berné auparavant par Stilpon ( cf la note du 09-12-05), se venge sur Euryclidès en jouant aussi sur l’ambiguïté d’une expression : « dévoiler aux non-initiés » peut être autant une transgression que l’accomplissement d’un devoir, tout dépendant du sujet de l’action en question. Il semble donc que le hiérophante manque de répartie quand il en appelle à la « Haute Cour de Justice » pour trancher le différend. Mais je préfère croire que le prêtre est plus judicieux qu’il ne paraît et, par le même mouvement, Théodore plus subversif que son raisonnement, à première vue grossier, ne le laisse penser. En effet Euryclidès a compris à demi-mot qu’a travers cette accusation un peu déplacée Théodore sous-entend que, si les prêtres sont institués par la cité pour dévoiler les mystères, en réalité ils n’en ont pas les capacités car à l’image de n’importe qui, ils ont une idée fausse du divin. Bien qu’autorisé à dévoiler le mystère, le hiérophante est en réalité aussi peu légitimé que l’imposteur qui se ferait passer pour lui, dans la mesure où l’un comme l’autre sont enfermés dans le brouillard des préjugés religieux.

mardi 13 décembre 2005

Théodore : où l'on dédaigne le corps mais où l'on parle tout de même beaucoup d'amour.

L'hédonisme, à première vue, c'est simplement l'identification du souverain bien au plaisir. Mais en fait, les hédonistes se différencient à deux niveaux au moins: d'abord il y a ceux qui pensent que le plaisir est accessible (Aristippe, Annicéris, Théodore) et ceux qui jugent qu'on ne peut l'atteindre (Hégésias); ensuite, parmi ceux qui pensent le bonheur (je veux dire, l'expérience du plaisir) à leur portée), on distinguera: a) ceux qui, comme Aristippe, l'identifient à la jouissance physique. b) ceux qui, comme Annicéris, distinguent les plaisirs du corps des plaisirs de l'âme. c) enfin ceux qui comme Théodore l'identifient seulement au plaisir de l'esprit. En effet, Théodore, auditeur d’Annicéris, a enrichi, comme son maître, la compréhension qu’Aristippe avait du plaisir en y incluant les plaisirs de l’âme. Mais il radicalise l’apport de son professeur en identifiant le bonheur exclusivement à la jouissance de ces seuls plaisirs. Théodore, à partir de là, crée une combinaison originale : 1) le pire : le chagrin (lupê) qui est donc la souffrance morale de l’insensé. 2) le meilleur : la joie (khara) rendue possible par la sagesse pratique et la justice. 3) entre les deux, le plaisir physique et la douleur physique. Ce n’est pas très facile à prime abord de comprendre ce que Théodore veut dire en identifiant ces deux états, tout à fait opposés, à des « états intermédiaires ». Je fais l’hypothèse suivante : le plaisir physique n’est pas un bien et la douleur corporelle n’est pas non plus un mal. Même si Aristippe les opposait l’un à l’autre, ils sont en réalité indifférents, neutres. Je réalise que c’est exactement la manière dont la doctrine stoïcienne les considérera et je découvre que les frontières délimitées qu’on trace à l’école pour désigner les grandes sagesses philosophiques sont ici brouillées, certaines doctrines paraissant même être des conciliations des contraires, comme si Théodore avait été un amoureux du plaisir qui se serait rendu compte que le meilleur moyen de jouir est d’être vertueux, au point de déclasser complètement les plaisirs physiques, donnant tort sur ce point autant à Aristippe et à Annicéris qu’à Epicure lui-même ! Ce qui est vraiment surprenant, c’est qu’à partir de là, Théodore, en accord avec Hégésias, rejette, lui aussi l’amitié, affirmant que le sage se suffit à lui-même (là encore, la position, totalement opposée à la philosophie épicurienne, me paraît plutôt stoïcienne). A dire vrai, c'est tout l'altruisme annicérien qui est mis en question à travers le rejet de la valeur de la patrie, retrouvant là les positions les plus brutales d'Aristippe:
"Il ne faut pas perdre sa sagesse pour être utile aux insensés"
C'est clair qu'ici Thédore n'est plus du tout sur la même longueur d'onde que les stoïciens, même si une phrase isolée, comme celle-ci, peut faire momentanément illusion:
"Il disait que le monde était sa patrie" (II, 99, trad. Marie-Odile Goulet Cazé)
On pourrait en effet imaginer qu'il s'agit de la répudiation de l'identité fermée et exclusive de la patrie au profit d' une volonté d'entente rationnelle avec tout homme où qu'il se trouve sur terre. Mais les lignes qui suivent mettent en évidence que Théodore reprend nettement toute une posture cynique:
" Il volerait, commettrait l'adultère, pillerait les temples si l'occasion l'exigeait, car aucun de ces actes n'est honteux par nature, une fois enlevée l'opinion qui s'y rattache, et qui n'est là que pour retenir les insensés. Aux yeux de tous, sans gêne aucune, le sage aura des relations sexuelles avec ceux qu'il aime." (ibid.)
Ce qui éclaire ce que Théodore entend par sagesse pratique et justice: c'est le respect de l'ordre social compris comme seul moyen d' être heureux, les lois n'étant en rien fondées absolument mais uniquement utiles. En revanche, pour les insensés, il est indispensable qu'elles paraissent fondées absolument afin de les retenir de faire n'importe quoi. On mesure tout de même la différence avec l'inspiration cynique: quand le cynique jette par-dessus bord les conventions, c'est parce qu'il vise la vertu comme fin, le plaisir étant méprisable. C'est en revanche parce qu'il veut le plaisir que Théodore reconnaît la valeur des usages et comme ce plaisir est le souverain Bien, il s'ensuit logiquement que lois, conventions, principes etc sont réduits à l' état de moyens. Je note aussi que si l'amitié est rejetée, la sexualité est reconnue comme source de plaisirs mais dans la mesure où ces plaisirs ne valent pas plus que des douleurs pour qui se propose une vie réussie (cf supra), je suis porté à conclure que cette revendication d' une sexualité au premier abord plutôt débridée est une mise en doute cynique de la valeur de la famille et de la parenté, et non l'affirmation d'une condition du bonheur. En tout cas, il n' y a en rien un éloge de l'amour mais plutôt identification de la relation sexuelle à l'usage d'une fonction, comme il en ressort de cette longue démonstration didactique:
" C'est pourquoi il formulait des raisonnements par interrogation du genre ( c'est l'interrogation socratique dévoyée de sa finalité première puisqu'elle sert le corps au lieu d'élever l'esprit): "Une femme instruite en grammaire pourrait-elle être utile pour autant qu'elle est instruite en grammaire ? (commencer par cette question, et la suivante va dans le même sens, fait clairement comprendre que ceux qu'on utilisera sexuellement ne sont pas bons qu'à ça)"Oui." "Un garçon ou un jeune homme (instruit en grammaire) pourrait-il être utile pour autant qu'il est instruit en grammaire?" "Oui." "Donc une femme belle pourrait également être utile pour autant qu'elle est belle ( visiblement Théodore, loin de Kant, n'identifie pas le plaisir esthétique à une satisfaction désintéressée !)? De même un garçon ou un jeune homme pourrait-il être utile pour autant qu' il est beau ?" "Oui." "Or il est utile pour faire l'amour ?" Une fois admis cela, il poursuivait le raisonnement: "En conséquence, si quelqu'un fait l'amour, pour autant que cela est utile, il ne commet pas de faute; donc il n'en commettra pas non plus s'il se sert de la beauté pour autant qu'elle est utile." C'est avec des raisonnements par interrogation de ce type qu'il donnait de la force à son discours" (II, 99-100)
Profiter de l'instruction de quelqu'un n'est rien de plus que profiter de la beauté de son corps. On peut être surpris de l'unilatéralité du service mais rien n'exclut que celui-ci qui tient ce discours ne puisse devenir à son tour ce qu'autrui utilise à ses fins. Le philosophe théodoréen n'a pas d'amis mais seulement des partenaires. J' imagine cependant qu'il ne les recrute pas parmi les insensés, qui, faute de comprendre ces lourds enchaînements démonstratifs, risqueraient de lui gâcher la vie...

vendredi 9 décembre 2005

Théodore l' Athée, surnommé Dieu.

Il y a eu les Hégésiaques, puis les Annicériens, il y a enfin les Théodoréens. Diogène Laërce, de manière inhabituelle, présente la doctrine avant de raconter des anecdotes sur la vie du disciple dissident, Théodore donc. Suivons son ordre. Inattendue d’abord la précision qu’apporte Diogène concernant son accès à un des livres de ce Théodore :
« Nous sommes tombés par hasard sur un ouvrage de lui intitulé Sur les dieux, qui ne prête pas au mépris » (II, 97).
Subitement Diogène Laërce n’est plus seulement l’auteur de ces compilations, il devient un homme qui parle de lui mais dont malheureusement personne n’a narré la vie. On en a pourtant ici un minuscule fragment : « Il était une fois un homme à qui il arrivait de tomber par hasard sur des livres... ». C’est tout de même beaucoup plus évocateur que ce que suggérait l’ancienne traduction des Vies et doctrines des philosophes illustres, je veux dire celle de Genaille qui se contentait d’écrire :
« J’ai lu de lui un livre intitulé les Dieux, et qui n’est pas négligeable »
L’euphémisme que les deux traductions rendent identiquement est éclairant, en effet Diogène Laërce, qui ne communique presque jamais ses préférences, reconnaît ici qu’il faut prendre au sérieux une dénonciation des croyances polythéistes :
« Théodore rejetait complètement les croyances en des dieux » (ibid.)
Montaigne tire de ce témoignage l’idée que Théodorus comme il l’appelle était athée ; il le répète même deux fois dans l'Apologie de Raimond Sebond en en profitant pour se moquer de Bion, le piteux cynique(cf. note du 11-03) :
« Ils recitent de Bion, qu'infect des atheïsmes de Theodorus, il avoit esté long temps se moquant des hommes religieux : mais la mort le surprenant, qu'il se rendit aux plus extremes superstitions : comme si les Dieux s'ostoyent et se remettoyent selon l'affaire de Bion (...) Diagoras et Theodorus nioyent tout sec, qu'il y eust des Dieux »
Cependant on aurait tort d’en conclure que Théodore ne croyait à aucun dieu car Diogène Laërce ajoute :
« C’est à ce livre, dit-on, qu’Epicure emprunta la plupart des choses qu’il a dites » (ibid.)
Or, si Epicure réforme les croyances qu’on appelle aujourd’hui mythologiques, c’est dans le but de purifier la connaissance des dieux des superstitions qui les humanisent à tort (même si, au terme de cette purification, les dieux ne deviennent pas si différents des hommes que ces derniers ne soient pas en mesure de les prendre pour modèles). Il se peut donc que dans ce livre de théologie Théodore n’ait rien fait d’autre que de clarifier des images divines brouillées par les opinions populaires. Ainsi il aurait peut-être été fidèle à la position du fondateur, Aristippe, auquel Diogène Laërce attribuait déjà une méfiance vis-à-vis des doxas douteuses :
« Est capable de bien parler, d’être exempt de superstition et d’échapper à la crainte de la mort, celui qui a appris la théorie des biens et des maux. » (II, 92).
Ceci dit, comme jusqu’à présent aucun des philosophes d’ascendance aristippéenne n’a formulé quoi que ce soit sur la question divine, je ne saurais dire si, sur ce point, Théodore fait ou non oeuvre d’innovation. Un autre indice qui me fait penser qu’il n’était en rien un athée est le suivant : dans la première anecdote le concernant, Diogène éclaire ainsi l’origine de son nom :
« Il semble qu’il ait été appelé « Dieu » (en grec, theos), parce que Stilpon lui avait posé la question suivante : « Théodore, ce que tu affirmes être, tu l’es bien ? » Comme celui-ci faisait un signe de tête affirmatif, Stilpon dit : « Or tu affirmes que Dieu est. » Théodore ayant acquiescé, Stilpon conclut : « Donc tu es dieu ». Théodore ayant pris la chose avec satisfaction, Stilpon éclata de rire et dit : « Mais malheureux, avec un raisonnement comme celui-là, tu reconnaîtrais aussi bien être un geai ou mille autres choses » » (II, 100)
On se souvient peut-être de ce Stilpon qui fut un des maîtres de Zénon le stoïcien (cf. note du 30-03-05) : il était connu pour être un argumentateur hors pair, ce qui implique la capacité de réduire éventuellement à des paralogismes les raisonnements des adversaires. Il remarque ici finement que l’énoncé « j’affirme être » peut signifier autant « j’affirme que je suis » que « j’affirme que c’est ». Ce qui étonne un peu ici, c’est le rôle de benêt joué par Théodore qui semble être content de découvrir sa nouvelle identité, comme s’il n’avait pas la force de comprendre qu’ « affirmer Dieu être » n’est pas synonyme d’ « affirmer être Dieu » ! Mais enfin ce que je retiens ici, à défaut de ses aptitudes dialectiques, c’est qu’il ne nie pas que Dieu est ; ceci suffit pour me faire conjecturer que, si Théodore a critiqué les croyances dans les dieux, c’est peut-être au nom de la réalité indubitable d’un Dieu, tel Xénophane par exemple, dont je parlerai un jour. Son surnom (« Dieu » au lieu de « don de Dieu » – Théo-dore- ) ne lui irait donc pas si mal : il n’aurait pas été l’homme qui se prend pour un dieu (et qu’on prend pour un mégalomane) mais celui qui reconnaît Dieu pour ce qu’il est.

jeudi 8 décembre 2005

Annicéris : difficile d'être heureux mais pas impossible.

Dans les lignes que Diogène Laërce consacre à la philosophie cyrénaïque, certains passages ne « collent » pas avec le reste. Döring dans Der Sokrateschüler Aristipp und die Kyrenaiker pense que ces passages rapportent des positions plus tardives, précisément celles attribuées à Annicéris et aux Annicériens, c’est-à-dire à une génération contemporaine d’Epicure. Diogène d’ailleurs confond cet Annicéris-là avec un autre Annicéris, lui aussi de Cyrène, qui sauva Platon de l’esclavage en le rachetant pour vingt ou trente mines (III, 20). Si ce dernier a rendu un fier service à la philosophie, le premier, lui, a bel et bien philosophé et semble donc avoir modifié la doctrine initiale en niant que tout plaisir s’enracine dans une satisfaction physique : en témoigne le contentement que donne la prospérité de la cité ou notre propre prospérité. Un de ses arguments est le suivant :
« Nous écoutons avec plaisir ceux qui imitent les chants funèbres, mais sans plaisir ceux qui les chantent pour un deuil réel. » (II, 90)
Se mêlent donc à titre de causes du plaisir autant l’audition des sons que la connaissance des circonstances dans lesquels ces sons sont produits. Le mélomane a beau être tout ouïe, ses oreilles n’en ont pas moins de l’esprit. Restent que « les plaisirs corporels à vrai dire sont de loin supérieurs à ceux de l’âme, et les souffrances corporelles bien pires » (ibid.). En effet, quand on veut faire vraiment mal, c’est le corps qu’on torture, pas l’esprit. (Rappelons-nous Epicure qui défend sur ce point une thèse exactement inverse : « Les pires douleurs sont celles de l’âme. En tout cas, la chair n’est agitée que par le présent, tandis que l’âme est agitée par le passé, le présent et le futur » X, 137. Je crois d’ailleurs que ces deux positions, bien qu’ absolument contradictoires, sont vraies en un sens) Néanmoins, malgré l’intensité des plaisirs physiques, les Annicériens mettent étrangement au plus haut prix l’amitié :
« Ce n’est pas seulement à cause des services qu’il nous rend qu’on accueille l’ami – sinon, quand ces services font défaut, on ne se tournerait plus vers lui – mais c’est aussi en raison des liens qui se sont créés et qui font qu’on est même près à supporter des souffrances. En vérité, bien qu’on se donne le plaisir comme fin et qu’on souffre d’en être privé, on supportera bien volontiers cette privation à cause de l’affection qu’on éprouve pour son ami » (II, 97)
On est loin de l’égoïsme principiel de l’aristippéen. Cette conception de l’amitié ressemble d’ailleurs fortement à celle soutenue par Epicure (cf note du 19-01-05). Cependant « le bonheur de l’ami ne doit pas être choisi pour lui-même, car il n’est pas, pour celui qui est proche, perceptible par les sens » (II, 96). Ce passage me paraît à dire vrai difficile à interpréter. Ce qui me gêne c’est la référence aux sens comme causes du bonheur ressenti par l’ami lui-même, avec la conséquence qu pour cette même raison le bonheur n’est pas partageable. Ceci mis à part, j’y vois l’idée suivante : si on recherche le bonheur de son ami, ce n’est pas en se sacrifiant (car le bonheur d’autrui n’est pas mon bonheur vu qu’il est ressenti par autrui) mais comme moyen d’être soi-même heureux. Reste que ce passage me paraît difficile à accorder avec l’idée que l’amitié justifie de souffrir « pour rien » au service de son ami. Ce n’est pas seulement l’amitié mais aussi « la reconnaissance, le respect des parents et le service de la patrie. » (ibid.) qui rendent possible la vie heureuse. Car en effet, à la différence des Hégésiaques, les Annicériens jugent possible le bonheur, mais, se distinguant en cela des Aristippéens, leur bonheur est difficile à obtenir car il ne naît pas de la capacité à tirer de toute situation une satisfaction mais de la pratique d’une certaine forme d’altruisme. Or ce n’est pas immédiatement donné d’être altruiste et il ne suffit pas de savoir que l’altruisme rapporte les plus grandes joies ; il faut encore être capable de s’y conformer, d’où le rôle – et en cela ils me paraissent aristotéliciens – accordés à l’exercice et au temps :
« La raison ne suffit pas pour avoir confiance en soi et se situer au-dessus de l’opinion du grand nombre. Il faut en fait former son caractère, compte tenu des mauvaises dispositions qui se sont développées en nous depuis très longtemps. » (Ibid.)
Dans aucun texte épicurien, je n’ai lu une telle prise en compte de la difficulté à faire l’expérience du plaisir. En plus, et sur ce point ils sont fidèles à Aristippe, leur vie heureuse sera loin de n’être que plaisir, car il faut faire des efforts et supporter des peines pour être un ami, un fils, un citoyen dignes de ce nom :
« Le sage, dût-il à cause de cela connaître des tourments, n’en sera pas moins heureux, même si les plaisirs qui pour lui en résultent sont peu nombreux. » (Ibid.)
Pierre Larousse dit que la secte annicérienne a fini par se fondre dans l’école épicurienne, je ne sais pas si c’est vrai, je vois bien certes ce qui les rapproche mais tout de même leur souci des parents et des concitoyens me paraît très étranger à l’épicurisme. Epicure donne un si haut prix à l’ami qu’il en fait un substitut de tous les autres, Annicéris semble plus avoir pris en compte les valeurs ordinaires de la cité grecque. Entre l’égocentrisme aristippéen et le culte de l’amitié épicurien, Annicéris occupe comme une position intermédiaire. Et pour qu’un annicérien devienne épicurien, il faudrait qu’il perde la conscience qu’il a de l’impossibilité d’un bonheur total et définitif. Ce serait à mon avis dommage. Au fond j’espère que Pierre Larousse s’est trompé.

mardi 6 décembre 2005

Hégésias ou le plaisir impossible.

Après avoir présenté l’orthodoxie cyrénaïque (dont on ne sait trop si elle remonte à Aristippe ou non), Diogène Laërce consacre quelques pages aux « philosophes dits Hégésiaques », disciples donc d’Hégésias, disciple lui-même d’Antipatros, à son tour disciple d’Aristippe. Mais de la vie d’Hégésias, Laërce ne dit rien, de sa mort non plus : il le désigne seulement sous le nom d’ « apologète du suicide », ce qui étonne vu le goût de vivre du Maître. Il est vrai que la doctrine révise à la baisse radicalement les prétentions de la philosophie :
« Le bonheur est chose absolument impossible, car le corps est accablé de nombreuses souffrances, l’âme qui participe à ces souffrances du corps en est aussi troublée, enfin la Fortune empêche la réalisation de bon nombre de nos espoirs, si bien que pour ces raisons le bonheur n’a pas d’existence réelle » (II, 94)
Philosophie de malade découragé qui n’a pas eu encore la chance de tomber sur un manuel de stoïcisme ! Plaisir en même temps de lire pour une fois un texte qui avoue l’expérience ordinaire : les douleurs physiques ne sont pas des douleurs du corps mais de la personne tout entière. De cette reconnaissance de l’omniprésence de la souffrance découlent deux possibilités ; l’une est le choix de la mort :
« La vie comme la mort peuvent être choisies autant l’une que l’autre » (ibid.)
Cette option semble avoir eu du succès si l’on en croit la note de Marie-Odile Goulet-Cazé selon laquelle le maître de Cyrène, Ptolémée I, général d’Alexandre, interdit tous les livres d’Hégésias vue l’épidémie de suicides que son enseignement avait déchaîné ! L’autre possibilité est la fuite dans ce qui vaut alors le mieux, les choses étant ce qu’elles sont, je veux dire, l’absence de peine et de chagrin. L’état neutre devient en effet le meilleur des états quand le plaisir est jugé difficile à atteindre. La conscience de la fatalité de l’échec entraîne dans le même mouvement la dévalorisation des biens ordinaires des Grecs et la réhabilitation de la condition des misérables. Si l’homme en général ne peut pas jouir de grand-chose, l’homme de rien a tout autant que le riche, le bien né, le célèbre :
« Pauvreté et richesse ne comptent pour rien dans le plaisir, car il n’y a pas de différence dans la façon dont les riches et les pauvres éprouvent du plaisir. L’esclavage, à égalité avec la liberté, est indifférent quand il s’agit de mesurer le plaisir, de même la noblesse de naissance à égalité avec la basse naissance et la bonne réputation avec la mauvaise. » (II, 94)
Rien d’étonnant non plus si cette entreprise de démystification générale emporte avec elle le prix de l’amitié. Quand celle-ci est réduite à un moyen, s’il s’avère que le moyen n’atteint aucun but, il est lucide de réduire sa valeur à zéro :
« La reconnaissance, l’amitié, la bienfaisance n’étaient rien à leurs yeux puisque nous ne les choisissons par pour elles-mêmes, mais à cause des avantages qu’elles procurent et que, si ces avantages disparaissent, celles-ci ne subsistent plus. » (II, 93)
Hégésias a voulu ainsi dessiller les yeux de ses contemporains. Ce dont on attend la satisfaction ne l’apporte pas. Mais il n’avait pas à leur proposer une compensation, un substitut : il n’y a rien à mettre à la place du médiocre ! A ce pessimisme moral s’ajoute un pessimisme gnoséologique ; l’expérience du plaisir n’est pas une connaissance :
« Ils supposaient que par nature rien n’est plaisant ni déplaisant. C’est à cause du manque, de la nouveauté ou de la satiété que les uns éprouvent du plaisir et les autres du déplaisir. » (II, 94)
Et quand ils ne font pas jouir, les sens ne font pas pour autant connaître le monde :
« Ils rejetaient aussi les sensations, parce qu’elles ne produisent pas une connaissance exacte » (II, 95).
Là non plus pas de référence à quelque chose comme une raison, susceptible de produire tout de même une conception vraie de la réalité. Sur ce fond d’indifférentisme se détache paradoxalement la valeur que le sage accorde à lui-même, comme si la dévaluation de l’altruisme impliquait logiquement la valeur de l’égoïsme :
« Le sage fera tout en vue de soi-même, car il pense qu’aucun autre n’est aussi estimable que lui. En effet, même s’il paraît recevoir les plus grands avantages, ceux-ci ne se comparent pas à ce que lui-même apporte. » (Ibid.)
Même si le sage n’apprend pas à sortir de la caverne ni à ouvrir les yeux sur le Bien, son enseignement minimaliste a la fonction la plus haute : il aide à vivre le moins mal possible. Les insensés, ceux pour qui « vivre est avantageux », semblent être vus par lui d’assez haut, comme si leur aveuglement les menait nécessairement à ne pas agir raisonnablement :
« Les fautes doivent être pardonnées, disaient-ils, car on ne les commet pas volontairement, mais sous la contrainte de quelque passion. Ils disaient qu’il ne faut pas éprouver de haine, mais bien plutôt convertir en enseignant. » (II, 95)
Cette dernière phrase pourrait être d’un quelconque stoïcien, mais ce qu’apprend le philosophe hégésiaque, ce n’est pas la nécessité de l’ordre mais l’inévitabilité du malheur. Etrange et paradoxal enseignement qui prétend apporter au naïf en lui apprenant que vivre n’est pas avantageux ! Mais Cioran bien plus tard ne verra-t-il pas dans la reconnaissance de la valeur du suicide le plus sûr moyen de supporter la vie ?
« Dans ma jeunesse, j’ai vécu chaque jour avec cette idée, l’idée du suicide. Plus tard aussi, et jusqu’ à maintenant, mais peut-être pas avec la même intensité. Et si je suis encore en vie, c’est grâce à cette idée. Je n’ai pu endurer la vie que grâce à elle, elle était mon soutien. « Tu es maître de ta vie, tu peux te tuer quand tu veux », et toutes mes folies, et tous mes excès, c’est ainsi que j’ai pu les supporter. Et peu à peu cette idée a commencé a devenir quelque chose comme Dieu pour un chrétien, un appui ; j’avais un point fixe dans la vie. » (Oeuvres complètes Quarto p. 1786)

lundi 5 décembre 2005

Aristippe et le plaisir (2)

L'homme recherche le plaisir et fuit la douleur, mais une telle conduite n'a au fond rien de proprement humain; ce n'est pas un choix volontaire, c'est la tendance de tous les vivants et l'enfant n'est en ce sens rien de moins que le philosophe : il est "instinctivement attaché" au plaisir (II, 88). Reste à savoir s'il faut suivre sa pente : Aristippe acquiesce, cette fin que personne ne pose mais qui s'impose, c'est la bonne, la fin de la vie. Vivre en homme, c'est donc suivre la direction animale. On est loin de Platon et du Bien, saisissable seulement par l'oeil exercé de l'esprit. Le plaisir, ce n'est que le plaisir du corps. Foin des plaisirs spirituels et des plaisirs en repos ! Le plaisir aristippéen est physique et en mouvement. Ce que l'homme recherche spontanément, ce n'est pas la fin des souffrances, c'est l'expérience de la jouissance. En effet l’ataraxie épicurienne, cet état de repos qui est celui de l'homme dont tous les désirs sont comblés, "est en quelque sorte la condition d'un homme qui dort" (II, 89); ce n'est qu' un état intermédiaire et neutre entre la douleur et le plaisir. Le bonheur n'est ainsi rien de plus que le nom donné à une suite continue de mouvements lisses : il n'est pas en lui-même une fin, il est seulement ce qu'on obtient quand les plaisirs succèdent aux plaisirs. Qui veut être heureux n'a donc que saisir l'occasion présente et savoir la transformer en plaisir particulier. Vivre dans le présent, c'est s'ingénier à tirer de la satisfaction de tout ce qui arrive :
"Il envisageait toujours du bon côté les situations qui se présentaient : il jouissait du plaisir que lui procuraient les biens présents et il ne se donnait pas la peine de poursuivre la jouissance de ceux qu'il n'avait pas." (II, 66).
Ce qui est un peu étonnant, c'est que la doctrine cyrénaïque inclut dans le bonheur les plaisirs à venir mais à vrai dire il doit s'agir de l'imagination des plaisirs futurs (cependant le corps peut-il donc imaginer ?). Une telle anticipation restera d'ailleurs bien vague, car vu qu' Aristippe "était capable de s'adapter au lieu, au moment et à la personne, et de jouer son rôle convenablement en toute circonstance" (ibid.), déterminer d'avance l'objet dont il allait jouir était impossible. Le philosophe aristippéen est juste satisfait de savoir que, quoi qu'il arrive, il en jouira. Il n'en reste pas moins que le noyau dur de son bonheur, c'est l'expérience présente du plaisir :
"Ils nient que le plaisir, s'il est fonction du souvenir ou de l'attente des choses bonnes, parvienne à son achèvement " (II,89)
J’ai toujours trouvé psychologiquement irréaliste l'idée épicurienne selon laquelle une douleur physique présente, même très intense, peut être annulée par les souvenirs des plaisirs passés. Elle ne pourrait pas plus être éclipsée par l'imagination des plaisirs à venir. Aristippe me paraît sur ce point plus en accord avec l'expérience quand il assure que "le mouvement de l'âme s'épuise avec le temps" (ibid.). Ce que je comprends ainsi : le désir de revivre l'expérience passée comme celui de vivre d'avance l’expérience future bute sur la distance incompressible qui sépare le présent de ce qui a eu lieu et de ce qui aura lieu. Faire ainsi du plaisir la Fin peut certes entraîner la faute, mais la valeur étant le plaisir, la mauvaise conduite n’a rien de mauvais si elle est un bon moyen de jouir:
"Le plaisir est un bien, même s'il procède de la conduite la plus honteuse, comme le dit Hippobote dans son ouvrage Sur les écoles philosophiques. Car même si l'action doit être déplacée, il n'en resterait pas moins que le plaisir devrait être choisi pour lui-même et serait un bien." (II, 88)
Epicure argumentera contre cet hédonisme amoral, assurant en gros que l'irrespect du bien est intrinsèquement source d'inquiétude et donc incompatible avec la tranquillité de l'âme. Le philosophe épicurien rejettera donc les occasions qui lui donneraient du plaisir au risque de l'immoralité et cela par amour du plaisir bien entendu. D'ailleurs Aristippe, malgré lui, ne le rejoint-il en soutenant que pour autant tout plaisir n'est pas bon à prendre. Annonçant ce qu'Epicure mettra aussi en évidence, il reconnaît que "les causes pénibles qui produisent certains plaisirs sont souvent contraires au plaisir, si bien que l'accumulation des plaisirs, ne produisant pas dans ce cas de bonheur, leur semblait fort désagréable" (II, 90). Cette volonté d'éliminer le plus possible le déplaisir mène, semble-t-il, Aristippe à rejoindre, malgré une amoralité de principe, la prudence épicurienne :
"Ils disent que la sagesse pratique est un bien, qui cependant ne doit pas être choisi pour soi, mais pour ses conséquences" (II, 91)
C'est dans le même esprit qu'il fait l'éloge de l’amitié :
" L'ami est un bien à cause des avantages qu'il nous procure" (ibid.)
Pour Epicure, les avantages de l'amitié seront doubles : on a plaisir à s'entretenir avec l'ami et, le cas échéant, on peut compter sur son aide. Il semble qu'Aristippe ait envisagé aussi que l'ami puisse donner des plaisirs physiques, ou, autrement dit du point de vue aristippéen, des plaisirs :
"Une partie de son corps aussi on l'aime, tout le temps dont on en dispose" (ibid.)
Cet accent mis sur la valeur momentanée du corps de l'ami est d'importance; il marque la volonté de jouir du présent et de se délivrer du regret :
"Le sage ne cèdera ni à l'envie (qui envie ne goûte pas ce qu'il a sous la main), ni à la passion amoureuse (qui aime passionnément identifie déjà l'instant présent au temps passé qu'il remémorera nostalgiquement), ni à la superstition (le superstitieux passe de la crainte à l'espérance et ne voit dans ce qui arrive que des indices de ce qui peut arriver), tous sentiments issus en effet d'une opinion sans fondement" (II, 91)
Reste que "le sage ne vit pas une vie totalement agréable" (ibid.) Aucune philosophie ne peut délivrer complètement de la douleur et de la peine.Entre les plaisirs en mouvement se logent forcément ou des états intermédiaires ou de la souffrance. Plus modeste dans ses prétentions qu’Epicure, Aristippe ne pense pas que le sage est comme un dieu parmi les hommes:
"Le sage éprouvera du chagrin et de la crainte, car ses sentiments sont naturels" (ibid.)
Comme si le mieux que peut faire la philosophie, ce serait de supprimer ce trop-plein de douleur qui naît des représentations fausses des choses sans pouvoir pour autant éliminer la part de douleur liée essentiellement à la nature humaine.Inversement, on ne peut rater sa vie au point de ne jamais faire l'expérience du plaisir :
"L'homme mauvais (ne vit pas) une vie pénible totalement, mais pour la plus grande part." (ibid.)
Entre le sage et l'insensé, il n'y a donc qu'une différence de degré : le premier a beaucoup plus que le second de ce que tous deux, en tant que vivants, recherchent. Quant à ce qui cause le plaisir, il ne semble pas avoir voulu l’élucider :
"Les affections sont compréhensibles; ils voulaient dire les affections et non leur cause."
Ce qui, je crois, veut dire que le plaisir subjectivement ressenti ne vient pas du plaisant objectivement constatable et que la peine, si elle est réelle, n'implique pas pour autant l'existence du réellement pénible :
"Ils affirment qu'une personne peut ressentir davantage qu'une autre le chagrin et que les sensations ne disent pas toujours vrai." (II, 93).
Pour conclure, il me semble trouver dans cette doctrine aristipéenne, telle que Diogène la rapporte, une hésitation entre un hédonisme de l'instant ("il suffit de goûter un par un les plaisirs qui se présentent") et un hédonisme de la durée qui mobilise et la mémoire et l'imagination. Dans l'un, la vertu ne paraît pas avoir de place alors que dans l'autre elle est une condition sine qua non du bonheur au point de paraître même par endroits une fin en soi ("L'homme vertueux (...) n'accomplira rien de déplacé lorsqu'il est sous la menace du châtiment ou de l'opinion"). Aristippe paraît ainsi avoir hésité entre satisfaire immédiatement son désir et le différer. Il se peut que le remettre à plus tard n'ait été qu'une manière de prendre plaisir à être maître de soi...