mercredi 22 novembre 2006

Qui donc aujourd'hui se souvient d'avoir été Pythagore ?

Autre moyen de relier Pythagore à Héraclide du Pont, partir de ce que ce dernier dit du premier:
« Il (Pythagore donc) racontait sur lui-même les choses suivantes : il avait été autrefois Aithalidès et passait pour le fils d’Hermès ; Hermès lui avait dit de choisir ce qu’il voulait, excepté l’immortalité. Il avait donc demandé de garder, vivant comme mort, le souvenir de ce qui lui arrivait. Ainsi dans sa vie, il se souvenait de tout, et une fois mort il conservait des souvenirs intacts. Plus tard, il entra dans le corps d’Euphorbe et fut blessé par Ménélas. Et Euphorbe disait qu’il avait été Aithalidès, et qu’il tenait d’Hermès ce présent et cette manière qu’avait l’âme de passer d’un lieu à un autre, et il racontait comment elle avait accompli ses parcours, dans quelles plantes et quels animaux elle s’était trouvée présente, et tout ce que son âme avait éprouvé dans l’Hadès, et ce que les autres y supportaient. Euphorbe mort, son âme passa dans Hermotime qui, voulant lui-même donner une preuve, retourna auprès des Branchidées et pénétrant dans le sanctuaire d’Apollon, montra le bouclier que Ménélas y avait consacré (il disait en effet que ce dernier, lorsqu’il avait appareillé de Troie, avait consacré ce bouclier à Apollon), un bouclier qui était dès cette époque décomposé, et dont il ne restait que la face en ivoire. Lorsque Hermotime mourut, il devint Pyrrhos, le pécheur délien ; derechef, il se souvenait de tout, comment il avait été auparavant Aithalidès, puis Euphorbe, puis Hermotime, puis Pyrrhos. Quand Pyrrhos mourut, il devint Pythagore et se souvint de tout ce qui vient d’être dit. » (VIII 5)
Voilà donc une forme curieuse de dualisme. Le dualisme est cette doctrine selon laquelle chaque homme est constitué de deux substances indépendantes l’une de l’autre : le corps et l’âme. Il va de pair avec l’affirmation de l’immortalité de l’âme ; Descartes en est le défenseur paradigmatique.
La version donnée ici est étonnante car si l’âme est réellement distincte du corps, c’est de plusieurs corps successifs qu’elle est l’âme. Mais en quel sens est-elle la même âme ? Il n’est nulle part affirmé que Pythagore ait été psychologiquement le même homme que Pyrrhos, Hermotime, Euphorbe et Aithalidès. Cette thèse aurait en plus l’étrange conséquence que certaines plantes et certains animaux auraient été animés eux aussi successivement par cette âme permanente qui ne serait donc plus une âme humaine mais une âme tout court, accidentellement végétale ou animale ou humaine (1).
Pour identifier plus exactement l’âme en question, il faut garder à l’esprit qu’elle conserve constamment la même mémoire ; la conséquence en est que si Aithalidès est simple, Euphorbe, lui, est double, puisqu’il a à l’esprit la vie d’Aithalidès et la sienne. Ce qui revient à se remémorer les événements vécus par Aithalidès ni du point de vue de la troisième personne (car Euphorbe dit "je" en parlant d'Aithalidès qui n'est pourtant pas lui !) ni du point de vue de la première personne (car Euphorbe ne continue pas sa vie dans un nouveau corps). Je conçois donc une mémoire commune, condition d'existence d' une série discontinue de séries elles-mêmes continues. Pythagore peut dire qu’il a été Aithalidès mais pas au sens où on dit qu’on a été l’enfant qu’on n’est plus. On découvre à vrai dire un monstre psychologique : c’est au cœur de soi la mémoire d’un autre soi, comme si je me rappelais à la première personne de la vie d’un autre que soi dont pourtant je partage sans qu’elle contamine la mienne la mémoire à la première personne. Moi, Pythagore, je me rappelle que moi, j’ai combattu Ménélas, mais le même mot "moi" renvoie impossiblement à deux personnes distinctes. C’est l’identité d’autrui introduite à la première personne par le biais de sa mémoire dans mon esprit.
Fidèle à cette construction conceptuellement impensable, il me semble donc logique de conclure que si Pythagore n’existe plus du tout existe la Mémoire qui héberge parmi d’autres la sienne et qui continue de s’actualiser sous la forme individualisée mais toujours changée d’un « je me souviens que j’ai été Pythagore. » Hermès n’a donc réellement pas donné à son fils une forme déguisée d’immortalité : Aithalidès est mort mais la Mémoire de personne dont il était le premier locataire, elle, est bel et bien immortelle. Elle passe d’individu en individu sans jamais pouvoir elle-même s’exprimer à la première personne, sinon sous la forme d’un emprunt éphémère d’identité. Au fond, le sujet pythagoricien n’est pas un homme à l' expérience exceptionnelle, il héberge le temps de sa vie la mémoire d’une série d’expériences qui ne communiquent pas entre elles et donc n’enrichissent pas la sienne.
(1)Diogène Laërce fera plus loin parler ainsi Empédocle :
« Car j’ai déjà été autrefois garçon et fille,
buisson, oiseau et poisson cheminant à la surface de l’eau. » (VIII 77)

Commentaires

1. Le jeudi 23 novembre 2006, 06:53 par François Loth
La réponse dualiste à l’antique, telle que vous l’évoquez, exprime surtout le souci de la transmission du passé aux générations du présent. Cette construction métaphysique du sujet, raconte, me semble-t-il, une préoccupation majeure : le lien entre les hommes. La philosophie de l’esprit, telle qu’elle se développe dans le débat contemporain, exprime avant tout un souci d’adéquation avec les diverses découvertes empiriques : la psychologie, les neurosciences, etc. Bien que les mondes ne soient pas les mêmes, les préoccupations demeurent et les questions concernant l’esprit restent, à mon avis, largement des questions métaphysiques – une métaphysique certes comprise comme autre chose que la poursuite de vérités éternelles, mais une métaphysique qui cherche à construire de la cohérence avec le travail empirique de notre monde.
2. Le jeudi 23 novembre 2006, 22:30 par Nicotinamide
"La réponse dualiste à l'antique". Je n'irai pas aussi loin comme si on pouvait parler d'une réponse antique unique. certains antiques ne se posaient pas la question d'ailleurs.

mardi 21 novembre 2006

Salmoxis et Pythagore: un esclave à l'école de son maître.

C’est la vie de Pythagore qui ouvre le livre VIII, consacré tout entier à lui-même et à ses disciples. Ainsi débute une nouvelle tradition, antérieure de loin à Héraclide du Pont. Reste que le thème de l’imposture, illustré à plusieurs reprises par ce dernier, peut servir de fil directeur.
Pour cela il faut faire un double détour : par Salmoxis, esclave de Pythagore, et par Hérodote qui rapporte son histoire dans les Enquêtes :
« À ce que j’ai appris des Grecs de l’Hellespont et du Pont, ce Salmoxis, qui était un homme, avait été esclave à Samos, et esclave de Pythagore, fils de Mnésarchos. Puis, devenu libre, il s’était constitué une grosse fortune qui lui avait permis de rentrer dans sa patrie. Mais comme les Thraces étaient des gens pauvres et plutôt naïfs (si je me rappelle du Théétète, la servante qui se moque de Thalès, bien que d’origine thrace, n’a pourtant, elle, rien d’une demeurée), ce Salmoxis, qui avait fait l’apprentissage de la façon de vivre propre à l’Ionie et était d’un caractère plus réfléchi que les Thraces pour avoir fréquenté des Grecs, et parmi eux le Sage apparemment le plus éminent, Pythagore, avait fait aménager un appartement réservé aux hommes, où il recevait et régalait les notables de la cité. Il leur enseignait que ni lui ni ses convives ni leurs descendants ne mourraient, mais qu’ils iraient vers un lieu où, continuant à vivre pour l’éternité, ils jouiraient de tous les biens (il semble que Salmoxis diffuse une version plutôt défigurée de la théorie pythagoricienne de la réincarnation). Or, tandis qu’il faisait tout ce que je viens de dire, et tenait ces propos, il se faisait aménager un appartement souterrain ; quand cet appartement fut achevé, il disparut de la société des Thraces et descendit dans l’appartement souterrain, où il vécut trois ans. On se mit à le regretter et à le pleurer, en croyant qu’il était mort. Puis, au bout de trois ans, il réapparut aux Thraces qui dès lors eurent foi en tout ce que Salmoxis disait. » (IV 95 traduction de Daniel Delattre)
Or, à en croire Hermippe de Smyrne, auteur, lui aussi, mais bien avant Laërce, de Vies de philosophes, Pythagore en personne avait usé du même stratagème. De manière étrange, c’est dans la partie du texte consacrée aux différentes versions de la mort de Pythagore que Laërce reprend le témoignage d’Hermippe (à qui on doit déjà le récit d’une des supercheries d’Héraclide) :
« Arrivé en Italie, Pythagore se serait fait construire une habitation souterraine et aurait demandé à sa mère de consigner sur une tablette les événements qui allaient se produire et leurs dates, puis de lui faire parvenir ces notes sous la terre jusqu’à ce qu’il remonte. Ce que fit sa mère. Après un certain temps, Pythagore remonta, maigre et squelettique. S’étant rendu à l’Assemblée, il déclara qu’il revenait de l’Hadès, et de plus il rappela à ceux qui étaient là ce qui s’était passé. Secoués par ce qui venait d’être dit, ces derniers fondirent en larmes, gémirent et crurent que Pythagore était un dieu, de sorte qu’ils lui confièrent leurs femmes pour qu’elles apprennent quelque chose de ces doctrines : ce furent les Pythagoriciennes. » (VIII 41 traduction de Luc Brisson)
Ce qui fait entre autres la singularité de la deuxième version, c’est la présence des femmes (indépendamment du rôle décisif de complice joué par la mère) : alors que Salmoxis ne pense qu’à augmenter son crédit auprès des hommes, Pythagore tire de sa remontée des Enfers un pouvoir nouveau sur les femmes. Ceci dit, j’aimerais comprendre pourquoi les hommes délèguent leurs femmes à la relation avec le dieu; leur geste fait en tout cas des disciples féminines de Pythagore des créatures doublement dominées : par l’autorité traditionnelle des maris et par le maître lui-même qui abuse en plus de leur crédulité.
Plus tard Porphyre donnera un tour rationnel à l’histoire et lavera qui plus est Pythagore de tout soupçon d’imposture:
« Lorsque Pythagore eut débarqué en Italie et qu’il se fut installé à Crotone, dit Dicéarque, les citoyens de Crotone comprirent qu’ils avaient affaire à un homme qui avait beaucoup voyagé, un homme exceptionnel, qui tenait de la fortune de nombreux avantages physiques : il était en effet noble et élancé d’allure, et, de sa voix, de son caractère et de tout le reste de sa personne émanaient une grâce et une beauté infinies. Ils le reçurent si bien que, après avoir servi de guide spirituel à l’assemblée des anciens par des nombreuses et belles interventions, il entreprit de conseiller les jeunes, cette fois sur les problèmes de l’adolescence (l’expression a un côté anachronique), à la demande des magistrats de la cité ; puis ce fut le tour des enfants, accourus en masse des écoles pour l’écouter, et il en vint par la suite à organiser également des réunions réservées aux femmes. Tout cela ne fit qu’accroître sa réputation déjà grande ; et son public, nombreux déjà à Crotone même et composé non seulement d’hommes mais aussi de femmes dont nous n’avons conservé qu’un seul nom, celui de Théano (1), s’accrut encore considérablement des barbares du voisinage, des rois et des chefs. » (Vie de Pythagore 18-19 trad. de Delattre)
Ainsi l’influence pythagoricienne gagne des cercles de plus en plus éloignés de l’excellence masculine : adolescents, enfants, femmes, non-Grecs. La femme donc, avant le barbare mais après le petit garçon…
(1) Diogène Laërce donne deux versions de l’identité de Théanô :
« Pythagore avait une femme, du nom de Théanô, la fille de Brontinos de Crotone ; d’autres disent que Théanô était la femme de Brontinos et une disciple de Pythagore. » (42)
Manque une possibilité : la femme-disciple, telle Hipparchia par rapport à Cratès.

Commentaires

1. Le vendredi 22 avril 2011, 15:06 par el hidraoui
Bonjour,
J'ai trouvé ce récit très intéressant, concernant notamment une explication simple à ce que peut-être un imposteur.
Vive l'athéisme. :)
2. Le jeudi 28 avril 2011, 17:47 par Philalèthe
Je ne suis pas sûr qu'on ne trouve pas des imposteurs aussi parmi les athées !

dimanche 19 novembre 2006

Héraclide du Pont ou le faiseur refait.

Diogène Laërce termine son Vème livre, celui qu’il consacre à Aristote et à sa postérité, par le récit de trois impostures qu’il attribue au dernier des aristotéliciens évoqués, Héraclide du Pont. A ce niveau du récit, Laërce n’a alors consacré que peu de lignes à Héraclide (destinées à identifier ses maîtres et à le décrire physiquement ) mais en revanche il a présenté un long catalogue de ses ouvrages. Après avoir vanté la variété de son style, il brosse sa vie et là je suis surpris car il n’y est question que de coups fourrés, et ratés qui plus est. Certes cela commence par un haut fait :
« Par ailleurs, il passe pour avoir libéré sa patrie, qui était sous la domination d’un tyran, en tuant le monarque, comme le dit Démétrios Magnès dans ses Homonymes. » (89)
Mis à part que la suite du texte porte à douter de la véracité d’un tel acte, Michel Narcy, d’une note érudite, rend à César ce qui lui revient et ne laisse du coup plus rien à Héraclide :
« Confusion probable avec un autre élève de Platon, Héraclide d’Eneium, qui, en 359, tua le roi des Odryses Kotys Ier. »
Vient ensuite la première supercherie :
« Lequel (il s’agit toujours de Démétrios Magnès) rapporte à son sujet ce qui suit : « Il nourrissait un serpent pris tout jeune et devenu adulte (ce détail plaide en faveur d’une fort longue préméditation) ; se trouvant sur le point de mourir, il ordonna à l’un de ses fidèles de dissimuler son corps et de placer le serpent sur le lit, pour qu’on le crût passé chez les dieux. Tout cela fut fait (que le disciple ait obéi sans ciller en dit long sur la valeur du maître…). Et au beau milieu des citoyens qui escortaient Héraclide et chantaient ses louanges, le serpent, ayant entendu leurs acclamations, se dégagea des vêtements et sema le trouble chez la plupart. Plus tard, toutefois, tout fut dévoilé et Héraclide fut vu non tel qu’il paraissait, mais tel qu’il était. » (90)
Certes mettre sa mort en scène fait partie de la pédagogie bien entendue, quand on est philosophe antique. Socrate a donné l’exemple et depuis, pas question de mourir n’importe comment : quelquefois le philosophe a même l’imagination si éveillée qu’il se lance dans deux morts différentes, qu’on repense à Diogène autant capable de mourir en chien (mais quel chien !) qu’en surhomme, les deux en fait revenant au même.
Je ne reprocherai donc pas à Héraclide de penser à la manière de disparaître la plus frappante pour les survivants . Ce qui est insupportable dans son cas, c’est d’abord la naïve prétention de passer dans le camp des dieux ; c’est digne en effet d’un empereur fou, du genre Caligula, mais pas d’un disciple de Platon et d’Aristote ; ensuite c’est l’absence, pour ce faire, de tout effort ; si encore, payant de sa personne, il avait essayé par quelque épreuve douloureuse de se transmuer en dieu, on l’aurait trouvé certes vaniteux mais au moins téméraire. On est loin de tout cela ; c’est une mort tout ce qu’il y a de plus banale qu’il fait déguiser en métamorphose divine ; il lui suffit d’un disciple abruti et d’un reptile quasi dressé. C’est du cirque, cette mort, mais du plus mauvais quand le public ne reste pas longtemps prisonnier du merveilleux mais a vite l’intelligence du truc.
Laërce, qui par ses épigrammes constantes laisse deviner une once de méchanceté (Schadenfreude comme on dirait en allemand : de la joie face aux dommages subis par autrui), ne loupe pas l’occasion et tourne le couteau dans la plaie :
« Tu voulais aux hommes laisser la rumeur, Héraclide,
A tous, qu’à ta mort tu avais repris vie sous la forme d’un serpent.
Mais tu t’es trompé pour avoir rusé : car, oui, la bête
Etait un serpent, mais toi, on t’a pris à faire la bête, non le sage (n’oublions pas tout de même que les cyniques nous ont appris qu’il y avait une manière sage, autant qu’une manière bête, de faire la bête) » (ibidem)
Et, comme si la répétition versifiée ne suffisait pas, Laërce enfonce définitivement le clou :
« Hippobote rapporte aussi l’histoire. »
Sur sa lancée, il raconte deux autres forfaitures. Voici la première :
« Hermippe, de son côté, dit qu’une famine ayant envahi la région, les habitants d’Héraclée demandèrent à la Pythie de les en délivrer, et qu’Héraclide corrompit par de l’argent à la fois les envoyés et la susdite Pythie, de façon qu’elle proclamât qu’ils seraient délivrés du mal si Héraclide, le fils d’Eutyphron, de son vivant recevait d’eux une couronne d’or, et après sa mort était honoré comme un héros (sa présomption n’avait pas encore atteint son niveau maximal : elle ne lui faisait ambitionner que le statut de héros…) Le prétendu oracle fut rapporté, et ses inventeurs n’y gagnèrent rien. Car aussitôt couronné au théâtre, Héraclide fut frappé d’apoplexie (on notera que même si elles n’illustrent que sa médiocrité, Héraclide a, comme les meilleurs, plusieurs morts…) et les envoyés furent tués par lapidation. Mais la Pythie aussi, descendant à la même heure dans la partie du sanctuaire interdite aux profanes, marcha sur un des serpents et, mordue, expira sur le champ. Et voilà pour la mort de notre homme. » (91)
Georges Roux dans Delphes, son oracle et ses dieux m’avait appris il y a de cela bien longtemps que la Pythie était une pauvre fille droguée par les fumées des plantes qu’on faisait se consumer à ses pieds. Habituée donc à formuler des phrases semi délirantes qui donnaient matière à interprétation aux prêtres rémunérés à des fins clarificatrices, elle n’avait pas dû longtemps rechigner quand les acolytes d’Héraclide lui avaient soufflé ce qu’il fallait proférer.
Ceci dit, c’est un tout autre serpent qui entre ici en scène, non plus un soumis, mais un justicier, assez lucide pour deviner qu’avec des fautes professionnelles de cette gravité les prêtresses allaient apporter bien vite de l’eau aux moulins libertins de l’époque.
C’est alors que vient le récit qui le fait voir en faussaire. Ce qui pousse le lecteur désormais échaudé à regarder avec une froideur certaine le catalogue déjà mentionné :
« Par ailleurs, Aristoxène le musicien dit qu’il est aussi l’auteur de tragédies et qu’il les signa du nom de Thespis (mythique poète). Et Chaméléon dit qu’Héraclide le pilla pour écrire son ouvrage sur Hésiode et Homère. Mais Antidoros l’Epicurien s’en prend aussi à lui, contredisant son ouvrage De la justice. En outre, Denys le Transfuge (ou Spintharos, selon certains) ayant écrit son Parthénopée, le signa du nom de Sophocle. L’autre, y ayant cru, en prit à témoin des passages pour l’un de ses propres traités, dans l’idée que c’était du Sophocle. Quand Denys s’en aperçut, il lui révéla ce qui était arrivé ; mais comme Héraclide refusait de le croire, il lui écrivit de regarder l’acrostiche ; et il contenait « Pancalos » : c’était le bien-aimé de Denys. Mais comme, ne le croyant toujours pas, Héraclide disait qu’il était possible qu’il en fût ainsi par hasard, Denys lui écrivit à nouveau en réponse : « Tu trouveras aussi cela :
A.On ne prend pas au piège un vieux singe.
B.Si, on le prend : ce n’est qu’une question de temps.
Et en outre : « Héraclide ne sait pas ces lettres, et n’en a pas honte. » » (92)
Laërce en a fini : il passe aux homonymes (il faudrait un jour consacrer un billet à l’habitude qu’il a de finir chaque vie par la liste si longue des homonymes célèbres. Imaginez une biographie de Sartre se terminant par l’énumération exhaustive de tous les autres Sartre célèbres : cela contribuerait doucement mais sûrement à enlever au fameux nom propre son aura)
Finie donc la liste des impostures d’Héraclide du Pont. Je suis sûr en tout cas qu’elles n’ont rien de commun avec les impostures cyniques (qu’on se rappelle ! Les Chiens n’ont pas dédaigné de fabriquer de la fausse monnaie). Mais si les philosophes aboyants faisaient prendre des vessies pour des lanternes, c’est qu’ils en avaient gros sur le cœur à propos des fausses lumières. Rien de tel chez Héraclide : lui il veut en jeter plein la vue…
Cher lecteur, n’imaginez surtout pas que ce billet rende justice à Héraclide du Pont. Les objectives encyclopédies nous apprennent qu’astronome d'avant-garde il fut le premier avec Aristarque de Samos à formuler l’idée héliocentriste et même à soutenir que la sphère terrestre tournait sur elle-même. Que cela soit clair, je réfléchis sur des textes, je ne fais revivre personne… Je commente juste, comme si c’était la Bible, une pauvre compilation, longtemps dédaignée par les autorités philosophiques. Dans une autre vie, peut-être, je mettrai des notes en bas de pages des manuscrits des vrais penseurs. Ici je m’essaie simplement à penser un peu sur un faux penseur…

Commentaires

1. Le lundi 20 novembre 2006, 21:42 par Nicotinamide
Diogène Laërce écrit avec parfois plus de VII siècle de distance avec certains des philosophes dont il écrit la vie et les doctrines. Il aime les fables, il aime les anecdoctes graveleuses, il aime les petits mots qu'il replace dans différentes bouches... Difficile de savoir qui était les philosophes qu'il décrit. Ce que je trouve intéressant est le titre : VIE et doctrine... Cela ne viendrait à l'idée de personne d'écrire la vie et la doctrine des philosophes illustres de l'ère contemporraine... Allez essayons pour entendre comment ça sonne : vie et doctrine d'heiddegger, vie et doctrine de sartre, vie et doctrine... on tournerait vite dans uen spirale de rire

samedi 11 novembre 2006

Démétrios de Phalère : l'aristotélisme au pouvoir.

Démétrios est quasi un philosophe-roi, certes le trait est un peu poussé car ce n’est pas le Savoir Ultime qui le fait accéder à Athènes au pouvoir suprême mais la volonté des vainqueurs, je veux dire des Macédoniens, précisément de Cassandre.
Reste qu’il est Athénien de souche (né au port du Phalère exactement) et formé à la philosophie par Théophraste.
En plus il a bel et bien une production philosophique : Laërce cite 45 titres mais Jean-Pierre Schneider dans la notice qu’il lui consacre (Dictionnaire des philosophes antiques TII p.628) se réfère à une « œuvre immense ». C'est néanmoins par l’évocation de sa carrière politique que Laërce commence sa biographie. Risquant l’anachronisme, j’ose dire qu’elle suggère à première lecture un impressionnant « culte de la personnalité » :
« Il fut jugé digne de trois cent soixante effigies en bronze, dont la plupart étaient à cheval, sur des chars et des attelages à deux chevaux, qui furent achevés en moins de trois cents jours : à tel point il suscitait l’empressement » (V 75 trad. de Michel Narcy)
Les derniers mots mettent en évidence que, si les artisans athéniens produisent plus d’une sculpture par jour et cela pendant presque un an, ce n’est pas servilité apeurée mais reconnaissance et enthousiasme spontanés. Laërce est d'alleurs explicite :
« Comme homme d’Etat, il réalisa pour sa patrie de nombreuses et très belles choses. Et en effet, en revenus et en constructions, il fit croître la cité, bien qu’il ne fût pas de naissance noble. » (ibidem)
Ce qui semble clair, c’est qu’il permet l’institutionnalisation de l’école aristotélicienne : si Théophraste, malgré le fait d’être métèque, peut acquérir le jardin qui donne naissance au Peripatos, c’est à Démétrios qu’il le doit (V 39). Qui sait ? Sans ce soutien politique de premier plan, Aristote serait peut-être pour nous aussi peu que ces innombrables philosophes antiques dont on ne connaît aujourd’hui plus que le nom…Même si une philosophie vise le ciel, son salut sera d’autant moins fragile qu’elle occupera du terrain, au sens le plus prosaïque du terme !
Démétrios, s’il tient l’étrier à l’aristotélisme, ne fait pas, lui, long feu. A en croire Laërce, c’est sa valeur qui l’a ruiné :
« (…) Bien qu’il fût illustre auprès des Athéniens, la jalousie qui ronge toutes choses jeta pourtant sur lui aussi son ombre. En effet, victime d’une cabale montée par certains, il fut, sans comparaître, condamné à mort. Certes ils ne s’assurèrent pas de sa personne, mais ils déversèrent leur bave sur le bronze, renversant ses effigies dont certaines furent vendues, d’autres jetées à la mer, d’autres débitées en pots de chambre : car on dit même cela. Et une seule est conservée à l’Acropole. » (76-77)
Michel Narcy explique en note que le mot grec ión qu’il traduit ici par bave veut dire autant le venin du serpent que la rouille. La précision est d’intérêt car c’est mordu par un aspic que Démétrios mourra (78), ce qui permet finalement de parler de sa mort politique: tué au figuré avant de l’être pour de bon, c’est dans les deux cas le même mot qui désigne la cause de la fin. Ceci dit, je ne comprends pas pourquoi Narcy a tenu à introduire la bave. « Ils déversèrent leur venin sur le bronze » me paraît tout de même infiniment plus corrosif et délétère…
Mais, qu’il s’agisse de bave ou de venin, Démétrios ne paraît pas avoir été atteint moralement :
« C’est lui qui, ayant entendu que les Athéniens avaient renversé ses effigies, dit : « mais pas la vertu qui fut cause qu’ils les ont érigées ». » (82)
Stoïcisme de la réaction : la valeur d’un homme ne se mesure pas à sa renommée. Bien sûr j’ai tout de même du mal à associer à une telle hauteur l’apophtegme qui suit immédiatement :
« Il disait que les sourcils ne sont pas une partie minime du visage, ils peuvent bel et bien assombrir la vie entière. » (ibidem)
Mais ce sera l’occasion d’un autre billet !

lundi 6 novembre 2006

Maurice Sachs, Diogène le Cynique, Robert Musil.

Lisant Au temps du boeuf sur le toit, journal imaginaire publié par Maurice Sachs en 1939, je suis surpris d'y voir apparaître, à peine masqué, Diogène le Chien:
"Une des caractéristiques de notre temps pourrait ainsi s'exprimer ainsi: ne nous laissons point distancer, ni par le temps, ni par les événements; par rien. Et reconnaissons dès maintenant nos génies nationaux comme tels. Il semble que le mauvais sort de Rimbaud, de Van Gogh, de Gauguin, de Lautréamont nous fasse une particulière horreur. Ces injustices ne seront pas renouvelées, dit-on. Mais, crainte de laisser passer un génie, nous en serons bientôt tant encombrés qu'on pourra se promener, une lampe à la main, disant: Je cherche un homme qui n'ait pas de talent." (Les Cahiers rouges Grasset p.104-105)
Pour mémoire:
"Ayant allumé une lanterne en plein jour, il dit: "Je cherche un homme" " ( Diogène Laërce Vies et doctrines des philosophes illustres VI 41 trad. de Marie-Odile Goulet-Cazé)
Je repense aussi à ce passage de Musil:
"Or, un beau jour, Ulrich renonça même à vouloir être un espoir. Alors déjà, l'époque avait commencé où l'on se mettait à parler des génies du football et de la boxe: toutefois, les proportions demeuraient raisonnables: pour une dizaine, au moins, d'inventeurs, écrivains et ténors de génie apparus dans les colonnes des journaux, on ne trouvait encore, tout au plus, qu'un seul demi-centre génial, un seul grand tacticien du tennis. L'esprit nouveau n'avait pas encore pris toute son assurance. Mais c'est précisément à cette époque-là qu'Ulrich put lire tout à coup quelque part (et ce fut comme un coup de vent flétrissant un été trop précoce) ces mots: "un cheval de course génial"" (L'homme sans qualités I p.55)

Commentaires

1. Le vendredi 10 novembre 2006, 21:19 par edi
Vos remarques m'étonnent, et en bien, vous êtes très érudit et très cultivé. Sinon, comment trouvez des similitudes pareils ?

Bravo encore, je vous encourage à poursuivre vos efforts !
2. Le vendredi 10 novembre 2006, 21:21 par edi
Sans vouloir vous redéranger, je vous signale seulement que j'ai commis une erreur, je voulais dire trouveR et non trouveZ.
Voilà.

dimanche 5 novembre 2006

Lycon: des pieds au sens propre ou au sens figuré ?

A première lecture, je comprends mal l’épigramme composée par Diogène Laërce en l’honneur de Lycon:
« Non, certes, nous n’oublierons pas non plus Lycon, qui de la goutte
Mourut. Mais ce qui, moi, m’étonne le plus,
C’est que la si longue route d’Hadès, lui qui, avant, à l’aide des pieds
D’autrui marchait, en une seule nuit il l’a parcourue. »
M’intrigue l’attribution à Lycon de pieds qui ne lui appartiennent pas. En effet, dès la première phrase, Laërce l’a classé « au premier rang en matière d’éducation des enfants ». Or, j’en tire aisément l’idée que, loin de marcher avec les pieds des autres, il aurait dû faire marcher sur ses propres pieds ceux qui ne disposaient pas encore de l’autonomie de mouvements.
Si ces lignes m’inspirent une telle métaphore, c’est sans doute que j’ai à l’esprit la Réponse à la question : qu’est-ce les Lumières ? de Kant. Pourtant, à dire vrai, les mauvais tuteurs de cet opuscule ne donnent pas leurs pieds aux mineurs pour la bonne raison que ni les uns ni les autres ne marchent. Plus exactement les premiers, donnant seulement l’illusion de savoir marcher, empêchent les seconds de se mouvoir, même par pieds d’emprunt :
« Après avoir bien rendu sot leur bétail et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermés, ils leur montrent le danger qui les menace, si elles essaient de s’aventurer seules au dehors. Or ce danger n’est vraiment pas si grand ; car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher. » (trad. de S.Piobetta)
Pour en revenir à la dépendance de Lycon, il ne me reste plus qu’à la comprendre au sens littéral: le vieillard podagre, âgé de 74 ans, ne se serait déplacé que porté par autrui, dans une litière peut-être, comme ces richards quelquefois copieusement injuriés à leur passage par les cyniques, ingambes eux par esprit de système. Mais si l’idée ne m’en est pas venue immédiatement, c’est sans doute que Laërce, quelques lignes avant, avait dépeint Lycon en athlète.
Mais alors comment expliquer le passage de l’allègre vélocité à l’immobilité affligeante ? Je me laisserai aller à surinterpréter les deux premières lignes du court paragraphe que Laërce interpose entre l’éloge de la santé et le constat de la maladie de son personnage:
« Il fut chéri comme nul autre à la cour d’Eumène et d’Attale, qui d’ailleurs lui procurèrent énormément de choses. Et Antiochus aussi essaya de l’avoir à sa cour, mais n’y réussit pas.» (V 68)
Osons une lecture, disons, épicurienne!
A être chéri par des potentats, on perd à coup sûr en potentialités physiques. Quand les puissants s’arrachent un philosophe, il ne résiste pas longtemps ; on le voit encore de nos jours, : s’il ne perd pas en sveltesse de corps, c’est l’esprit qui trinque…Ce n’est pas comme en peinture où, selon le mot d’Elie Faure, c'est « la matière qui se fait tout esprit », non, c’est alors exactement l’inverse : l’esprit qui se fait tout matière…

jeudi 26 octobre 2006

Lycon: des oreilles qui en disent long.

Diogène Laërce consacre de nombreuses lignes au corps de Lycon:
« Par ailleurs il était aussi dans sa tenue le plus propre des hommes, au point de faire preuve d’une délicatesse vestimentaire insurpassable selon ce que dit Hermippe. Mais il fut aussi des plus friands d’exercice et en bonne condition physique, ayant tout l’air d’un athlète, les oreilles en chou-fleur et le teint hâlé, selon ce que dit Antigone de Caryste. » (V 67)
Michel Narcy a préféré la métaphore légumière, sans doute plus conforme au texte grec, à la traduction discrète de Robert Genaille qui évoquait lui des « oreilles écrasées par les coups ». Ainsi de Genaille à Narcy, on est passé d’appendices honteux à de somptueux organes, triomphants dans l’adversité. Mais je reste surpris par cette métamorphose végétale ; pourtant, dans une note, Michel Narcy reprend sans broncher l’expression, comme si elle allait autant de soi que « le nez épaté » du boxeur :
« Par ailleurs, selon Capelle (RE XIII 2, 1927, col.2305), les oreilles en chou-fleur étaient le signe distinctif du pancratiaste, qui, comme son nom l’indique, pratiquait toutes les formes de lutte, y compris la boxe. » (note 2 p.628)
Ce Lycon qui semble avoir voulu se déguiser en anti-Socrate aurait été, me semble-t-il, une bonne cible pour un cynique déchaîné. Salir le vêtement élégant, martyriser encore davantage les protubérances cartilagineuses de l’ouïe, moquer la volonté acharnée de vaincre sur les stades, autant de possibilités d’appeler le philosophe à plus de tenue…

mercredi 25 octobre 2006

Flash back: ce qu'il faut voir dans un simple fil de laine.

Dans les premières pages du Banquet, Agathon, en l’honneur de qui le symposium est organisé, s’écrie à l’arrivée tardive de Socrate:
« Viens ici Socrate t’installer près de moi, pour que à ton contact je profite moi aussi du savoir qui t’est venu alors que tu te trouvais dans le vestibule (Socrate a en effet longuement médité seul dans le pièce mentionnée avant de se joindre aux convives) » (175c-175d)
S’asseyant, Socrate lui répond :
« Ce serait une aubaine, Agathon, si le savoir était de nature à couler du plus plein vers le plus vide, pour peu que nous nous touchions les uns les autres, comme c’est le cas de l’eau qui, par l’intermédiaire d’un brin de laine, coule de la coupe la plus pleine vers la plus vide. » (175 d)
On ne devient pas sage par fréquentation des sages, c’est par l’effort de la pensée que le savoir, au-delà des doxas contradictoires, se constitue. L’allégorie de la caverne le fera comprendre d’une autre manière : si le prisonnier libéré accède à la connaissance de la réalité, ce n’est pas parce qu’il se trouve subitement en contact physique avec son libérateur, c’est parce que, tourné de force vers la lumière, il a le courage de monter en direction du jour. Ainsi Socrate décourage le disciple qui confondrait la promenade en compagnie du maître avec l’ascension initiatique.
A ma surprise, Luc Brisson, dont je reprends ici la traduction, explique ainsi la comparaison avec le brin de laine dans les premières lignes de son introduction au Banquet (GF) :
« Agathon, assez représentatif des convictions de son époque, considère l’éducation comme la transmission du savoir ou de la vertu qui passe d’un récipient plein, le maître, vers un récipient vide ou moins rempli, le disciple, par l’intermédiaire d’un contact physique, simple toucher ou pénétration phallique et éjaculation dans l’union sexuelle. » (p.11 GF)
Je reste sceptique : voir dans un phénomène qui s’explique par la capillarité comme l’écrit lui-même Luc Brisson dans la note 56 (p.185) une métaphore de la pénétration phallique me paraît trahir ce que le passage de l’eau dans le fil de laine a de doux, de lent, de mou et d’automatique à la fois. Je pense plus à une aura charismatique dont le disciple attend à tort la transfiguration de soi qu’à une prise de possession sexuelle.

Commentaires

1. Le mercredi 25 octobre 2006, 21:30 par Edi
Je suis d'accord avec vous, et j'ai nettement mieux compris ce billet que le deriner.
2. Le mercredi 17 janvier 2007, 21:07 par sathon
Au contraire, le commentaire de Luc Brisson me semble très éclairant. Il rappelle le contexte érotique du Banquet souvent ignoré lorsque l'on souhaite comme Marcile Ficin faire croire aux amours platoniques. Le passage sur la coupe pleine et la coupe vide doit ainsi être mis en relation avec celui sur le refus de Socrate de céder aux avances d'Alcibiade, le tout s'inscrivant dans la critique que Platon opère de la pédérastie.

mardi 24 octobre 2006

Lycon : une conception réaliste de la délibération.

Lycon a une théorie de l’erreur que Laërce rapporte en ces mots :
« Ceux qui délibèrent d’une façon erronée, il disait que c’est leur raisonnement qui les égare, comme s’ils mettaient à l’épreuve d’une règle tordue un objet naturellement droit, ou s’ils se servaient pour scruter un visage d’eau agitée ou d’un miroir à la surface irrégulière. » (V 66)
La métaphore, assez inattendue, est double : délibérer est compris autant sur le modèle de mesurer que sur celui de refléter. Examinons ces deux modèles de plus près :
a) délibérer, c’est mesurer : l’image suppose qu’existe en dehors de l’esprit la Délibération Correcte (elle prend dans ce cas les traits de l’objet naturellement droit). Bien délibérer est alors pensé comme identifier la rectitude de la Délibération Correcte. En revanche, doté d’un instrument de mesure vicié, celui qui délibère mal ne peut pas reconnaître la droiture de la Délibération Correcte. La métaphore pourrait, semble-t-il, être utilisée à l’inverse : l’objet naturellement droit mettrait en évidence que la règle est tordue. Mais cela supposerait qu’on dispose de la Délibération Correcte. Or, par hypothèse, il n’en est rien. Donc celui qui délibère mal prend en fait la règle tordue pour une règle droite et appelle donc tordu l’objet naturellement droit.
b) délibérer, c’est refléter : la deuxième version de la métaphore conserve l’idée d’une extériorité de la Délibération Correcte (ce qui ne veut pas dire matérialité, pensons-la plutôt comme une Idée dans un Monde Intelligible). Mais sa figuration est assez étrange : d’objet droit, elle est devenue visage. Il me semble qu’il faut qualifier ce visage de beau, de symétrique, d’harmonieux pour donner de la cohérence à la variation. Lycon ne choisit pas alors de se référer à une mauvaise vue mais à une eau agitée ou à un miroir, ce qui laisse penser qu’on a affaire ici à un sujet qui regarde son visage. Mais désormais la possibilité d’une comparaison entre l’objet mesuré et l’instrument de mesure n’existe plus. Le visage est défiguré non par la mauvaise qualité de l’organe visuel mais par l’irrégularité de la surface qui renvoie l’image. Bien délibérer est affecté encore plus nettement d’une dimension passive essentielle, c’est accueillir en soi l’image fidèle de la Délibération Correcte ; mal délibérer reste fondamentalement passif sauf que cette fois les conditions de perception de la Délibération Correcte lui donnent une apparence incorrecte que le sujet ne détecte pas. Je suis donc amené pour donner de la cohérence à la métaphore à supposer aussi des mauvais yeux, seuls facteurs capables d’expliquer pourquoi l’eau agitée n’est pas plus vue agitée que la surface irrégulière du miroir n’est vue irrégulière. Je me demande ce que peut donc apporter le fait que la médiation soit doublement déformante (des mauvais yeux perçoivent de mauvais miroirs). Je suis porté à penser que le sens n’y gagne rien.
Incontestablement, sous ses deux variantes, la délibération est pensée sur le mode de la perception. Délibérer correctement, c’est avoir les moyens intellectuels de découvrir la Délibération Correcte. Il me semble que la métaphore ne fait pas avancer d’un pas dans la recherche des critères de la Délibération Correcte.

Commentaires

1. Le mercredi 25 octobre 2006, 21:27 par Edi
Je ne comprends par très bien le terme de : Délibération Correcte. Pourriez-vous l'expliquer autrement, afin que je puisse le comprendre.

Merci.
2. Le jeudi 26 octobre 2006, 07:15 par philalethe
J'ai écrit avec des majuscules l'expression pour mettre en relief que le bon raisonnement qui permet de s'orienter comme il faut paraît avoir une réalité extra-mentale, comme l'Everest pour ainsi dire. Tout le billet suppose que la Délibération Correcte a le même type de réalité que l'Idée dans le platonisme. Je ne cache pas que c'est beaucoup tirer d'une métaphore...

lundi 23 octobre 2006

Lycon, alias Glycon, ou de deux charmes bien distincts.

“(Antigone) ajoutait qu’à l’oral il était le plus doux – d’où (sic) vient que certains ajoutèrent un gamma a son nom mais que par écrit il ne se ressemblait pas. » (V 65)
La personne de Lycon éclipse, semble-t-il, sa pensée ; la douceur dont il s'agit ne paraît en rien relative à son argumentation car si tel était le cas, le texte écrit l'exprimerait tout autant. A première vue, Lycon est sur ce point une sorte de Socrate qui aurait commis l’erreur d’écrire non parce qu'en écrivant il encouragerait l’illusion du savoir et découragerait la recherche du vrai mais parce qu’aucune partition n’équivaudrait la musique effectivement jouée.
Reste que ce qui différencie le cas Socrate du cas Lycon, c’est que les paroles du premier peuvent être répétées sans perte, comme le dit Alcibiade :
« Une chose est sûre ; quand nous prêtons l’oreille à quelqu’un d’autre, même si c’est un orateur particulièrement doué, qui tient d’autres discours, rien de cela n’intéresse, pour ainsi dire, personne. En revanche, chaque fois que c’est toi que l’on entend, ou que l’on prête l’oreille à une autre personne en train de rapporter tes propos, si minable que puisse être cette personne, et même si c’est une femme, un homme ou adolescent qui lui prête l’oreille, nous sommes troublés et possédés. » Le Banquet 215 d (traduction de Luc Brisson)
La parole socratique, loin de se perdre dans la bouche d’autrui, l’habite au point que, même minable, il devient exceptionnellement intéressant. Il est donc clair que ces mots, à la différence de ceux de Lycon, ne tirent pas leur prix de la voix qui les prononce ; leur valeur est inhérente à eux au point qu’elle se conservera quelle que soit la médiocrité de celui qui la véhiculera oralement.
Cette précision d’Alcibiade légitime ainsi l’entreprise platonicienne : si la voix n’a rien à faire dans le prix de la parole, elle ne perd donc rien du tout à être rapportée par écrit, à la différence de celle de Lycon qui perd sa saveur (car ce n’est pas sa saveur mais celle de Lycon) du fait d’être retranscrite.
Ce qui m’étonne, c’est l’inconséquence de Laërce qui, après avoir refusé à l’écrit la capacité de rendre l’oral, n’hésite pourtant pas à enchaîner ainsi :
« Par exemple, à propos de ceux qui se repentent de n’avoir pas étudié quand il était temps et qui en expriment le souhait, il avait cette jolie formule : il disait qu’ils s’accusent eux-mêmes puisqu’ils expriment par un impossible souhait le repentir d’une paresse incorrigible. » (66)
Laërce contredit ainsi ce qu'il disait plus haut de ce même Lycon (cf la note du 12 octobre): en effet il parvient à exhiber le fruit sans l’arbre ou, encore plus difficile, à donner à percevoir le parfum et la beauté de la pomme sans la pomme.

Commentaires

1. Le lundi 23 octobre 2006, 22:02 par Edi
Je trouve le sujet très passionnant ! Je ne me suis pas présenté. Je suis Edi, l'auteur du blog : intarissable.over-blog.com. Je vous ai mis un lien de votre blog dans le mien, car je suis intéressé par la philosophie antique et parce que vous savez si bien écrire.

Je ne voulais pas vous embêter, je vous dit à bientôt, et surtout, CONTINUEZ !!!

jeudi 12 octobre 2006

Lycon: moins un philosophe charmeur qu'un être charmant.

C’est Lycon qui succède à Straton à la tête de l’école aristotélicienne :
« Antigone (de Caryste) à son propos dit ceci : qu’il n’était pas possible d’emporter ailleurs, comme le parfum et la beauté d’une pomme, chacun des mots dont il était l’auteur, mais que c’était sur l’homme lui-même, comme le fruit sur l’arbre, qu’il fallait les contempler. » (V 65)
Etrange passage : Lycon y est comparé d’abord à une pomme puis à un arbre ; dans le premier cas ses paroles sont à lui ce que le parfum et la beauté sont à la pomme ; dans le deuxième, elles sont à lui ce que la pomme est à l’arbre. Or, si effectivement on ne peut pas détacher la beauté de la pomme de la pomme, pas plus qu’on ne peut séparer l’expression d’un visage du visage lui-même, la pomme, elle, est bel et bien détachable de l’arbre. Que gagne-t-on alors à rapporter la pomme à l’arbre dont elle est le fruit ? Plusieurs hypothèses me viennent à l’esprit : on peut expliquer pourquoi elle est comme elle est ; on voit comment elle orne l’arbre ; on comprend la fonction de l’arbre etc
Quelle est donc des deux métaphores la plus exacte quand il est question de préciser la relation des paroles à celui qui les dit ?
A coup sûr, comme toute parole, celles de Lycon peuvent être rapportées par quelqu’un d’autre, paraissant ainsi plus pomme qu’odeur de pomme, mais, à en croire la métaphore du parfum, proférées par autrui, elles ne seraient pas les mêmes que celles qu’il a dites ; comment le comprendre ?
Version forte : dans la bouche d’un autre, elles n’ont pas le même sens ; version faible : elles ont le même sens, mais elles sont dites avec un autre ton, une autre voix, une autre mimique.
La version forte me paraît insoutenable : les paroles de Lycon seraient en effet incompréhensibles par autrui car comprendre les paroles d’un autre qu’est-ce sinon pouvoir les répéter pour soi en leur conservant leur sens d’origine, en un mot se les dire ?
Reste la version faible revenant à dire que l’expression de Lycon est inimitable et donne à elle seule de la valeur à ses paroles. Peu importe ce que dit Lycon, c’est sa manière de dire ce qu’il dit qui leur donne du prix.
Désormais je donne un sens à la double métaphore : en tant que paroles, ce qui sort de la bouche de Lycon est comme la pomme de l’arbre ; on peut bel et bien matériellement les répéter, comme on peut détacher le fruit (on aurait pu les enregistrer); mais en tant que paroles exprimées d’une certaine manière, elles sont comme le parfum et la beauté de la pomme ; les répéter c’est nécessairement les dire autrement (en écoutant l’enregistrement, on n’entendrait pas les paroles de Lycon)
Lycon n’est pas Théophraste, sa parole n’est pas d’or, elle peut même n’avoir qu’un sens quelconque mais, formulée par un autre, elle perd tout ce qui en fait la valeur.
J’ai du mal à comprendre que la valeur ne puisse résider que dans la manière de dire ; il me semble que ce qui fait la valeur ou non d’une manière d’exprimer c’est sa relation avec le sens de ce qui est dit.
Problème : si on avait pu filmer et non seulement enregistrer Lycon, aurait-on pu garder ses paroles ? Il semble que oui, sauf à penser que sa présence physique, d’être aplatie en deux dimensions, a perdu son identité.
Antigone a donc réduit au cercle des intimes de Lycon ceux qui ont pu le comprendre (mais qu'y avait-il à comprendre au fond ?) ; sentant son odeur, le touchant, ils pouvaient apprécier ses paroles, mais, rentrés chez eux dans leur mémoire, ils n’avaient plus que des coques vides, rien que des sons articulés au sens insignifiant. Je me demande si Antigone de Caryste, en caractérisant ainsi, Lycon ne l’a pas privé d’idées pour en faire rien de plus mais rien de moins qu’une réalité sensuelle unique et non-reproductible.

lundi 9 octobre 2006

Straton : s’éteindre comme une chandelle.

“On dit qu’il devint si mince qu’il ne se sentit pas mourir » (V 60)
C’est à propos de Straton, successeur de Théophraste à la tête de l’école aristotélicienne, ce que rapporte Diogène Laërce, qui, manifestement inspiré par une telle fin, fait suivre ce propos d’une épigramme :
« C’était un homme au corps mince, bien qu’il y remédiât à force de remèdes.
Je te parle de ce Straton
Que Lampsaque un jour engendra ; toujours luttant contre les maladies,
Il meurt sans qu’on le sache, et sans le sentir lui-même »
L’épigramme n’est pas redondante ; à lire la première phrase, on aurait pu croire à une extinction ascétique, mais c’est contre son gré que le philosophe perd le corps, comme d’autres plus banalement perdent l’esprit.
Straton, à devenir si mince, s’est perdu de vue ; il a disparu mais pas au sens où on l’entend, plutôt comme une fumée qui dans l’air se dissout. Qu’il ne l’ait pas su n’est pas preuve de force mais symptôme de faiblesse. La conscience et la vie ensemble se sont lentement défaites, chacune au rythme de l’autre ; épuisement si objectif que les vivants ne l’ont pas remarqué, à l’exception d’un seul, attentif à ces dilutions lentes et trompeuses.

Diogène et Houellebecq, même combat ?

Le Magazine Littéraire publie un hors-série (octobre-novembre 2006) consacré au nihilisme avec pour sous-titre: la tentation du néant de Diogène à Michel Houellebecq.
Diantre ! Si les romans de Houellebecq me paraissent correctement caractérisés par l'étiquette en question, que vient faire le cynisme dans cette galère ?
C'est à mes yeux une erreur majeure: cynique au sens ordinaire va assez bien avec nihiliste mais la philosophie des cyniques n'est en rien nihiliste. Si on a comparé Diogène à un Socrate devenu fou, c'est bien parce que comme Socrate le cynique appuie son agressivité dénonciatrice sur la reconnaissance, jamais mise en question, de la vertu; quand le cynisme joue la nature contre la culture, c'est bien parce que tout ne se vaut pas.
L'illustration de la couverture représente un poing crevant une toile avec un stylet; certes cela pourrait être un geste cynique (problème: qu'est-ce qui ne pourrait pas être un geste cynique ?) mais la destruction de la toile irait de pair avec la suggestion qu'il existe la possibilité d'une autre toile à ne pas déchirer elle.
Je ne crois pas juste de lire les cyniques à la lumière du nihilisme; c'est plutôt une des tâches du nihilisme de mettre en relief l'insuffisance des critiques cyniques; en effet elles ne touchent pas à la possibilité d'une vie fondée en raison.

Commentaires

1. Le mercredi 11 octobre 2006, 23:03 par bernat-winter
La tention du néant... Ce titre est repris d'un texte de Roger-Pol Droit sur la réception du bouddhisme en Europe au XIX siècle (Hegel, Schopenhauer, Nietzsche...) C'est une thématique porteuse en effet. A ce point porteuse qu'elle autorise tous les amalgames (y compris dans le titre de l'ouvrage de Pol-Droit puisqu'il est entendu que le Bouddhisme n'est pas une religion du néant). Il jouait sur l'ambiguïté (entre réception et caractérisation interne). Inutile de se demander pourquoi... Le nihilisme et tous ses succédanés méontiques sont devenus, en quelques années, des amulettes magiques. Je pointe ce problème dans un article : Le nihilisme ou l'ostensoir du philosophe sur mon site.
Je mets votre site en lien. Votre travail, à contre courant, est remarquable.

Bien à vous.

Harold Bernat-Winter
2. Le jeudi 12 octobre 2006, 01:21 par Nicotinamide
Le nihilisme est la pratique exarcerbée du scepticisme. Montaigne, Nieztsche ou Cioran… Pourquoi pas les cyniques antiques ?
La cruauté vaut le rire. Le génie vaut la crise d’épilepsie. La servitude vaut la balade… En théorie tout se vaut. Une valeur n’incarne jamais une vérité. Le caprice d’Antigone l’illustre. Créon refuse de donner une sépulture au frère rebelle, Antigone veut tout de même le recouvrir d’une poignée de sable. Cependant, même si l’on a réussi à se persuader que tout se vaut, l’action ne suivra pas le raisonnement ou un ensemble de doctrines… En effet, la vérité ne donne raison ni aux partisans du droit positif, ni aux supporters du droit naturel ni d’ailleurs à aucun autre défenseur de valeurs. La vérité leur donne d’ailleurs tort. Elle relève de la machinerie tragique : personne ne saurait extraire Polynice ou Etéocle des replis d’intestins, d’os, de boudin et d’asticots qui parfument les rues de Thébès.
Antigone tourbillonne dans les odeurs putrides, elle respire la mort honteuse de son frère, les larmes mouillent encore son cou… De plus, elle sait que les dépouilles ne sont plus identifiables, les corbeaux ont mêlés les boyaux. Elle sait aussi que le droit positif vaut le droit naturel mais elle a mal au ventre. Elle a ses règles, elle aimait son frère, les larmes collent ses cils, elle aime faire chier, son oncle lui casse les couilles, elle est fiévreuse… c’est pourquoi elle décide d’offrir au mort une sépulture. Sophocle ou Arnouilt ne raconte pas comment Cratès est intervenu dans cette tragédie. Peut-être qu’il aurait jugé qu’il ne fallait lever aucun petit doigt sauf le majeur ? Ou bien aurait-il fait l’homme sandwich avec écrit entre ses omoplates de chèvre maigre : « on s’en fout ? » Aurait-il enterré les cailloux en signe de compassion et de révolte ? Ou est-ce qu’à l’approche d’halloween il n’aurait pas enfilé la peau vide de Polynice pour jouer les troubles fêtes ? Un nihilisme joyeux en quelque sorte ?
3. Le jeudi 23 novembre 2006, 16:29 par angenoir52
La tentation du néant de Diogène à Michel Houellebecq:
Pour repondre aux commentaires précédent, surtout le vent de Nicotimanide:
_Beau verbiage que tout cela , mais pas trop d'utilité...... Le fait l'emporte sur la parole
Sinon un houellebecq se frottant le ventre avec un magazine litteraire, en direct, lors d'une interview serait plus qu'interessant.

vendredi 6 octobre 2006

Sur l'ironie du fourbe.

Eironeia, c’est le concept qu’Aristote utilise dans l’Ethique à Nicomaque (II 7 1108 a 22) pour un des deux excès relativement à la conduite à tenir concernant le vrai. Tricot le traduit par « réticence » : celui qui la pratique dit moins que la vérité, à l’inverse donc du vantard qui dit plus que la vérité. Seul l’homme véridique occupe la position moyenne et optimale : il dit la vérité telle quelle.
Eironeia, c’est aussi le titre du premier des Caractères de Théophraste. Tricot propose dans une note de son édition de l’Ethique à Nicomaque de le traduire alors par affectation d’humilité ; l’eiron est le dissimulé ; dans la traduction de M.P. Loicq-Berger, il est devenu le fourbe.
Mais il y a affectation d’humilité et affectation d’humilité ; quand l’eiron est Socrate, l’eironeia devient ironie (que ce terme est décidément trompeur) et dissimulation requise pour engendrer chez l’interlocuteur ainsi mis en confiance la prise de conscience de ses erreurs. Rien de tel en effet que de proclamer bien haut qu’on ne sait rien pour qu’alors s’étale sans gêne l’insuffisance notoire des pseudo-savants.
Mais c’est au portrait du méchant fourbe que s’est attaché Théophraste :
" La fourberie, pour le dire en un mot, pourrait bien être une feinte humilité en actes et en paroles.
Le fourbe est quelqu'un du genre à aborder ses ennemis et à vouloir causer avec eux au lieu de les haïr. Il louange en leur présence ceux qu'il a attaqués en secret et témoigne de la compassion aux gens avec qui il est en procès, dès lors qu'ils sont perdants. Il pardonne à ceux qui médisent de lui et se rit des propos tenus à son encontre. Des gens s'indignent-ils d'avoir été lésés, il leur tient des propos feutrés. Il n'avoue rien de ce qu'il fait, mais affirme qu'il en est encore à se consulter, fait semblant de n'être là que depuis un moment, dit qu'il est bien tard et qu'il s'est senti souffrant.
Des gens cherchent-ils à emprunter ou à faire une collecte, il affirme qu'il est à court d'argent; lorsqu'il veut vendre, il soutient qu'il ne vend pas, et lorsqu'il ne veut pas vendre, il prétend qu'il vend. A-t-il entendu quelque chose, il fait semblant que non; a-t-il vu, il affirme n'avoir rien vu; a-t-il conclu un accord, il prétend ne pas s'en souvenir. En certains cas, il assure qu'il se réserve d'examiner la chose, en d'autres, qu'il ne sait pas, ou bien qu'il s'étonne, ou encore que lui-même avait déjà conclu en ce sens.
En général il est habile à utiliser ce genre de formule : "je ne crois pas", "je n'imagine pas", "j'en suis bien étonné" "tu veux dire qu'il est tout différent !", "ce n'est vraiment pas ce qu'il me racontait", "l'affaire, pour moi, est inattendue", "va le dire à quelqu'un d'autre", "comment ne pas te croire, toi, ou comment le condamner, lui ? Je suis bien embarrassé !", "vois tout de même si tu ne t'y fies pas un peu vite...".
Inventer ce genre de formules, embrouilles et contradictions, c'est bien le propre des fourbes. Ces caractères qui ne sont pas simples, mais insidieux, il faut s'en garder plus que des vipères.» Traduction de Marie Paule Loicq-Berger (http://bcs.fltr.ucl.ac.be/Theo/00-09.html)
Faisons un peu la synthèse de cette énumération légèrement déconcertante : d'abord la conduite du fourbe est exclusivement linguistique et consiste généralement à ne pas dire ce qu’il pense ; il veut éviter d’avoir à défendre ses positions et s’y prend toujours de manière à ce qu’on ne puisse jamais se confronter à lui. Il est insaisissable et fuyant. A celui qui ne le connaît guère, il peut paraître le meilleur des hommes. Car il ne veut se mettre dans aucun camp de crainte d’avoir à répondre de son alliance aux partisans du camp adverse, d’où son souci constant de désamorcer les conflits, de déminer le terrain tant il a peur de prendre part à la bataille. On pourrait dire de lui qu’il met de l’huile dans les rouages humains mais il veut avant tout ne pas être pris dans l’engrenage d’une polémique où il aurait à se confronter à l’opposition des autres. Aussi, quand la pression est trop grande, il se range à l’avis dominant comme si ça allait de soi et pour de ce fait exclure à l'avenir toute mise en question susceptible de le mettre dans l’inconfort . « Je ne crois pas » dans sa bouche n’est pas prise de position, mais manifestation d’une incertitude qui décourage la confrontation. Quand il dit « je suis bien étonné », on peut parier que son interlocuteur l’est. On pourrait au fond le décrire comme un timide qui n’a pas confiance en lui.
Mais j’ai du mal à comprendre pourquoi Théopraste conclut qu' il faut s’en garder plus que des vipères; loin d’être dangereux, il ne fait jamais obstacle, voire soutient et se rallie. Ce peureux est trop embarrassé pour être même embarrassant.

jeudi 5 octobre 2006

Sur un pseudo avant-propos des vrais Caractères.

Les Caractères de La Bruyère ont éclipsé leur modèle, ceux de Théophraste. De ces derniers on trouve pourtant en ligne une bonne traduction de Marie-Paule Loicq-Berger et j’ai beau savoir que l’avant-propos en est apocryphe: c’est ce texte qui aujourd’hui me retiendra. Le voici :
« Auparavant déjà, j'ai maintes fois arrêté ma pensée sur une chose qui m'étonne - et peut-être ne cesserai-je jamais de m'en étonner - : alors que toute l'Hellade est située sous le même ciel et que tous les Grecs sont éduqués de semblable manière, comment donc se fait-il que nous n'ayons pas les mêmes dispositions caractérielles ?
Pour ma part, Polyclès, j'observe depuis longtemps la nature humaine; âgé de quatre-vingt dix-neuf ans, ayant de surcroît fréquenté quantité de natures de toutes sortes et comparé avec grand soin, chez les hommes, les bons et les mauvais, j'ai estimé nécessaire de décrire le comportement des uns et des autres dans la vie.
Je vais dresser pour toi le classement de tous les genres de caractères, pris un à un, tels qu'ils se présentent chez ces gens et dire de quelle façon ceux-ci s'accommodent de leur complexion; car je veux croire, Polyclès, que nos fils deviendront meilleurs si nous leur laissons des notes de ce genre : en les utilisant comme modèles, ils choisiront la compagnie et la fréquentation des gens les plus respectables, en sorte de ne pas leur être inférieurs. »
Le Pseudo-Théophraste part d’un étonnement : comment rendre compte de la diversité caractérielle des Grecs qui partagent pourtant la même culture dans le même monde physique ? Une telle multiplicité met finalement en échec tout culturalisme aussi bien que tout déterminisme géographique : il y a des natures individuelles, c’est la naissance de la caractérologie à partir d’une base naturaliste.
Le Pseudo-Théophraste est behavioriste ou comportementaliste : ses 30 portraits sont nés de l’observation répétée des conduites. Autrui n’est pas encore un mystère insondable, il est un token d’un type dont la connaissance inductive est justifiée par 99 ans d’expérience.
Le Pseudo-Théophraste est un comparatiste qui cherche sans hiérarchie dans l’ensemble du matériau humain de quoi constituer une classification. Qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas une classification d’individus mais de type.
Le Pseudo-Théophraste est apparemment déterministe : on ne choisit pas son caractère, on s’accommode de sa complexion. Sartre aurait pu trouver, semble-t-il, en lui un exemple parfait de la mauvaise foi. Reste que si l’on prend en compte la finalité de sa caractérologie, le Pseudo-Théophraste se réfère à la capacité de se modifier en fonction de sa volonté.
Le Pseudo-Théophraste en effet est un père qui s’adresse à un autre père à des fins éducatives. Il attend de son entreprise taxinomique qu’elle permette à leurs fils de fréquenter les meilleurs des hommes afin de se hisser à leur niveau.
Dois-je donc penser qu’il y a deux catégories d’hommes, ceux dont on décrit le caractère et ceux qui se font un caractère en lisant les Caractères ?
Problème : le livre ne présente que trente types de défaut avéré comme la fripouille, le raseur, le couard ou la dégoûtant.
Conclusion : le Pseudo-Théophraste n’a pas lu Théophraste.

mardi 3 octobre 2006

Théophraste, ambigu sur la fin.

A la fin de la vie de Théophraste, ses élèves lui demandent ce qu’il leur recommande. Leur maître a beaucoup écrit (232 850 lignes selon Laërce) et beaucoup enseigné. J’imagine donc que les disciples veulent recueillir la quintessence de sa philosophie en quelques mots graves et d’autant plus pesés qu’ils sont dits au seuil de la mort. Ils l’entendent alors proférer :
« (Je n’ai) rien à recommander, si ce n’est que nombreux sont les plaisirs que la vie déprécie à cause de la gloire. Nous autres, en effet, au moment où nous commençons de vivre, nous mourons. Il n’y a donc rien de moins profitable que l’amour de la gloire. Mais bonne chance à vous : ou bien renoncez à la spéculation intellectuelle, car la peine y est abondante, ou bien tenez-y dignement la première place, car la gloire en est grande. Et puis, la vanité de la vie l’emporte sur son utilité. Mais moi, il ne m’est plus permis de délibérer quelle conduite il faut tenir : examinez, vous, ce qu’il faut faire. » C’est en disant cela, dit-on, qu’il expira. » (V 40-41)
Certes belle mort puisque le dernier souffle transporte le dernier mot du dernier discours, mais paroles bien énigmatiques. Essayons d’y voir plus clair. J’y lis les enseignements suivants :
1) On perd sa vie à rechercher la gloire (c’est un lieu commun qui accompagne les textes philosophiques les plus anciens mais est-ce une condamnation de la vie politique ?)
2) Plus précisément ce sont des plaisirs que l’on perd (voilà plus étonnant mais je dois être trop habitué aux lieux communs stoïciens qui rejettent et gloire et plaisir)
3) C’est dans la vieillesse qu’on commence à vivre : il s’agit sans doute de l’expérience des plaisirs qu’on a différée par amour de la gloire.
De ces thèses devrait découler le conseil suivant : « ne recherchez pas la gloire, commencez à vivre bien longtemps avant de mourir en faisant l’expérience des plaisirs ». Or, ce qui suit n’est pas exactement cela:
la vie intellectuelle ne vaut d’être menée que si elle apporte la gloire ; or, elle n’apporte la gloire qu’à celui qui se détache de tous les autres ; comme il est fort probable que vous ne soyez pas celui-là, renoncez à la recherche de la vérité.
Je relis donc ainsi le début:
1a) On perd sa vie à rechercher la gloire par la spéculation intellectuelle.
3a) C’est dans la vieillesse qu’on atteint la gloire en question ; je revois en effet ma copie : commencer à vivre ne veut donc pas dire jouir des plaisirs délaissés mais jouir du plaisir d’être célèbre par la force de son intellect.
Ces dernières recommandations sont plutôt désabusées : après une vie de spéculation intellectuelle, Théophraste dissuade finalement ses disciples de l’imiter. La satisfaction fut pour lui si difficile et tardive qu’il met les apprentis philosophes sur la voie d’une vie moins rude. Comme si le temps de la vie ne servait pour la plupart à rien (« la vanité de la vie l’emporte sur son utilité » = le temps passé à réfléchir n’apporte, à une exception près, aucun résultat), mieux vaut se rabattre sur des plaisirs d’accès plus facile.
Le temps presse, certes Théophraste a choisi la voie intellectuelle, pour lui et ceux qui lui ressemblent (« nous autres » ne doit pas renvoyer à tous les hommes mais à ceux qui voient leurs efforts intellectuels aboutir), elle n’était pas une impasse mais des deux mille disciples qui pourra l’imiter ?
Ils sont perplexes ; être fidèle à Théophraste, est-ce l’imiter ou obéir à ses derniers conseils ?

lundi 2 octobre 2006

Théophraste, professeur écouté.

« Plus de deux mille élèves fréquentaient sa classe » (V 36)
Ils viennent écouter Théophraste, celui qui parle divinement, ainsi que l’avait surnommé son maître Aristote (38).
Les commentateurs sont partagés sur l’interprétation du chiffre : 2000 élèves à chaque cours ou tout au long de la carrière ?
Michel Narcy, traducteur de ce livre de Laërce, prend position pour le premier terme de l’alternative. C’est à la lumière de ce choix (dont la raison se trouve dans un imparfait) que la suite du texte est ainsi rendue :
« Voici, entre autres choses, les propos qu’il avait tenus à propos de son local d’enseignement dans sa lettre à Phanias le Péripatéticien : « Il ne s’agit pas d’une salle de spectacle, mais il n’est pas facile d’obtenir même une salle de réunion, telle qu’on la souhaite. Pourtant mes leçons ont fait faire des progrès. Mais nos contemporains ne tolèrent plus qu’on se dégage de tout et vive sans souci. » (37)
Qu’est devenue donc la philosophie depuis les entretiens informels de Socrate avec un nombre compté d’amis et de disciples ?
J’ai l’impression que Théophraste pour ce qui est de l’effectif et du mode de transmission a endossé l’habit des sophistes. En revanche, quant à la finalité de l’enseignement, il est radicalement distinct.
En effet des quatre vies qu’Aristote présente au début de l’Ethique à Nicomaque, c’est à la deuxième que les cours des sophistes préparaient, à la vie politique dont la fin est l’honneur. Or, se dégager de tout et vivre sans souci revient à pratiquer la vie contemplative qu’Aristote caractérise dans les derniers chapitres du même ouvrage.
L'intellect, la partie la plus divine de l’homme, y a l’intelligence des réalités belles et divines. L’activité en question a le privilège exceptionnel de se continuer longtemps sans fatigue ("dans les limites de l'humaine nature" 1177 b25); le plaisir qu’on y prend dépasse en pureté et en stabilité la satisfaction de chercher la vérité. L’indépendance par rapport à autrui y est maximale :
« Sans doute est-il préférable pour lui d’avoir des collaborateurs (Epicure développera ce trait en mettant en évidence le rôle de l’amitié dans la pratique de la vie sage) mais il n’en est pas moins l’homme qui se suffit le plus pleinement à lui-même » (1177 a).
A la différence de la vie active qui vise le loisir, autre fin qu’elle-même, la vie contemplative, vie scolastique, ne vise rien d’autre qu’elle-même puisqu’elle est déjà loisir (je mesure à quel point ce mot convient mal pour désigner cette vie d’actualisation complète des potentialités intellectuelles…).
Certes le contemplatif a, comme les autres, besoin des choses nécessaires à la vie (Aristote ne fait pas la théorie de l’ascétisme : « il faut aussi que le corps soit en bonne santé, qu’il reçoive de la nourriture et tous les autres soins » (1178 b 35)) et d’une vie complète « car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps. » (1098 a 20)
Mais combien parmi les 2000 postulants à une telle vie arriveront au but ? Aristote ajoute en effet :
« Mais une vie de ce genre sera trop élevée pour la condition humaine : car ce n’est pas en tant qu’homme qu’on vivra de cette façon, mais en tant que quelque élément divin est présent en nous » (1177 b 30)
Reste qu’une telle vie, bien que rare, est possible : la vie divine est une possibilité humaine et dans ce domaine le réaliste est le pire des conseillers :
« Il ne faut donc pas écouter ceux qui conseillent à l’homme, parce qu’il est homme, de borner sa pensée aux choses humaines, et, mortel, aux choses mortelles, mais l’homme doit, dans la mesure du possible (il faut prendre au sérieux la réserve), s’immortaliser, et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui. » (ibidem)
Je note avec intérêt une des dernières précisions d’Aristote :
« De pareilles considérations entraînent ainsi la conviction dans une certaine mesure, mais, dans le domaine de la conduite, la vérité se discerne aussi d’après les faits et la manière de vivre, car c’est sur l’expérience que repose la décision finale. Nous devons alors examiner les conclusions qui précèdent en les confrontant avec les faits et la vie : si elles sont en harmonie avec les faits, il faut les accepter, mais si elles sont en désaccord avec eux, les considérer comme des simples vues de l’esprit. » (1179 a 25)
On est loin de l’éthique kantienne qui mesure la rationalité de la loi morale à la distance qui la sépare de sa réalisation empirique ; l’éthique aristotélicienne est testable : c’est la réalité de la vie sage qui confirme la vérité des thèses philosophiques. Aristote n’a pas fait l’analyse d’un idéal régulateur mais d’une vie réussie d’homme tout à fait homme, donc potentiellement divin. Répétons-le : la divinité n’est pas un état étranger à l’homme, c’est la réalisation d’une possibilité anthropologique universelle.
Certes on pourra se demander comment on peut apprendre à vivre comme un dieu au milieu d’une presse affamée de vérité et circonscrite dans un local trop exigu? Il semble y avoir contradiction, comme s’il fallait déjà savoir faire pour apprendre à faire. Mais, à plus y réfléchir, je ne suis pas étonné que ce soit paradoxalement au milieu d’une foule qu’on parvienne à l’auto-suffisance ; comment peut-on vivre philosophiquement sans être dressé et formé à une telle vie par une communauté philosophique ?
Reste que dans le texte de Laërce fait défaut l’étape suivante : Théophraste, après avoir transmis oralement et intellectuellement les règles, aurait dû faire faire au disciple ce qu’il convient de faire pour contempler la vérité. Il doit bien y avoir un training qui rend apte à la vie philosophique. Certes ces philosophes antiques ne se sont pas fiés seulement aux définitions et aux justifications ; ils ont vanté l’exercice mais il me semble tout de même qu’ils ont trop fait confiance dans les capacités de l’apprenti à s’exercer lui-même. Or, si je suis laissé à moi-même, qu’est-ce qui m’assure que je ne me contente pas de croire appliquer correctement la règle transmise ?