mercredi 8 février 2006

Socrate, mis à sa place ?

A l’école, qui dit Socrate, dit Platon ; dans le même esprit, on est porté à croire que Platon n’a fait au fond que d’abord socratiser pour ensuite platoniser. A partir de là, un des problèmes est de distinguer, dans l’ensemble de ses dialogues, ceux qui reflètent la pensée du maître et les autres où Socrate est devenu le porte-parole des pensées du disciple.
La lecture de Diogène Laërce éloigne, elle, clairement Platon de Socrate.
D’abord parce qu’il donne l’identité du premier maître : même si Denys n’a rien d’un philosophe, il lui apprend à lire et à écrire (II, 4). Diogène, à cette occasion, renvoie aux Rivaux. Ce dialogue, d’auteur inconnu et longtemps attribué par erreur à Platon, commence par l’évocation de ce premier professeur. C’est Socrate qui parle :
« Je pénétrai dans la maison de Denys le grammatiste, et là je vis, en compagnie de ceux qui les aimaient, les représentants de la jeunesse qui passaient pour les plus qualifiés, tant par la beauté de leurs formes que par l’illustration de leurs pères. » (132 a trad. de Léon Robin)
Ensuite, parce que Platon ne passe pas de Denys à Socrate mais entre d'abord dans la mouvance héraclitéenne.
Certes la rencontre avec Socrate ne manque tout de même pas de panache :
« Un peu plus tard cependant, alors qu’il allait participer à un concours de tragédie, il décida, parce qu’il avait entendu Socrate devant le théâtre de Dionysos (ou avant les Dyonisies) et qu’il lui avait prêté l’oreille, de jeter ses poèmes au feu, en disant : Hephaistos, viens ici ; oui, Platon a besoin de toi ( ce qui est l'adaptation d'un vers de l'Iliade)» (4)
Cette conversion, pour spectaculaire, qu’elle soit, reste tout de même dans l’ordre des choses, tant les dialogues de Platon ont mis clairement en garde contre un usage littéraire de la langue, toujours trompeur et dissocié de la détermination précise des essences. On n’est donc pas surpris de lire que Platon, avant d’être Platon, se laissait aller à la littérature, écrivant « des poèmes, d’abord des dithyrambes, puis des vers lyriques et des tragédies » Résumons : Platon pratiquant l’autodafé de ses premières oeuvres littéraires, c’est carrément une thèse platonicienne mise en images. Pas de doute, c’était du Platon que débitait Socrate devant le théâtre de Dyonisos. Luc Brisson est d’ailleurs très clair dans son introduction au livre III: une des recettes de Diogène Laërce est « l’interprétation biographique de passages de Platon. » (p.372). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ces Vies sont si intéressantes et si significatives. Elles n’ont pas la contingence insignifiante des nôtres, elles incarnent des positions. On en a ici un exemple clair.
Revenons à Socrate : Platon devient donc à 20 ans son disciple, c’est l’image d’Epinal par excellence. En revanche, ce qui vaut son pesant d’or, ce sont ces quatre lignes que Diogène Laërce écrit une vingtaine de pages plus loin, revenant alors subitement à Socrate :
« On raconte encore que Socrate, qui venait d’entendre Platon donner lecture du Lysis, s’écria : « Par Héraclès, que de faussetés dit sur moi ce jeune homme. » De fait, Platon a consigné par écrit un nombre non négligeable de choses que Socrate n’a pas dites. » (35)
Certes on sait que Platon mûrissant fait parler Socrate à sa guise mais le piquant ici est de le voir trahir le maître alors qu’il n’est qu’un très jeune disciple. D’où l’image non plus d’un ex-élève qui se libère et s’émancipe de la tutelle de son professeur, mais celle, pas élogieuse du tout, d’un mauvais élève qui n’a pas compris ce que le maître disait, tout en s’imaginant l’avoir assimilé !
Reste à déterminer ce qui arrive à Platon après la mort de Socrate, car c’est alors qu’on voit l’enseignement de Socrate comme un enseignement parmi d’autres, noyé presque dans la foule des influences qui s’exercent sur Platon. Voici en effet la liste des maîtres qui ont succédé à Socrate : a) Cratyle l’Héraclitéen (retour à ses anciennes amours philosophiques ?) b) Hermogène, disciple, lui, de Parménide c) Euclide de Mégare d) Théodore le Mathématicien e) Philolaos et Eurytos, pythagoriciens f) les prêtres du haut clergé égyptien
Et « Platon décida alors d’aller rencontrer les Mages, mais il en fut empêché par les guerres qui faisaient rage en Asie » (II, 7) C’est finalement contraint par les circonstances que « de retour à Athènes, il enseigna à l’Académie »
Diogène a sans doute transformé en rencontres réelles ce qui était de l’ordre de l’influence intellectuelle. Mais peu importe, quelle différence il y a entre cette succession désordonnée de références contradictoires et l’image du parfait parcours initiatique que donne Diotime dans le Banquet !
Voilà donc à peu près tout ce que Diogène raconte à propos de la relation entre Socrate et Platon. Je fais l’hypothèse que, malgré le peu de valeur historique qu’a le récit de cette vie, la place accordée par Diogène à Socrate, celui qui, dans la mythologie philosophique, est le Maître par excellence, est plus proche de celle de nos maîtres réels. Certes ils nous ont marqué mais leur empreinte est, au fil des ans, recouverte par celles de tant d’autres...

mardi 7 février 2006

Aristoclès, dit Platon.

Avant de lire Diogène Laërce, je donnais au nom de Platon le même statut qu’à d’autres noms propres de la philosophie, comme Descartes, Kant, Hegel par exemple, tous ces mots collant parfaitement à la peau, si je puis dire, des philosophes qu’ils désignaient. Laërce m’avait certes déjà un peu étonné quand il m’avait appris que Platon n’était peut-être pas né à Athènes mais à Égine, d’un père colon. Il n’en était pas moins vrai que Platon, pour être né ailleurs qu’à Athènes, restait toujours Platon. En revanche, quand Diogène me fait voir « Platon » comme le possible surnom d’un certain Aristoclès, petit-fils d’un autre Aristoclès, père d’Ariston, c’est un peu comme si subitement je découvrais que ce que je prenais pour un visage de chair n’est qu’un masque de peau. Platon, en se dédoublant, me semble devenir un quidam jouant à Platon ! Mais pourquoi aurait-on appelé Aristoclès Platon ? Diogène donne trois explications, l’une tenue pour certaine et tirée des Successions d’ Alexandre de Milet, dit, lui, Polyhistor, et les deux autres présentées comme conjecturales, toutes ayant en commun de ne pas attribuer à Aristoclès lui-même l’idée de se faire appeler Platon. Le vrai responsable serait Ariston, non pas son père, mais le lutteur d’Argos qui l’exerce aux exercices physiques :
« C’est celui-ci qui lui changea son nom en « Platon » à cause de sa constitution robuste (« platos » désignant en grec la largeur d’un objet massif ) (II, 4)
C’est amusant d’imaginer que Platon, le fervent défenseur de la supériorité de l’esprit sur le corps, doive son surnom à sa corpulence. Ce serait donc à Aristoclès, dit le Massif, qu’on devrait le Phédon où est défendue la thèse que philosopher, c’est apprendre à mourir, ce qui veut dire s’entraîner de son vivant à se défaire des liens de l’esprit avec le corps.
La deuxième conjecture que Diogène Laërce évoque pour rendre compte de l’origine du mot va dans la même direction mais est pour nous beaucoup plus orthodoxe tant on est accoutumé à identifier à l’intelligence la partie du corps cette fois concernée : en effet, selon Néanthe de Cysique, c’est la largeur de son front qui aurait valu à Aristoclès le surnom de Platon. Il n’y a en effet rien de contradictoire à attribuer à Aristoclès au grand front des visées ascétiques.
Cependant c’est la première conjecture, anonyme, elle, qui clairement spiritualise le surnom en l’associant à l’ampleur du style d’Aristoclès. Ainsi Platon, bien que ne l’ayant pas choisi, aurait pleinement mérité de s’appeler Platon, tant on choisit un style, à la différence d’un corps ou d’un front !
Que « Platon » ait été nom ou surnom, le mot prêtait à jeu de mots. Timon le sceptique qui utilisa ses talents d’écrivain pour ridiculiser par calembours interposés les dogmatiques et parmi eux Platon ne s’est pas fait faute de jouer sur le mot mais j’ai eu le regret d’apprendre par une note de Luc Brisson que l’astuce en question est strictement intraduisible. J’ai alors eu recours à la traduction, fort ancienne (1933), de Robert Genaille et cela donne :
« Comme Platon plaçait de plastiques paroles ».
Certes, par moments, l’intraduisible a du bon.

lundi 6 février 2006

Platon, frère d' Asclépios ?

Dès les premières lignes du livre III des Vies et doctrines des philosophes illustres consacré tout entier au plus connu des disciples de Socrate, Diogène Laërce donne à Platon une ascendance prestigieuse. Qu’on ne croie pas pour autant que mon cher compilateur s’apprête à écrire un impeccable panégyrique ! Il donnera aussi leur part aux moqueries dont Platon aurait été la cible. Mais je n’en suis pas là ...
Platon est donc non seulement issu d’un sage mais de plusieurs dieux.
Du frère de Solon dont il descend par sa mère en ligne directe, il est séparé par cinq générations. Et comme Solon a pour ascendant Poséidon, Platon a déjà un premier lien avec le divin.
Ceci, Diogène le rapporte comme un fait. En revanche, comme il introduit la suite par « on raconte aussi que... », je la prends avec plus de pincettes. Je veux dire par là que Diogène m’apparaît alors comme un narrateur qui affirme qu’on affirme, ce qui ne signifie d’ailleurs pas du tout que quand Diogène affirme, je crois ce qu’il dit. Faut-il le répéter ? En le lisant, on prend juste connaissance du savoir dont il disposait. Donc, avec peut-être un peu de distance ou aucune (nulle note savante ici pour me permettre de trancher), Diogène m’apprend que c’est aussi le père de Platon, Ariston, qui descend de Poséidon, via Codros, le dernier roi d’Athènes (ancêtre dont s’honorait tout autant le tyran Pisistrate).
Ce qui vient ensuite est bien plus étonnant encore. Diogène rapporte « une histoire qui courait à Athènes » (III, 2) mais une des trois sources dont il dit qu’elles mentionnent cette rumeur est si proche de Platon que le bruit en question devient un peu plus que du vent. Il s’agit en effet du Banquet funéraire de Platon, texte écrit par Speusippe, à la fois neveu, exécuteur testamentaire et successeur de Platon. Voici donc cette étrange anecdote :
« Ariston voulut forcer l’hymen de Périctioné (c’est donc elle qui transmettra au philosophe un peu du sang de Solon), qui était dans la fleur de l’âge, mais il n’y parvint pas ; quand il eut mis un terme à ses tentatives, il vit Apollon lui apparaître. A partir de ce moment, il s’abstint de consommer le mariage jusqu’à ce que Périctioné eût accouché. » (ibid.) (cf infra note 1)
Luc Brisson m’apprend dans une note que certains ont identifié l’apparition d’Apollon à une image onirique, ce qu’il met en doute sans, semble-t-il, pouvoir l’écarter (« l’expression idein opsin n’implique pas qu’il s’agit d’un rêve, comme l’ont compris certains traducteurs »). Mais, vue la phrase suivante, j’oserais dire que la rumeur en question faisait donc naître Platon des amours d’Apollon et d’une vierge impénétrable.
Puis, comme s’il n’avait pas de mémoire, Diogène Laërce, sans ciller, informe de la date de naissance du philosophe :
« Platon est né, comme le rapporte Apollodore dans sa Chronique, au cours de la quatre-vingt huitième Olympiade, le septième jour du mois de Thargélion, le jour où les gens de Délos disent qu’est né Apollon (c’est moi qui souligne). »
Quelques pages plus loin, décidément imperturbable :
« On raconte que Socrate fit un rêve. Il avait sur ses genoux le petit d’un cygne, qui en un instant se couvrit de plumes et s’envola en émettant des sons agréables. Le lendemain Platon lui fut présenté, et Socrate déclara que l’oiseau, c’était Platon. » (4)
Or le cygne est le symbole d’Apollon ! Ceci dit, je savais, pour avoir lu le début du Criton que Socrate identifiait ces songes à des prémonitions. Reste une belle histoire de maître assez lucide pour voir immédiatement dans le jeune disciple celui qui sans le remplacer atténuera sa grandeur.
Puis plus un mot sur la relation de Platon avec le dieu d’Olympie, mais à la fin, alors qu’il présente « les épigrammes qui furent inscrites sur son tombeau » (43), Diogène, de manière un peu incohérente, en insère une composée par lui-même :
« Et comment Phoibos (Apollon), s’il n’avait en Grèce donné le jour à Platon, pourrait-il guérir les âmes des hommes par les lettres ? En effet, tout comme Asclépios qui est son rejeton guérit notre corps, de même c’est l’âme immortelle que guérit Platon. » (44)
Epigramme qu’il fait suivre d’une autre, censée évoquer « de quelle manière il mourut », mais dont les deux premiers vers sont lourdement redondants :
« Phoibos engendra pour les mortels Asclépios et Platon, ce dernier pour la santé de l’âme, le premier pour celle de leur corps (...) » (ibid.)
Malgré son apparente distance par rapport à la légende, Diogène, qu’il en ait eu conscience ou non, a tout fait pour la colporter...
(1) Voici la même histoire racontée par Montaigne:
"Comme s'il ne suffisoit pas, que par double estoc Platon fust originellement descendu des Dieux, et avoir pour autheur commun de sa race, Neptune : il estoit tenu pour certain à Athenes, qu'Ariston ayant voulu jouïr de la belle Perictyone, n'avoit sçeu. Et fut adverti en songe par le dieu Apollo, de la laisser impollue et intacte, jusques à ce qu'elle fust accouchée. C'estoient le pere et mere de Platon. Combien y a il és histoires, de pareils cocuages, procurez par les Dieux, contre les pauvres humains ? et des maris injurieusement descriez en faveur des enfants ?" (Essais II XII)

Commentaires

1. Le lundi 6 février 2006, 04:58 par AB
Je trouve vos chroniques extrêmement intéressantes. Merci.

AB

vendredi 3 février 2006

Un roi sans divertissement peut être un homme heureux.

" Le sage ne s'occupera pas de politique."
C'est, d'après Diogène Laërce, ce qu'aurait écrit Épicure dans le premier livre de son ouvrage perdu, intitulé Sur la manière de vivre. Pourtant ce même Épicure n'affirme-t-il pas dans la sixième Maxime Capitale que " pour s'assurer la sécurité du côté des hommes, le bien du pouvoir et de la royauté est un bien selon la nature, pour autant qu'à partir d'eux on puisse se la procurer" ?
La quatorzième maxime complète :
" Si la sécurité du côté des hommes existe jusqu'à un certain point grâce à la puissance solidement assise et à la richesse, la sécurité la plus pure naît de la vie tranquille et à l'écart de la foule".
Il semble donc qu'Épicure a fait une différence entre avoir des ambitions politiques et jouir d'une position politique. Certes vouloir le pouvoir condamne au souci et à l'inquiétude liés aux combats des rivaux ; cependant le posséder une fois pour toutes (et non pour un temps limité...) rend possible - mais seulement possible - la vie à l'abri des ennuis. N'est-ce pas l'inverse du roi pascalien trouvant son plaisir dans la multiplication sans fin des divertissements que sont autant les guerres de conquête que les bals de la cour ?
Ce roi à la manière d'Épicure, je le conçois en effet non pas entouré de flatteurs ou d'intrigants, mais d'amis avec qui il ne parlerait jamais politique mais méditerait à l'envi sur les vérités fondamentales qui orientent leur existence. Les affaires de son royaume seraient réglées pas des ministres qui n'auraient pas à lui rendre des comptes et qu'il n'aurait pas à surveiller. On dira que ce roi, ne faisant que jouir d'une solitude meublée d'amitiés et née de sa puissance, perdra vite ce pouvoir sur lequel il ne prend pas soin de veiller directement. C'est peut-être ce qui conduit Épicure à soutenir que la sécurité la plus pure, c'est-à-dire purifiée de toute crainte de la perdre à l'avenir, s'obtient quand c'est la communauté des amis, entendons par là, des épicuriens, et non la position politique qui assure qu'on est à l'abri de la folie et de la méchanceté des hommes. Une chose est certaine en tout cas : on ne vit pas en sécurité tout seul.
Apparemment donc, le pouvoir politique est seulement pensé dans sa relation avec le salut de l'individu ; s'il était un moyen incontestable de vivre heureux, il faudrait le détenir ; comme il peut mettre à l'abri de certaines souffrances, il n'est pas interdit d'en jouir.
Comme on est loin de Platon, voyant dans le pouvoir politique le pire et le meilleur ! Le pire, si les passions particulières le poussent à exécuter légalement des Socrate, le meilleur si l'homme qui l'exerce est sorti de la caverne et connaît la Justice.
Bien sûr, aujourd'hui, on se méfie à juste titre d'une politique prétendument éclairée qui gouverne au nom du Bien une masse soumise.
Mais faut-il passer de l'apologie dangereuse du roi-philosophe au retrait pantouflard de l'indifférent ? N'y a-t-il pas dans les textes épicuriens de quoi redorer le blason de la politique sans pour autant se faire des illusions sur elle ?

Ménédème d' Érétrie ou l'espace pédagogique.

“ Il n’aimait pas se fatiguer, dit-on, et l’état de son école le laissait indifférent ; en tout cas, il n’était pas possible de voir chez lui un ordre quelconque, les bancs n’étaient pas non plus disposés en cercle, mais chacun écoutait de l’endroit où il se trouvait, qu’il ait été en train de marcher ou qu’il ait été assis, et Ménédème se comportait de même. » (II 131)
Ménédème d’Erétrie aurait donc été non seulement anxieux et superstitieux mais aussi paresseux. A dire vrai sa nonchalance fait bien les choses. Sous l’apparence du désordre et de la négligence, c’est le socratisme fait salle de classe. Le maître et ses disciples occupant n’importe quelle position dans n’importe quelle partie de l’école, chacun écoutant quiconque, c’est un mode d’enseignement à l’image de ce philosophe qui ne veut pas écrire pour ne pas se fixer sur une doctrine quelconque. Tout se passe comme si, à l’intérieur de l’institution, Ménédème, par son laisser-aller déréglant, recréait l’espace de la rue athénienne où Socrate, hostile aux sophistes donneurs de leçons, parlait au hasard des rencontres. Je n’oublie pas en effet ce que Diogène Laërce m’a appris dès les premières lignes : que le père de Ménédème avait transmis à son fils ses deux métiers, architecte et décorateur de théâtre (125). Et puis un hôte qui met en scène ses banquets de manière si étudiée ne peut laisser le hasard de son tempérament faire la loi. Comme le maître lointain, Socrate, faisait l’ignorant pour engendrer le savoir dans l’esprit de l’interlocuteur, Ménédème fait le désordonné pour produire l’ordre des pensées. Certes la marche philosophique a été pratiquée par Protagoras avec une bande de disciples dans son sillage (note du 02-04-05). Je pense aussi à Zénon qui, lui, marchait peut-être pour éviter l’attroupement des badauds importuns et ainsi préserver l’esotérisme de sa parole. Mais la marche de Ménédème ne ressemble pas à ces déambulations sophistiques ou stoïciennes. Se mouvant de temps à autre dans un espace clos, il ne montre pas la direction à qui s’attache à le suivre. Il illustre à sa manière très concrète l’idée qu’il ne se situe nulle part et que plutôt de s’installer autour de lui, les disciples doivent se chercher quelque part une place. Provisoire, s’entend.

jeudi 2 février 2006

Ménédème d' Érétrie et Asclépiade de Phlionthe (2)

Il est délicat d’identifier la nature des relations qui unissent Ménédème et Asclépiade, même si une hypothèse se dégage assez clairement. Voici dans l’ordre où les donne Diogène Laërce quelques pistes :
1) « C’était surtout un ami attentionné, comme le montre sa bonne entente avec Asclépiade, qui ressemblait tout à fait à la vive affection éprouvée par Pylade » (II, 137)
Pylade / Oreste: deux cousins germains dont le premier, par son dévouement au second, est le modèle même de l’amitié illimitée. Éclairer ainsi l’affection de Ménédème pour Asclépiade, c’est donc attirer l’attention non sur la réciprocité de l’échange mais sur son inégalité. Encore au 19ème siècle, évoquer le couple mythique semble avoir servi à dénoncer l’utilisation éhontée d’autrui, cachée sous le beau nom d’amitié. Pierre Larousse dans le tome 14 de son Grand dictionnaire universel (1874) cite ainsi plusieurs textes faisant un tel usage de la référence, dont un écrit par Théophile Gautier et d’une grande clarté :
« Quelle raison avez-vous de lui en vouloir ? Vous lui vendez vos chevaux fourbus ; quand vous avez besoin d’argent, vous jouez une partie avec lui ; vous lui mettez sur les bras les femmes qui vous ennuient. C’est un vrai Pylade. »
2) « Mais comme c’était Asclépiade le plus âgé, on disait que c’était lui le poète et que Ménédème était l’acteur. »
A mes yeux, la relation de domination est rendue cette fois d’une autre manière mais sans ambages : en effet l’acteur répète ce que le poète a dit. Marie-Odile Goulet-Cazé traduit par une note un certain embarras :
« Je suppose que c’est parce que son âge lui donne plus d’autorité qu’Asclépiade est présenté comme l’auteur, car les acteurs ne sont évidemment pas nécessairement plus jeunes que l’auteur. »
A première vue ne lui vient pas à l’esprit l’idée que le couple Oreste/Pylade est homologue au couple poète/acteur, les deux exprimant la relation déséquilibrée unissant Asclépiade à Ménédème. La traductrice fait donc appel à l’érudition de M. Patillon qui l’éclaire ainsi :
« (il) me suggère de voir plutôt ici un renvoi au cycle épique : poète et rhapsode (c’est de mon point de vue toujours la relation écrivain/lecteur), avec peut-être un jeu de mots, par allusion, à connotation sexuelle, poieten désignant le partenaire actif (cf prattein pour signifier la relation sexuelle) et upokriten le partenaire passif »
Que Ménédème ait été l’aimé d’Asclépiade cadrerait à coup sûr tout à fait bien avec l’identification du couple philosophique au couple mythologique.
3) « On raconte qu’un jour où Archipolis ( ?) leur avait assigné trois mille drachmes, aucun des deux ne voulut céder quand il fallut décider qui prendrait sa part en second, si bien que ni l’un ni l’autre ne prit l’argent »
Je dois reconnaître honnêtement que ce refus partagé de passer en premier est incompatible avec tout ce que suggéraient les lignes antérieures. Si Asclépiade s’était conduit comme un Oreste à la Gauthier, il eût empoché les trois mille drachmes...
4) « On dit aussi qu’ils étaient mariés, Asclépiade avec la fille et Ménédème avec la mère. »
N’osant pas dire qu’ Asclépiade se réserve la part du lion, je dois reconnaître que le fait que le plus âgé convole avec la plus jeune et que la plus vieille devienne la femme du plus jeune ne m’est pas plus facile à interpréter que ne le serait l’inverse. Restant neutre sur ce point, je remarque qu’Asclépiade devient le gendre de Ménédème, ce qui me paraît inverser la supériorité jusqu’ici conférée au premier.
5) « Après la mort de sa femme, Asclépiade prit celle de Ménédème ... »
La relation de domination semble se reconstituer ; même si une note savante, citant Knoepfler, m’apprend qu’ « un tel divorce à l’amiable, avec cession de l’épouse à un tiers, n’est pas sans exemple dans l’Athènes du IVème siècle », le contexte de la séparation et l’expression dont use Diogène Laërce m’engagent à penser qu’Asclépiade se sert plutôt incestueusement de sa belle-mère pour remplacer sa fille et cela donc au détriment peut-être de son ami et gendre...
6) « ... et ce dernier, à son tour, quand il fut à la tête de la cité, épousa, dit-on, une femme riche. Cependant, comme ils partageaient une seule et même demeure, Ménédème n’en aurait pas moins confié l’administration à sa première femme. »
C’est donc la femme d’Asclépiade qui tient les rênes domestiques, la nouvelle épouse de Ménédème restant, malgré sa richesse, au second plan. Certes on remarque que Ménédème a la plus haute fonction politique mais il n’en reste pas moins que dans l’espace privé il respecte un ordre régi par la femme de son ami.
7) Je ne suis pas étonné d’apprendre finalement que « c’est Asclépiade qui mourut le premier à Érétrie »
8) « Quelque temps après, comme le mignon d’Asclépiade était venu à une partie fine et que les serviteurs qui étaient là lui interdisaient l’accès, Ménédème demanda de le laisser entrer, disant que c’était Asclépiade qui, même sous terre, lui ouvrait la porte. »
Cette déclaration est ambiguë : est-ce une manière emphatique de souligner l’amour de l’amant pour son aimé ou l’aveu que, même disparu, c’est encore Asclépiade qui inspire les initiatives de Ménédème ?

lundi 30 janvier 2006

Ménédème d' Érétrie et Asclépiade de Phlionte (1)

Ménédème d’Erétrie a pour ami Asclépiade de Phlionte. C’est ce dernier qui l’arrache à Platon et le conduit à Mégare où tous deux tombent sous le joug de Stilpon. Quand ils s’en échappent, leur tour n’étant pas encore venus de se faire écouter, ils deviennent à Elis les auditeurs de Anchipyle et Moschos. Bien qu’inséparables, ces deux amis sont tout de même différents. Diogène Laërce accuse Ménédème d’être un peureux, précisément de craindre l’avis des autres :
« C’est ainsi qu’au début, alors que lui-même et Asclépiade construisaient une maison pour un charpentier (M-O Goulet-Cazé précise qu’on pourrait comprendre aussi « avec un charpentier »), Asclépiade se montrait nu sur le toit, apportant le mortier, tandis que Ménédème se cachait, toutes les fois qu’il voyait quelqu’un arriver » (II, 131)
Ménédème, fils d’un homme « de bonne naissance, mais par ailleurs architecte et pauvre » (II, 125), craint-il d’être identifié à un déclassé ? Ouvrier en bâtiment, bien que fils d’architecte ? Rabaissé de faire une maison alors que son père en faisait faire ? Peut-être, mais il ne lui suffit pas d’avoir une fonction à la hauteur de ses ascendants pour perdre ses appréhensions, sinon pourquoi eût-il été si cafouilleur quand, élu proboulos, il se livrait aux activités rituelles ?
« Lorsqu’il toucha à la politique, son anxiété était telle qu’il lui arriva même de se tromper et de verser de l’encens à côté de l’encensoir. » (ibid.)
Mais en revanche, à cette occasion, rien sur Asclépiade. Cependant bientôt l'ami va donner à Ménédème une leçon de stoïcisme appliqué :
« Il était également, dirais-je, du genre plutôt superstitieux. En tout cas, un jour qu’en compagnie d’Asclépiade il avait, dans une auberge, mangé sans le savoir de la viande de déchet, il eut, quand il l’apprit, des nausées et devint tout pâle, cela jusqu’au moment où Asclépiade lui eût adressé des reproches, disant que ce n’étaient pas du tout les morceaux de viande qui l’avaient indisposé, mais le soupçon qu’il portait sur eux. » (132)
Ce qu’est cette viande de déchet est l’objet d’interprétations différentes entre les érudits mais ils ne doutent pas qu’elle ait une relation avec le sacrifice. Autrement dit, cette viande est loin de se réduire à la chair animale qu’elle est pourtant, elle est enserrée dans un réseau d’interdits et d’obligations qui lui donnent un sens et une valeur. Aussi c’est en tant qu’elle est rituellement prohibée à Ménédème qu’elle le rend malade, et non bien sûr parce qu’elle aurait été pourrie, et ce, malgré le non trompeur qu’elle porte. C’est donc ce que lui fait comprendre très lucidement Asclépiade en distinguant ce qu’est la chose en réalité de la représentation négative que son ami en a.
J’ai longtemps cru à cette possibilité de distinguer ce qu’on appelle les jugements de valeur des jugements de fait, ce qui me faisait rêver de pouvoir nettoyer ma représentation du monde de tous les parasites normatifs et contradictoires qui l’encombraient pour le laisser être tel, objectif et purifié de toute contamination axiologique. J'aurais alors tout donner pour détenir l'Unique Description Vraie du Monde... Certes on peut illustrer cette célèbre opposition par des exemples nets et contrastés (« la table est ronde » / « la table est belle »). Mais cette distinction se trouble quand on pense à « cette fille est grande » (car, selon le contexte et entre autres, l’énoncé peut être un compliment, une critique ou la reconnaissance neutre d’un fait) ou à « cet objet coûte 100 E » (la valeur monétaire est un fait) ou à « il lui parle brutalement » (ce jugement est autant descriptif qu’évaluatif). Approfondissons le dernier cas: le philosophe Bernard Williams a qualifié de « thick » ces adjectifs qui sont porteurs d’une appréciation tout en évoquant certains phénomènes (ainsi « élégant » est un adjectif « épais » - comme « mince » d’ailleurs !- est très différent de « beau » par exemple qui ne limite pas l’imagination au moment de deviner ce qui peut bien être qualifié ainsi.)
Aussi Asclépiade ne pouvait pas aider vraiment son ami en lui disant : « Rends-toi compte que ce n’est pas cette viande de déchet qui te rend malade mais la peur d’avoir commis un acte sacrilège ». « Viande de déchet » est un prédicat trop « épais » pour être digéré facilement par Ménédème. Peut-être même qu’il ne lui a pas suffi de dire « viande » mais qu’il a dû chercher un synonyme neutre comme « morceau de boeuf » pour vraiment faire voir la chose autrement.
Je n’avais pas prévu que je me laisserais aller à cette digression ; aussi remets-je à plus tard la réflexion sur les mariages des deux amis.

dimanche 29 janvier 2006

Ménédème, l'inventeur à Érétrie du banquet spartiate.

Vous vous souvenez peut-être d’Alexinos d’Elis, ce disciple d’Euclide abandonné par ses élèves quand ils réalisent à quel point Olympie, le lieu où le maître a le projet d' installer son école, est insalubre. Eh bien, Ménédème d’Erétrie ne veut pas qu’on lui fasse le même coup :
« Il était aussi très hospitalier et, comme le climat d’Érétrie était malsain, il organisait de nombreux banquets, entre autres des réunions de poètes et de musiciens » (II, 133)
Mais n’imaginez pas que vins et victuailles vont jouer le rôle d’appeaux :
« Voici de quelle façon il organisait ses banquets. Il mangeait préalablement, en compagnie de deux ou trois personnes jusqu’à une heure tardive de la journée (ceux qui mangent avec le maître sont-ils les disciples les plus proches ?); ensuite on appelait les gens qui étaient arrivés et qui, eux aussi, avaient déjà dîné. Par conséquent, si quelqu’un était venu trop tôt, il faisait les cent pas et demandait à ceux qui sortaient (les serviteurs qui enlevaient les plats) ce qu’il y avait sur la table et où l’on en était. Si l’on en était au légume ou au poisson salé, on s’en allait ; si l’on était à la viande, on rentrait. Il y avait l’été sur les lits une natte de jonc et l’hiver une peau de mouton. La coupe qui circulait ne dépassait pas un cotyle (environ un quart de litre).Le dessert était fait de graines de lupin ou de fèves, parfois aussi de fruits de saison : poire, grenade, ers (une sorte de lentille) ou par Zeus, figues sèches. » (138)
Cette invocation de Zeus m’étonne un peu, j’ai même l’impression que c’est la première fois que je la lis sous la plume de Diogène. Robert Genaille devait encore plus surprendre son lecteur par son choix de traduction (« Que Hercule me damne ! »). Diogène manifeste-t-il ainsi l’ironie que lui inspire la frugalité du menu ? En tout cas, son compte-rendu resterait énigmatique s’il ne le complétait pas par quelques vers de Lycophron, lequel aurait écrit un drame satyrique où Ménédème était le personnage principal, sans que je sache s’il s’en moquait ou le louait. Les vers en question ne permettent d’ailleurs pas de trancher tant ils sont ambigus :
« A la suite d’un médiocre repas la modeste coupe circule avec mesure parmi les assistants ; mais pour dessert ceux qui aiment écouter reçoivent le discours de sagesse » (138)
Au fond, les plats font ici figure de « vedettes américaines », « the last but not the least », la raison d’être du banquet, le gâteau, c’est le discours. Ménédème était-il le seul à parler ? Ouvrait-il ainsi une série de prises de paroles, comme dans le Banquet de Platon ? Ce dont je ne doute pas, c’est que la parole de Ménédème devait être précieuse pour les auditeurs car, rare socratique à imiter le maître, « il ne composa aucun ouvrage de manière à éviter aussi de se fixer sur une doctrine quelconque » (136). Et moi de me demander comment on fait pour progresser dans la pensée quand on n’écrit pas ce qu’on pense, tant j’ai l’idée qu’un certain usage de l’écriture accélère la réflexion et lui évite les ratiocinations. De cette organisation du banquet qui met si ostentatoirement en évidence que le temps de la pensée et celui de l’alimentation ne doivent pas être confondus, puis-je conclure que le cercle constitué par Ménédème et ses premiers compagnons de table (des amis, dit Genaille, qu’il distingue nettement des invités) ne philosophaient pas en mangeant ? Kant dans les pages ingénieuses et drôles qu’il consacre aux repas dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798) conseille au philosophe de ne pas manger seul, tant il pense qu’un repas pris en commun avec des gens d’esprit est susceptible de ravitailler en idées le philosophé fatigué par la réflexion solitaire :
« Manger seul (solipsismus convictorii, le solipsisme du convive, l’expression est drôle pour le lecteur philosophe tant il est habitué à utiliser ce mot savant dans un autre contexte) est malsain pour le savant qui philosophe ; ce n’est point restauration mais (surtout lorsque le repas prend les dimensions d’une bombance solitaire), exhaustion (cette association de l’épuisement à la satisfaction solitaire fait penser à tout autre chose, chose que le même Kant d’ailleurs condamnait tout à fait...) ; un travail épuisant et non un jeu vivifiant des pensées. L’homme à table qui, méditant se nourrit, pendant le repas solitaire, de sa propre substance, perd peu à peu l’entrain qu’il retrouvera à l’opposé si un commensal lui fournit par la diversion de ses propos impromptus un apport vivifiant de matière qu’il ne lui a pas été donné de découvrir par lui-même » (I, III, 88, éd. de la Pléiade p. 1095-1096).
Je ne sais pas combien de convives rejoignaient Ménédème pour ces agapes épicuriennes, mais Kant, lui, pensait que, pour faire un bon repas en bonne compagnie, le nombre ne doit pas « être inférieur à celui des Grâces, ni supérieur à celui des Muses » (p.1094)
La phrase finie, Kant, en bas de page, a ajouté une note, témoin de l’intérêt de ce grand esprit pour les petites choses :
« Dix à table, l’hôte qui sert ses invités ne se comptant pas. »
Mais cette addition est finalement embarrassante, car si l’hôte crée les conditions du repas optimal sans y participer, comment pourra-t-il se recréer à la source fraîche de la conversation ?

samedi 28 janvier 2006

Ménédème d' Érétrie, boxeur groggy ?

"Ménédème en imposait beaucoup, semble-t-il" (II, 126)
Mais pourquoi ? A première vue, c'est éclairé par la "parodie de Cratès" que Diogène Laërce cite à la suite et qui désigne Ménédème sous le nom de "taureau d'Erétrie". Ce serait donc physiquement que Ménédème impressionne, ce qui est d'ailleurs confirmé quelques pages plus loin:
" Alors qu'il était déjà d'un certain âge, il avait l'aspect robuste et bronzé d'un athlète, continuant à se graisser d'huile et à se frictionner." (II, 132)
Pour un lecteur sous influence cynique, ce souci de simuler l'athlète ne présage rien de bon car mieux vaut être un athlète moral. Hercule ne jouait pas à Hercule. En tout cas, si son but était de se faire remarquer par la beauté et la puissance de son corps, il a réussi:
"Quant à la taille, il était bien proportionné, comme le montre la petite statue qui se trouve dans l'ancien stade à Érétrie. Elle est en effet, comme il convient, presque nue, laissant voir la plus grande partie du corps." (ibid.)
Mais, pour être juste, il ne convient pas de réduire Ménédème à des mensurations hors du commun: s'il en imposait, c' était aussi pour une autre raison. En effet, à la différence de Socrate, dont la laideur corporelle cachait la beauté de l'âme (d'ailleurs, Rabelais dans Gargantua soulignait son animalité répugnante en lui attribuant aussi un regard de taureau), la force corporelle de Ménédème est à l'image de ses capacités dialectiques:
"C'était dans l'agencement des arguments un rude adversaire. Son esprit s'exerçait dans toutes les directions et il était ingénieux dans l'invention des arguments. Il était très fort en éristique, comme le dit Antisthène dans ses Successions." (II, 134)
Ainsi, à défaut de lutter avec son corps, il se bat avec les mots, mais de manière tout à fait inattendue, quand il participe à une joute verbale, tout se passe comme s'il était sur un ring. Je lis en effet ces lignes incroyables:
"Mais dans les débats philosophiques il était à ce point combatif, dit Antigone (Antigone de Caryste, la source principale ici de Diogène Laërce), qu'il se retirait avec les yeux au beurre noir." (II, 136)
Robert Genaille parle lui d' "yeux gonflés", ce que j'ai, grâce à l'insuffisance de sa traduction, moins de mal à comprendre. Car avoir les yeux fixés sur les arguments , cela peut les fatiguer. En effet ce n'est pas avec regard détendu et reposé que l'on prête attention aux insuffisances des armures logiques. Mais les yeux au beurre noir, c'est bien autre chose que l'épuisement qui se manifeste à fleur de peau. Et de penser soudainement à ces hystériques qui ont le malheur de prendre au pied de la lettre les expressions toutes faites dont leur langue est porteuse. Alors qu'un être normal en a seulement "plein le dos" de la vie, l'hystérique, qui ne parle pas au figuré, est cloué au lit par d'incessantes douleurs lombaires. Et, si l'on en croit Freud, mille médecins n'y feront rien, tant que le malade n'aura pas sa cure cathartique... Alors je me dis que peut-être "avoir les yeux au beurre noir" voulait dire en grec ancien "en prendre plein la g..."...
De toute façon, hystérique ou pas, Ménédème, par ses marques oculaires, se distingue nettement de tous les membres des sectes philosophiques qui me sont familières. L'épicurien, pour commencer: ce n'est pas du tout un polémiqueur, vu qu'il ne parle qu'avec ses amis et qu'il entend sortir de leur bouche les mêmes paroles qu'eux aimeraient recevoir de la sienne. Les épicuriens ainsi ont remplacé le monde immense et dangereux par le cercle étroit et rassurant de leurs alter ego. Certes le stoïcien, lui, n'hésite pas à discuter avec l'insensé pour le remettre dans le droit chemin tant il est convaincu que tous les hommes partagent la même raison. Mais, au-delà d'une certaine résistance, il se replie dans sa citadelle intérieure (à vrai dire, il n'en est jamais vraiment sorti, il en est juste allé au seuil), de peur de sortir du cadre immuable de son apathie disciplinée. Quant au sceptique, il prendrait bien garde à ne pas manifester trop de ferveur dans la défense de ses thèses, tant il craindrait qu' un adversaire malin n'identifiât son échauffement à un amour fort peu sceptique de la Vérité. Il reste le cynique, à l'agressivité si dérangeante. Mais autant il est en mesure de faire sursauter par ses remontrances cruellement ironiques, autant il ne veut entrer dans ce jeu des longues confrontations dialectiques. Il a mieux à faire: vivre vertueusement.
Pauvre Ménédème, je n'ai pas réussi à transformer vos yeux au beurre noir en illustration fort maîtrisée de quelque doctrine. C'est sans doute Diogène qu'il faut accuser de mon échec tant il a l'air par moments de ne pas vous aimer. Dans le petit poème qui clôt les pages qu'il vous consacre, le dernier mot qu'il écrit pour vous caractériser, ô, vous le taureau athlétique, n'est-ce pas paradoxalement "pusillanimité" ?

dimanche 22 janvier 2006

Simon, de l'Idée de chaussures aux Idées tout court.

Diogène Laërce n'est guère plus disert sur Simon qu'il ne l'a été sur Criton et en plus, ce nouveau Socratique, à ma connaissance, n'apparaît nulle part dans les dialogues de Platon. C’était un cordonnier :
« Quand Socrate venait dans son échoppe et discutait sur un sujet quelconque, (il) prenait en notes tout ce dont il se souvenait. » (I, 122)
Quand Socrate parle, le cordonnier s’arrête donc de travailler. Peu importe le sujet, ce que dit Socrate mérite d’être gardé. Platon a beau lui avoir fait condamner l’écriture dans le Phèdre, Socrate, comme plus tard Epictète avec Arrien , ne prononce pas des paroles qui s’envolent pour laisser la place à d’autres, plus exactes mais toujours susceptibles d’être dépassées par des formulations plus précieuses encore. Non, Simon les arrête au vol et épingle ce qui n’aurait dû, par son passage, qu’éveiller à la pensée. J’imagine que ce sont de ces notes-là qu’il tire ses 33 « dialogues de cordonnerie » (II,122). Mais s’y était-il donné un rôle ou les avait-il écrits comme Platon qui, nulle part dans les si nombreux textes qu’il a écrits, n’a rejoint les personnages qu’il assemblait autour de Socrate ? Je cherche dans la liste un titre qui pourrait évoquer l’artisan, je ne trouve guère que Sur le travail. J’imagine que ce dialogue pouvait contenir une défense de l’artisan par opposition au peintre, sur le modèle de celle qu’on lit au début du livre X de la République. Si dans cet ouvrage il est question du lit, en revanche ici et en hommage à Simon le cordonnier, je parlerai plutôt de la chaussure. Pour dire qu’il y a non pas des milliards de chaussures mais seulement trois.
La première, qu’on appellera la Chaussure, a été créée par Dieu, que Socrate désigne sous le nom d’ « ouvrier naturel » (597 d). C’est le Concept de chaussure que Platon ne se représente pas comme né de l’imagination des hommes mais comme appartenant de toute éternité au monde des Essences.
La deuxième, c’est la chaussure fabriquée d’après la Chaussure. Avec Aristote, je dirais que pour faire la chaussure minuscule, il faut quatre choses : du cuir, un artisan, un but ( protéger le pied par exemple ) et ce qui nous intéresse ici une Forme, la Chaussure majuscule. Donc Simon, en un sens, fait des chaussures mais, pour parler comme Platon, aucun homme n’a fait la Chaussure. Ce n’est pas avec des morceaux de cuir qu’on crée une Forme mais avec de la pensée divine. Simon n’ est lui qu’un « ouvrier professionnel » (ibid.)
La troisième, c’est la chaussure peinte, par Van Gogh par exemple. Mais le plus grand peintre vaut de toute façon moins que Simon le cordonnier : l’artiste ne sait pas faire la chaussure ou quelque autre objet, il est juste capable d’imiter l’oeuvre de l’artisan. C’est Van Gogh qui doit vénérer le cordonnier et pas l’inverse, comme c’est l’usage aujourd’hui.
Au fond, on comprend pourquoi Simon s’arrêtait de travailler, buvait et notait les paroles de Socrate, puis, à son tour, s’est mis à écrire sur le Beau, la Loi, l’ Etre même etc. Conscient de n'avoir une relation privilégiée qu'avec une seule Essence, il a voulu se rapprocher de toutes les autres.

samedi 21 janvier 2006

Ménédème, captivé par ou captif de Platon ?

Laërce dit de Ménédème d’ Erétrie que, s’il est devenu philosophe, c’est qu’il a été captivé par Platon. Stilpon , lui, se faisait une spécialité de captiver les disciples des autres (note du 30-03-05) . Quant à Hipparchia, la philosophe cynique, elle a été si captivée par Cratès qu’elle en est devenue la femme (note du 08-03-05). Odile Goulet-Cazé précise que ce mot grec (thérathéis), utilisé donc au moins à trois reprises par Laërce pour désigner la relation entre le novice et le philosophe confirmé est un « terme très fort ».
Je pense alors aux élèves qu’il nous arrive aussi, à nous, les modestes professeurs de philosophie, de captiver. D’ailleurs certains conserveront jusqu’à la fin de leur vie le souvenir de leur prof de philo. Certes l’amour-propre y trouve son compte et tant que captiver veut dire intéresser fortement, tout va bien. Mais là où ça se gâte, c’est quand l’élève captivé devient captif.
En effet ça ne va pas de soi que les profs de philo libèrent leurs élèves. Bien sûr c’est un stéréotype d’affirmer que la philosophie permet de dépasser les opinions communes. Ces dernières, désignées avec un brin de pédantisme sous le nom de doxa, illustreraient de manière exemplaire l’absence de pensée de Monsieur Toutlemonde. Malheur donc aux élèves qui n’auraient pas la chance d’arriver en Terminale, tant il semble que la parole du prof de philo a une fonction purificatrice décisive : aiguiser la raison et la nettoyer des préjugés qui la corrompent. On plaint alors les pays qui n’ont pas fait de la philosophie une matière obligatoire de l’enseignement secondaire...
Mais il y aurait d’abord beaucoup à dire sur cette dépréciation de la pensée quotidienne qui n’est peut-être rien d’autre qu’un des nombreux préjugés d’une certaine philosophie. A ce propos, quelques lignes de Wittgenstein pourraient aider à se défaire de l’ensorcellement platonicien :
« Le fait que Socrate soit considéré comme un grand philosophe est une chose qui m’a intrigué. Car lorsque Socrate pose une question sur la signification d’un mot et que des gens lui donnent des exemples de la façon dont le mot est utilisé, il se montre insatisfait et demande une définition unique. Or, si quelqu’un me montre comment un mot est utilisé et quels sont ses différents sens, c’est exactement le genre de réponse que j’attends » (Maurice Drury Conversations avec Wittgenstein p.110)
Wittgenstein était ainsi porté à penser que le défaut philosophique majeur était la volonté de dégager des essences et qu’à cette fin les philosophes étaient enclins à généraliser à partir d’un sens possible seulement d’un mot, appelant par exemple Amour un des phénomènes auquel correspond l’usage du mot « amour ». Il encourageait à se défaire de cette illusion essentialiste en s’habituant à prendre une vision panoramique, synoptique des usages des mots.
De cela, on ne doit pas conclure que ce qu’on a l’habitude de dire est toujours vrai mais qu’on a la mauvaise habitude de penser que c’est toujours faux.
Aussi quand captiver c’est enfermer dans une conception radicalement dépréciative du langage ordinaire, on peut légitimement mettre en doute les bienfaits d’une telle libération.
Reste à identifier par quoi est remplacée cette prétendue néfaste opinion commune. Cependant il est difficile de déterminer l’identité intellectuelle des profs de philo tant cela fait partie de leur conviction commune que la transmission à l’élève de n’importe quelle philosophie vaut mieux que le maintien des opinions qu’il a en entrant en Terminale. Alors si le professeur est parvenu à déterminer qui de tous les philosophes est le plus vrai, il se peut qu’il tienne à l’enseigner comme étant sinon la vérité, du moins un moyen respectable de s’en approcher. L’élève sera d’autant plus susceptible d’adhérer à la doctrine enseignée qu’il n’aura en général qu’un professeur de philosophie, la Philosophie se confondant alors avec les cours de philosophie de son professeur.
Il me semble donc nuisible à l’élève de faire du philosophe qu’on admire le leit-motiv obsessionnel d’une année, même si on ne peut enseigner que grâce à l’héritage de ses lectures et donc de ses goûts. Mais on voit le danger inverse : l’opinion commune est balayée par une avalanche de références hétéroclites, sans souci de l’unité. Le professeur est épicurien pour traiter le bonheur, kantien pour la morale, heideggerien pour la technique etc.
C’est pourquoi entre l’éclectisme incohérent et le systématisme trompeur, la voie d’un enseignement à la fois captivant et libérateur (et je ne crois pas que l’expression soit nécessairement contradictoire) est donc bien étroite.

Commentaires

1. Le mardi 24 janvier 2006, 19:39 par GC
Une petite lecture suivie d'un commentaire (... "des effets de la pub"...). J'apprécie tout à fait la perspicacité du propos général ; et particulièrement la restitution du fait que les "usages sociaux" des mots ont leur histoire qui renseigne sur le sujet et ses schèmes de pensée, etc., hors l'objectivation scientifique. Il me semble malgré cela difficile de "trancher" : la puissance de mots imposés ("être parlé", PB ;-) pour des utilisations pratiques (imposés pour la pratique avec une visée idéologique sous-jacente - consciente ou pré-consciente) incitent tout de même à la "dépréciation" - non pas du sujet disant, mais du sujet dit.
2. Le mercredi 25 janvier 2006, 22:24 par une ancienne
Il me semble très honnête défendre qu'il ne faut pas que le professeur fasse, de son Philosophe par excéllence, le fil conducteur de son cours. Or pousser un élève dans cette recherche peut le conduire à en devenir un grand connaisseur des vertus et des limites, ce qui paraît, à mes yeux, faire avancer la philosophie.
Reste biensur à se demander si, comme pour l'Amour, on a une bonne définition de qui est Philosophe.

Criton dans les derniers moments de Socrate.

Diogène m'ayant un peu laissé sur ma faim concernant l'identité de Criton, je vais voir ce que m' apprend Platon sur son compte. Dans l' Apologie , je découvre qu'il a le même âge que Socrate et qu'il est du même dème que lui (le dème est à Athènes une circonscription territoriale). Mais c'est dans le Phédon que quelques lignes valent la peine d'être relevées. Phédon, qui a assisté en direct à la mort de Socrate, raconte à Échécrate, pressé d'en connaître le détail, que la vingtaine de disciples et d'amis dont il fait partie (mais à laquelle n'appartient pas Platon, malade ce jour-là) découvre en prison non seulement celui qu'elle vient voir mais aussi son épouse Xanthippe portant leur plus jeune enfant (Socrate a été en effet un père de famille nombreuse: il a eu trois enfants ) et assise contre son mari:
"Mais, aussitôt qu'elle nous vit, Xanthippe se mit à prononcer des imprécations et à tenir ces sortes de propos qui sont habituels aux femmes: "Ah ! Socrate, c'est maintenant la dernière fois que tes familiers te parleront et que tu leur parleras !" (59 a)
Encline à souligner le côté extraordinaire du moment qu'ils vivent, l' épouse représente ici l' anti-Socrate, attaché à faire jusqu'au bout comme si de rien n'était. On comprend la réaction du philosophe. Elle est en trop dans la pièce car elle gâche la mise en scène:
" Alors Socrate, regardant du côté de Criton: "Qu'on l'emmène à la maison, Criton !" dit-il. Et, pendant que l'emmenaient quelques-uns des serviteurs de Criton, elle poussait de grands cris en se frappant la tête." (59 a-b)
Fidèle, Criton obtempère mais j'imagine qu'il aurait pu casser l'ordre du jour et, inspiré par l'image du dernier-né, faire jouer la corde sensible comme dans le dialogue platonicien auquel il a donné son nom:
" Ce sont tes fils que tu te presseras de laisser derrière toi (Criton imagine alors les conséquences du refus de Socrate de s'évader de sa prison), quand il t'était possible de les élever jusqu'au bout, de faire jusqu'au bout leur éducation; et, pour ce qui te concerne, tu ne t'inquiètes pas de savoir quel sort ils pourront bien avoir ! Ce sort, vraisemblablement, ce sera d'être exposés à ce genre de malheurs auquel, d'habitude, la situation d'orphelin expose les orphelins: ou bien, en effet il ne faut pas faire d'enfants, ou bien il faut prendre la peine de les élever et de faire leur éducation ! Or, tu m'as l'air, toi, de prendre le parti qui présente le moins de difficulté, alors que celui qu'il faut prendre, c'est le parti que prendrait un homme de bien et un vaillant ! Et tu proclames qu'une conduite méritoire est le souci de toute ta vie " (Criton 45 d)
Mais dans le Phédon, Criton, accompagné de son fils Critobule, n' opposera aucune contradiction et se contentera d'écouter. Il sera encore là à la fin quand on fait venir pour une ultime visite les enfants de Socrate et les femmes de sa famille (je souris en lisant la note écrite à cet endroit par Léon Robin: " Des parentes seulement, semble-t-il. Il serait étonnant, si Xanthippe était là, qu'elle s'abstînt des manifestations bruyantes de 60 a." Il m'avait déjà amusé quand il avait jugé bon de placer cette autre note à propos de l' absence de Platon, retenu par une maladie: " Il n'y a pas de bonnes raisons de supposer à l'absence de Platon un autre motif.")
C'est maintenant le coucher du soleil, l'entretien tarit:
"Après cela, on ne se dit plus grand-chose" (116 b)
Le Serviteur des Onze (ils avaient comme fonction d'administrer la prison et de faire exécuter les criminels) s'adresse à Socrate, fait son éloge puis, se mettant à pleurer, quitte la pièce. Socrate dit à ses disciples tout le bien qu'il pense du gardien-chef comme l'appelle Robin et demande à Criton de faire apporter le poison broyé. Criton cherche à retarder l'issue en disant qu'il croit qu'il ne fait pas encore nuit et lui propose assez incroyablement de prendre le temps de jouir une dernière fois des plaisirs de la vie:
" Il y a d'autres (condamnés) qui ont bu le poison longtemps après qu'on le leur a enjoint, et non sans avoir bien mangé et bien bu, quelques-uns même après avoir eu commerce avec les personnes dont ils avaient d'aventure envie. Allons ! Ne te presse pas, puis qu'il te reste encore du temps " (116 e)
Socrate avec une grande douceur ne manifeste aucune réprobation mais met clairement les points sur les i:
" Ils ont bien raison, les gens dont tu parles, de faire ce que tu dis, car ils pensent qu'ils gagneront à le faire ! (Nul n'est méchant volontairement: chacun veut d'abord le bonheur mais la plupart ne sont pas éclairés sur le moyen de l'atteindre) Quant à moi, c'est aussi avec raison que je ne le ferai pas, car je ne crois pas que j'y gagne, en buvant un peu plus tard le poison, sinon de me prêter à rire de moi-même, en m'engluant ainsi dans la vie et en l'économisant alors qu'il n'en reste presque plus ! " (116e-117a)
Criton commande alors à un serviteur non d'emmener la femme mais d'apporter le poison. Socrate ayant bu impassiblement la coupe, Criton s'effondre en larmes et doit quitter la pièce. Peu à peu le corps de Socrate devient insensible, la froideur partie des pieds a atteint le bas-ventre, elle va bientôt gagner le coeur, alors Socrate adresse à Criton et à tous les autres ses dernières paroles:
" - Criton, à Asclépios, nous sommes redevables d'un coq ! Vous autres, acquittez ma dette ! n'y manquez pas ! - Mais oui ! dit Criton, ce sera fait ! Vois cependant si tu n'as rien de plus à dire." (118 a)
En vain, aucune parole, supplémentaire et moins prosaïque, ne sortira de sa bouche et Criton lui fermera les yeux.

mercredi 18 janvier 2006

Stilpon : les chiens font des chats.

A Sylvia W., pour le grand service qu'elle m'a rendu...
Stilpon a deux femmes, l’une légitime et l’autre courtisane, cependant, malgré le proverbe (« Qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd sa raison ») il n’a pas déchu, sans quoi on ne comprendrait pas l’anecdote suivante :
« Il eut une fille aux moeurs dissolues (sans doute née de la femme légitime, destinée socialement à la reproduction, elle ressemble pourtant à la maîtresse, destinée, elle, entre autres, à la conversation) qu’épousa un de ses familiers, Simmias de Syracuse (un disciple qui n’aurait pris du maître que la fille ?). Celle-ci ne vivant pas de façon convenable (avant ou après le mariage ?), quelqu’un dit à Stilpon qu’elle le déshonorait. Mais lui répliqua : « Pas davantage que moi je ne l’honore » » (II,114)
A l’inverse de sa fille à qui il attribue, en accord avec le voisinage, une conduite déshonorante, Stilpon s’attribue une conduite honorable. Mais ni le mérite ni le démérite ne sont contagieux. On n’a à répondre que de soi : la consanguinité n’implique pas la responsabilité des fautes. On est loin du péché originel. Inversement la fille ne tire aucun prix de la valeur du père. Les prouesses philosophiques paternelles ne la rachètent pas en effet. La famille est ici un ensemble de personnes à juger au cas par cas. Stilpon au fond ignore l’honneur de la famille. Une famille honorable, l'expression n'est sensée que si chaque partie est honorable ; inversement, il n’y a de famille déshonorante que là où ,sans reste, les membres, chacun à leur manière ou tous pareillement, se déshonorent. Un seul donc ne peut ni affaiblir ni élever la valeur d’une totalité qui ne sera jamais rien de plus que la somme des parties. Ainsi chacun peut espérer faire exception sans jamais porter d’avance le fardeau de l’opprobre. La valeur ne s’hérite pas, elle se mérite. Donc malgré ses deux femmes et sa fille sans retenue, Stilpon ne s’est pas laissé aller. Ce qui déjà bien connu de Cicéron qui, dans son ouvrage consacré au destin, le prend, à l’instar de Socrate, comme exemple de maîtrise de soi:
« Stilpon, ce philosophe mégarique, était, à ce que l'on nous rapporte, un homme fort ingénieux, et jouissait, de son temps, d'une assez belle renommée. Nous pouvons voir, dans les propres écrits de ses amis, qu'il éprouvait une vive inclination pour le vin et les femmes; et ce n'est pas pour le décrier qu'ils en parlent, mais plutôt pour le louer; car ils ajoutent qu'il avait tellement dompté et subjugué cette nature vicieuse par la force de la discipline, que jamais homme au monde ne le surprit dans l'ivresse ou agité de mauvaises passions » (De Fato V 10 trad. de Nisard)
Diogène Laërce le dit d’une autre manière :
« Hermippe dit que Stilpon mourut âgé, après avoir bu du vin afin de mourir plus vite » (II, 120)
Le philosophe s’oblige à boire du vin, c’est la preuve qu’il n’est pas poussé à le faire. On assiste ici non à la manifestation d’une dépendance mais à l’accomplissement d’un devoir. Il faut en finir, empoisonnons-nous. Quel contresens de croire que Stilpon prend, avant de mourir, ses derniers moments de bon temps ! Pour le dire clairement, Diogène Laërce écrit, comme d’habitude, quelques vers :
« Stilpon de Mégare, tu le connais certainement (c’est inhabituel chez lui de s’adresser au lecteur), a été terrassé par la vieillesse, puis par la maladie, attelage infernal. Mais il trouva dans le vin un cocher bien meilleur Que ce couple funeste. Car, après avoir bu, il prit les devants. » (II, 120)
« Changer de cocher », nouvelle périphrase pour dire « se suicider », c’est-à-dire choisir activement le processus qu’on subira. Stilpon a gardé le vin, l’arme qui aurait pu le faire très tôt disparaître, sinon en tant qu’homme du moins en tant que philosophe, pour la fin, non comme délice mais comme supplice. C'est vrai que, s'il s' était attelé à une maîtresse dans le seul but de hâter sa mort, la démonstration que constitue sa vie aurait été plus convaincante...

lundi 16 janvier 2006

Stilpon, un homme, un vrai.

On se rappelle de Diogène circulant en plein jour sur l’agora noire de monde, une torche à la main et répétant : « Je cherche un Homme », octroyant du même coup à tous les passants le statut peu enviable de pré-humains. S’il a connu l’anecdote, Stilpon a dû s’imaginer (naïvement alors) que Diogène, s’il l’avait rencontré, aurait ipso facto cessé sa quête : « On raconte qu’à Athènes il exerçait une telle attirance sur les gens qu’on accourait des échoppes pour le voir. Et comme quelqu’un lui disait : « Stilpon, ils t’admirent comme une bête curieuse », il répliqua : « Pas du tout, mais comme un homme véritable. » » (II, 119) Je pense à ce texte de Marx tiré de la Critique de la philosophie du droit de Hegel : « La religion n’est que le soleil illusoire qui se meut autour de l’homme, tant qu’il ne se meut pas autour de lui-même » Stilpon éblouit, tel un soleil, tous ces hommes à qui il ne tient qu’à eux de se donner la valeur, qu’ils attribuent à l’homme exceptionnel, sur le passage duquel ils s’agrègent. Mais le philosophe antique ne brille que sur le fond de cette majorité terne.

Qu'attendre des philosophes antiques ?

Les philosophes antiques sont-ils loin de nous ?
Il faut trouver la juste distance: si nous les voyons de trop loin , ils ne seront que des témoins d'une époque dépassée; si nous les voyons de trop près, nous penserons à tort qu'ils ont eu nos problèmes et que finalement ils sont comme nous. Entre l'historicisme et l'anachronisme, une voie du milieu donc.
Mais qu'attendre d'eux ? Des manières de voir et de faire qui nous aident à mieux voir et à mieux faire. Cela ne veut pas dire qu' à coup sûr on verra plus juste ou qu'on agira mieux mais au moins, dans certains cas, après les avoir lus, on ne se posera plus le problème de savoir comment voir ou comment faire - mais n'est-ce pas alors manque de lucidité ?-
Par qui commencer ? Par apparemment les plus souriants, les Épicuriens et d'abord Épicure. Nous verrons qu'ils ne sont guère épicuristes mais il nous suffira de comprendre en quoi ils sont épicuriens.
Pour compenser cette première facilité, nous choisirons de les voir à l'oeuvre face à ce qui n'est guère souriant: la mort.

dimanche 15 janvier 2006

Quatre petits matchs entre Stilpon le Mégarique et Cratès le Cynique.

A Arlette M., fidèle lectrice de 7h du matin
Stilpon était simple, sans affectation et bien disposé envers les gens ordinaires », écrit Diogène Laërce (II, 117). Dois-je en conclure qu’il était retors, affecté et mal disposé envers les gens extraordinaires ? C’est la question que je me pose à lire les quatre anecdotes qui le mettent en scène face à Cratès. 1) « Un jour que Cratès le Cynique, au lieu de répondre à la question qu’il lui posait, avait lâché une pétarade, Stilpon lui dit : « Je savais bien que tu dirais tout sauf ce qu’il faut » » (ibid.) Certes quand un cynique lâche des gaz, c’est moins un indice de flatulences intestinales qu’une marque de provocation. Il arrive en effet au cynique non de péter en parlant (que c’est banal) mais de parler par pets. On se souvient même (cf. note du 06/03/05) que Cratès avait pratiqué la pédagogie du pet avec son beau-frère, Métroclès de Maronée, mort de honte d’ « avoir lâché un pet au beau milieu d’un exercice oratoire » (VI, 94). Stilpon est donc à la hauteur de Cratès quand il identifie le bruit déplacé à un hors sujet mais le surpasse, en constatant par là même, son incapacité à répondre à la question. A malin, malin et demi : il semble que c’est le grand principe qui régit les rencontres philosophiques dans ces histoires rapportées par Diogène. Cratès n’a d’ailleurs pas plus de chances quand c’est lui qui pose la question, comme on va le voir ! 2) « Un jour que Cratès lui tendait une figue sèche tout en lui posant une question, Stilpon prit la figue et la mangea. Cratès dit alors : « Par Héraclès, j’ai perdu la figue ». « Pas seulement la figue, dit Stilpon, mais aussi la question dont la figue était le gage. » (II, 118). On se demandera quelle peut bien être la question. Marie-Odile Goulet-Cazé suggère que c’est n’importe quelle question, assez difficile, il faut ajouter, pour qu’on mérite une figue si on en trouve la réponse. La figue une fois mangée, plus besoin pour Stilpon de prendre en compte la question. « Perdre la question », en fait bien étrange expression, voudrait alors dire « poser une question qu’autrui cesse de reconnaître comme étant une question à poser ». J’imagine : Stilpon fait comprendre ainsi à Cratès que les questions qu’il pose ne sont pas intéressantes en elles-mêmes. Si un rien (une figue !) est à la clé, on les prend au sérieux, mais sans ce rien, elles ne valent vraiment rien ! Philippe Muller dans son ouvrage sur Les Mégariques fait l’hypothèse que la question était : « Ce que je tiens dans ma main, est-ce une figue ? » et qu’on peut interpréter ainsi sa consommation par Stilpon : « La réplique du Mégarique, qui mange la figue, signifierait alors l’irréalité de la chose sensible particulière par opposition à l’idée » (p.166) Il faudrait alors imaginer que Cratès, hostile comme tous les cyniques à l’existence des Idées intelligibles, a demandé : « Est-ce la Figue que je tiens dans ma main ? ». Stilpon, faisant disparaître une figue particulière, mettrait alors en relief que demeure la Figue en tant que concept général. Mais quand, quelques lignes plus tard, Diogène Laërce écrit « comme il était très habile en éristique (l’art de se battre avec des arguments), il rejetait même les Idées (bien sûr platoniciennes) », on ne comprend plus. De manière surprenante, les lignes qui suivent immédiatement semblent démentir ce que Diogène vient de soutenir, je veux dire l’anti-platonisme de Stilpon, mais en revanche rendent très crédible l’hypothèse de Muller : « Il allait jusqu’à dire que quand on dit « homme », on ne dit personne (au sens où aucun homme particulier n’est l’Homme, le Concept, l’Idée d’Homme), car on ne dit ni cet homme-ci ni cet homme-là. Par conséquent, ce n’est pas non plus celui-ci (vu ainsi, l’Homme est un concept qu’on pense et ne peut jamais être une personne qu’on rencontre). Ou encore : « le légume » n’est pas ce légume qu’on me montre, car le légume existait il y a plus de dix mille ans. Ce n’est donc pas ce légume-ci (on se rend compte que l’argument pourrait être répété à l’infini en prenant comme point de départ à chaque fois un nouveau nom commun) » (II, 119) 3) « Une autre fois, en hiver, Stilpon vit Cratès qui avait mis le feu à son vêtement. « Cratès, dit-il, tu me sembles avoir besoin d’un manteau neuf ( imatiou kainou), ce qui signifiait (d’un manteau et de jugeote « imatiou kai nou) » (II, 118) Sachant que le Cynique ne possédait qu’un manteau, une besace et un bâton, on peut supposer que Cratès avait approché par mégarde son habit d’un feu. La vacherie stilponienne est donc justifiée. Mais, entreprise à hauts risques ! , je vais ici donner toutes ses chances au Cynique : en fait, s’il brûle son manteau en hiver, c’est pour montrer qu’on peut se passer même de l’indispensable. Ainsi Stilpon n’aurait rien compris à ce triomphe grelottant... Certes, si j’avais raison, on ne comprendrait pas pourquoi « offensé, Cratès le parodia en ces vers : En vérité j’ai vu Stilpon en proie à de méchantes souffrances A Mégare, où se trouve, dit-on, le gîte de Typhôn (jeu de mots sur tuphos : l’orgueil et Tuphoéos : le monstre). C’est là qu’il disputait, avec de nombreux disciples autour de lui. Ils passaient leur temps à courir après la vertu (jeu de mots : tên d arétên et Nikarétên, Nicarète étant la courtisane avec laquelle Stilpon vivait) en changeant les lettres » (II118) Ou l’art de dénoncer par des jeux de mots l’art du jeu de mots ! 4) « On raconte qu’au beau milieu d’un entretien avec Cratès, il courut acheter du poisson. A Cratès qui essayait de le retenir et qui disait : « Tu laisses tomber la discussion ? », Stilpon : « Moi, pas du tout ; la discussion, je la garde, mais c’est toi que je laisse tomber ; car, si la discussion, elle, peut attendre, le poisson, lui, va être vendu » » (II, 119) Le Cynique est battu sur son propre terrain. A grossier, grossier et demi. Mais, en même temps, Stilpon, donnant à un poisson la préférence sur une discussion, aurait pu entendre Cratès lui répliquer : « Tu places donc un animal mort plus haut que la vérité ! »